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Date : 20140728


Dossier : T-195-92

Référence : 2014 CF 747

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Mandamin

ENTRE :

BANDE INDIENNE D’ALDERVILLE, MAINTENANT APPELÉE

PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE ET GIMAA JIM BOB MARSDEN, EN SON PROPRE NOM

ET AU NOM DES MEMBRES

DE LA PREMIÈRE NATION

DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE

BANDE INDIENNE DE BEAUSOLEIL, MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DE BEAUSOLEIL, ET

LE CHEF GIMAA RODNEY MONAGUE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION

DE BEAUSOLEIL

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE L’ÎLE GEORGINA MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE L’ÎLE GEORGINA ET LA CHEF GIMAANINIIKWE DONNA BIG CANOE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE L’ÎLE GEORGINA

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE RAMA MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING,

ET GIMAANINIIKWE SHARON

STINSON-HENRY, EN SON PROPRE NOM

ET AU NOM DES MEMBRES

DE LA PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING

BANDE INDIENNE DE CURVE LAKE,

MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE, ET GIMAA KEITH KNOTT, EN SON PROPRE NOM ET

AU NOM DES MEMBRES DE LA

PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE

BANDE INDIENNE DE HIAWATHA,

MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DE HIAWATHA,

LA CHEF GIMAANINIIKWE LAURIE CARR, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION

D’HIAWATHA

BANDE INDIENNE DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG, MAINTENANT APPELÉE PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND, ET GIMAANINIIKWE TRACY GAUTHIER, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA

PREMIÈRE NATION DES

MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND

 

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DE L’ONTARIO

mise en cause


ORDONNANCE ET MOTIFS

Introduction

[1]  L’avocat du défendeur, le Canada, s’est opposé à l’admissibilité d’une déclaration de Monsieur J. Michael Thoms, témoin expert des Premières Nations demanderesses.

[2]  M. Thoms a témoigné de l’intérêt historique des Premières Nations pour leurs territoires de chasse. Il a cité un extrait du livre de 1838 intitulé Six Years In The Bush de Thomas Need, un visiteur anglais qui a écrit à propos de ses observations sur le Haut-Canada à l’époque.

[3]  La partie pertinente de la transcription du procès est la suivante : [traduction]

[M. Thoms :] Dans ses mémoires, Need a également mis l’accent sur l’application coutumière par les Mississaugas de leurs lois contre l’intrusion dans une citation qui précède en fait la précédente.

« Sur un seul point, celui de la chasse aux fourrures, ils – “c’est-à-dire les Mississaugas, en particulier ceux de Curve Lake” – sont considérés comme étant aussi tenaces que les propriétaires fonciers anglais de leurs territoires de chasse, et comme un homme blanc qui était parti pour ce but et qui n’est jamais revenu. Il y a des raisons de soupçonner qu’ils ne confinent pas toujours leur remontrance aux paroles colériques ou aux regards boudeurs. »

Il y a plusieurs éléments que je trouve fascinants dans ce passage.

D’abord, nous allons parler plus tard – j’aimerais parler plus tard – de la loi anglaise sur la chasse. Et il s’agit d’une analogie dans laquelle il dit que les Mississaugas sont comme des seigneurs anglais. Ils sont les propriétaires et les occupants des territoires de chasse, de pêche privée, ce qui est le cas en Angleterre à cette époque. Et il affirme aussi que les lois ne sont pas seulement contraignantes à l’égard des Mississaugas ou des Chippewas ou des Algonquins. Elles semblent être contraignantes à l’égard des colons non autochtones (Transcription de la procédure en première instance, Phase II, Vol. 51, au paragraphe 6105).

[4]  Le Canada s’est opposé au motif que M. Thoms fournissait un avis juridique irrecevable parce qu’il était à la fois inutile et au-delà de son expertise.

[5]  L’avocat de la mise en cause, l’Ontario, s’est également opposé au témoignage de M. Thoms parce qu’il fournissait un avis juridique.

Question en litige

[6]  La question est de savoir si la déclaration suivante de M. Thoms : [traduction]

Et il s’agit d’une analogie dans laquelle il [Need] dit que les Mississaugas sont comme des seigneurs anglais. Ils sont les propriétaires et les occupants des territoires de chasse, de pêche privée, ce qui est le cas en Angleterre à cette époque. Et il affirme aussi que les lois ne sont pas seulement contraignantes à l’égard des Mississaugas ou des Chippewas ou des Algonquins. Elles semblent être contraignantes à l’égard des colons non autochtones.

est irrecevable parce qu’il s’agit d’un avis juridique et est à la fois inutile pour aider la Cour et au-delà des compétences de M. Thoms en tant que témoin expert.

