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Date : 20180619


Dossier : IMM-5127-17

Référence : 2018 CF 636

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 19 juin 2018

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

SHIYUAN SHEN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Shiyuan Shen est un ressortissant chinois qui présente une demande d’asile au Canada. Il dit craindre d’être persécuté en République populaire de Chine et allègue que les autorités chinoises l’ont ciblé pour des raisons politiques. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu dans la demande d’asile de M. Shen, en faisant valoir que M. Shen n’était pas une personne à protéger au sens de la Convention relative au statut des réfugiés, car il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le ministre, en omettant de divulguer à M. Shen des éléments de preuve disculpatoires pertinents, a manqué à son obligation de franchise et que cela constituait un abus de procédure. À titre de mesure de réparation, la Commission a ordonné que certains éléments de preuve soient exclus de l’audience relative à la demande d’asile de M. Shen.

[3]  Le ministre demande un contrôle judiciaire de cette décision de la Commission, en faisant valoir que le refus de la Commission de signifier une assignation à l’un de ses représentants constituait un manquement à l’équité procédurale, car le ministre a ainsi été privé de la possibilité d’expliquer pourquoi il n’avait pas divulgué certains éléments de preuve disculpatoires pertinents.

[4]  Le ministre soutient par ailleurs que la décision de la Commission est déraisonnable et que la Commission a appliqué le mauvais critère pour conclure que la conduite du ministre équivalait à un abus de procédure. Le ministre affirme enfin que la mesure de réparation imposée par la Commission l’a privé de son droit à l’équité procédurale et que la Commission a, de ce fait, commis une erreur de droit.

[5]  Comme le ministre demande un contrôle judiciaire de décisions interlocutoires de la Commission, M. Shen allègue que cette demande devrait être rejetée de façon sommaire au motif qu’elle est prématurée. Pour les motifs qui suivent, je conviens avec M. Shen que cette demande est prématurée et je ne suis pas convaincue que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher cette question à cette étape des procédures. En conséquence, la demande du ministre est rejetée.

I.  Énoncé des faits

[6]  Afin de mettre en contexte les questions soulevées par la présente demande, il est important de comprendre l’historique long et quelque peu complexe de cette affaire.

[7]  M. Shen a 46 ans. Lorsqu’il était en Chine, M. Shen travaillait dans le secteur de l’acier où il était l’âme dirigeante de deux sociétés basées à Shanghai. M. Shen a quitté la Chine en 2002 pour s’établir à New York. Peu après, les autorités chinoises l’ont accusé de fraude contractuelle.

[8]  M. Shen a quitté les États-Unis en 2007 pour venir au Canada où il a fini par s’établir à Vancouver; il a épousé une citoyenne canadienne et a lancé une entreprise prospère de fabrication d’armoires de cuisine. Il a par la suite présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Après avoir présenté sa demande de résidence permanente, M. Shen a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada en raison de sa présumée participation à des activités illégales en Chine.

[9]  En 2011, M. Shen a présenté une demande d’asile au Canada. Il soutient qu’il n’a jamais pris part à des activités illégales en Chine et que des motifs politiques sont à l’origine des accusations qui ont été portées contre lui dans ce pays.

[10]  Le ministre est intervenu lors de l’audience de M. Shen devant la SPR, en alléguant que M. Shen devrait être exclu de la définition de réfugié conformément à l’alinéa 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can. no 6 et à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, car on avait des « raisons sérieuses de penser » que M. Shen avait commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada avant d’y être admis. À l’appui de cette allégation, le ministre a présenté des éléments de preuve obtenus du Bureau de la sécurité publique (BSP) de la Chine.

[11]  En 2013, la SPR a jugé que M. Shen était en effet interdit de territoire au Canada. Cette conclusion a toutefois été infirmée par notre Cour l’année suivante, au motif que le ministre avait omis de satisfaire pleinement à son obligation de divulguer. En accueillant la demande de contrôle judiciaire de M. Shen, le juge Beaudry a ordonné au ministre de communiquer à M. Shen l’ensemble de la preuve dont il avait été saisi au sujet de cette affaire, et plus précisément tous les documents qu’il avait reçus du BSP concernant les accusations portées contre M. Shen.

