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Date : 20180605


Dossier : IMM-4539-17

Référence : 2018 CF 581

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

GERELTUYA TOGTOKH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Gereltuya Togtokh, citoyenne de la Mongolie, âgée de 48 ans, arrivée au Canada en juin 2010, a présenté, peu de temps après son arrivée, une demande d’asile en invoquant la persécution de la part de son ex-mari violent. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande dans une décision rendue le 4 octobre 2012, dont les questions déterminantes étaient la crédibilité et la protection de l’État. Le 5 février 2014, dans le dossier IMM-11521-12, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse concernant la décision rendue par la SPR.

[2]  En juin 2015, la demanderesse a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée en avril 2016. Après que la demande d’autorisation a été accueillie à l’égard de la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse concernant la décision défavorable de la SPR, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a consenti au renvoi de l’affaire, afin qu’une nouvelle détermination soit rendue par un autre agent. Au terme de ce nouvel examen, un agent principal de l’immigration a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse dans une décision rendue le 21 juillet 2017. La demanderesse a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Elle demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer sa demande d’ERAR à un autre agent pour qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen.

I.  Énoncé des faits

[3]  La demanderesse a épousé Munkhbat Bor en juin 1991. Ils ont vécu ensemble à Oulan-Bator, en Mongolie. En 1998, Munkhbat a commencé à éprouver des problèmes de jeu et d’alcoolisme et il s’est mis à abuser physiquement la demanderesse. Au cours des 11 années suivantes, la demanderesse allègue avoir subi de graves blessures et deux fausses couches découlant desdits mauvais traitements et, malgré l’aide que la police lui a accordée, laquelle a entraîné l’emprisonnement de Munkhbat pour de courtes périodes à deux périodes, ces mesures n’ont pas été suffisantes pour assurer sa protection. En 2009, la demanderesse a quitté Munkhbat et elle a vécu avec sa mère, dans un autre endroit à Oulan-Bator, jusqu’en juin 2010 où elle s’est enfuie au Canada.

[4]  La SPR a rejeté la demande de la demanderesse aux motifs qu’il n’était pas crédible que la demanderesse ait continué de vivre avec Munkhbat jusqu’en 2009, si sa vie était vraiment en danger, comme elle l’allègue, et qu’elle l’ait quitté pour vivre dans un autre endroit à Oulan-Bator, entre novembre 2009 et juin 2010, sans qu’aucun incident se produise. À cet égard, la SPR déclare ce qui suit :

[traduction] Sauf s’il existe des raisons suggérant le contraire, notamment le fait que la demanderesse souffre du « syndrome de la femme battue » ou tout autre genre de situation explicable, il serait raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse ait quitté le foyer conjugal bien plus tôt qu’elle ne l’a fait et à ce qu’elle ait emménagé avec sa mère, par exemple, qui habitait dans la même ville qu’elle. Honnêtement, compte tenu des éléments de preuve tels que présentés, le tribunal juge que cette partie de la preuve de la demanderesse n’est pas crédible et il en tire donc une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[5]  La SPR a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que la demanderesse ne parvenait pas à se souvenir de la date à laquelle elle a signalé la violence conjugale à la police et de ses éléments de preuve contradictoires concernant la question de savoir si Munkhbat la cherchait toujours. La SPR a accordé peu de poids à la preuve médicale et au rapport de police présentés par la demanderesse, en notant que Munkhbat avait été arrêté le 18 mars 2003, en raison de ses gestes abusifs à l’égard de la demanderesse, et emprisonné pendant 30 jours, puis il a été arrêté de nouveau en mars 2007 et libéré quelques jours plus tard. Selon la SPR, ces événements démontraient qu’une protection adéquate de l’État était offerte aux victimes de violence conjugale, comme la demanderesse.