Observations des parties

[7]  Le Canada caractérise le témoignage de M. Thoms comme émettant l’opinion que :

  1. les colons non autochtones ou les sujets de la Couronne ont reconnu la propriété anishinaabe de leurs territoires de chasse dans des termes assimilés aux concepts de propriété de la common law;

  2. les colons non autochtones ou les sujets de la Couronne étaient assujettis aux lois coutumières des Anishinaabe sur la violation du droit de propriété.

[8]  Premièrement, le Canada soutient que le témoignage en question n’est pas nécessaire, citant l’arrêt Graat c. R., [1982] 2 R.C.S. 819 [Graat] pour l’argument selon lequel un juge de première instance n’a pas besoin de l’assistance de l’expertise juridique ou d’avis juridiques de témoins. Au contraire, la Cour est considérée comme ayant l’expertise requise, et les opinions juridiques doivent être présentées sous la forme d’observations de l’avocat et non du témoin.

[9]  Deuxièmement, le Canada soutient que M. Thoms n’a pas été formé à titre d’avocat et n’a pas qualité pour donner son avis sur l’interprétation ou l’application de la common law ou du droit écrit. Le Canada a reconnu que M. Thoms pouvait donner un témoignage d’opinion sur l’origine ou l’effet pratique des lois, des règlements et du droit coutumier des Anishinaabe, mais pas sur l’effet juridique du droit coutumier anishinaabe ni sur les conséquences juridiques d’une conduite historique.

[10]  Le Canada soutient que les opinions de M. Thoms, caractérisées ci-dessus, sont des conclusions juridiques en common law concernant l’effet juridique de la coutume anishinaabe, et sont par conséquent irrecevables.

[11]  Le Canada reconnaît que si M. Thoms livre un témoignage au sujet des systèmes juridiques anishinaabes, ou de l’historique d’une loi, cela constituerait un témoignage sur des questions de fait, car cela aide la Cour à comprendre le système juridique en vigueur. Lorsque M. Thoms parle de lois coutumières qui sont « contraignantes », ou dit que ces lois sont analogues à la loi anglaise sur les biens immobiliers en 1833, ce sont des questions de droit pour le juge du droit seulement et en dehors des compétences de M. Thoms.

[12]  L’Ontario a reconnu que M. Thoms peut parler des pratiques, des coutumes et de la culture des Anishinaabe. Cela comprend toute opinion concernant l’application par des Mississaugas de leurs lois coutumières contre l’intrusion. L’Ontario a souligné que son objection n’est pas en référence à l’intrusion, ou à ce que les Mississaugas feraient aux intrus.

[13]  L’Ontario soutient que M. Thoms est allé au-delà des coutumes ou des pratiques des Anishinaabes pour arriver la conclusion juridique que les Mississaugas sont les propriétaires et les occupants des territoires de chasse et de pêche privée. Il aurait outrepassé en comparant le droit coutumier anishinaabe à ce qui se passait en Angleterre à l’époque et en estimant que la loi anishinaabe lie les colons non anishinaabes. Il s’agit d’une conclusion juridique sur l’état du droit dans la colonie et en Angleterre.

[14]  L’Ontario considère que l’utilisation du mot « contraignant » par M. Thoms équivaut à dire qu’un colon aurait commis un acte illégal, criminel ou quasi criminel en chassant ou en piégeant dans le territoire de chasse des Mississaugas. Les deux aspects du témoignage de M. Thoms, la nature de la propriété des terres de Mississauga et la nature contraignante du droit coutumier anishinaabe, sont inadmissibles parce que M. Thoms n’a pas l’expertise juridique nécessaire pour donner des avis juridiques sur ces questions.

[15]  Les Premières Nations soutiennent que M. Thoms n’offrait pas un avis juridique selon lequel les lois coutumières anishinaabes étaient adoptées par la common law ou mises en application par l’entremise du système de justice du Haut-Canada. Les Premières Nations prétendent plutôt que M. Thoms ne faisait que paraphraser, contextualiser et offrir une interprétation ethnographique des écrits de Need. Il contextualisait l’analogie de Thomas Need en expliquant les lois sur la chasse de l’Angleterre en 1833, et en assimilant la position des châtelains à l’égard des intrus tentant de chasser sur leurs terres, à la position des Anishinaabes à l’égard des intrus cherchant à chasser dans le territoire de chasse anishinaabe.