[12]  L’affaire de M. Shen a été renvoyée devant la SPR pour être examinée de nouveau, et M. Shen a reçu des centaines de pages de documents qui, jusque-là, ne lui avaient pas été communiqués. M. Shen a jugé que bon nombre de ces documents étaient très pertinents à l’examen de sa demande d’asile et que certains d’entre eux, tout au moins, étaient de nature disculpatoire.

[13]  Ces documents incluaient notamment le compte rendu d’un interrogatoire de la sœur de M. Shen par le BSP qui, selon M. Shen, montre que ces éléments de preuve avaient été obtenus par la torture. M. Shen a donc introduit une requête devant la Commission, en demandant que l’intervention du ministre dans sa demande d’asile soit suspendue, car le ministre avait manqué à son obligation de franchise, ce qui constituait un abus de procédure. M. Shen a aussi demandé que soient exclus tous les éléments de preuve provenant des autorités chinoises, au motif qu’ils avaient été obtenus par la torture.

[14]  Dans une décision rendue en 2015, la Commission a rejeté les deux requêtes de M. Shen. En refusant d’écarter des éléments de preuve au motif qu’ils avaient été obtenus au moyen de la torture, la Commission a conclu que, bien que M. Shen ait établi, à première vue, un lien entre les éléments de preuve et l’usage de la torture, le ministre avait été en mesure de réfuter la présomption qu’il y avait eu usage de la torture en l’espèce. En ce qui a trait à la question de la divulgation, la Commission a admis que le ministre avait manqué à son devoir de divulgation et que cela constituait une violation des principes de justice naturelle, mais elle n’a pas été convaincue pour autant que la conduite du ministre équivalait à un abus de procédure.

[15]  Lors du contrôle judiciaire, le juge Fothergill a conclu qu’il était prématuré d’examiner le refus de la SPR d’exclure les éléments de preuve de la Chine au motif qu’ils auraient pu être obtenus par la torture. Il a toutefois jugé qu’il était pertinent d’examiner la demande de M. Shen concernant le manquement allégué à l’obligation de franchise et l’abus de procédure.

[16]  Le juge Fothergill a par ailleurs conclu que la Commission avait commis une erreur dans son évaluation visant à savoir si le ministre avait manqué à son obligation de franchise au point que cela constitue un abus de procédure, car l’analyse faite par la Commission de cette question était « intrinsèquement incohérente et infondée en droit » : Shen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, au paragraphe 4, [2016] A.C.F. no 93 (Shen no 1). L’affaire a donc été renvoyée au même commissaire de la Commission afin qu’il la réexamine et qu’il détermine précisément si le ministre avait manqué à son obligation de franchise et, le cas échéant, si cela constituait un abus de procédure.

[17]  Le juge Fothergill a en outre précisé que le ministre devait, dans le cadre de ce réexamen, se voir donner la pleine possibilité d’expliquer pourquoi il n’avait pas divulgué à M. Shen la preuve disculpatoire pertinente, après quoi la Commission devrait juger de la pertinence de l’explication fournie par le ministre : Shen n1, précité, aux paragraphes 38 et 39.

[18]  Le juge Fothergill a ajouté que, si le ministre ne fournissait pas d’explication, la Commission pourrait tirer une inférence défavorable, qu’elle devrait toutefois clairement justifier. De plus, si la preuve démontrait que la Couronne avait volontairement omis de divulguer des documents disculpatoires pertinents (ou si une inférence est tirée en ce sens), cela constituerait un manquement à l’obligation de franchise et la Commission devrait alors décider si cela équivaut à un abus de procédure. Enfin, s’il était établi qu’il y avait eu abus de procédure, la Commission aurait à décider de la mesure de réparation appropriée dans les circonstances, tout en gardant à l’esprit qu’une suspension des procédures ou une mesure de réparation équivalente ne sera justifiée que « dans les cas les plus manifestes » : Shen n1, précité, aux paragraphes 38 et 39.

