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Date : 20180615


Dossier : IMM-4687-17

Référence : 2018 CF 620

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

WEIZHOU SHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 13 octobre 2017 (la décision) rejetant l’appel du demandeur d’une mesure de renvoi prise contre lui, pour des motifs d’ordre humanitaire, en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Comme nous l’expliquons plus en détail ci-dessous, cette demande est rejetée parce que j’ai conclu que l’évaluation par la SAI des facteurs pertinents de l’appel du demandeur pour des motifs d’ordre humanitaire était raisonnable.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, Weizhou Shen, est un citoyen de la Chine. Il est arrivé au Canada en décembre 2000 en tant qu’étudiant. En juin 2005, sa demande de renouvellement de permis d’études a été rejetée. M. Shen a tenté de rester au Canada par des moyens frauduleux en contractant un mariage de convenance avec une connaissance de sexe féminin en avril 2006. Peu de temps après le mariage, il lui a remis 6 500 $. Il assure qu’il s’agissait d’un cadeau, et non d’un paiement pour le marier. M. Shen a obtenu sa résidence permanente par le biais d’un mariage de convenance en janvier 2008 dans le cadre d’un parrainage au titre de membre de la catégorie du regroupement familial en tant qu’époux de sa femme. Le couple a demandé le divorce en 2013, et le divorce a été achevé en juillet 2017.

[4]  M. Shen est travailleur autonome. Il travaille comme conseiller, guide touristique et déménageur indépendant. Il tire également un revenu de la location de trois propriétés résidentielles dont il est propriétaire au Canada. M. Shen fait du bénévolat et participe aux activités de l’église locale.

[5]  Le fait que M. Shen ait contracté un mariage de convenance a été porté à l’attention des autorités canadiennes de l’immigration, et M. Shen a alors admis s’être marié principalement pour obtenir un statut au Canada. Des poursuites pour fausses déclarations ont été entamées contre lui devant la Section de l’immigration (SI), laquelle a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada au motif de fausses déclarations et a pris une mesure d’exclusion. M. Shen a interjeté appel auprès de la SAI. Il a reconnu la validité juridique de la décision de la SI, mais a soutenu que les motifs d’ordre humanitaire étaient suffisants pour accueillir l’appel.

III.  Décision de la SAI

[6]  La SAI a conclu que la mesure d’exclusion était valide en droit et a examiné si les motifs d’ordre humanitaire soulevés par M. Shen méritaient des mesures spéciales fondées sur les facteurs de Ribic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1985] I.A.B.D. no 4 [Ribic].

[7]  En ce qui concerne la gravité des fausses déclarations et les remords exprimés par M. Shen, la SAI estime que l’admission des fausses déclarations par M. Shen est un facteur positif. Cependant, la SAI a fait observer qu’il ne l’a pas fait de son propre chef, soit avant ou peu après avoir obtenu sa résidence permanente. Il a plutôt admis avoir fait de fausses déclarations uniquement après que ce fait ait été porté à l’attention des autorités de l’immigration et qu’il ait été subséquemment interrogé à ce sujet, six ans après avoir obtenu sa résidence permanente. La SAI a déclaré avoir observé peu de preuves de remords de la part de M. Shen, et a conclu que son admission était de nature intéressée et était [traduction] « trop peu trop tard ». Elle a conclu qu’il aurait dû dire la vérité, à tout le moins, avant d’obtenir la résidence permanente.

[8]  En ce qui a trait à l’établissement au Canada de M. Shen, la SAI a signalé qu’il n’a pas de famille au Canada, mais qu’il a passé la moitié de sa vie ici. Elle fait état de son affirmation selon laquelle il exploite deux entreprises, et fait référence aux licences d’exploitation déposées comme éléments de preuve. Toutefois, la SAI a accordé peu de poids aux entreprises en l’absence d’éléments de preuve corroborant qu’elles sont opérationnelles et ont généré des revenus déclarés à l’Agence du revenu du Canada.