[16]  Les Premières Nations soumettent que M. Thoms a été qualifié pour donner un témoignage d’opinion en tant qu’ethno-historien ayant une expertise précise en matière de stratégies d’utilisation des terres, de l’eau et de ressources, de systèmes juridiques coutumiers et de conflits avec les populations non autochtones. Il a également été qualifié pour donner son opinion sur l’histoire des lois impériales et canadiennes sur la pêche et la chasse.  En conséquence, les Premières Nations affirment que M. Thoms est qualifié pour donner un témoignage d’opinion sur son interprétation du texte de Need.

Analyse

[17]  L’interdiction du témoignage d’opinion juridique est une base de rejet du témoignage. Cette interdiction générale s’applique à la fois aux témoins ordinaires et aux témoins experts. Contrairement aux lois étrangères, les questions de droit interne ne sont pas des questions sur lesquelles les tribunaux entendront des témoignages d’opinion (Alan Bryant, Sidney Lederman et Michelle Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 3d éd. (Markham : LexisNexis, 2009) à la page 832).

[18]  Le juge Blair, dans l’affaire Teskey v Canadian Newspapers Co (1989), 68 OR (2d) 737, [1989] OJ No 828, a fait remarquer, au paragraphe 752, ce qui suit : [traduction] « Il est incontestable que les témoins ne peuvent usurper les prérogatives du juge de première instance en donnant un témoignage concernant la loi applicable. » Le témoignage d’opinion d’un expert sur des questions de droit interne est essentiellement un argument, et non une preuve (Kevin McGuiness et Linda Abrams, The Practitioner’s Evidence Law Sourcebook, (Markham : LexisNexis, 2011) à la page 745).

[19]   Dans l’affaire Wallace v Allen, [2007] OJ No 879, le juge Eberhard a examiné la recevabilité de deux rapports d’experts rédigés par des avocats.  Le juge Eberhard a déclaré irrecevable la majeure partie du contenu des rapports en ce qu’ils constituaient des opinions juridiques sur les questions mêmes qui nécessitaient une décision judiciaire, bien qu’il ait autorisé que certaines parties comme étant recevables et utiles à la Cour. En déclarant la majeure partie du contenu irrecevable, le juge Eberhard a fait remarquer que l’opinion des experts juridiques quant à la conclusion correcte de la loi est un argument et non une preuve (au paragraphe 7).

[20]  Le Canada, dans ses observations sur l’objection, a caractérisé la déclaration de M. Thoms comme offrant un avis juridique qui étendait le droit coutumier anishinaabe à la common law : [traduction]

M. YOUNG :  Je soulève une objection.  Nous sommes maintenant passés purement à l’avis juridique.  C’est au-delà de son expertise.  Ce n’est pas ce que dit la déclaration, et tirer cette conclusion est une conclusion juridique, pour étendre le droit coutumier.

M. le juge, vous l’avez qualifié pour donner des avis sur les systèmes juridiques coutumiers.  Nous n’avons pas insisté sur le droit coutumier où il parle des caractéristiques héréditaires du système.  Je n’ai pas formulé d’objection à cet égard, même si la qualification est relative aux systèmes juridiques et les questions qui lui ont été posées ont trait à la loi anishnaabe.  Je n’ai pas formulé d’objection à cet égard. Mais une fois que vous faites la traduction en common law, c’est un avis juridique, et cela est au-delà de ses compétences (Transcription de la procédure en première instance, Phase II, Vol. 51, aux paragraphes 6105-6106).

[Non souligné dans l’original.]

[21]  Aucune des parties n’a discuté de la relation entre le droit anishinaabe et le droit interne canadien.

Droit coutumier anishinaabe

[22]  Il me semble qu’il est utile d’examiner brièvement la relation entre les systèmes juridiques autochtones et le droit canadien afin d’établir le contexte dans lequel aborder la question dont je suis saisi. Par systèmes juridiques autochtones, je veux parler des règles selon lesquelles les peuples autochtones se sont organisés en sociétés distinctes ayant leurs propres structures sociales, culturelles, juridiques et politiques qui étaient antérieures au contact avec les Européens en Amérique du Nord.

