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Date : 20180711


Dossier : IMM-5059-17

Référence : 2018 CF 720

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HANNAH ABIMBOLA OSIKOYA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse, Hannah Abimbola Osikoya, est une citoyenne du Nigéria. Elle est arrivée au Canada en septembre 2014 pour faire des études. En janvier 2017, elle a présenté une demande d’asile au motif qu’elle serait exposée à des risques si elle retournait au Nigéria à cause de sa bisexualité. Après une audience de deux jours, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande, s’appuyant sur des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Mme Osikoya a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR). Elle n’a pas demandé d’audience ni présenté de nouveaux éléments de preuve. Le 30 octobre 2017, la SAR a rejeté l’appel. Mme Osikoya présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR doit être annulée. La SAR a, de manière déraisonnable, tiré des conclusions défavorables relativement à la crédibilité de Mme Osikoya sur deux aspects fondamentaux de sa demande. La SAR a aussi omis de présenter une analyse transparente et intelligible d’un document potentiellement corroborant. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et il y aura tenue d’une nouvelle audience.

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[3]  Mme Osikoya est née à Ijede, au Nigéria, le 23 août 1991. Elle dit avoir eu une enfance heureuse au Nigéria, où elle a été [traduction] « protégée et choyée par tous les membres de sa famille ».

[4]  Selon Mme Osikoya, c’est durant ses études secondaires qu’elle a pris conscience pour la première fois de son attirance pour les filles. Elle estimait toutefois que ce comportement n’était pas normal, car les relations homosexuelles ne sont pas acceptées dans sa communauté. Elle a su dès la quatrième année de ses études secondaires qu’elle était bisexuelle mais elle n’en a parlé à personne, car elle craignait pour sa sécurité. Elle s’est en outre sentie obligée de fréquenter un garçon pour dissiper tout soupçon quant à sa sexualité.

[5]  Elle dit avoir eu sa première relation homosexuelle en cinquième secondaire, avec Yemisi Oladele. Durant ses études universitaires, Mme Osikoya a fréquenté à la fois des hommes et des femmes, dont une femme du nom d’Adebola Iwalewa. Durant cette relation, les deux femmes ont pris des photos suggestives ensemble, alors qu’elles étaient nues, et elles ont téléchargé de la pornographie sur Internet. Leur relation s’est poursuivie pendant environ trois ans (parfois à distance) jusqu’à ce que Mme Osikoya quitte pour le Canada, en septembre 2014. Il semble que les deux se soient quittées en bons termes. Mme Osikoya précise qu’elle a continué de communiquer avec Mme Iwalewa par téléphone depuis le Canada, mais qu’elles n’ont jamais communiqué par Facebook, courriel ou message texte. Elle craignait que leur relation soit découverte si elles communiquaient autrement que par téléphone. Elle dit également avoir fréquenté des hommes et des femmes durant son séjour au Canada.

[6]  Selon Mme Osikoya, le 28 août 2016 – soit environ deux ans après son arrivée au Canada – la police nigériane a découvert des photos suggestives d’elle et de Mme Iwalewa, ainsi du matériel pornographique, sur l’ordinateur portable de cette dernière. Mme Osikoya dit avoir appris ce fait de sa tante, qui l’a appelée pour lui dire que la police s’était rendue au domicile de sa famille au Nigéria et avait accusé Mme Osikoya d’homosexualité. Sa tante l’a rappelée trois jours plus tard pour lui dire qu’elle devra se soumettre à un rituel de purification à son retour au Nigéria, afin que la police abandonne les poursuites contre elle. Sa tante lui a également dit qu’elle prendrait des dispositions afin qu’elle épouse un chef de village, riche et bien plus âgé qu’elle. Lorsque le père de Mme Osikoya a appris ce qui s’était passé, il a cessé de payer ses droits de scolarité et il lui a demandé de rentrer à la maison pour se soumettre au rituel de purification.

[7]  Mme Osikoya a décrit ces événements sur son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et son exposé circonstancié, qu’elle a remplis le 23 novembre 2016. Elle les a aussi décrits durant son témoignage devant la SPR en mars 2017.

[8]  Durant l’audience de la SPR, Mme Osikoya a déclaré qu’elle entretenait une relation avec Mbeurora Kandjii, et qu’elles avaient commencé à se fréquenter en décembre 2016. Elle a aussi déclaré que, lorsqu’elles n’étaient pas ensemble, elles ne communiquaient jamais par Facebook, courriel ou message texte, et qu’elles se parlaient uniquement par téléphone.

[9]  Le 21 février 2017, Mme Kandjii a présenté un affidavit signé dans lequel elle décrit sa relation avec Mme Osikoya. Elle a aussi témoigné à l’audience de la SPR, le 15 mars 2017.

[10]  Mme Osikoya a également invoqué, entre autres, une lettre soi-disant de sa tante dans laquelle cette dernière lui décrivait les événements survenus au Nigéria, une lettre d’un thérapeute qui décrivait la crainte qu’avait Mme Osikoya de retourner au Nigéria, une lettre d’un consultant en thérapie psychodynamique qui indiquait qu’elle présentait des symptômes s’apparentant au trouble de stress post-traumatique, ainsi qu’une lettre du Centre communautaire 519 confirmant sa participation, depuis novembre 2016, au sein de son groupe de soutien aux réfugiés LGBT.