[6]  En juin 2015, la demanderesse a déposé une demande d’ERAR fondée sur de nouveaux éléments de preuve qui, selon elle, étaient en mesure de contrer les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité. Les nouveaux éléments de preuve comportaient un rapport de police, daté du 17 juin 2015, concernant l’introduction illégale de Munkhbat dans le domicile de sa mère, un rapport d’évaluation psychiatrique, daté du 10 août 2015, attestant que la demanderesse souffre d’un trouble de stress post-traumatique, de dépression et du syndrome de la femme battue; le témoignage d’expert par affidavit de Mme Pamela Cross, une avocate et spécialiste des questions entourant la violence familiale et le syndrome de la femme battue [les contre-interrogatoires sur les affidavits]; de même que des renseignements concernant la protection inadéquate des victimes de violence familiale en Mongolie. La demande d’ERAR de la demanderesse a été rejetée dans une décision rendue le 19 avril 2016, mais après que l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable concernant l’ERAR a été accordée, le ministre a consenti à renvoyer l’affaire pour réexamen par un autre agent.

II.  Décision

[7]  L’agent qui a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse a affirmé ce qui suit :

[traduction] Je ne tiens pas compte des documents antérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) rendue le 4 octobre 2012, pour qui aucune explication n’a été fournie quant aux raisons pour lesquelles ces documents ne pouvaient être raisonnablement obtenus pour les présenter au tribunal à des fins d’examen, s’ils n’ont pas été effectivement présentés, ou quant aux raisons pour lesquelles la demanderesse a été empêchée de les fournir. Ces documents comprennent, sans toutefois s’y limiter, de la jurisprudence canadienne datant de 1990, des documents sur la situation dans le pays, des rapports, des documents médicaux, les affidavits de Mme Pamela Cross datés de 2011, un article de 2010 concernant la détermination du statut de réfugié et les limites de la mémoire, de même qu’une lettre de la mère de la demanderesse, datée du 7 septembre 2012.

[8]  L’agent n’a pas non plus tenu compte des éléments de preuve concernant les facteurs d’ordre humanitaire, puisque la demanderesse, n’avait pas établi de lien entre ces derniers et son risque personnel futur en Mongolie, notamment son affirmation qui veut qu’elle n’ait nulle part où aller et qu’elle n’ait pas d’amis en Mongolie. L’agent a affirmé avoir tenu compte de tous les autres éléments de preuve écrits.

[9]  L’agent a ensuite examiné les conclusions de la SPR, et il a jugé que les risques énoncés par la demanderesse étaient essentiellement les mêmes que ceux examinés par la SPR. Après avoir tiré cette conclusion, l’agent a examiné une évaluation psychiatrique de la demanderesse, de même que son explication selon laquelle ces éléments de preuve n’étaient pas raisonnablement accessibles au moment de l’audition de la demande d’asile, parce que l’on ne pouvait pas attendre d’elle qu’elle présente une preuve d’expert pour corroborer [traduction] « des principes élémentaires » concernant [traduction] « les femmes battues », comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Lavallee, [1990] 1 RCS 852, [1990] ACS no 36.

[10]  L’agent a également tenu compte d’autres documents soumis par la demanderesse, notamment une décision rédigée par la SPR en mars 2016, un message de menace Facebook que Munkhbat a prétendument envoyé en 2013, un rapport de police traduit, daté du 17 juin 2015, concernant la violation du domicile de la mère de la demanderesse commise par Munkhbat, la preuve de la situation au pays entre 2013 et 2015, laquelle atteste du degré de corruption et des lacunes du droit mongolien en matière de violence familiale, de même que d’un affidavit assermenté par la demanderesse, datant de novembre 2016. Après avoir examiné ces documents, l’agent a décidé, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État offerte à la demanderesse en Mongolie était adéquate, qu’il n’existait pas de risques futurs que la SPR n’aurait pas envisagés et que le traitement qu’elle a subi dans le passé ne constituait pas un indicateur d’un risque futur justifiant une protection. Par conséquent, l’agent a conclu qu’il existait moins qu’une simple possibilité que la demanderesse soit persécutée, comme il est décrit à l’article 96 de la LIPR, et aussi qu’il n’existait pas de motifs sérieux ou raisonnables de croire qu’elle serait exposée à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités, comme décrit à l’article 97.