[9]  La SAI a par ailleurs signalé comme facteur positif que M. Shen est propriétaire d’immeubles au Canada, mais a affirmé que, si ce n’avait été de ses fausses déclarations, il n’aurait probablement pas sa résidence permanence à ce moment-là et n’aurait donc pas été en mesure d’acquérir les propriétés. En référence à son bénévolat et à son engagement civil, la SAI a fait observer que M. Shen peut avoir contribué positivement dans sa communauté au Canada, mais elle soutient que cette contribution positive ne fait pas pencher la balance en sa faveur en raison de la gravité de ses actes. La SAI a noté que l’établissement de M. Shen à n’importe quel niveau doit être mesuré et évalué dans le contexte des fausses déclarations. Elle soutient que son établissement n’était pas assez important pour constituer un élément de preuve suffisant et ainsi permettre à la SAI d’exercer sa compétence en équité pour motifs d’ordre humanitaire.

[10]  En ce qui concerne les difficultés, M. Shen a affirmé qu’il vivait depuis longtemps au Canada et qu’il aurait du mal à trouver un emploi en Chine et à réintégrer la société chinoise. La SAI a toutefois fait remarquer qu’il était retourné en Chine chaque année depuis qu’il avait obtenu sa résidence permanente au Canada, que ses parents vivent toujours en Chine et qu’il est resté en contact avec eux. Elle a également observé qu’il parle la langue et qu’il n’existe aucun élément de preuve justifiant son allégation selon laquelle il aurait du mal à trouver un emploi en Chine. La SAI a signalé que M. Shen a également fait des allégations relatives à des problèmes de santé, mais elle y a accordé peu de poids, car aucun document médical ne corrobore ces allégations. Enfin, la SAI a mentionné que M. Shen a une petite amie au Canada avec qui il entretient une relation depuis 2003, mais soutient que rien ne laisse croire que leur relation ne pourrait se poursuivre s’il devait retourner en Chine.

[11]  Enfin, en référence au facteur dans Ribic concernant les meilleurs intérêts de n’importe quel enfant directement touché par la décision, la SAI a fait observer que M. Shen n’a pas d’enfant et n’avait fourni aucun élément prouvant qu’un enfant serait négativement touché si son appel était rejeté.

[12]  En conclusion, la SAI a soutenu que les facteurs d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier la prise de mesures spéciales et à accueillir l’appel.

IV.  Questions en litige

[13]  Le demandeur soumet à la Cour les questions suivantes aux fins d’examen :

  1. La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en établissant une norme impossible pour démontrer les remords, et en faisant de l’interdiction de territoire du demandeur un facteur qui ne pourrait pas être surmonté en raison de motifs d’ordre humanitaire?

  2. La SAI a-t-elle commis une erreur en réfutant le niveau d’établissement du demandeur d’après son interdiction de territoire, et en faisant de l’interdiction de territoire du demandeur un facteur qui ne pourrait pas être surmonté en raison des motifs d’ordre humanitaire?

V.  Norme de contrôle

[14]  Les parties conviennent que la décision doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Toutefois, M. Shen est d’avis qu’en examinant sa première allégation relative à l’évaluation de la SAI quant à ses remords, l’application de la norme de la décision raisonnable par la Cour devrait être éclairée par le raisonnement exprimé par la Cour d’appel de l’Ontario dans E.T. c. Hamilton–Wentworth District School Board, 2017 ONCA 893, au paragraphe 125 :

[traduction]

125  J’hésiterais à appliquer un concept robuste de « norme de décision raisonnable » imputé par une obligation permanente de retenue judiciaire à la décision discrétionnaire d’un décideur de ligne. Il existe un risque réel que les droits du demandeur en application de la Charte ne soient pas compris par le décideur de ligne et que celui-ci n’en tienne pas compte. Je préférerais une application plus sensible du nostrum que « le caractère raisonnable est une norme qui s’adapte au contexte » et qui « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents », comme l’a fait observer le juge Stratas dans Sound c. Canadian Association of Broadcasters, 2017 CAF 138, au paragraphe 34, 148 C.P.R. (4th) 91, citant plusieurs décisions de la Cour suprême. C’est une chose de se reporter à un éducateur concernant du matériel éducatif, mais ça en est une autre de se reporter à un éducateur concernant des questions constitutionnelles.

