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Date : 20180622


Dossier : IMM-5043-17

Référence : 2018 CF 654

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2018

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

KADRA MOHAMED IBRAHIM

WARSAMA OMAR FARAH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente affaire porte sur une demande d’asile qui a été présentée par une mère et son fils qui craignent d’être persécutés par les membres de leur famille et de leur belle-famille s’ils retournent à Djibouti. La demande d’asile des demandeurs a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), qui a établi que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention aux termes de l’article 96 ni des personnes à protéger en application de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs font valoir deux motifs d’intervention. Ils allèguent premièrement qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité à laquelle ils avaient droit, car on ne leur a pas offert une interprétation adéquate et fidèle durant l’audience devant la SPR. Deuxièmement, ils soutiennent que les conclusions de la SPR quant à leur crédibilité sont déraisonnables, car elles sont fondées sur divers malentendus par la SPR ou erreurs de traduction de la part de l’interprète.

[3]  À mon avis, aucun des arguments des demandeurs n’est fondé. Les demandeurs n’ont pu établir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale ou que la SPR a commis quelque erreur susceptible de révision. La demande est en conséquence rejetée.

I.  Faits

A.  Faits allégués dans le formulaire Fondement de la demande d’asile des demandeurs

[4]  Voici un résumé des faits allégués par les demandeurs dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) qui a été rempli en français. Ce résumé se lit comme suit :

  1. [traduction] La demanderesse, Kadra Mohamed Ibrahim, est née en Somalie en 1960 et est une citoyenne de Djibouti. Elle est également membre de la tribu minoritaire du nom d’Akisho. Son mari est décédé des suites d’un événement cardiaque en avril 2015.

  2. Le 7 septembre 2015, la famille et la belle-famille de Mme Ibrahim l’ont informée qu’elle devait épouser son beau-frère, conformément à la tradition du lévirat. Mme Ibrahim leur a dit qu’elle ne voulait pas, car elle était trop vieille pour épouser un autre homme. Son beau-frère lui a répondu qu’il n’y avait pas d’âge pour cette pratique, que c’était la volonté de la famille et qu’elle ne pouvait pas refuser. Ses parents et ses beaux-parents étaient parfaitement d’accord. Seuls les enfants de Mme Ibrahim s’opposaient à cette décision.

  3. Le 8 septembre 2015, la famille a informé les enfants de Mme Ibrahim qu’elle devait épouser son beau-frère. M. Farah était furieux et il a déclaré qu’il payerait de sa vie avant que l’on force sa mère à épouser un autre homme. Le beau-père l’a alors menacé et lui a dit qu’il serait puni pour avoir insulté la famille et les traditions.

  4. La semaine suivante [le 16 septembre 2015], la belle-famille de Mme Ibrahim s’est présentée à son domicile, accompagnée de huit jeunes hommes de la famille armés de couteux et de bâtons qui ont commencé à frapper M. Farah. Ils lui ont brisé trois dents et fracturé la main droite. M. Farah a ensuite perdu conscience. Mme Ibrahim n’a pu amener son fils à l’hôpital, car elle craignait qu’il y ait des représailles contre elle et ses autres enfants.

  5. Le 13 octobre 2015, la famille et la belle-famille de Mme Ibrahim sont arrivées au domicile de Mme Ibrahim pour la célébration du mariage coutumier entre elle et son beau-frère. À leur arrivée, Mme Ibrahim a été prise de panique à l’idée d’épouser son beau-frère et elle a catégoriquement refusé de le faire. Son beau-père l’a menacée de mort si elle humiliait la famille en refusant d’épouser son beau-frère. Il l’a ensuite battue et lui a écrasé le pied gauche, pour éviter qu’elle s’échappe et pour qu’elle lui obéisse. Plusieurs heures plus tard, elle a été amenée à l’hôpital où l’on découvert que son pied était fracturé.

  6. À sa sortie de l’hôpital, Mme Ibrahim n’est pas retournée chez elle; elle s’est installée chez sa sœur avec ses enfants. Ses enfants ont tenté de retourner à la maison pour prendre certains effets personnels, mais la maison était occupée par des membres de la famille. Les membres de la famille ont frappé les enfants et les ont menacés, en leur disant qu’ils les attaqueraient de nouveau si leur mère ne revenait pas.