III.  Analyse

[11]  Bien que la demanderesse ait soulevé plusieurs questions définies concernant la décision de l’agent, la question déterminante, à mon avis, consiste à juger si le dossier certifié du tribunal [DCT] constitue un manquement à l’équité procédurale.

[12]  La norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339). La Cour doit s’assurer que la démarche empruntée pour examiner la décision faisant l’objet du contrôle a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Le cadre analytique n’est pas tant la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable, mais plutôt une question d’équité et de justice fondamentale. Par conséquent, comme l’a récemment observé la Cour d’appel fédérale, [traduction] « même si la terminologie employée peut sembler étrange, “la norme de la décision correcte reflète mieux cet exercice de révision”, même si, à vrai dire, aucune norme de révision n’est appliquée » (Canadian Pacific Railway Company v Canada (Attorney General), 2018 FCA 69, au paragraphe 54, [2018] ACF no 382). [traduction] Cela est particulièrement vrai dans les cas où le manquement allégué consiste en une omission involontaire plutôt qu’en un choix procédural délibéré. Autrement dit, une procédure qui est inéquitable n’est ni raisonnable ni correcte, tandis qu’une procédure équitable sera toujours à la fois raisonnable et correcte. De plus, une cour de révision accordera une attention respectueuse aux procédures d’un décideur et elle n’interviendra que lorsque ces procédures sortent des limites de la justice naturelle (Bataa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 401, au paragraphe 3, [2018] ACF no 403).

A.  Le dossier certifié du tribunal (DCT) incomplet constitue-t-il un manquement à l’équité procédurale?

[13]  Le 15 juillet 2015, l’avocat de la demanderesse a envoyé un courriel au Bureau de réduction de l’arriéré de Citoyenneté et Immigration Canada accompagné de ses observations concernant la demande d’ERAR [les observations de 2015] et d’un ensemble de documents supplémentaires. Le texte du courriel et les documents supplémentaires se trouvent dans le DCT, mais les observations concernant la demande d’ERAR n’y sont pas. Ces observations de 2015 comptent 29 pages et elles se trouvent dans le dossier de la demanderesse. Il est constant que ces observations ne se trouvent pas dans le DCT, ce qui est [traduction] « malheureux et regrettable », selon les propos de l’avocat du défendeur à l’audition de l’espèce.

[14]  La demanderesse souligne que l’agent a mentionné plusieurs fois dans la décision qu’aucune explication n’avait été fournie quant à la raison pour laquelle certains documents, soumis par la demanderesse, n’étaient pas raisonnablement accessibles avant la décision de la SPR. La demanderesse cite l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles], et les décisions suivantes : Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 498, au paragraphe 15, 148 ACWS (3d) 124 [Li] et Vulevic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 872, au paragraphe 6, 244 ACWS (3d) 411 [Vulevic], à l’appui de la thèse selon laquelle une décision est déficiente si le décideur ne disposait pas d’une demande complète. La demanderesse reconnaît que l’absence d’un DCT complet ne mène pas automatiquement à l’annulation d’une décision, mais elle soutient que les commentaires de l’agent, concernant l’absence d’explication sur les raisons pour lesquelles les documents antérieurs à la décision de la SPR n’étaient pas accessibles pour présentation à cette dernière, montrent que les observations concernant la demande d’ERAR n’ont pas été entièrement prises en compte.