[23]  Le droit coutumier est défini par Black’s comme étant [traduction] « le droit qui s’inspire des coutumes qui sont acceptées comme des exigences légales ou des règles de conduite obligatoires; une somme de pratiques et de croyances qui sont tellement enracinées dans un système social et économique qu’elles sont considérées comme des lois » (Black’s Law Dictionary, 8e édition, sous l’entrée « Droit coutumier »).

[24]  Le professeur de droit John Borrows explique que diverses coutumes et conventions des peuples autochtones du Canada ont évolué pour devenir la base de nombreux systèmes complexes de droit autochtone (John Borrows, Recovering Canada (Toronto: U of T Press, 2004) p. 4). Il souligne que le droit est défini comme [traduction] « L’ensemble de règles, qu’elles soient issues d’une loi formelle ou de la coutume, qu’un État particulier ou une communauté particulière reconnaît comme étant contraignantes pour ses membres ou sujets » (Oxford English Dictionary, 2e édition, p. 712, cité dans Recovering Canada à la page 165, note 8 en fin de texte). Je tirerais des conséquences de cette évaluation que les fondements des systèmes juridiques autochtones peuvent englober plus que les coutumes pratiquées par un groupe.

[25]  Pour des raisons pratiques, je mentionnerai des exemples précis de droit autochtone en tant que droit coutumier autochtone, malgré mon observation antérieure selon laquelle la coutume n’est peut-être pas la seule source du droit autochtone. On trouve des exemples de reconnaissance du droit coutumier autochtone dans les décisions de common law, les textes législatifs et, plus récemment, dans la jurisprudence sur les droits et titres ancestraux établis à l’article 35.

La common law

[26]  La common law est capable de reconnaître et d’incorporer le droit coutumier autochtone. La décision faisant autorité dans laquelle un tribunal canadien a accepté une loi coutumière autochtone était Connolly c. Woolrich (1867), 17 RJRQ 75 (CSQ) [Connolly], où la Cour supérieure du Québec a décidé qu’un mariage crie dans la région d’Athabasca entre un commerçant et sa femme crie mariée conformément à la coutume crie était valide de sorte que le fils du mariage avait droit à un héritage de la succession du commerçant de fourrure. La Cour a jugé que la common law anglaise en vigueur dans les territoires de la baie d’Hudson ne s’appliquait pas aux autochtones qui étaient des occupants conjoints des territoires; il n’avait pas non plus remplacé ou abrogé les lois, usages et coutumes des Aborigènes.

[27]  L’arrêt de 1889 R v Nan-e-quis-a Ka (1889), 1 Terr LR 211 (NWT SC) a traité un mariage coutumier autochtone de la même manière. Il était incertain si la common law anglaise avait été reçue sur le territoire au moment du mariage (comme l’a été Connolly) mais le juge Wetmore a conclu que le mariage était valide soit sur la base de Connolly, ou même si le mariage était antérieur à la réception du droit anglais, le mariage coutumier était néanmoins valide.

[28]  La reconnaissance par la cour du droit coutumier autochtone a également été soulevée dans une affaire d’adoption inuite, Re Adoption of Katie E7-1807, [1961] NWTJ No 2, 32 DLR (2d) 686 [Re Katie]. Voici ce que le juge Sissions déclare aux paragraphes 36 et 38 : [traduction]

36. Je pense que les adoptions « faites selon les lois des Territoires » incluent les adoptions selon la coutume indienne ou esquimaude.

[…]

38. Cette adoption « a, à tous égards dans les Territoires, le même effet qu’une adoption avec cette partie » c’est-à-dire la partie IV de la Child Welfare Ordinance (Ordonnance sur la protection de l’enfance).