[11]  Le défendeur est intervenu devant la SPR pour aborder les questions liées à la crédibilité. Le défendeur a demandé qu’il soit déclaré que Mme Osikoya n’a ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[12]  La SPR a rejeté la demande d’asile de Mme Osikoya. La SPR a conclu que Mme Osikoya n’a pu établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle est bisexuelle. Cette conclusion reposait sur les éléments suivants :

  • a) Mme Osikoya et Mme Kandjii n’ont pu démontrer leur relation amoureuse. Mme Osikoya n’a pas mentionné cette relation dans la documentation qu’elle a présentée à l’appui de sa demande, et elle et Mme Kandjii ont présenté des témoignages contradictoires au sujet de leur relation;

  • b) Mme Osikoya a présenté des éléments de preuve incohérents pour établir qu’elle était recherchée par la police nigériane;

  • c) Les autres éléments de preuve étaient insuffisants pour établir la bisexualité de Mme Osikoya, notamment compte tenu de l’absence de preuve corroborant des relations homosexuelles antérieures.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[13]  Mme Osikoya a interjeté appel du rejet de sa demande auprès de la SAR en invoquant cinq motifs. La SAR les a tous rejetés.

[14]  Premièrement, Mme Osikoya a fait valoir que la SAR avait commis une erreur en ne suivant pas les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. (Les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre n’étaient pas en vigueur au moment de l’audience.) La SAR a souligné le fait que l’audience de la SPR avait duré deux jours et que des accommodements avaient été prévus pour Mme Osikoya. Bien que Mme Osikoya ait eu quelques difficultés à présenter ses éléments de preuve – elle a souvent demandé qu’on lui répète les questions et elle a eu de la difficulté à se rappeler certains détails – la SPR a indiqué que ses préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse n’étaient pas liées à cela. La SAR a jugé que la SPR avait offert des accommodements appropriés à Mme Osikoya. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’empêchent pas de faire un examen minutieux du témoignage d’un demandeur ni ne dispensent ce dernier d’une évaluation de sa crédibilité.

[15]  Deuxièmement, Mme Osikoya a soutenu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable du fait que, bien qu’elle ait indiqué dans son exposé circonstancié joint à son formulaire FDA que la police nigériane était à sa recherche à cause de son homosexualité présumée, sur le formulaire Annexe 12 elle a répondu « Non » à la question visant à savoir si elle avait « déjà été recherchée, arrêtée ou détenue par la police, l’armée ou toute autre autorité d’un pays, y compris le Canada ». Après avoir examiné les éléments de preuve, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR. L’allégation de Mme Osikoya, selon laquelle elle était recherchée par la police, était un élément central de sa crainte d’être persécutée au Nigéria. Comme la demanderesse était représentée par un avocat expérimenté, son explication selon laquelle elle n’avait pas compris la question de l’Annexe 12 a été jugée non raisonnable. Par conséquent, en l’absence de motif raisonnable pouvant expliquer cette incohérence manifeste, la SAR a souscrit à la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse.

[16]  Troisièmement, Mme Osikoya a prétendu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable du fait qu’elle avait omis de modifier son formulaire FDA pour y inclure des renseignements sur sa nouvelle relation homosexuelle. La SAR a jugé qu’il s’agissait d’une omission importante de l’exposé circonstancié et que la SPR avait eu raison de mettre en doute la crédibilité de Mme Osikoya pour ce motif. La SAR a aussi estimé, à partir de sa propre évaluation, que les éléments de preuve sur cette relation n’étaient pas crédibles. Mmes Osikoya et Kandjii ont en effet donné des comptes rendus divergents sur de nombreux éléments, notamment sur la personne qui a fait les premiers pas dans leur relation intime, sur l’état de leur relation et sur la dernière fois où elles avaient passé du temps ensemble. La SAR a estimé que, puisque Mme Osikoya est instruite et qu’elle parle couramment l’anglais, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle fournisse des détails précis et cohérents sur sa relation actuelle. La SAR a jugé que les incohérences dans la preuve concernaient l’essentiel de la relation et, qu’à ce titre, ces incohérences soulevaient de grands doutes quant à sa crédibilité. Par conséquent, la SAR en est venue à la même conclusion que la SPR au sujet de l’absence de crédibilité.