  7. Mme Ibrahim a commencé à examiner les moyens de quitter le pays et elle a communiqué avec sa fille qui vit au Canada. Ses moyens financiers étaient toutefois limités et elle ne pouvait pas quitter le pays avec tous ses enfants. Elle a reçu des visas pour les États-Unis pour elle et pour M. Farah le 3 novembre 2015; ils ont quitté Djibouti le 25 mai 2016 et sont arrivés aux États-Unis le lendemain.

  1. Mme Ibrahim a trois fils, dont le demandeur, Warsama Omar Farah, qui est né en 1989, et deux filles. Ses deux autres fils vivent toujours à Djibouti avec leur tante. L’une de ses filles vit à Dubaï et l’autre vit au Canada.
  1. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 9 juillet 2016 et ont demandé l’asile. Ils sont convaincus qu’ils continueront d’être persécutés par des membres de la famille et de la belle-famille de Mme Ibrahim s’ils retournent à Djibouti. Mme Ibrahim croit pour sa part qu’ils continueront de l’obliger à épouser son beau-frère. Elle croit également qu’ils s’en prendront à ses enfants, en particulier à son fils Warsama parce qu’il s’est opposé au mariage et qu’il s’est enfui avec elle. Les demandeurs croient enfin qu’ils continueront d’être persécutés en raison de leur appartenance à la minorité Akisho, les tribus minoritaires étant victimes de discrimination et de marginalisation à Djibouti.

B.  Décision de la Section de la protection des réfugiés

[5]  La SPR a entendu la demande des demandeurs le 12 septembre 2017. L’audience s’est déroulée en français, en présence d’un interprète qui traduisait du somali au français, et vice versa. Dans sa décision rédigée en français et datée du 29 septembre 2017, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Elle a aussi conclu que Mme Ibrahim n’était pas un témoin crédible en raison des nombreuses contradictions et invraisemblances dans son témoignage. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs sont exposées en détail aux paragraphes 17 à 59 de la décision.

[6]  La SPR n’a pas accepté les diverses explications fournies par Mme Ibrahim quant aux raisons pour lesquelles sa belle-famille voulait la forcer à épouser son beau-frère. Mme Ibrahim a donné trois explications différentes durant l’audience. Lorsque son avocat l’a interrogée sur les raisons pour lesquelles il était important pour sa belle-famille qu’elle épouse son beau-frère, Mme Ibrahim a d’abord déclaré que c’était pour empêcher que les biens de son mari décédé tombent entre les mains d’une autre famille. Elle a expliqué que, si elle devait épouser un autre homme, les biens de son mari décédé pourraient aller à une autre famille [« les propriétés pourraient aller vers une autre famille »]. Un commissaire de la SPR lui a ensuite demandé si les biens de son mari décédé iraient à ses enfants; Mme Ibrahim a répondu que, selon la culture somalienne, c’est la famille du mari qui hérite des biens. Lorsque la SPR lui a demandé plus de précisions, Mme Ibrahim a déclaré que, puisqu’elle n’avait pas d’enfants en âge de subvenir à leurs besoins [« je n’ai pas d’enfants qui sont d’âge pouvant se débrouiller »], les biens de son mari iraient à la famille de ce dernier, famille qui, a-t-elle ensuite précisé, consistait en son frère et ses parents. La SPR a jugé que cette version contredisait la déclaration précédente de Mme Ibrahim où celle-ci avait déclaré que sa belle-famille voulait l’obliger à épouser son beau-frère pour éviter que l’héritage passe à la famille d’un autre homme si elle se remariait. Invitée à expliquer cette contradiction, Mme Ibrahim a fourni une troisième raison pour expliquer le mariage forcé allégué, indiquant que sa belle-famille voulait l’obliger à se marier pour faire d’elle une esclave et pour prendre le contrôle de la famille et des biens de son mari décédé. La SPR a conclu que ces contradictions avaient miné la crédibilité de la demanderesse.

[7]  La SPR a aussi eu de la difficulté à accepter l’affirmation de Mme Ibrahim selon laquelle tous ses enfants étaient trop jeunes pour gérer leurs propres affaires. La SPR a noté que M. Farah a 27 ans, que la fille qui vit au Canada a 32 ans, que les deux autres fils vivant à Djibouti sont âgés respectivement de 24 et 25 ans et, enfin, que la fille vivant aux Émirats arabes unis a 25 ans. Lorsqu’on lui a fait remarquer que ses enfants semblaient avoir largement dépassé l’âge des personnes à charge, Mme Ibrahim a esquivé la question. La SPR a conclu que cela minait encore davantage la crédibilité de Mme Ibrahim, et elle n’a accordé aucun crédit aux allégations que sa belle-famille pouvait ainsi contrôler sa vie.