[15]  Du point de vue de M. Shen, la décision démontre la mauvaise compréhension du concept de remords qui devait être pris en compte dans l’évaluation des facteurs de Ribic et que peu de déférence devrait donc être accordée à l’égard de l’appréciation de ce facteur. Je suis conscient que la question de savoir si une décision donnée est raisonnable peut être influencée par le contexte du type de prise de décision dont il s’agit. Cependant, je ne crois pas que le contexte de la décision actuellement en litige justifie l’application de toute compréhension particulièrement nuancée de la norme de la décision raisonnable. Je traiterai plus en détail, au cours de ces motifs, l’argument de M. Shen selon lequel la SAI a, de façon déraisonnable, examiné le facteur de remords stipulé dans Ribic. Néanmoins, l’application des facteurs de Ribic est au cœur du pouvoir dont dispose un agent d’immigration qui mène une analyse des motifs d’ordre humanitaire réalisée en application de l’article 25 de la LIPR. Je crois donc approprié d’appliquer la norme de la décision raisonnable, y compris d’accorder à l’agent la déférence habituellement prévue par cette norme.

VI.  Analyse

A.  La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en établissant une norme impossible pour démontrer les remords, et en faisant de l’interdiction de territoire du demandeur un facteur qui ne pourrait pas être surmonté en raison de motifs d’ordre humanitaire?

[16]  M. Shen conteste le fait que, en évaluant ses remords, la SAI a critiqué le fait qu’il n’ait pas admis ses fausses déclarations plus tôt ou peu après avoir obtenu sa résidence permanente. Des commentaires à cet égard figurent dans deux parties de la décision. La SAI mentionne d’abord qu’il était positif que M. Shen ait admis ses fausses déclarations à l’agent d’immigration qui enquêtait sur l’authenticité de son mariage, au membre de la SI qui a présidé l’enquête sur l’admissibilité et à la SAI à l’audience de l’appel. Cependant, la SAI formule ensuite des commentaires selon lesquels M. Shen n’avait pas choisi de se manifester de son propre chef avant ou peu après avoir obtenu sa résidence permanente, admettant ses torts uniquement lorsque l’enquête a été amorcée six ans après avoir obtenu ce statut. Plus tard au cours de l’analyse de ses remords, la SAI renvoie à son admission qui était [traduction] « trop peu trop tard » et qui était intéressée, déclarant qu’il aurait dû dire la vérité, tout au moins, avant d’obtenir sa résidence permanente.

[17]  Selon M. Shen, il est contraire au concept de remords, et donc irrationnel, de s’attendre à une démonstration de remords avant la réalisation de l’acte répréhensible en question. Les remords représentent plutôt la reconnaissance qu’un acte précédemment réalisé était répréhensible et indiquent une propension à se réadapter. À l’appui de son point de vue sur la façon dont le concept de remords devrait être compris, M. Shen se fonde sur Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] CSC 12, au paragraphe 66, dans lequel la Cour suprême du Canada explique de quelle façon la SAI devrait évaluer les chances de réadaptation de la personne. Selon la Cour suprême du Canada, la question en litige portée devant la SAI consiste à savoir si les chances de réadaptation sont telles que, seules ou combinées à d’autres facteurs, elles justifient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide.

[18]  Je comprends que les remords représentent une attitude de réforme devant un acte répréhensible déjà commis, plutôt qu’une décision de ne pas commettre l’acte répréhensible en premier lieu. Je ne peux cependant pas conclure à cet égard que le raisonnement de la SAI en l’espèce est irrationnel. M. Shen a amorcé des arrangements pour contracter un mariage de convenance, a conclu l’entente de mariage de convenance, a présenté une demande de résidence permanente de la catégorie du regroupement familial en tant qu’époux de sa femme, puis a bénéficié des avantages du statut de résident permanent en raison du mariage de convenance. Même si les étapes initiales de ce processus ne peuvent être caractérisées que par la mise au point d’une intention de commettre un acte répréhensible, il avait déjà commis l’acte en question au moment de présenter sa demande de résidence permanente fondée sur le mariage de convenance. Il n’a toutefois admis son acte répréhensible qu’au moment de l’enquête des autorités de l’immigration de nombreuses années après avoir obtenu son statut de résident permanent.