[17]  Quatrièmement, Mme Osikoya a prétendu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable de son défaut de fournir des éléments de preuve pour étayer ses relations homosexuelles. La SPR lui a demandé pourquoi elle n’avait pas présenté de preuve attestant de ses relations homosexuelles, notamment de sa relation de trois ans avec Mme Iwalewa. Mme Osikoya a répondu qu’elle n’avait pas de photographies, ni de relevés téléphoniques, de courriels ou de messages texte, car elle ne savait pas combien de téléphones elle avait utilisés au fil des ans et que, de toute façon, elle n’avait plus ces appareils. Elle a en outre allégué qu’elle avait des photographies d’une relation homosexuelle précédente au Canada, mais que ces photographies étaient sur un téléphone qui ne fonctionnait plus. La SPR a jugé que ces explications n’étaient pas raisonnables dans les circonstances. Lors de l’appel, la SAR a mentionné que la SPR s’était fondée sur plusieurs facteurs pour évaluer la crédibilité de la demande de Mme Osikoya, notamment ses préoccupations dues aux incohérences dans les témoignages, aux éléments de preuve contradictoires et à l’absence de preuve corroborante. La SAR n’a relevé aucune erreur dans la conclusion défavorable de la SPR concernant la crédibilité. Malgré l’existence de certains éléments de preuve susceptibles de corroborer les allégations de Mme Osikoya – notamment la lettre de sa tante et la lettre du Centre communautaire 519 – la SAR a convenu avec la SPR qu’elle ne devait y accorder qu’un poids « minimal » et qu’une « faible » valeur probante, compte tenu de toutes les circonstances.

[18]  Enfin, Mme Osikoya a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en omettant d’effectuer une analyse distincte conformément à l’article 97 de la Loi. La SAR n’était pas de cet avis. Ayant conclu que Mme Osikoya n’avait pu prouver ses allégations en application de l’article 96 de la Loi, la SPR n’était pas tenue d’énoncer d’autres motifs.

[19]  La SAR a conclu ce qui suit :

[traduction] La SPR a jugé que l’appelante manque en général de crédibilité. Après avoir fait un examen indépendant de la preuve, y compris des transcriptions des deux journées d’audience, la SAR en arrive à la même conclusion. La SAR juge que l’appelante et ses allégations de persécution ne sont pas crédibles.

Pour ce motif, la SAR conclut [traduction] « qu’il n’existe pas, au sens de l’article 96 de la Loi, une possibilité sérieuse que l’appelante soit persécutée si elle retourne au Nigéria ». De même, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, l’appelante ne serait pas personnellement exposée à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités si elle retournait au Nigéria, selon l’article 97 de la Loi. La SAR a donc rejeté l’appel interjeté par Mme Osikoya de la décision de la SPR.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[20]  Il est un fait bien établi que les décisions de la SAR, y compris celles concernant la crédibilité, doivent être examinées en regard de la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35; Murugesu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 819, au paragraphe 15; Majoros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 667, au paragraphe 24).

[21]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision examine la décision quant « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle détermine « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Le rôle de la cour de révision n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou de substituer la conclusion qu’elle-même juge préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

V.  QUESTION EN LITIGE

[22]  La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont raisonnables.

VI.  DISCUSSION

[23]  Les parties ont, de manière utile, concentré leurs observations sur l’évaluation que la SAR a faite des quatre facteurs suivants :

  • a) Les éléments de preuve incohérents attestant que Mme Osikoya était recherchée par la police nigériane;

  • b) Le défaut de Mme Osikoya de mentionner sa nouvelle relation avec Mme Kandjii sur son formulaire FDA;

  • c) La preuve corroborante potentielle;

  • d) La crédibilité de Mme Osikoya dans son ensemble, eu égard aux éléments de preuve psychologiques.

J’examinerai chacun de ces facteurs à tour de rôle.

A.  Incohérence de la preuve attestant que Mme Osikoya était recherchée par la police

[24]  Mme Osikoya a signé ses formulaires FDA et Annexe 12 le même jour, soit le 23 novembre 2016.

[25]  Sur son formulaire FDA, à la question « Avez-vous, vous ou votre famille, déjà subi un préjudice, de mauvais traitements ou des menaces dans le passé de la part d’une personne ou d’un groupe? », Mme Osikoya a répondu [traduction] : « J’ai été menacée par des membres de la police nigériane et des membres de la famille de mon père. » Elle a ensuite décrit l’appel qu’elle avait reçue de sa tante pour l’informer que [traduction] « la police s’était présentée à son domicile et avait accusé Mme Osikoya d’homosexualité », après avoir découvert les photographies sur l’ordinateur portable de Mme Iwalewa. Elle a aussi décrit ces événements dans l’exposé circonstancié joint à son formulaire FDA.

[26]  Sur le formulaire Annexe 12, à la question, « Est-ce que vous ou un/des membre(s) de votre famille énuméré ci-dessus avez déjà été recherché, arrêté ou détenu par la police, l’armée ou toute autre autorité d’un pays, y compris le Canada? », Mme Osikoya a répondu : « Non ».

[27]  Lorsqu’on l’a interrogée sur cette apparente contradiction durant l’audience de la SPR, Mme Osikoya a expliqué qu’elle ne savait pas ce que le mot « recherché » signifiait. Elle a ajouté qu’elle croyait qu’on lui demandait si elle avait déjà été arrêtée ou détenue, ce qui n’était pas le cas.