[19]  Après que le juge Fothergill eut rendu sa décision, le ministre a remis à M. Shen encore plus de documents qui n’avaient pas encore été divulgués; ces documents portaient sur l’admissibilité au Canada d’un agent du BSP qui avait été appelé à témoigner durant l’audience tenue en 2012 relativement à la demande d’asile de M. Shen. Les documents précisaient que le dossier du BSP sur les droits de la personne s’était attiré des critiques de sources fiables dans des rapports accessibles au public et que l’un des documents concluait qu’il était possible, bien que peu probable, que la preuve devant être présentée par l’agent avait été obtenue par l’usage de la torture.

[20]  La divulgation de cet autre élément de preuve a amené M. Shen à présenter une requête au juge Fothergill, lui demandant de réexaminer sa décision précédente. M. Shen soutenait que les documents récemment divulgués ne laissaient aucun doute sur le fait que le ministre avait manqué à son obligation de franchise, que cette conduite équivalait à un abus de procédure et que la mesure de réparation appropriée était d’interdire toute autre intervention du ministre dans l’examen de sa demande d’asile.

[21]  Le juge Fothergill a rejeté la requête en nouvel examen de M. Shen : Shen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 115, [2017] A.C.F. n146 (Shen no 2). Bien qu’il ait admis que les documents n’auraient vraisemblablement pas pu être découverts plus tôt en faisant preuve de diligence raisonnable, le juge Fothergill a néanmoins conclu que ces documents avaient une valeur probante limitée, car ils répétaient essentiellement des observations figurant dans des rapports d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux qui étaient accessibles au public : Shen no 2, précité, au paragraphe 22. Le juge Fothergill n’a donc pas pu conclure que les documents nouvellement divulgués auraient eu une influence déterminante sur son jugement précédent et il a rejeté la requête en réexamen de M. Shen : Shen no 2, précité, au paragraphe 23.

II.  L’instance suivante devant la SPR

[22]  Après que le juge Fothergill eut rendu sa décision dans Shen no 2, la SPR a convoqué une nouvelle audience concernant le statut de réfugié de M. Shen, afin de donner au ministre la possibilité d’expliquer pourquoi des éléments de preuve disculpatoires pertinents n’avaient pas été divulgués lors de l’instance précédente.

[23]  Durant l’année qui a suivi, il y a eu une série de téléconférences et d’échanges entre les parties au sujet de la disponibilité de Mmes B.C. et R.W. de témoigner. B.C. et R.W. étaient des agentes d’audience qui avaient représenté le ministre lors de l’instance précédente devant la Commission, et que le ministre avait l’intention de convoquer pour expliquer son défaut de divulguer des documents disculpatoires pertinents.

[24]  En juin 2016, Mme C. a été nommée à la SPR avant que l’audience puisse reprendre. Même si elle était prête à témoigner devant la Commission, son employeur a exigé qu’une assignation à comparaître lui soit signifiée. Le ministre a donc demandé à la Commission de signifier une assignation à comparaître à Mme C.

[25]  M. Shen s’est opposé à la délivrance d’une assignation à Mme C., en alléguant une crainte raisonnable de partialité à l’égard de son témoignage, car Mme C. se retrouverait à témoigner devant un collège de la SPR, qui aurait à évaluer à la fois sa crédibilité et son intégrité professionnelle. Pour cette raison, M. Shen a fait valoir que ce devrait plutôt être Mme W. qui soit appelée à témoigner.

[26]  La Commission a ordonné au ministre de convoquer Mme W., en se réservant le droit de convoquer Mme C. si elle jugeait que cela serait nécessaire après le témoignage de Mme W.