[29]  Dans l’affaire Re Beaulieu’s Petition (1969), 64 WWR 669 (NWT TerrCt), le juge Morrow a suivi la décision Re pour reconnaître l’adoption coutumière des Indiens Dogribs. Dans un appel d’une autre décision du juge Morrow, Re Deborah (1972), 28 DLR (3d) 483 (NWT CA) [Re Deborah], la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest a confirmé une adoption coutumière que les parents naturels essayaient d’annuler. Dans l’arrêt Re Deborah, le juge Johnson a affiné la base juridique de la reconnaissance de la coutume. Il a affirmé ce qui suit : [traduction]

La coutume a toujours été reconnue par la common law et, bien que, à une date antérieure, la preuve de l’existence d’une coutume ait été exigée depuis des temps immémoriaux, Tindal C.J., l’affaire Bastard v. Smith (1878), 2 Mood. & R. 129, au paragraphe 136, 174 E.R. 238, souligne que de telles preuves ne sont plus possibles ou nécessaires et que le témoignage qui remonte « aussi loin que remonte la mémoire vive d’un usager de la coutume continue, paisible et ininterrompue » est tout ce qui est maintenant requis. Une telle preuve a été offerte et acceptée en l’espèce.

Loi

[30]   Le droit coutumier autochtone a été reconnu par l’application de la loi fédérale. Par exemple, les adoptions coutumières indiennes d’enfants sont reconnues par la définition d’» enfant » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5.

[31]  Les règles coutumières des Premières Nations en matière de gouvernance ont également été reconnues dans la définition donnée au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens qui dispose :

« conseil de la bande » s’entend [...]

a)  . . .

b)  Dans le cas d’une bande à laquelle l’article 74 ne s’applique pas, le conseil choisi selon la coutume de celle-ci ou, en l’absence d’un conseil, le chef de la bande choisi selon la coutume de celle-ci.

Cette disposition confère aux chefs et aux conseils des bandes indiennes des pouvoirs de gouvernance en vertu de la Loi sur les Indiens, même s’ils ne sont pas choisis en vertu des dispositions ou règlements sur les élections de la Loi sur les Indiens.

Jurisprudence sur les droits et titres ancestraux établis à l’article 35

[32]  Dans l’arrêt de la Cour suprême du Canadac Calder c. Colombie-Britannique (procureur général), [1973] R.C.S. 313, [1973] A.C.S. no 56 [Calder] , le juge Hall, après avoir retracé la jurisprudence de Johnson v McIntosh (1823), 21 US 240, 8 Wheaton 542, à la décision antérieure Campbell v Hall (1774), 1 Cowp 204, 98 ER 1045 (qui cite une décision de common law encore plus ancienne, dans l’affaire, In Re Calvin’s Case (1608), 77 Eng Rep 377 (KB)) et St. Catherines Milling and Lumber Co v The Queen (1888), 14 App Cas 46 et d’autres décisions ultérieures du Commonwealth et du Canada, affirmé qu’il existait une abondante jurisprudence qui confirmait la reconnaissance en common law du titre ancestral.

[33]  Dans la même affaire, tout en maintenant la continuité du titre ancestral était incompatible avec les textes législatifs, le juge Judson a déclaré au paragraphe 328 :

[…] il reste que lorsque les colons sont arrivés, les Indiens étaient déjà là, ils étaient organisés en sociétés et occupaient les terres comme leurs ancêtres l’avaient fait depuis des siècles. C’est ce que signifie le titre indien […]

[34]  L’existence continue des droits ancestraux, particulièrement le droit de pêche ancestral a été confirmée dans l’arrêt R c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, [1990] A.C.S. n° 49, l’existence continue du titre ancestral a été résolue dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, [1997] A.C.S. n° 108.

[35]  Avec l’adoption de l’article 35 de la Loi constitutionnelle, 1982, les droits ancestraux et les droits issus des traités existants ont été reconnus constitutionnellement en droit canadien. Étant donné l’importance de la reconnaissance constitutionnelle, la jurisprudence sur les droits ancestraux a considérablement évolué.

[36]  Dans l’arrêt Mitchell c. Canada (MNR), 2001 C.S.C. 33, [2001] 1 RCS 911 au paragraphe 10 [Mitchell], la juge en chef McLachlin a déclaré ce qui suit :

[…] les intérêts et les lois coutumières autochtones étaient présumés survivre à l’affirmation de souveraineté, et ont été incorporés dans la common law en tant que droits, sauf si : (1) ils étaient incompatibles avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne; (2) ils avaient été cédés volontairement par traité; ou (3) le gouvernement les avait éteints […]

En dehors de ces exceptions, les pratiques, coutumes et traditions qui définissaient les diverses sociétés autochtones comme des cultures distinctives continuaient de faire partie du droit canadien.