[28]  La SPR a déclaré ce qui suit : « Si cela avait été la seule préoccupation du tribunal, il est possible que cet élément aurait pesé autrement dans la prépondérance de la preuve; cependant, eu égard à l’ensemble de la preuve, le tribunal juge importantes les incohérences relevées dans la preuve présentée par la demanderesse pour attester qu’elle était recherchée par les autorités qu’elle dit craindre, et il tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse. »

[29]  La SAR a souscrit à cette conclusion de la SPR :

La SPR a clairement demandé à l’appelante d’expliquer les incohérences dans ses éléments de preuve afin d’établir si, oui ou non, elle était recherchée par la police. Sa réponse, où elle a déclaré ne pas avoir compris la question, n’est pas raisonnable dans les circonstances. À cet égard, la SAR note que l’appelante a été représentée par un avocat expérimenté tout au long des procédures devant la SPR et la SAR. La SAR note également que « Iyabo Ojo », assistante juridique de l’avocat de l’appelante, a déclaré solennellement avoir aidé l’appelante à « remplir de manière exacte » le formulaire Annexe 12. La SAR mentionne par ailleurs que l’appelante maîtrise bien l’anglais et qu’elle a un haut niveau d’instruction, ayant fait des études menant à l’obtention de diplômes et de grades au Nigéria et au Canada. La SAR conclut donc que la SPR n’a pas commis d’erreur en tirant des conclusions défavorables relativement à la crédibilité de la demanderesse, en raison de l’incohérence de la preuve quant à savoir si elle était véritablement recherchée par la police nigériane. Cette allégation selon laquelle l’appelante est recherchée par la police et soupçonnée d’avoir commis un acte criminel du Nigéria est un élément crucial de sa demande de protection.

[30]  À mon avis, la conclusion de la SAR est déraisonnable, et ce, pour trois raisons.

[31]  Premièrement, la SAR a jugé que la crédibilité de Mme Osikoya avait été ternie parce qu’elle a présenté des éléments de preuve contradictoires au sujet « d’un élément central de sa demande de protection ». Des incohérences dans la preuve peuvent certainement soulever des doutes quant à la crédibilité d’une personne, en particulier si ces contradictions portent sur un élément central de la demande. Il est toutefois peu probable que Mme Osikoya ait présenté des versions différentes, qu’elle ait dit ou non la vérité. L’importance de l’événement relaté pour l’examen de sa demande, l’évidence des incohérences relevées et le fait que les formulaires ont été remplis le même jour sont tous des facteurs qui laissent croire que l’explication la plus probable – et, partant, la plus raisonnable – est celle que la demanderesse a donnée, c’est-à-dire qu’elle n’a pas bien compris la question sur le formulaire Annexe 12. Si elle l’avait bien comprise, elle aurait sûrement répondu « Oui » plutôt que « Non ».

[32]  Deuxièmement, l’explication fournie par Mme Osikoya – à savoir qu’elle pensait que la question faisait référence uniquement aux arrestations et aux détentions – n’est pas déraisonnable étant donné la manière dont cette question apparaît sur le formulaire. Cette question est l’une de plusieurs questions figurant sous le titre « Arrestations et infractions criminelles ». Le formulaire contient aussi la mention suivante à l’intention de la partie qui répond : « Ajoutez une autre page, si vous avez besoin de plus d’espace pour énumérer vos arrestations, et/ou infractions criminelles, ou pour expliquer les circonstances de votre acquittement, absolution ou réhabilitation ». Si la personne répond dans l’affirmative, elle doit ensuite répondre aux questions qui suivent et qui portent sur le lieu, la période et le motif de détention, et par qui la personne était recherchée ou a été arrêtée ou détenue. Rien n’indique que cette question englobe également les cas où la police est simplement à la recherche d’une personne qu’elle n’a pas encore trouvée et contre qui aucune accusation n’a encore été portée. Ce contexte vient étayer l’interprétation que Mme Osikoya a faite de cette question, même si celle-ci devrait être interprétée dans un sens plus large étant donné l’utilisation du mot « recherché » en plus des mots « arrêté » et « détenu ».

[33]  Troisièmement, il est possible que Mme Osikoya n’ait pas été la seule à mal comprendre la question. Mme Ojo, l’assistante juridique, l’a aidée à remplir les formulaires FDA et Annexe 12. Si Mme Ojo avait compris la question sur le formulaire Annexe 12 de la même manière que la SPR et la SAR, elle n’aurait pas pu déclarer solennellement qu’elle avait aidé Mme Osikoya à « remplir de manière véridique » les formulaires, étant donné qu’elle savait ce qui avait été écrit sur le formulaire FDA et dans l’exposé circonstancié. Le fait que Mme Osikoya a eu de l’aide pour remplir les formulaires est, à tout le moins, à double tranchant. Il en va de même du fait qu’elle était représentée par un avocat.

[34]  Compte tenu de tous ces faits, il était déraisonnable pour la SAR de souscrire à la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité. Et cela est important car, comme l’a souligné elle-même la SAR, l’allégation voulant que la police nigériane soit à la recherche de Mme Osikoya « est un élément central de sa demande de protection ».

B.  Défaut de mentionner la relation avec Mme Kandjii

[35]  Un autre élément central de la demande de Mme Osikoya est sa bisexualité. La SAR a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de sa demande du fait que Mme Osikoya a omis d’inclure des renseignements sur sa nouvelle relation avec Mme Kandjii. Cette conclusion est elle aussi déraisonnable.