[27]  Dans l’intervalle, Mme W. a accepté un poste temporaire à l’ambassade du Canada en Allemagne. Le ministre a alors appris que Mme W. n’arrivait plus à se souvenir de renseignements précis sur cette affaire, car elle avait subi un traumatisme crânien qui avait altéré sa mémoire. Après diverses tentatives de la part de la Commission et des parties en vue de faciliter la comparution de Mme W., cette dernière a finalement refusé de témoigner, que ce soit en personne ou par vidéoconférence. Elle a toutefois fourni à la Commission des certificats médicaux indiquant qu’elle pourrait témoigner par écrit, même si ces certificats ne précisaient aucune limite fonctionnelle de la part de Mme W. qui nécessiterait ce type d’accommodement.

[28]  M. Shen n’était pas disposé à consentir à cet accommodement, car il serait ainsi privé de la possibilité de contre-interroger Mme W. en bonne et due forme; il a aussi contesté la pertinence de la preuve médicale présentée par le ministre pour appuyer les accommodements dont Mme W. était censée avoir besoin. M. Shen a donc demandé à la Commission de délivrer une assignation pour obliger Mme W. à comparaître. M. Shen a aussi demandé que soit délivrée une ordonnance pour forcer le ministre à divulguer d’autres renseignements.

[29]  La Commission a ensuite tenu une audience pour examiner les diverses questions en suspens.

III.  Décision de la Commission

[30]  Le 4 août 2017, la Commission a rendu une décision par laquelle elle a conclu que le ministre avait manqué à son obligation de franchise et que cela constituait un abus de procédure.

[31]  La Commission a également considéré comme un fait établi que le ministre n’avait pas fait suffisamment d’efforts pour faire comparaître Mme W. Dans sa conclusion, la Commission a souligné le fait que Mme W. occupait actuellement au sein du ministère un poste comportant un haut niveau de stress et qu’elle semblait parfaitement capable de s’acquitter des fonctions liées à ce poste, sans quelque accommodement que ce soit. De plus, les notes médicales présentées par Mme W. ne contenaient aucun renseignement permettant d’expliquer pourquoi il lui était impossible de faire un témoignage de vive voix dans cette affaire.

[32]  La Commission a conclu, à partir de ces éléments, qu’on pouvait raisonnablement déduire que Mme W. ne voulait tout simplement pas témoigner et qu’elle [traduction] « se cachait derrière une preuve médicale insuffisante et inadéquate et des mesures d’accommodement au travail accordées par son employeur pour des raisons imprécises ».

[33]  La Commission a également souligné le fait que, puisque Mme W. était à l’extérieur du Canada, la délivrance d’une assignation serait « sans effet » pour elle, car il n’y aurait aucun moyen de faire respecter une telle ordonnance. La Commission a également refusé de signifier une assignation pour Mme C., car le ministre n’avait pas établi qu’elle était un témoin essentiel.

[34]  En formulant cette conclusion, la Commission a souligné le fait que le poste actuel qu’occupait Mme C. au sein de la Commission soulevait des préoccupations quant à un risque de partialité. Comme le témoignage de Mme W. reposerait sur les mêmes renseignements, et ne soulèverait aucune préoccupation en matière de partialité, la Commission estimait qu’il était raisonnable d’entendre d’abord le témoignage de Mme W. Le ministre n’a toutefois pas réussi à faire comparaître Mme W. et la Commission a jugé qu’il n’avait pas été établi que Mme C. était un témoin nécessaire.

[35]  Le manque de diligence de la part du ministre et le peu d’efforts qu’il a faits pour faire comparaître un témoin qui aurait pu expliquer pourquoi des éléments de preuve disculpatoires pertinents n’avaient pas été divulgués ont amené la Commission à tirer une inférence défavorable à l’encontre du ministre. Cela l’a également amenée à conclure que le ministre avait manqué à son obligation de franchise et que cela avait mené à un abus de procédure.