Commentaire doctrinal

[37]  Le professeur John Borrows suggère que les systèmes juridiques autochtones, basés sur les coutumes et pratiques des peuples autochtones, existent indépendamment de la common law, puisque la doctrine sui generis des droits des Premières Nations des tribunaux canadiens [traduction] « suggère la possibilité que les droits ancestraux proviennent d’autres sources de droit qui reflètent la présence historique unique des peuples autochtones en Amérique du Nord » (Recovering Canada, à la page 9).

[38]  D’un autre côté, le professeur de droit Sébastien Grammond souligne que la juge en chef McLachlin faisait allusion dans l’affaire Mitchell à la doctrine de continuité de la loi impériale britannique, qui prévoit la continuité des lois applicables à un territoire avant la colonisation britannique. Il a fait remarquer que cette doctrine n’a pas été utilisée pour reconnaître les systèmes juridiques autochtones à grande échelle au Canada. Au contraire, il n’y a eu que de petites exceptions comme les mariages et adoptions autochtones (Sébastien Grammond, Aménager la coexistence : les peuples autochtones et le droit canadien, traduit par Jodi Lazare (Toronto : Carswell, 2013) aux paragraphes 375-376).

[39]  Dans tout ce qui précède, il semblerait que le droit coutumier autochtone qui n’a pas été éteint ait un effet juridique en droit interne canadien au moyen de déclarations judiciaires, y compris la jurisprudence sur les titres ou les droits ancestraux, ou par des dispositions législatives. Je suggérerais également que le droit coutumier autochtone pourrait également avoir un effet juridique par incorporation dans les traités indiens. Il se peut qu’il y ait d’autres moyens de reconnaître le droit coutumier autochtone, mais ce n’est pas une question à laquelle je dois répondre ici.

[40]  Je devrais penser que les lois coutumières autochtones, bien qu’elles existent de façon indépendante, ne constituent pas un élément efficace de la common law canadienne ou du droit interne canadien tant qu’il n’existe aucun moyen ou processus permettant de reconnaître le droit coutumier autochtone indépendant comme faisant partie du droit interne canadien. Une telle acceptation ou reconnaissance peut parfois avoir pour effet de modifier ou de transformer le droit coutumier autochtone afin qu’il soit harmonisé avec le droit canadien. Il me semble que c’est un aspect de la réconciliation comme il est discuté dans la jurisprudence récente sur les droits ancestraux après l’adoption de l’article 35.

Avis juridiques et preuve juridique historique

[41]  En gardant à l’esprit que les tribunaux ont généralement accepté la nécessité d’une preuve ethnographique experte dans les litiges en droit autochtone, il est utile d’examiner dans quelle mesure il est également permis aux experts de fournir des éléments de preuve pouvant s’approcher d’un avis juridique.

[42]  Dans l’affaire Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [2001] A.C.F. n° 50, [2001] 2 CNLR 353 [Nation indienne de Samson], le professeur de droit Douglas Sanders a été sollicité comme historien du droit qualifié pour témoigner sur le contexte juridique historique de la relation entre la Couronne et les Premières Nations et sur les politiques pertinentes. Le rapport du professeur Sanders utilisait abondamment la jurisprudence, la législation, les rapports parlementaires et des articles universitaires sur des questions juridiques. La Couronne s’est opposée à la recevabilité du rapport d’expert du professeur Sanders, notamment, pour le motif qu’il n’était pas nécessaire, car il entrait dans le champ d’expertise de la Cour et se rapportait proprement au sujet de l’argument juridique.

[43]  Le juge Teitelbaum a reconnu que le contexte historique et l’évolution de la relation entre les parties et « les obligations et les devoirs qui en découlent » était une question clé dans cette affaire, et a déclaré recevable le rapport du professeur Sanders (aux paragraphes 25, 31).

[44]  Dans l’affaire Ross River Dene Council v Yukon, 2011 YKSC 87, [2011] YJ No 121 [Ross River] l’avocat des Premières Nations demanderesses a soutenu qu’un rapport présenté par l’historien du droit M. Paul McHugh était [traduction» un peu plus qu’un avis juridique » et [traduction» usurpait le rôle de la Cour en orientant ses conclusions à l’égard de la question ultime…» (au paragraphe 48). Le juge Garson a examiné la jurisprudence sur la question de l’empiètement sur la fonction du juge de première instance (aux paragraphes 47 à 61).