[36]  Durant son témoignage devant la SPR, Mme Osikoya a déclaré qu’elle entretenait une relation avec Mme Kandjii, et que cette relation était relativement récente. Cette relation a débuté après que Mme Osikoya a signé ses documents originaux à l’appui de sa demande d’asile en novembre 2016, notamment son formulaire FDA et l’exposé circonstancié qu’elle y a joint, mais avant qu’elle soumette ces documents à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en janvier 2017. Mme Osikoya n’a toutefois pas modifié son formulaire FDA ni son exposé circonstancié, ni ajouté de complément d’information, avant de soumettre les documents ou avant l’audience, afin d’y inclure cette nouvelle information potentiellement importante.

[37]  La SAR, tout comme la SPR, a jugé que cette omission avait affaibli la crédibilité de l’allégation selon laquelle Mme Osikoya entretenait une relation amoureuse avec Mme Kandjii. La SAR a conclu ce qui suit :

De même, la SAR juge qu’il était loisible à la SPR de contester la crédibilité de l’appelante parce qu’elle a omis de mentionner sa présumée relation [avec Mme Kandjii] sur son formulaire FDA. Or, cette omission substantielle touche au cœur même de la demande de protection présentée par l’appelante en raison de son orientation sexuelle. À cet égard, le témoignage de l’appelante selon lequel elle ne savait pas qu’elle pouvait modifier son formulaire FDA n’est pas crédible, notamment du fait qu’elle a présenté d’autres modifications à son formulaire. De même, la SAR n’a pas jugé crédible le témoignage de l’appelante, lorsque celle-ci a déclaré qu’elle n’avait pas pensé ajouter des renseignements sur sa relation amoureuse [avec Mme Kandjii] sur son formulaire FDA.

[38]  En raison du moment où Mme Osikoya a entamé une relation avec Mme Kandjii – c’est-à-dire après qu’elle a décidé de présenter une demande d’asile en raison de son orientation sexuelle et avant l’audience devant la SPR – un examen approfondi de l’authenticité de cette relation devait être fait. Cependant, la SAR a mis en doute cette relation, car elle a jugé que Mme Osikoya ne l’avait pas mentionnée à un moment opportun en l’incluant sur son formulaire FDA. Ce faisant, elle a commis une erreur.

[39]  La relation a débuté après que la demanderesse a rempli son formulaire FDA original et son exposé circonstancié; il n’est donc pas étonnant que cette relation ne soit pas mentionnée sur ces documents. La question qui se posait pour la SAR, comme pour la SPR, était de savoir pourquoi Mme Osikoya n’avait pas « mis à jour » son formulaire FDA en y ajoutant cette information.

[40]  Le témoignage de Mme Osikoya sur ce point est quelque peu confus, bien que, lorsqu’on le lit dans son intégralité, son explication semble comporter deux volets. Premièrement, elle ne voulait pas parler de Mme Kandjii au départ, car cela lui aurait créé trop de stress, étant donné sa propre situation personnelle à l’époque. Voilà, selon moi, l’explication pour laquelle Mme Osikoya n’a pas mis à jour son exposé circonstancié avant de le soumettre en janvier 2017. Ni la SAR ni la SPR n’ont tenu compte de cet aspect de sa preuve.

[41]  Deuxièmement, Mme Osikoya ne savait pas qu’elle pouvait modifier son formulaire FDA après l’avoir soumis, parce qu’elle n’était pas très au fait de la procédure. La SAR et la SPR ont jugé que cette explication n’était pas crédible, étant donné que Mme Osikoya a apporté d’autres modifications à son formulaire FDA après l’avoir soumis. Lorsqu’on a demandé à Mme Osikoya d’expliquer cette divergence, cette dernière a fourni une réponse dont ni la SAR ni la SPR n’ont semblé saisir la nuance. Après avoir reconnu qu’elle avait modifié l’exposé circonstancié joint à son formulaire FDA, sans toutefois y indiquer qu’elle avait entamé une nouvelle relation avec une femme, Mme Osikoya a déclaré ce qui suit [traduction] : « C’est parce que les seuls renseignements que j’ai ajoutés sont des noms, comme [...] [...] c’étaient les mêmes renseignements; le nom est la seule chose que j’ai ajoutée ». J’en déduis que Mme Osikoya savait qu’elle pouvait ajouter des précisions sur son formulaire FDA, mais qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait également y ajouter de nouvelles questions de fond. L’examen des modifications apportées au formulaire FDA est compatible avec cette interprétation. Les modifications, qui ont été apportées le 8 mars 2017, consistaient en effet en l’ajout de noms ou en la correction du nom de personnes auxquelles il avait été fait référence dans l’exposé circonstancié original, ainsi qu’en la correction du nom d’un lieu que la demanderesse avait mentionné. Aucun renseignement de fond n’a été ajouté.

[42]  De plus, lorsqu’elle a apporté ces modifications à son formulaire FDA, Mme Osikoya était vraisemblablement au courant que Mme Kandjii avait récemment signé un affidavit dans lequel elle décrivait leur relation (on se rappellera que cet affidavit a été signé le 21 février 2017). Même si Mme Osikoya aurait dû savoir qu’elle pouvait ajouter des renseignements de fond sur son formulaire FDA, une fois que Mme Kandjii était prête et disposée à appuyer ses allégations, il était également raisonnable pour Mme Osikoya de croire que cela était inutile, étant donné que cette nouvelle information était présentée dans un affidavit que son avocat devait soumettre à l’appui de sa demande et que Mme Kandjii devait témoigner durant l’audience. Ni la SAR ni la SPR n’ont envisagé cette possibilité.