[36]  La Commission a ensuite invité les parties à lui présenter des observations sur ce qui leur semblerait être une mesure de réparation appropriée. Après avoir reçu les observations des parties, la Commission a rendu une autre décision par laquelle elle a rejeté la prétention de M. Shen selon laquelle l’abus de procédure en l’espèce était suffisamment grave pour suspendre l’intervention du ministre dans le cadre de sa demande d’asile. Elle a toutefois précisé que certains éléments de preuve devaient être exclus de l’instance, car ils étaient entachés par l’abus de procédure. La Commission a aussi ordonné que la demande d’asile de M. Shen soit instruite de novo par un autre commissaire.

[37]  Dans le cadre de la présente demande, le ministre conteste à la fois la décision initiale de la Commission concernant l’abus de procédure et sa décision ordonnant, à titre de mesure de réparation, l’exclusion des éléments de preuve « entachés ».

IV.  Questions en litige

[38]  Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, le ministre soutient qu’on l’a privé de son droit à l’équité procédurale durant l’instance ayant mené à la première décision de la Commission, car cette dernière a refusé de délivrer une assignation à comparaître à Mme C. pour qu’elle puisse expliquer pourquoi le ministre avait omis de divulguer des éléments de preuve disculpatoires pertinents à M. Shen. Le ministre soutient par ailleurs que la décision de la Commission est déraisonnable et que la Commission a appliqué le mauvais critère pour conclure que la conduite du ministre équivalait à un abus de procédure. Le ministre affirme enfin que la mesure de réparation imposée par la Commission l’a privé de son droit à l’équité procédurale et que la Commission a, de ce fait, commis une erreur de droit.

[39]  Je juge inutile d’examiner les arguments du ministre en détail. Ainsi qu’il est expliqué ci-après, je conclus que la demande est bel et bien prématurée, et cette conclusion a pour effet de trancher la demande.

V.  Les observations des parties sur la question de la prématurité

[40]  Bien que les deux décisions de la Commission aient mis un terme à l’audience devant le président, je crois comprendre que les parties ont néanmoins reconnu qu’il s’agissait de décisions interlocutoires, car il reste à établir le bien-fondé de l’intervention du ministre et de la demande d’asile de M. Shen.

[41]  Comme les questions en litige concernent des décisions interlocutoires de la Commission, M. Shen fait valoir que la demande du ministre est prématurée et que le ministre n’a pas établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient l’intervention de la Cour à ce stade. Il soutient que l’issue finale de sa demande d’asile demeure incertaine et que le ministre pourrait intervenir en temps voulu. L’intervention de la Cour à ce stade entraînerait donc un gaspillage des ressources judiciaires et perturberait le processus de la SPR.

[42]  Le ministre reconnaît qu’en règle générale les tribunaux ne doivent pas intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme, à défaut de circonstances exceptionnelles : Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 30 à 33, [2011] 2 R.C.F. 332. Le ministre allègue néanmoins que la présente affaire présente des circonstances exceptionnelles qui justifient l’intervention de la Cour à cette étape du processus.

[43]  Le ministre fait valoir que la décision de la Commission d’exclure certains éléments de preuve est un facteur fondamental qui influe sur sa capacité de participer en l’espèce et que l’exclusion de ces éléments de preuve [traduction] « restreint ou suspend réellement » son intervention dans la demande d’asile de M. Shen. Le ministre soutient en outre que la poursuite de l’instance donnerait lieu à une injustice – due à la conclusion déraisonnable d’abus de procédure et à l’exclusion d’éléments de preuve – à laquelle il ne pourrait être ultérieurement remédié. À ce titre, la demande présente des circonstances exceptionnelles.

[44]  Le ministre fait également valoir que M. Shen lui-même a demandé un contrôle judiciaire de la décision interlocutoire précédente de la SPR concernant l’abus de procédure, et que le juge Fothergill était alors prêt à intervenir. Selon le ministre, cela signifie que la Cour a précédemment reconnu que l’abus de procédure constituait une circonstance exceptionnelle qui justifiait une intervention.