[19]  Je ne crois pas non plus que la décision établit une norme impossible pour démontrer les remords, et faire de l’interdiction de territoire de M. Shen un facteur qui ne pourrait pas être surmonté en raison de motifs d’ordre humanitaire. Il fait valoir que l’article 25 de la LIPR a pour objet de justifier la possibilité d’exemption des circonstances, y compris le fait d’avoir obtenu la résidence permanente au moyen de fausses déclarations, et qu’il aurait raison de cet objectif si les remords nécessaires pour faire intervenir l’article 25 ne peuvent être démontrés que par l’admission d’un acte répréhensible avant d’avoir obtenu le statut de résident permanent. Toutefois, l’interdiction de territoire peut découler de fausses déclarations à n’importe quelle étape d’un processus d’immigration, indépendamment du fait que le processus a suivi son cours et du statut qui s’en est ensuivi. Je ne vois rien de déraisonnable à conclure que les remords peuvent être plus facilement démontrés par une reconnaissance précoce de l’acte répréhensible. Je ne crois pas non plus que la décision conclut que les remords peuvent être démontrés uniquement par une admission d’acte répréhensible à une étape initiale d’un tel processus, interdisant ainsi à la personne qui a obtenu un statut de résident permanent au moyen de fausses déclarations de faire preuve de remords. Au lieu de cela, compte tenu des faits en l’espèce, combinés au peu d’éléments de preuve de remords constatés par la SAI, celle-ci n’est pas convaincue que des remords véritables aient été démontrés à l’étape où M. Shen a admis ses fausses déclarations.

[20]  M. Shen se fonde sur Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM-8219-12, 26 juillet 2013 [Lin], dans lequel le juge Heneghan a constaté qu’il était déraisonnable que la SAI se soit attendue à observer des signes de regret dès le moment que la SAI a décrit comme le « début ». Cette affaire comprend également une demanderesse qui avait obtenu le statut de résidente permanente après avoir conclu une entente de mariage de convenance, et qui avait ensuite été soumise à une enquête devant la SI, ce qui a donné lieu à une mesure d’exclusion contre elle. L’analyse de la SAI, que le juge Heneghan a conclu de déraisonnable, est exposée de la façon suivante dans Lin :

Je ne souscris pas à l’argument du conseil de l’appelante selon lequel le témoignage de l’appelante devrait être perçu comme l’expression de remords. J’estime que, si l’appelante avait bel et bien éprouvé des remords, elle aurait dit la vérité aux agents d’Immigration dès le départ. Au contraire, elle a choisi d’user du plein potentiel du système d’immigration et a continué la mascarade jusqu’à ce qu’elle constate que tous les témoignages supplémentaires qu’elle aurait pu présenter quant au déroulement des événements ne seraient d’aucune utilité. J’estime que tout témoignage supplémentaire de sa part à cet égard aurait probablement obscurci davantage la situation; cependant, je ne suis pas prête à dégager d’un aveu que l’appelante éprouvait du remords.

[21]  Je suis d’accord avec l’allégation du défendeur selon laquelle la constatation dans Lin représente une conclusion des faits de cette affaire en particulier et qu’elle ne devrait pas être considérée comme un principe général indiquant que la SAI ne peut pas prendre en compte le moment d’un aveu dans l’évaluation des remords du demandeur. Je remarque que, dans Thavarasa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 625, au paragraphe 23, le juge O’Reilly a conclu que la conclusion de la SAI, à savoir qu’un demandeur n’éprouvait pas de remords, était raisonnable dans les circonstances où il a admis avoir fait de fausses déclarations seulement après qu’un agent d’immigration l’ait mis en présence d’une preuve contradictoire. De même, en l’espèce, la SAI a observé peu d’éléments de preuve de remords dans le désir de M. Shen d’admettre ses fausses déclarations seulement après que les agents d’immigration aient débuté leur enquête sur son mariage de convenance. J’estime que cet aspect de la décision est raisonnable.

B.  La SAI a-t-elle commis une erreur en réfutant le niveau d’établissement du demandeur d’après son interdiction de territoire, et en faisant de l’interdiction de territoire du demandeur un facteur qui ne pourrait pas être surmonté en raison des motifs d’ordre humanitaire?

[22]  M. Shen allègue que la SAI a commis une erreur de droit en se fondant sur ses fausses déclarations pour réduire le poids accordé à son établissement au Canada. Il met l’accent notamment sur la propriété d’immeubles au Canada et soutient que la SAI n’accorde aucun poids à son établissement fondé sur ces propriétés en raison de la conclusion de la SAI qu’il n’aurait pas été en mesure d’en faire l’achat sans ses fausses déclarations.