[43]  Ni la SAR ni la SPR ne mentionnent l’affidavit de Mme Kandjii dans leurs motifs respectifs. On pourrait donc penser que la première fois que quiconque a entendu parler de la relation entre Mme Osikoya et Mme Kandjii, c’est le 15 mars 2017, soit le premier jour de l’audience de la SPR. S’il en avait été ainsi, la SAR (et la SPR) aurait pu avoir un bon motif pour mettre en doute l’authenticité de la relation. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La conclusion de la SAR, selon laquelle le formulaire FDA comporte une « omission substantielle » qui « touche au cœur même de la demande de protection présentée par [Mme Osikoya] en raison de son orientation sexuelle », est déraisonnable, puisque cette relation avait été divulguée précédemment par un autre moyen et que la SAR n’a pas tenu compte des motifs invoqués par Mme Osikoya pour ne pas l’avoir divulguée plus tôt.

[44]  Et, là encore, cette conclusion déraisonnable de la SAR est importante : ce que la SAR a jugé, à tort, comme une « omission substantielle » touchait « au cœur même de la demande de protection présentée par [Mme Osikoya] en raison de son orientation sexuelle ».

C.  La preuve potentiellement corroborante

[45]  À l’appui de sa demande, Mme Osikoya a déposé une lettre soi-disant de sa tante, Olapeju Oluwabukola Sobamiwa. Dans cette lettre, Mme Sobamiwa mentionnait que la police s’était présentée à son domicile, le matin du 28 août 2016, à la recherche de Mme Osikoya. La police lui a expliqué qu’elle voulait interroger Mme Osikoya au sujet d’une vidéo pornographique et de photographies compromettantes récupérées de l’ordinateur portable de Mme Iwalewa. Mme Sobamiwa a indiqué qu’elle connaissait Mme Iwalewa (à qui elle faisait référence simplement par son prénom Abedola) qu’elle a décrit comme une [traduction] « amie proche et une collègue d’université » de Mme Osikoya. Elle a ajouté que la police lui a dit que, [traduction] « si ces allégations et conclusions s’avéraient exactes, Hannah serait accusée d’homosexualité ». Mme Sobamiwa a aussi indiqué qu’elle avait appelé Mme Osikoya pour l’informer de ce qui s’était produit, et l’informer également des réactions du père de Mme Osikoya et de sa famille.

[46]  La SPR a traité cette lettre comme suit :

[traduction] Le tribunal a pris acte du fait que la demanderesse a présenté une copie d’une lettre de sa tante, qui confirme ses allégations au sujet de la police. Bien que la lettre énonce certains détails précis, le tribunal juge qu’elle n’est pas suffisante pour confirmer les allégations de la demanderesse, vu l’absence de crédibilité de sa relation actuelle, les incohérences concernant l’intervention de la police et l’absence d’éléments de preuve crédibles de ses relations homosexuelles.

[47]  Pour sa part, la SAR a conclu qu’il était loisible à la SPR [traduction] « d’accorder peu de poids aux autres documents de l’appelante, y compris à la lettre de sa tante. Les conclusions de la SPR sont conformes aux principes juridiques établis, à savoir que, lorsque la SPR tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité générale, il lui est loisible d’accorder une faible valeur probante aux autres documents. »

[48]  À mon avis, l’évaluation que la SAR a faite de la lettre de la tante de Mme Osikoya manque de transparence et d’intelligibilité; elle est donc déraisonnable.

[49]  Je note d’abord que la SAR pouvait avoir un certain nombre de raisons pour douter de l’authenticité de la lettre. Elle n’est pas datée. Elle n’est pas assermentée. Bien qu’une copie certifiée de la photo du passeport nigérian de Mme Sobamiwa semble avoir été jointe à la lettre, aucun élément de preuve indépendant n’indique que Mme Sobamiwa est véritablement l’auteur de la lettre. De fait, aucun élément de preuve indépendant n’atteste du lien de parenté entre Mme Sobamiwa et Mme Osikoya.

[50]  Même s’il avait été raisonnable pour la SAR de n’accorder aucun poids à la lettre, ce n’est pas ce qu’elle a fait. Elle lui a plutôt accordé un « poids minimal » et « une faible valeur probante », ce qui n’est pas raisonnable.