[45]  M. Shen reconnaît qu’il a précédemment demandé un contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire de la Commission portant sur la question de l’abus de procédure et que le juge Fothergill était prêt à trancher cette question. M. Shen soutient toutefois que les faits dans la situation actuelle diffèrent de ceux dont le juge Fothergill a été saisi.

[46]  M. Shen fait notamment valoir que le juge Fothergill a dû intervenir dans la décision interlocutoire de la Commission pour éviter que l’abus de procédure se poursuive. Il y avait en outre des facteurs qui militaient en faveur d’une intervention au stade interlocutoire, qui n’existent pas dans la présente demande. À titre d’exemple, tout en reconnaissant que les difficultés auxquelles se heurte un demandeur ne constituaient pas un facteur déterminant, le juge Fothergill a néanmoins admis que M. Shen avait éprouvé un « important stress émotionnel et des difficultés financières » durant la première audience devant la SPR : au paragraphe 26. Or, on ne peut pas dire que le ministre éprouverait, en l’espèce, un stress émotionnel ou des difficultés financières si l’on autorisait simplement l’instruction de l’affaire par la Commission.

[47]  M. Shen précise également qu’il était le demandeur dans l’affaire instruite par le juge Fothergill, et qu’il n’était pas le seul responsable de tout gaspillage ou retard ou de toute division dans les procédures de la Commission qui pourrait résulter de l’intervention de la Cour. En l’espèce, c’est le ministre qui est le demandeur et c’est la propre conduite du ministre qui a donné lieu à l’abus de procédure allégué.

[48]  Selon M. Shen, le fait de permettre la conclusion de l’audience relative à sa demande d’asile, avant de demander un contrôle judiciaire, ne minera pas l’intégrité du processus de la SPR. Qui plus est, des recours adéquats s’offriront au ministre à la fin du processus d’examen de la demande d’asile. Les erreurs attribuées à la Commission incluent un manquement allégué à l’équité procédurale et le prononcé d’une décision déraisonnable et infondée en droit. Ces questions sont souvent examinées dans le cadre de contrôle judiciaire de décisions finales; le ministre disposerait donc alors d’une mesure de réparation adéquate pour toute erreur qui aurait pu être commise par la Commission.

VI.  Discussion

[49]  Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale, il existe une jurisprudence abondante qui interdit à la Cour d’entendre certaines questions de façon prématurée dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75. Dans l’arrêt Forest Ethics, la Cour d’appel fédérale a ajouté que la cour « peut et doit, de son propre chef, toujours refuser d’entendre un contrôle judiciaire prématuré lorsque l’intérêt public le dicte, plus précisément lorsqu’un tel refus serait dans l’intérêt d’une saine administration et assurerait le respect de la compétence du décideur administratif » (au paragraphe 22). Voir aussi C.B. Powell, précité, au paragraphe 30.

[50]  Il existe un certain nombre de motifs pour lesquels les tribunaux hésitent à intervenir dans des décisions interlocutoires de tribunaux administratifs, notamment le risque de division du processus administratif, ainsi que les coûts et retards y afférents. À cela s’ajoute toujours la possibilité que la Commission finisse par modifier sa décision initiale à mesure que progresse l’audience, ou que la question finisse par être dépassée ou par devenir théorique si la demande de contrôle judiciaire est accueillie au terme du processus administratif : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32; Mcdowell c. Automatic Princess Holdings, LLC, 2017 CAF 126 au paragraphe 26, [2017] A.C.F. no 621.

[51]  De plus, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur. Or, ces conclusions « se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (au paragraphe 32). De plus, le refus d’intervenir avant qu’une décision définitive ait été rendue dans une affaire précise est conforme au concept du respect dont les tribunaux judiciaires doivent faire preuve envers les décideurs administratifs investis de responsabilités décisionnelles : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32, citant Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 48.