[23]  Tout d’abord, M. Shen allègue que l’analyse de la SAI est illogique, car il n’est pas nécessaire d’être résident permanent pour faire l’achat de biens réels au Canada. Cet argument n’a guère de fondement. Conformément aux allégations du défendeur, et selon le raisonnement de la SAI, M. Shen a fait l’achat de biens réels à l’endroit où il vivait et il vivait ici parce qu’il avait réussi à obtenir sa résidence permanence par des moyens frauduleux. Je ne trouve pas ce raisonnement déraisonnable.

[24]  M. Zhang allègue également que ce raisonnement s’apparentant à celui de la SAI en l’espèce a été jugé comme représentant une erreur susceptible de révision dans d’autres espèces. Il se fonde sur la décision dans Jiang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 413 [Jiang], dans laquelle le juge Simpson a conclu que la SAI s’est trompée dans l’appréciation d’un degré d’établissement d’un demandeur en comptant deux fois les fausses déclarations du demandeur. En l’espèce, la SAI avait utilisé les fausses déclarations pour réduire le poids attribuable au facteur d’établissement, puis les a utilisées une autre fois en tant que facteur négatif dans le poids final de tous les facteurs. Dans Lin, en plus des conclusions de remords présentées ci-dessus, le juge Heneghan s’est fondé sur Jiang en concluant que la SAI a commis une erreur en minimisant l’établissement au Canada du demandeur sur le fondement qu’il découlait de ses fausses déclarations.

[25]  Par contre, dans Ngyuen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 [Ngyuen], aux paragraphes 31 à 34, le juge Brown a renvoyé au principe général, c’est-à-dire que les demandeurs ne doivent pas être récompensés pour avoir passé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient pas le droit de le faire. Le juge Brown maintient que la décision pour motifs d’ordre humanitaire, faisant l’objet d’un examen dans Ngyuen, est raisonnable, ce qui attribue peu d’importance à l’établissement de la demanderesse sur le fondement qu’elle n’aurait pas pu s’y établir sans avoir acquis son statut d’immigrante par des moyens frauduleux. Dans la décision en l’espèce, la SAI s’est fondée sur des passages de Ngyuen, y compris l’énoncé suivant au paragraphe 35 :

[...] Selon moi, la violation n’imprègne pas la décision; l’agent a plutôt examiné dans quel cas cette violation était pertinente. En faire abstraction reviendrait à permettre à toutes les personnes qui entrent illégalement au Canada d’être évaluées comme si elles y étaient entrées légalement, ce qui, selon la jurisprudence de notre Cour, n’est pas un droit pour ces demandeurs.

[26]  M. Shen allègue que Ngyuen n’entre pas en conflit avec Jiang et Lin, mais se distingue plutôt comme une décision fondée sur les faits propres en l’espèce. Le défendeur adopte un point de vue similaire et se fonde sur les décisions dans Dhaliwal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157 [Dhaliwal] et Wang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 705 [Wang], lesquelles distinguent expressément Jiang. Dans Wang, le juge LeBlanc a reconnu le principe dans Jiang, selon lequel [traduction] il s’agit d’une erreur susceptible de révision s’il compte en double les fausses déclarations, mais se fonde sur les paragraphes 106 à 108 de la décision du juge Boswell dans Dhaliwal en distinguant Jiang. Le juge Boswell a expliqué que le processus d’évaluation prévu par l’application de motifs d’ordre humanitaire est un exercice qualitatif, non pas quantitatif, et qu’il n’est pas une erreur de comparer des facteurs positifs et négatifs entre eux plutôt que d’ajouter les facteurs positifs, puis soustraire les négatifs.