[51]  La lettre est censée énoncer des observations directes sur des événements qui sont des éléments clés de la demande de protection de Mme Osikoya. Si la lettre est véridique, alors elle corrobore des éléments clés de la demande de Mme Osikoya. De prime abord, on ne pouvait qu’y accorder une grande valeur probante. La véritable question qui se pose est de savoir quel poids accorder à cette lettre, et cela dépend de son authenticité. Ou bien la lettre est authentique, ou bien elle ne l’est pas. Si elle n’est pas authentique, on ne doit lui accorder aucun poids et on peut en écarter le contenu en toute légitimité. L’évaluation de la SAR pose problème, car la SAR n’a pas rejeté la lettre même si elle doutait de son authenticité. La SAR a plutôt admis que la lettre méritait qu’on y accorde un certain poids et une certaine valeur probante, mais pas suffisamment toutefois pour compenser d’autres problèmes liés à la demande. Si la lettre corroborait la demande sur des aspects importants, les autres problèmes liés à la demande auraient pu alors être davantage apparents que réels. La SAR aurait dû étoffer sa décision beaucoup plus qu’elle ne l’a fait, afin d’expliquer pourquoi la demande a été rejetée malgré cette preuve corroborante.

[52]  La lettre de la tante de Mme Osikoya aurait pu être comparée à celle du Centre communautaire 519. Le Centre communautaire 519 est un organisme respecté qui fait un travail important auprès de la communauté LGBT de Toronto, y compris les demandeurs d’asile LGBT. L’authenticité de la lettre de cet organisme n’aurait soulevé aucun doute, pas plus que la véracité de la déclaration selon laquelle Mme Osikoya est « un membre dévoué depuis novembre 2016 » du groupe de soutien aux réfugiés LGBT Among Friends. Même s’il n’y avait donc aucune raison de réduire l’importance à accorder à cette lettre, celle-ci a une faible valeur probante, car le fait qu’elle prouve – c’est-à-dire que Mme Osikoya a dévoilé sa bisexualité à un groupe communautaire en même temps qu’elle a entamé sa demande d’asile – ne contribue guère à étayer sa demande de protection. On ne peut en dire autant de la lettre de la tante de Mme Osikoya, si l’on y accorde quelque importance.

[53]  La juge Anne Mactavish a fait la remarque suivante [traduction] : « [s]i un tribunal n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, donc il devrait le dire et n’accorder aucune importance au document. Les tribunaux ne devraient pas critiquer l’authenticité d’un document et ensuite tenter de couvrir leurs arguments en accordant “peu de poids” au document » (Sitnikova c. Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 1082, au paragraphe 20). Partant de ce fait, le juge Shirzad Ahmed a récemment déclaré ce qui suit : « Les juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler l’authenticité des conclusions, simplement en jugeant les preuves comme étant de “ faible valeur probante” » (Oranye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, au paragraphe 27). Avec tout le respect que je vous dois, je suis d’accord avec mes collègues. La manière dont la SAR a traité la lettre de la tante de Mme Osikoya illustre l’incohérence qui peut résulter de conclusions de fait équivoques.

D.  Crédibilité générale de Mme Osikoya eu égard aux éléments de preuve psychologiques

[54]  Enfin, Mme Osikoya soutient que la SAR a commis une [traduction] « erreur fondamentale » en ne tenant pas compte des éléments de preuve psychologique déposés à l’appui de sa demande. Ces éléments de preuve incluaient un rapport indiquant que Mme Osikoya présentait des symptômes s’apparentant à la dépression et au trouble de stress post-traumatique; un rapport faisant état d’épisodes de troubles cognitifs et de troubles de mémoire; ainsi que des éléments de preuve indiquant que ces problèmes peuvent être exacerbés par la pression liée au fait d’avoir à témoigner lors d’une instance comme une audience de la SPR. Mme Osikoya soutient que la SAR aurait dû tenir compte de ces éléments de preuve au moment de mener sa propre évaluation de la crédibilité et tenir compte également de l’importance des difficultés qu’elle a eues à fournir des détails précis ou un témoignage clair et cohérent.

[55]  Pour les motifs suivants, je ne suis pas d’accord.

[56]  Premièrement, bien que la preuve sur l’état psychologique d’un témoin puisse fournir un important contexte pour l’évaluation de sa crédibilité (voir, par exemple, Hidad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 489, aux paragraphes 10 à 12; Ali Ors c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1103, aux paragraphes 21 à 23; Turcios c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 318, au paragraphe 22 et Joseph c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 393, au paragraphe 33), Mme Osikoya n’a pas soulevé d’objection devant la SAR à propos de la manière dont la SPR a traité la preuve psychologique qu’elle a présentée. La SPR a tenu compte des éléments de preuve en accordant à Mme Osikoya certains accommodements durant l’audience. La SPR a aussi mentionné expressément que ses [traduction] « préoccupations quant à la crédibilité n’étaient pas liées au fait que la demanderesse avait demandé de reformuler certaines questions ou avait été incapable de fournir certains détails ». Comme Mme Osikoya n’a pas fait valoir devant la SAR que la SPR aurait dû faire autre chose, on ne peut reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné la preuve psychologique.

[57]  Deuxièmement, quoi qu’il en soit, les éléments de preuve sur l’état psychologique de Mme Osikoya étaient, au mieux, bien minces. Les avis formulés étaient en effet de nature très générale. Qui plus est, ces avis étaient en grande partie, sinon en totalité, fondés sur des déclarations que Mme Osikoya elle-même avait faites et sur des contacts limités avec cette dernière. Aucun élément de preuve n’indique qu’elle a fait l’objet d’une évaluation psychologique exhaustive. Les qualifications des auteurs de ces lettres d’opinion ont été à peine mentionnées. Compte tenu de toutes les circonstances, ces éléments de preuve ne justifiaient pas qu’on leur accorde plus d’importance que ne l’a fait la SPR.