[45]  Le juge Garson a conclu que les passages en question présentaient et comparaient les contextes juridique, politique et historique des relations entre les peuples autochtones et la Couronne impériale. Il a noté que, dans ces circonstances, M. McHugh « pouvait difficilement éviter de tirer certaines inférences ou conclusions factuelles ou juridiques qui pourraient sembler répréhensibles à première vue » (au paragraphe 53). Les éléments de preuve étaient pertinents et ne devaient pas être exclus parce qu’ils suggéraient des réponses à des questions qui sont au cœur du différend entre les parties (au paragraphe 54). Enfin, le juge Garson a clairement indiqué que M. McHugh fournissait des inférences et des conclusions dans son champ de compétence et qui étaient nécessaires afin d’aider dans un domaine d’expertise au-delà de celui de la Cour (au paragraphe 61).

[46]  L’élément commun dans les deux cas précédents suggère que, dans le domaine du droit autochtone traitant de l’histoire et de l’ethnographie des Premières Nations et de leurs relations avec la Couronne, des experts suffisamment qualifiés peuvent être autorisés à donner des témoignages d’opinion pouvant porter sur des questions juridiques. C’est le cas lorsque l’expert est suffisamment qualifié et que le témoignage d’opinion d’un expert est nécessaire pour aider la Cour.

[47]  Enfin, j’ajouterais des éléments de preuve tels que ceux invoqués par M Thoms qui méritent d’être soumis à un contre-interrogatoire et à une argumentation quant au poids plutôt qu’à la contestation pour des décisions préliminaires sur la recevabilité.

La déclaration de M. Thoms est-elle un avis juridique?

[48]  Malgré la discussion qui précède, je n’ai pas besoin de me pencher davantage sur la question de savoir si le droit coutumier anishinaabe est entré dans le domaine du droit canadien, car je ne considère pas que M. Thoms ait émis un avis juridique.

[49]  Je suis d’accord avec les arguments du Canada et avec le principe énoncé dans l’arrêt Graat selon lequel les opinions juridiques relèvent effectivement du juge du procès, en tant que juge des faits et du droit dans un procès devant un juge seul.

[50]  Bien que le Canada ait vigoureusement soutenu que la déclaration de M. Thoms s’apparente à un avis juridique de common law, le Canada n’offre aucune base ou autorité pour affirmer que le droit coutumier anishinaabe sur l’intrusion de territoires de chasse fait partie de la common law au Canada applicable aux colons non autochtones.

[51]  L’Ontario avance également une proposition non étayée selon laquelle, si son interprétation de ce que dit M. Thoms est valable, alors la loi coutumière anishinaabe sur l’intrusion devait avoir l’effet juridique d’ériger l’intrusion par des colons non autochtones en infraction criminelle ou quasi criminelle.

[52]  M. Thoms a souligné que Thomas Need avait fait allusion à la mise en application par les Mississaugas de leurs lois coutumières autochtones contre les intrus colons non autochtones dans la citation du livre de Need : [traduction]

Sur un seul point, celui de la chasse aux fourrures, ils [...] sont considérés comme aussi tenaces que les propriétaires fonciers anglais de leurs territoires de chasse, et comme un homme blanc qui était parti pour ce but et qui n’est jamais revenu. Il y a des raisons de soupçonner qu’ils ne confinent pas toujours leur remontrance aux paroles colériques ou aux regards boudeurs.

[53]  À mon avis, M. Thoms offrait une explication de ce que Thomas Need avait déclaré dans son livre de 1838. Si nous regardons la déclaration contestée de M. Thoms, en insérant à qui ou à quoi la déclaration est attribuable, nous voyons dans la transcription : [traduction]

D’abord, nous allons parler plus tard – j’aimerais [M. Thoms] parler plus tard – de la loi anglaise sur la chasse. Et il s’agit [le texte de Need] d’une analogie dans laquelle [Need] dit que les Mississaugas sont comme des seigneurs anglais. Ils sont les propriétaires et les occupants des territoires de chasse, de pêche privée, ce qui est le cas en Angleterre à cette époque. Et il [Need] affirme aussi que les [les lois coutumières des Anishinaabes contre l’intrusion sur leurs territoires de chasse] ne sont pas seulement contraignantes à l’égard des Mississaugas ou des Chippewas ou des Algonquins. Elles semblent être contraignantes à l’égard des colons non autochtones.