[15]  Le défendeur prétend que la demanderesse n’a subi aucun préjudice de l’absence des observations dans le DCT. À la lumière de la décision Torales Bolanos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 388, au paragraphe 52, 199 ACWS (3d) 1267 [Torales Bolanos], le défendeur soutient qu’un DCT incomplet ne constitue pas forcément un motif pour annuler une décision, particulièrement lorsque le décideur a tenu compte des documents en cause et qu’ils sont portés à la connaissance de la Cour. Selon le défendeur, la question principale consiste à juger si le décideur a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve. En l’espèce, le défendeur souligne que la demanderesse a fourni de multiples versions de ses observations, notamment une trousse documentaire datée du 14 novembre 2016 [les observations de 2016], laquelle comprend les observations précédentes de la demanderesse. Le défendeur soutient que les observations de 2016 comprennent tous les éléments pertinents contenus dans les observations de 2015. Selon le défendeur, la protection de l’État était déterminante en l’espèce, et les observations mises à jour de la demanderesse sur cette question litigieuse dans les observations de 2016 englobent les éléments de preuve antérieurs contenus dans les observations de 2015.

[16]  Comme il est mentionné ci-dessus, la question déterminante en l’espèce est de trancher si les lacunes dans le DCT constituent un manquement à l’équité procédurale. La jurisprudence de la Cour a traité d’au moins trois différents types de scénarios soulevés par un DCT lacunaire, dont les suivants :

  1. Un document ne se trouve pas dans le DCT, et l’on ignore si un demandeur l’a soumis. Dans de tels cas, la Cour suppose que les documents contenus dans le DCT sont les documents qui ont été présentés à l’agent d’immigration, à moins d’éléments de preuve démontrant le contraire (voir les décisions Adewale c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1190, au paragraphe 11; 161 ACWS (3d) 790; Varadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 407, aux paragraphes 6 à 8, 431 FTR 198; El Dor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1406, au paragraphe 32, 263 ACWS (3d) 187; et Ogbuchi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 764, aux paragraphes 11 et 12, 268 ACWS (3d) 420).

  2. On sait qu’un document a été correctement soumis par le demandeur, mais il ne se trouve pas le DCT, et il n’est pas clair si le document, pour des raisons échappant au contrôle du demandeur, a été présenté au décideur. Dans ce cas, la jurisprudence veut que la décision soit annulée (voir les décisions Parveen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1999), 168 FTR 103, aux paragraphes 8 et 9, 88 ACWS (3d) 452 (C.F. 1re inst.) [Parveen]; Vulevic, au paragraphe 6; Agatha Jarvis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 405, aux paragraphes 18 à 24, 240 ACWS (3d) 955 [Jarvis]).

  3. On sait qu’un document a été présenté au tribunal, mais il n’est pas présenté à la Cour et il ne peut être examiné. Dans un tel cas, à moins que le document ne soit autrement porté à la connaissance de la Cour, s’il se trouve, par exemple, dans le dossier d’un demandeur (voir les décisions Torales Bolanos, au paragraphe 52; Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 804, aux paragraphes 29 à 32, 437 FTR 138; et Aryaie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 469, aux paragraphes 19 à 27, [2013] ACF no 498), la Cour sera dans l’impossibilité de trancher la légalité de la décision et cette dernière sera annulée, si le document était essentiel à la conclusion faisant l’objet d’un contrôle judiciaire (voir les décisions Kong v Canada (Minister of Employment & Immigration), [1994] FCJ no 101, au paragraphe 21, 73 FTR 204 (C.F. 1re inst.); Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 180, aux paragraphes 24 et 25, 120 ACWS (3d) 1023; Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1003, aux paragraphes 8 et 9, 125 ACWS (3d) 130; Machalikashvili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 622, au paragraphe 9, 149 ACWS (3d) 482; Li, au paragraphe 15).

[17]  L’espèce s’inscrit dans la deuxième catégorie des affaires précitées. On sait que la demanderesse a joint les observations de 2015 à un courriel. Ce courriel se trouve dans le DCT, mais les observations de 2015 ne s’y trouvent pas. On ignore si l’agent a tenu compte des observations de 2015, ou même si elles lui ont été présentées.