[58]  Enfin, comme la SPR et la SAR l’ont toutes deux fait valoir, de nombreux autres facteurs, outre la difficulté de Mme Osikoya de présenter ses éléments de preuve, permettaient de mettre en doute la crédibilité de sa demande. Les éléments de preuve psychologique n’ont nullement permis de compenser, par exemple, l’absence totale de preuve corroborant l’allégation selon laquelle Mme Osikoya a entretenu pendant longtemps une relation amoureuse avec Mme Iwalewa.

[59]  En résumé, les éléments de preuve psychologique n’ont eu qu’un rôle modeste dans l’instance et n’auraient raisonnablement pas pu y jouer un plus grand rôle. Dans les circonstances de l’espèce, le défaut de la SAR de prendre en compte ces éléments de preuve ne constitue pas une erreur.

E.  Résumé

[60]  L’orientation sexuelle est une question profondément personnelle. Les attirances et les actes permettant de l’établir sont intrinsèquement privés et, donc, intrinsèquement difficiles à prouver (Ogunrinde c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42). De plus, les orientations sexuelles comme la bisexualité sont l’objet, dans bien des endroits, de stigmatisation, d’opprobre, de criminalisation et pire encore. Une personne dont l’orientation sexuelle s’écarte de la norme peut donc avoir de très bonnes raisons de vouloir garder le secret et de très bonnes raisons également de craindre d’être persécutée si cela venait qu’à se savoir. Et, même si une personne est en bons termes avec son partenaire actuel ou ses partenaires passés, ces partenaires peuvent eux aussi avoir de très bonnes raisons de vouloir garder ces relations secrètes. Par conséquent, l’orientation sexuelle peut être difficile à établir, lorsqu’elle est le fondement d’une demande de protection. Au risque d’énoncer une évidence, on ne peut s’attendre à ce que l’orientation sexuelle puisse être établie aussi facilement au moyen d’une preuve corroborante que, disons, les antécédents professionnels ou scolaires d’une personne.

[61]  Il n’en demeure pas moins que, lorsque la crainte d’être persécuté est fondée sur l’orientation sexuelle, le demandeur se trouve alors dans une position unique d’établir ce fait essentiel au moyen d’éléments de preuve ou, faute de preuve, d’en expliquer l’absence. Pour déterminer si un demandeur devrait bénéficier de la protection du Canada pour ce motif, un décideur doit faire une évaluation minutieuse et sensible de la crédibilité de la demande, en veillant à ce que cette évaluation se fasse en regard d’attentes qui soient équitables et raisonnables compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. Les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (entrées en vigueur le 1er mai 2017) fournissent aujourd’hui des orientations aux commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, pour les aider à s’assurer que les demandes de protection pour ces motifs font l’objet d’un examen rigoureux, mais équitable. Cela ne peut qu’améliorer l’intégrité et la réputation du processus de détermination du statut de réfugié.

[62]  La demande d’asile présentée par Mme Osikoya à titre de femme bisexuelle méritait de faire l’objet d’un examen minutieux. À bien des égards, on ne peut reprocher à la SAR l’évaluation défavorable qu’elle en a faite. Cependant, comme je l’ai expliqué, la SAR a tiré des conclusions déraisonnables sur deux aspects fondamentaux de cette affaire. De plus, son analyse d’un élément de preuve qui aurait pu constituer un important élément de corroboration de la demande manque de transparence et d’intelligibilité. Ces trois facteurs ont tous contribué au rejet par la SAR de la demande de Mme Osikoya.

[63]  Je reconnais qu’il y a d’autres motifs pour lesquels la SAR n’a pas accepté l’allégation de bisexualité de Mme Osikoya. Si ces motifs pouvaient se justifier en soi, ils auraient peut-être pu résister à un examen approfondi lors du contrôle judiciaire. Cependant, tel n’est pas le cas. Ces motifs sont liés aux conclusions déraisonnables sur des aspects fondamentaux de la demande de protection. Il ne m’appartient pas de faire des conjectures et de me demander si la SAR aurait évalué le reste de la preuve de la même manière, n’eurent été de ces erreurs. Je n’ai pas non plus à me demander si la demande aurait pu raisonnablement être rejetée pour ces autres motifs uniquement. Dans un cas comme dans l’autre, il faudrait pour ce faire que je soupèse à nouveau les éléments de preuve, ce que je ne peux pas faire lorsque c’est la norme de la décision raisonnable qui doit s’appliquer. La conclusion de la SAR selon laquelle Mme Osikoya n’a pu établir le bien-fondé de sa demande d’asile doit donc être annulée et il doit y avoir tenue d’une nouvelle audience.

VII.  CONCLUSION

[64]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen par un tribunal constitué différemment.

[65]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale. Je conviens avec elles que cette affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5059-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration, datée du 30 octobre 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un tribunal différemment constitué.

  3. Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5059-17

 

INTITULÉ :

HANNAH ABIMBOLA OSIKOYA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

 

Pour la demanderesse

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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