[54]  Il est clair que M. Thoms explique l’analogie de Need qu’en matière de chasse aux fourrures dans les territoires de chasse de Mississauga, les Mississaugas étaient aussi tenaces que les propriétaires terriens anglais. Need avait en outre laissé entendre que les habitants de Mississauga ne se contentaient pas de s’opposer à l’intrusion des non-colons chassant dans les territoires de chasse de Mississauga. La dernière phrase de M. Thoms se rapporte nécessairement à l’interprétation qu’il tirait de l’implication de Need.

Témoignage d’opinion dans les lois historiques

[55]   Un critère du témoignage d’opinion est que le témoignage soit nécessaire pour aider la Cour (R c. Mohan, [1994] 2 RCS 9, [1994] ACS n° 36). Le présent procès est un exemple clair de litige autochtone, traitant d’une grande partie de l’histoire, et d’une grande quantité de documents historiques, où la Cour exige l’expertise d’un historien, ethno-historien ou anthropologue qualifié.

[56]   Dans les affaires Samson Indian Nation et Ross River, les témoins experts étaient des professeurs de droit ayant reçu une formation juridique et dont les témoignages se rapportaient à des questions juridiques. Il me semble qu’un témoin dûment qualifié, même s’il n’est pas professeur de droit, peut être autorisé à donner un témoignage d’opinion similaire qui concerne à la fois les lois coutumières autochtones et les lois européennes de l’époque qui traitent de questions juridiques et un témoignage d’opinion d’un expert est nécessaire pour aider la Cour.

[57]  M. Thoms est qualifié pour donner un témoignage d’opinion d’un expert notamment sur les systèmes juridiques anishinaabes et l’histoire des lois impériales sur la pêche et la chasse. J’ai mentionné dans mon ordonnance du 28 avril 2014 que :

1.  M. J. Michael Thoms est qualifié pour donner un témoignage d’opinion en tant qu’ethno-historien sur la relation entre les Anishinaabes et la Couronne au début de la période coloniale et durant la période postérieure à la Confédération jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avec une expertise particulière dans :

i)  les stratégies d’utilisation des terres, de l’eau et des ressources des Anishinaabes, leurs systèmes juridiques coutumiers et leurs conflits avec les populations non autochtones;

[…]

iii)  l’histoire des lois sur la pêche et la chasse des Couronnes impériale, canadienne et ontarienne;

[…]

[Non souligné dans l’original.]

[58]  Je considère que M. Thoms est en mesure d’exprimer son opinion en tant qu’ethno-historien sur le contexte de la déclaration de Thomas Need touchant le droit coutumier anishinaabe et l’histoire de la législation anglaise sur la pêche et la chasse. L’objet de l’instance relève des compétences de l’expert.

[59]  En raison de l’objection du Canada, M. Thoms n’a pas donné une explication plus complète. Si la dernière phrase de M. Thoms devait être prise isolément, elle est floue et sans contexte ni appui. Je ne prends pas la dernière phrase comme une déclaration isolée, mais si je devais le faire, toute incertitude sur ce que M Thoms voulait dire soulève maintenant une question du poids de la preuve.

Conclusion

[60]  Je conclus que l’objection du Canada au fait que M. Thoms offre un avis juridique fondé sur la common law est rejetée.  De la même manière, je rejette l’objection de l’Ontario.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les objections soulevées par le Canada et l’Ontario au témoignage contesté de M. Thoms sont rejetées.

  2. Aucune évaluation n’est faite pour l’instant quant au poids de la preuve de M. Thoms et le Canada ou l’Ontario peuvent présenter des observations quant au poids à accorder aux éléments de preuve remis en question après le contre-interrogatoire.

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-195-92

 

INTITULÉ :

ALDERVILLE c. SA MAJESTÉ LA REINE ET SA MAJESTÉ LA REINE EN CHEF DE L’ONTARIO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 14 au 16 avril 2014

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 juillet 2014

 

COMPARUTIONS :

Peter Hutchins

Robin Campbell

Kathryn Tucker

 

Pour les demandeurs

 

Owen Young

Anusha Aruliah

Dan Luxat

Beverly Bly

 

Pour la défenderesse

 

Dennis Brown, Q.C.

David Feliciant

Kristina Gill

Jacqueline Wall

 

Pour la mise en cause

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchins Legal Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

Ministère du Procureur général

Bureau des avocats de la Couronne – Civil

Toronto (Ontario)

 

Pour la mise en cause

 

 

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