[8]  La SPR a aussi relevé d’autres contradictions. Durant son témoignage, Mme Ibrahim a déclaré avoir perdu conscience après avoir été frappée par son beau-père, le 13 octobre 2015. Elle a aussi déclaré, en réponse à une question de la SPR, qu’elle avait été amenée à l’hôpital environ 45 minutes après avoir été frappée. Or, la SPR a fait remarquer qu’il était indiqué, sur le formulaire FDA, que Mme Ibrahim avait été amenée à l’hôpital quelques heures [« quelques heures plus tard »] après avoir été battue. Lorsqu’on l’a questionnée sur cette incohérence, Mme Ibrahim a répondu qu’elle faisait référence au temps qui s’était écoulé entre l’annonce du mariage et le conflit, soit 45 minutes. La SPR n’a toutefois pas accepté cette explication de Mme Ibrahim, car il n’y avait aucun doute qu’elle avait compris la question et que sa réponse faisait référence au temps qui s’était écoulé entre le moment où elle avait été battue et celui où elle avait été amenée à l’hôpital.

[9]  Durant l’audience, Mme Ibrahim a témoigné qu’elle s’était évanouie et avait perdu conscience [« je me suis évanouie, j’ai perdu conscience »], après avoir été battue par son beau-père. La SPR lui a alors demandé pourquoi elle n’avait pas mentionné le fait qu’elle s’était évanouie sur son formulaire FDA. Mme Ibrahim a répondu qu’elle était tombée et qu’elle est devenue [étourdie]. La SPR n’a pas été convaincue par l’explication fournie, car elle n’offrait aucune réponse. Selon le raisonnement de la SPR, si Mme Ibrahim avait été battue au point de s’évanouir, il aurait été important et pertinent de mentionner cet élément sur le formulaire FDA.

[10]  La SPR a aussi conclu qu’il existait de grandes divergences entre le témoignage de Mme Ibrahim et les déclarations sous serment de deux voisins qui prétendaient avoir été témoins de l’incident, le 13 octobre 2015. Les deux voisins ont déclaré qu’ils avaient entendu des cris et qu’ils avaient vu Mme Ibrahim et sa famille être attaquées par leurs oncles. Avec l’aide d’autres voisins, ils ont réussi à les séparer et à calmer les agresseurs. Ils ont vu que Mme Ibrahim était couchée sur le sol, blessée et incapable de se relever. Selon ces deux personnes, « des voisins » ont amené Mme Ibrahim à l’hôpital [« des voisins l’ont emmenée à l’hôpital »]. La SPR a relevé une incohérence entre cette déclaration et le témoignage de Mme Ibrahim où elle alléguait que c’était ces deux voisins qui l’avaient amenée à l’hôpital. Interrogée sur cette contradiction, Mme Ibrahim n’a fait que répéter que ces deux voisins étaient les personnes qui l’avaient amenée à l’hôpital, avec l’aide de sa sœur et de sa belle-mère.

[11]  La SPR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité de l’incident du 16 septembre 2015, au cours duquel M. Farah est censé avoir été battu, ainsi que de l’incident du 13 octobre 2015 où Mme Ibrahim a été battue. Durant son témoignage, M. Farah a déclaré qu’il avait été battu par huit jeunes hommes de sa tribu. Mme Ibrahim a témoigné que son beau-père, sa belle-mère, son beau-frère, le cousin de son mari, son père et son frère étaient venus chez elle le 13 octobre 2015 pour lui annoncer la célébration du mariage. Or, dans leurs déclarations, les deux voisins ont indiqué qu’à ces deux dates les demandeurs avaient été attaqués à leur domicile par plusieurs personnes qui étaient leurs oncles et que, lors de ces deux incidents, le nombre d’agresseurs avait été le même. La SPR a noté que le compte rendu des voisins contredisait l’exposé des faits des demandeurs quant à l’identité des assaillants et à leur nombre lors des deux incidents. Interrogé sur ces contradictions, M. Farah a répondu que les voisins étaient des personnes de l’extérieur qui ne savaient pas ce qui s’était réellement passé. La SPR a conclu qu’aucun poids ne devait être accordé aux témoignages des voisins et que la crédibilité des demandeurs était minée.

[12]  La SPR a aussi noté que, durant l’audience, M. Farah a montré qu’un de ses bras était plus court que l’autre et qu’il avait des dents brisées et des cicatrices sur le corps, en alléguant que ces blessures étaient le résultat de l’agression dont il avait été victime le 16 septembre 2015. La SPR a toutefois estimé que ces blessures avaient été causées par des incidents autres que celui mentionné par M. Farah à l’appui de sa demande.