[18]  Dans la décision Parveen, où la demanderesse a fait valoir qu’elle avait fourni plusieurs documents à un agent des visas, lesquels ne se trouvaient pas dans le DCT, et où il n’était pas clair s’ils avaient été présentés à l’agent, la Cour a annulé la décision de l’agent, en notant ce qui suit :

[9]  [...] c’est le défendeur qui est maître du dossier présenté à la Cour. Ainsi, tout différend qui survient à cause de lacunes dans le dossier devrait, en général, être interprété contre le défendeur plutôt qu’en sa faveur. À vrai dire, je pense qu’un dossier incomplet pourrait, dans certaines circonstances, constituer un motif suffisant en soi d’annulation d’une décision faisant l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur, en tant que partie devant la Cour et ayant le pouvoir de décider du degré d’exhaustivité des dossiers conservés relativement à ces entrevues, a la responsabilité de garantir que la Cour dispose d’un dossier complet et précis.

[19]  La décision Vulevic est aussi pertinente à l’égard de l’espèce, et elle contient les lignes directrices suivantes :

[5]  Pour les besoins de la présente demande, compte tenu de l’absence d’explication concernant le dossier incomplet, il suffit de considérer que le défendeur n’a eu à sa disposition qu’un dossier incomplet. Faisant honneur à la grande tradition de la profession, l’avocat du défendeur a choisi de ne pas faire valoir un point pour lequel il ne disposait pas d’éléments de preuve solides. Il n’a pas tenté, et ce, à juste titre, de montrer que le fait qu’il manquait plus d’une centaine de pages dans le dossier certifié du tribunal n’avait que peu de poids. Compte tenu des circonstances en l’espèce, la Cour ne peut pas faire autrement qu’en venir à la conclusion qu’un dossier nettement incomplet a été présenté au décideur.

[6]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est accueillie. À son niveau le plus élémentaire, l’équité procédurale exige qu’un demandeur ait la possibilité d’être entendu (audi alteram partem). Lorsque le décideur ne dispose pas d’une demande complète, on peut difficilement prétendre que la partie a été entendue (Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311). Les cinq facteurs de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, qui sont utilisés pour définir la nature de l’obligation d’équité sont davantage de nature « judiciaire » que de nature « politique » ou « législative ». La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est généralement la décision correcte (voir, de façon générale, Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto (Ontario), Carswell, 2013), à la page 7:1620) et, en l’espèce, le processus décisionnel suivi était lacunaire en ce que le demandeur n’a pas eu la possibilité d’être entendu si le décideur ne disposait pas d’une demande complète. Celui qui tranche une affaire doit l’avoir entendue. Par conséquent, l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un réexamen complet. [Non souligné dans l’original.]

[20]  Dans la décision Jarvis, la demanderesse a allégué que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire était déraisonnable, au motif que l’agent d’immigration n’avait pas tenu compte d’une lettre qu’elle avait soumise, laquelle contredisait directement une conclusion de fait tirée par l’agent. Le défendeur a affirmé que la lettre manquante n’aurait pu avoir d’effet déterminant compte tenu des autres conclusions de l’agent. La cour a rejeté les prétentions du défendeur de la manière suivante :

[23]  Il se peut bien que la lettre du fils, eut-elle été considérée par l’agent, n’ait rien changé à sa décision. Mais je ne peux en avoir la certitude. Après tout, il ne s’agit pas ici d’un cas où l’agent a tout simplement omis de considérer une preuve; l’agent en est au contraire arrivé à une conclusion qui va à l’encontre de la preuve soumise. Peut-être y a-t-il de bonnes raisons d’accorder peu de poids à cette lettre, mais il n’appartient pas à cette Cour de spéculer sur l’évaluation qui pourrait éventuellement en être faite. Ce qui est par contre certain, c’est que les allégations du fils de la demanderesse dans sa lettre, confirmées par les propos de sa sœur, sont centrales à l’argumentaire de la demanderesse, et sont pertinentes à l’analyse d’un élément expressément abordé par l’agent dans ses motifs. J’adopte par conséquent le même raisonnement que madame la juge Gauthier dans l’arrêt Machalikashvili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 622, où elle écrivait (au paragraphe 9) :