[27]  À mon avis, Jiang se distingue de la même manière en l’espèce. Dans la partie pertinente de la décision, la SAI fait observer que le fait que M. Shen est propriétaire d’immeubles au Canada constitue un facteur positif. La SAI a par ailleurs déclaré comme facteur positif que M. Shen est propriétaire d’immeubles au Canada, mais a affirmé que, si ce n’avait été de ses fausses déclarations, il n’aurait probablement pas sa résidence permanence à ce moment-là et n’aurait donc pas été en mesure d’obtenir les propriétés. S’apparentant à Ngyuen, un tel énoncé n’est pas en soi une erreur susceptible de révision. La SAI poursuit en constatant que M. Shen peut bien avoir dans une certaine mesure contribué positivement à sa communauté au Canada, mais elle fait observer que tout bon acte doit être soupesé au regard de sa violation grave de la LIPR. La SAI déclare que, en raison de la gravité de ses actes, la contribution positive de M. Shen dans sa communauté au Canada ne fait pas pencher la balance en sa faveur. La SAI conclut que les réalisations de M. Shen sur le plan de l’établissement à tout niveau doivent être mesurées et évaluées en fonction du contexte de fausses déclarations, et que son établissement n’est pas suffisamment important pour que la SAI lui accorde une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[28]  Je conclus que cette analyse ne démontre pas le compte en double des fausses déclarations. Elle n’accorde aucun poids à son établissement, puis réduit ce poids en se fondant sur les fausses déclarations avant de soupeser les facteurs. Plutôt, la SAI soupèse l’établissement par rapport aux fausses déclarations et conclut qu’il ne fait pas pencher la balance. Il pourrait avoir été préférable que la SAI ait accordé du poids à l’établissement et additionné tous les facteurs positifs, puis qu’elle les ait comparés avec les fausses déclarations. Cependant, comme il a été expliqué dans Dhaliwal, ce n’est pas une erreur susceptible de révision si la SAI a effectué son analyse comme elle l’a fait.

[29]  Je ne peux pas non plus conclure que les fausses déclarations vicient la décision d’une manière qui la rende déraisonnable ou que la SAI a élevé les fausses déclarations comme un facteur à un niveau qui les rend impossibles à surmonter dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire. Je suis conscient que la SAI renvoie aux fausses déclarations pas seulement dans le contexte de l’analyse de son établissement, mais également dans son évaluation des remords de M. Shen, en exprimant ses points de vue relativement à la gravité des fausses déclarations en soi, et en arrivant à sa décision de rejeter l’appel. Cependant, j’arrive à la même conclusion que celle du juge Brown dans Ngyuen, c’est-à-dire que les fausses déclarations étaient évaluées dans les situations où elles étaient pertinentes.

[30]  Enfin, M. Shen renvoie à la déclaration insouciante de la SAI lorsqu’elle a exprimé sa conclusion en déclarant qu’elle prenait en compte les meilleurs intérêts d’un enfant directement touché par la décision. Il offre cette déclaration pour soutenir son point de vue, selon lequel la SAI a été cavalière dans son approche de sa demande. LA SAI a toutefois mentionné expressément que M. Shen n’est pas marié et n’a pas d’enfant, et n’avait fourni aucun élément prouvant qu’un enfant serait négativement touché si son appel était rejeté. Le renvoi de la SAI au fait de prendre en compte les meilleurs intérêts d’un enfant représente une expression du processus qu’elle devait entreprendre et ne sous-entend pas qu’elle avait perdu de vue les facteurs et les éléments de preuve qui étaient pertinents à l’appel particulier de M. Shen.

VII.  Question à certifier

[31]  À l’audition de la présente demande, l’avocat de M. Shen a fourni aux fins d’examen à la Cour la question potentielle suivante pour la certification relative à l’appel :

[traduction] Si, contrairement aux dispositions législatives d’un droit d’interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire, un résident permanent qui a obtenu la résidence permanente au moyen de fausses déclarations est visé par une interdiction de compter sur des motifs d’ordre humanitaire.

[32]  Le défendeur s’oppose à la certification de cette question. En effet, l’avocat de M. Shen a déclaré qu’il considérait comme peu probable que la décision concernant cette demande de contrôle judiciaire soulève cette question, à moins que la Cour ne décide d’accorder l’autorité à Ngyuen concernant un principe qu’un résident permanent qui a obtenu son statut au moyen de fausses déclarations est visé par une interdiction d’interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire. Je n’interprète pas Ngyuen de cette manière, et je ne repose ma décision sur aucune interprétation de la sorte de la jurisprudence applicable. Par conséquent, la question proposée ne serait pas déterminante de l’issue d’un appel en l’espèce, et il ne serait donc pas opportun de la certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4687-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4687-17

INTITULÉ :

WEIZHOU SHEN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mai 2018

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 15 juin 2018

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

Pour le demandeur

Brad Gotkin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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