[13]  La SPR a conclu que la preuve documentaire objective ne mentionne pas la pratique du lévirat dans la tribu Akisho et que Mme Ibrahim n’a pu démontrer qu’elle avait été forcée de se soumettre à un mariage du lévirat. De plus, les éléments de preuve documentaire ne mentionnent pas que les membres de la tribu Akisho font l’objet de persécution à Djibouti.

II.  Contrôle judiciaire

[14]  Comme les demandeurs sont arrivés à un point d’entrée du Canada en provenance des États-Unis, l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis devrait normalement s’appliquer. Les demandeurs ont toutefois été jugés admissibles à présenter une demande d’asile parce qu’ils satisfont à l’une des exceptions prévues par l’Entente, du fait que l’un des membres de leur famille vit au Canada. Cependant, bien que les demandeurs puissent présenter une demande à la SPR parce qu’ils satisfont à l’une des exceptions prévues par l’Entente, ils ne bénéficient en revanche d’aucun droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR. Par conséquent, leur seul recours en cas de décision défavorable de la SPR est de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à notre Cour, en vertu de l’alinéa 110(2)d) de la LIPR.

III.  Questions à trancher

[15]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions qui seront examinées à tour de rôle.

  1. La qualité de l’interprétation durant l’audience devant la SPR a-t-elle entraîné un manquement à l’équité procédurale?

  2. Les conclusions de la SAI quant à la crédibilité sont-elles déraisonnables?

IV.  Norme de contrôle

[16]  Les parties s’entendent sur les normes de contrôle qui s’appliquent en l’espèce. Ainsi, la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale découlant de problèmes d’interprétation durant l’audience devant la Commission est celle de la décision correcte (Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161; Goltsberg c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 886; Sherpa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 267.

[17]  L’évaluation faite par la SPR de la crédibilité des demandeurs doit quant à elle être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4). Par conséquent, la Cour n’interviendra pas si la décision de la SAR est justifiable, transparente et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

V.  Discussion

[18]  Les demandeurs contestent la décision de la SPR pour des motifs connexes. Ils soutiennent que la qualité du travail de l’interprète laissait grandement à désirer. Ils allèguent ainsi que de nombreuses erreurs et inexactitudes de la part de l’interprète qui a traduit leurs témoignages ont causé de la confusion durant l’audience et que, de ce fait, la SPR n’a pas compris les éléments de preuve sur lesquels elle s’est fondée pour tirer ses conclusions quant à la crédibilité. J’examinerai d’abord la question de la qualité de l’interprétation durant l’audience, puis les conclusions de la SPR relativement à la crédibilité.

A.  La qualité de l’interprétation durant l’audience devant la Section de la protection des réfugiés a-t-elle entraîné un manquement à l’équité procédurale?

[19]  Dans les instances devant la SPR, les demandeurs d’asile bénéficient d’un droit garanti à une interprétation continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante (Mohammadian c. MCI, 2001 CAF 191, au paragraphe 4). Les demandeurs soutiennent qu’il y a eu confusion, à cause des différences qui existent entre les dialectes somalien et djiboutien du somali utilisés par l’interprète et les demandeurs. Dans son affidavit présenté à l’appui de sa demande, M. Farah mentionne que l’interprète a mal interprété le dialecte parlé par les demandeurs et a déformé leurs propos. Il déclare que sa mère a témoigné que les biens de son mari iraient à ses enfants de sexe masculin. Il ajoute que, durant son témoignage, sa mère a indiqué que son grand-père craignait que, si elle ne mariait pas son beau-frère, elle puisse épouser quelqu’un d’autre et que les biens de son mari décédé sortiraient alors de la famille. Selon M. Farah, la SPR n’a pas compris les explications fournies par sa mère.

[20]  Je ne dispose toutefois que des éléments de preuve intéressés de M. Farah pour déterminer si l’interprète a mal compris le dialecte des demandeurs et a mal traduit le témoignage de sa mère. Un enregistrement audio de l’audience aurait peut-être permis d’y voir un peu plus clair. Bien sûr, même si un tel enregistrement avait été produit, je n’aurais pas été en mesure d’évaluer la compétence ou la qualité de l’interprète, car je ne comprends pas le somali. De même, je ne peux déterminer si les dialectes respectifs des demandeurs et de l’interprète étaient mutuellement incompréhensibles. Dans les circonstances, les demandeurs auraient dû présenter un affidavit d’un interprète somali indépendant qualifié qui, après avoir écouté l’enregistrement audio et avoir lu la transcription de l’audience, aurait pu indiquer s’il y a eu véritablement des erreurs qui ont influencé les conclusions de la SPR.