[52]  Je n’accepte pas les observations du ministre selon lesquelles il existe en l’espèce des circonstances exceptionnelles qui justifieraient que notre Cour s’écarte de la règle générale de non-intervention aux étapes interlocutoires d’une instance.

[53]  Comme l’a fait valoir le ministre devant le juge Fothergill, le critère à remplir pour établir l’existence de circonstances exceptionnelles est élevé : Shen no 1, précité, au paragraphe 21. Qui plus est, l’existence de circonstances exceptionnelles doit être « manifeste » : Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 CF 494, au paragraphe 32, 175 F.T.R. 211.

[54]  Même des préoccupations liées à l’équité procédurale, à la partialité ou à d’importantes questions constitutionnelles n’autorisent pas les parties à contourner le processus administratif si ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces : Shen no 1, précité, au paragraphe 21. Voir aussi C.B. Powell, précité, au paragraphe 33; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364.

[55]  Dans Lorenz, précité, le juge Evans a énoncé six facteurs que la Cour doit prendre en compte pour décider si elle doit refuser une mesure de réparation au motif que la demande est prématurée. Ces facteurs sont les suivants : 1) le préjudice subi par le demandeur; 2) le gaspillage; 3) le retard; 4) la division; 5) le bien-fondé des prétentions et 6) le contexte législatif.

[56]  Les questions de la division, du gaspillage et du retard soulèvent de véritables préoccupations en l’espèce. La demande d’asile de M. Shen est pendante depuis 2011. Le traitement de sa demande a nécessité de longues audiences, ainsi que des comparutions répétées devant notre Cour et la Cour d’appel fédérale. Or, la demande de M. Shen est encore loin d’être réglée.

[57]  Je ne suis pas convaincue que tout préjudice qui pourrait être causé au ministre à la suite du rejet par la Cour de sa demande de contrôle judiciaire l’emporterait sur le préjudice que subirait M. Shen si son instance en immigration était de nouveau retardée. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, le juge Fothergill a déjà conclu que cette instance avait causé à M. Shen « un important stress émotionnel et des difficultés financières » : Shen no 1, au paragraphe 26. Rien n’indique que le ministre subira un stress émotionnel ou connaîtra des difficultés financières si la conclusion d’abus de procédure est admise pour l’instant et que la demande d’asile de M. Shen va de l’avant.

[58]  Le ministre a cité des affaires où les tribunaux ont accepté d’intervenir à un stade interlocutoire, dans des cas d’abus de procédure allégué : voir, par exemple, Doe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 327, 61 Imm. L.R. (3d) 134; Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, 466 F.T.R. 159; Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516, 234 C.R.R. (2d) 145. Il ne fait toutefois aucun doute, à la lecture de ces décisions, que les tribunaux ont généralement choisi d’intervenir à un stade interlocutoire lorsqu’il était nécessaire de le faire pour éviter qu’il y ait abus de procédure ou qu’un tel abus se poursuive. Ce n’est pas ce que l’on demande à la Cour en l’espèce.

[59]  De plus, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 89, [2014] 2 R.C.F. 557, une intervention prématurée par voie de contrôle judiciaire n’est pas justifiée, même en présence d’un abus de procédure, si une mesure de réparation appropriée peut être offerte au demandeur. Si le ministre n’a pas gain de cause durant son intervention devant la Commission en l’espèce, il aura la possibilité de soulever toutes ses préoccupations relatives aux décisions concernant l’abus de procédure en présentant une demande de contrôle judiciaire de la décision définitive que rendra la Commission au sujet de la question de l’exclusion.

VII.  Conclusion

[60]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif qu’elle est prématurée. Je conviens avec les parties qu’il s’agit d’une affaire qui dépend largement des faits qui lui sont propres et qui ne soulève aucune question qui se prêterait à la certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5127-17

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire.

« Anne L. Mactavish »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5127-17

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. SHIYUAN SHEN

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

Le 19 juin 2018

COMPARUTIONS :

Helen Park

Courtenay Landsiedel

Pour le demandeur

Lorne Waldman

Tara McElroy

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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