Comme la Cour l’a fait remarquer dans plusieurs décisions antérieures de la Cour (Kong c. Canada (M.C.I), [1994] A.C.F. no 101; Gill c. Canada (M.C.I), [2003] A.C.F. no 1270; Ahmed c. Canada (M.C.I), [2003] A.C.F. no 254; Li c. Canada (M.C.I), [2006] A.C.F. no 634), un manquement à l’alinéa 17b) justifie l’annulation de la décision si les preuves qui manquent au dossier certifié étaient particulièrement déterminantes pour la décision qui fait l’objet du contrôle. Il ne fait aucun doute que c’est le cas en l’espèce.

[24]  Pour ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et que la demande de résidence permanente pour des motifs humanitaires doit être retournée à un autre agent pour une nouvelle évaluation.

[Non souligné dans l’original.]

[21]  De même, en l’espèce, il n’est pas clair si les observations de 2015 manquantes auraient eu un effet déterminant sur la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, et il n’appartient pas à la Cour de décider si elles auraient modifié l’issue de la demande d’ERAR de la demanderesse.

[22]  Les observations de 2015 sont similaires à celles de 2016, mais elles ne sont en aucun cas identiques. Les observations de 2015 contiennent de nombreux renseignements qui ne se trouvent pas dans les observations de 2016 et elles n’englobent pas ces dernières. Par exemple, les observations de 2015 comptent six pages d’arguments, lesquels ne sont pas présentés dans les observations de 2016, portant sur les raisons pour lesquelles la demanderesse répond aux critères des articles 96 et 97 de la LIPR. En outre, les observations de 2015 contiennent une déclaration sur le critère utilisé pour les nouveaux éléments de preuve, en application de l’alinéa 113a) de la LIPR, de même que deux pages complètes d’explications, absentes des observations de 2016, sur les raisons pour lesquelles les deux contre-interrogatoires sur les affidavits sont pertinents. L’agent a rejeté ces affidavits et d’autres documents antérieurs à la décision de la SPR au motif [traduction] « qu’aucune explication n’a été fournie quant aux raisons pour lesquelles ces documents ne pouvaient être raisonnablement obtenus pour les présenter au tribunal à des fins d’examen, s’ils n’ont pas été effectivement présentés, ou quant aux raisons pour lesquelles la demanderesse a été empêchée de les fournir ». [Non souligné dans l’original.] Ce motif, à mon avis, montre que l’agent ne disposait pas des observations de 2015.

[23]  Je suis d’avis que le processus décisionnel, en l’espèce, a été lacunaire et entaché par l’absence des observations de 2015 de la demanderesse, dans le DCT. L’agent ne disposait pas d’une demande complète. Je n’ai pas la certitude que les observations de 2015 auraient eu une incidence sur la décision de l’agent, et il n’appartient pas à la Cour de se demander de quelle manière ces observations auraient pu ou non influencer la décision de l’agent. Dans les présentes circonstances, il ne serait pas équitable de confirmer une décision dans laquelle certaines des observations de la demanderesse, n’ont pas, apparemment, été prises en compte par l’agent. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est donc accueillie.

IV.  Conclusion

[24]  En l’espèce, la décision de l’agent est annulée parce qu’elle a été rendue d’une manière inéquitable. Il n’est pas nécessaire d’examiner les observations des parties sur la question de savoir si l’agent a incorrectement appliqué le critère utilisé pour les nouveaux éléments de preuve, en application de l’alinéa 113a) de la LIPR, s’il a entravé l’exercice de son pouvoir de discrétion visant à réévaluer les allégations de risque précédentes ou s’il a commis une erreur lors de l’appréciation de la preuve. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il en fasse un nouvel examen conformément aux présents motifs du jugement.

[25]  Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4539-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; la décision de l’agent d’immigration supérieur, datée du 20 juillet 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il en fasse un nouvel examen conformément aux motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4539-17

 

INTITULÉ :

GERELTUYA TOGTOKH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

 

Pour la demanderesse

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Liston

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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