[21]  À la lecture de la transcription de l’audience devant la SPR, il ne fait aucun doute que certains aspects du témoignage des demandeurs ont créé un peu de confusion durant l’audience. Il m’est toutefois impossible de conclure que la preuve, orale ou documentaire, qui a été présentée par les demandeurs a été mal communiquée par l’interprète ou mal comprise par la SPR.

[22]  L’observation des demandeurs, selon laquelle le problème du dialecte n’est devenu évident qu’au cours de l’audience, n’est pas corroborée par le dossier. Sur les formulaires qu’ils ont présentés à l’appui de leur demande d’asile, les demandeurs ont déclaré que leur langue maternelle était le somali, sans toutefois préciser de dialecte particulier dans leur demande d’interprète. M. Farah a également déclaré qu’il pouvait s’exprimer en français. Au début de l’audience, les demandeurs ont confirmé qu’ils avaient rencontré l’interprète parlant le somali et qu’ils le comprenaient bien. Ils ne se sont plaints de la qualité de l’interprétation que lorsque la SPR a relevé des incohérences dans leurs éléments de preuve.

[23]  Plus important encore, il semble, d’après les réponses fournies par les demandeurs, qu’ils comprenaient bien les questions posées par leur avocat et la SPR. De plus, lorsque leurs réponses étaient imprécises ou semblaient incohérentes, il leur a été donné pleinement l’occasion de clarifier leurs réponses.

[24]  Les demandeurs allèguent que des différences entre les dialectes somalien et djiboutien du somali ont causé de la confusion en français entre les mots « pied », « genou » et « jambe », et que cela aurait dû amener le commissaire de la SPR à envisager qu’il y ait pu également y avoir confusion linguistique sur la question de l’héritage. À titre d’exemple, la SPR a noté que Mme Ibrahim avait déclaré sur son formulaire FDA que son beau-père l’avait frappée et avait écrasé son pied gauche [« m’a frappé et écrasé le pied gauche »]. Cependant, durant sa déposition orale, elle a déclaré qu’elle avait été frappée au genou ou à la jambe. Après un long échange entre la SPR et l’interprète, il a été établi qu’en somali la partie du corps située entre les genoux et les orteils est généralement désignée comme étant le pied. La SPR a accepté cette explication, et ces différences dans la terminologie utilisée n’ont pas été retenues en défaveur de Mme Ibrahim.

[25]  Manifestement, une certaine confusion a été observée durant l’audience au sujet de certains termes utilisés par les demandeurs, mais je ne suis pas convaincu que l’essentiel de leurs témoignages ait été mal interprété. Il est impossible d’obtenir une traduction parfaite, et cela n’est pas nécessaire (Francis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 636, au paragraphe 4). Les demandeurs n’ont pu démontrer que les conclusions formulées par la SPR, notamment au sujet des biens de l’époux décédé de Mme Ibrahim, étaient dues aux erreurs de traduction alléguées plutôt qu’aux lacunes dans leur témoignage. Si le témoignage d’un demandeur est vague, confus ou contradictoire, une traduction fidèle reflétera ce témoignage et le tribunal en tirera les conclusions nécessaires.

[26]  L’avocat des demandeurs et M. Farah ont formulé des opinions sur ce que voulait vraiment dire Mme Ibrahim durant son témoignage; il ne s’agit toutefois pas d’éléments de preuve sur lesquels notre Cour peut se fonder. Après examen du dossier, y compris de la transcription de l’audience, je conclus que la décision du commissaire de la SPR de poursuivre l’instance, après que les demandeurs eurent soulevé la question de la non-fidélité de la traduction sans toutefois préciser quelles étaient les erreurs alléguées, ne sort pas des limites de la justice naturelle.

B.  Les conclusions de la Section de la protection des réfugiés quant à la crédibilité sont-elles déraisonnables?

[27]  Dans leurs observations longues et tortueuses, les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de la SPR sur presque tous les aspects à l’égard desquels la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité, notamment : 1) le ou les bénéficiaires des biens de l’époux décédé de Mme Ibrahim; 2) l’âge des enfants et leur capacité de gérer leurs propres affaires; 3) l’intervalle de temps entre le moment où Mme Ibrahim a été attaquée et celui où elle a été amenée à l’hôpital; 4) le défaut de Mme Ibrahim de mentionner son évanouissement sur son formulaire FDA; 5) les contradictions relevées dans le témoignage et les déclarations des deux voisins quant aux personnes qui ont amené Mme Ibrahim à l’hôpital et au nombre d’assaillants et 6) le certificat médical sur la visite à l’hôpital et la blessure au pied.

[28]  Les demandeurs demandent essentiellement à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de revoir la décision à la loupe afin de relever les inexactitudes contextuelles ou grammaticales, en comparant les conclusions de la SPR avec ce qui a été allégué par Mme Ibrahim ou ce qu’elle voulait dire. Il ne fait aucun doute à la lecture de la décision détaillée et de la transcription que le décideur cherchait à comprendre quels étaient les motifs de la famille de l’époux décédé pour forcer Mme Ibrahim à épouser son beau-frère afin de garder l’héritage dans la famille. L’avocat des demandeurs prétend que cette question invitait Mme Ibrahim à faire des conjectures. Même si cela est peut-être vrai, c’est le propre avocat de Mme Ibrahim qui a soulevé la question et elle a accepté d’y répondre.

[29]  Si les enfants de Mme Ibrahim héritaient des biens, logiquement, ils seraient alors libres de déménager ou de disposer des biens de leur père décédé comme bon leur semble. Dans les circonstances, il serait raisonnable de conclure que la belle-famille aurait peu à gagner à contraindre Mme Ibrahim à épouser son beau-frère. Comme M. Farah et ses frères et sœurs sont d’âge adulte, et compte tenu du témoignage de Mme Ibrahim au sujet de ses enfants devant hériter des biens de leur père décédé, il n’était pas déraisonnable pour la SPR de conclure que les allégations de Mme Ibrahim, concernant les raisons pour lesquelles sa belle-famille voulait la forcer à épouser son beau-frère, n’étaient ni crédibles ni plausibles.

[30]  Il est bien établi que la SPR peut tirer des inférences défavorables de contradictions et d’incohérences internes répétées dans le récit d’un demandeur (Kilola c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15045 (CF), [2000] 185 FTR 124, au paragraphe 18). En l’espèce, la SPR a raisonnablement relevé un certain nombre d’incohérences et de divergences dans les éléments de preuve des demandeurs; il était donc raisonnable qu’elle formule une conclusion générale d’absence de crédibilité, laquelle commande une grande déférence. Une telle conclusion générale d’absence de crédibilité s’étend par ailleurs à tous les éléments de preuve pertinents découlant de la version du demandeur, notamment à l’ensemble de la preuve documentaire présentée pour corroborer sa version des faits (Sheikh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238, au paragraphe 8 (C.A.); Lawal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, au paragraphe 22).

[31]  Les déclarations sous serment des voisins sont largement incompatibles avec les allégations des demandeurs concernant l’intention de la belle-famille de contraindre Mme Ibrahim à un mariage du lévirat et, comme l’a souligné la SPR, elles contredisent également le témoignage de la demanderesse sur plusieurs points. De plus, le certificat médical ne précise pas la cause de la blessure au pied de Mme Ibrahim, mentionnant uniquement que cette dernière avait été « victime d’une agression », et il ne corrobore aucune des allégations au sujet de la belle-famille auxquelles la SPR n’a pas ajouté foi (Sanaj c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 744, au paragraphe 17; Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 202, au paragraphe 39). Il était donc raisonnable, dans les circonstances de l’espèce, que la SPR n’accorde aucune valeur probante au certificat médical et aux déclarations des voisins présentés par les demandeurs.

VI.  Conclusion

[32]  Pour les motifs précités, je ne suis pas convaincu que les demandeurs n’aient pas eu droit à la justice naturelle. De plus, je ne suis pas convaincu que d’importantes erreurs de traduction aient influencé la décision, ou que la SPR ait commis des erreurs susceptibles de révision. La décision s’appuie sur des motifs intelligibles et transparents qui se justifient au regard des faits et du droit. La demande est en conséquence rejetée.

[33]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Aucune question n’est donc certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5043-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

La présente demande est rejetée.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5043-17

 

INTITULÉ :

KADRA MOHAMED IBRAHIM et WARSAMA OMAR FARAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

OTTAWA (ONTARIO)

Winnipeg (Manitoba)

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

Pour les demandeurs

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour le défendeur

 

 

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