Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180615


Dossier : IMM-4937-17

Référence : 2018 CF 619

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ZHIKUN ZHAO

QIQIN LIU

KEYI ZHAO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 30 octobre 2017 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, par laquelle la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Comme je l’expliquerai de manière plus détaillée ci-après, cette demande est accueillie, parce que j’ai conclu que la SPR a commis une erreur dans son analyse de l’authenticité de l’assignation à comparaître déposée par les demandeurs pour appuyer leur requête. Comme cette analyse a influé de façon significative sur l’évaluation faite par la SPR de la crédibilité des demandeurs, l’erreur dans l’analyse met en doute le caractère raisonnable de la décision de la SPR.

II.  Résumé des faits

[3]  Les demandeurs forment une famille et sont originaires de la Chine. La demanderesse principale est une femme nommée Qiqin Liu et les demandeurs secondaires sont son mari, Zhikun Zhao, et leur fille, Keyi Zhao. Leurs allégations sont les suivantes :

[4]  Mme Liu a commencé à pratiquer le Falun Gong en décembre 2010 avec une amie, pour l’aider avec ses problèmes de santé liés à deux avortements forcés qu’elle avait subis. Mme Liu a commencé à assister à des réunions du groupe avec son amie en 2011. M. Zhao s’est joint à elles en décembre 2011, pour soulager ses problèmes d’hypertension.

[5]  En juillet 2012, la famille est venue en Amérique du Nord pour des vacances. Ils ont passé deux semaines aux États-Unis avant de venir au Canada pour rendre visite à la sœur de Mme Liu; ils sont arrivés au Canada le 17 juillet. Le 22 juillet, ils ont reçu un appel téléphonique des parents de M. Zhao en Chine, les informant que des agents du Bureau de la sécurité publique de Chine (BSP) s’étaient présentés à la maison des parents où les demandeurs vivaient auparavant, qu’ils étaient à la recherche du couple, et qu’ils avaient laissé une sommation aux parents de M. Zhao, adressée au couple et les enjoignant de se présenter en cour. Les agents ont informé les parents de M. Zhao que le BSP avait fait une descente dans une réunion de leur groupe du Falun Gong, arrêté trois membres de leur groupe, et appris de ces membres que Mme Liu et M. Zhao participaient aux activités du groupe. Le couple a plus tard appris que leur fille avait été expulsée de l’école en raison de leur appartenance au Falun Gong.

[6]  Les membres de la famille ont demandé asile au Canada le 5 septembre 2012, disant craindre d’être persécutés en raison de leur foi s’ils retournaient en Chine. Leur demande d’asile reposait sur le fait que le couple avait par le passé pratiqué le Falun Gong en Chine et qu’ils continuaient de pratiquer le Falun Gong au Canada, et que leur fille s’était maintenant jointe à eux.

III.  Décision de la SPR

[7]  Pour appuyer leur demande d’asile, les demandeurs ont présenté une copie de la sommation qui, selon leurs affirmations, a été remise aux parents de M. Zhao. S’appuyant sur la preuve de la situation dans le pays, la SPR a estimé que ce document s’apparentait davantage à un chuanpiao, qui fonctionne comme une assignation à comparaître délivrée par un tribunal à un témoin, plutôt qu’au type de sommation que délivre le BSP aux personnes qu’il souhaite arrêter. La SPR a conclu que la sommation n’était pas authentique et que c’était là une raison valable de rejeter le document comme élément de preuve montrant que le BSP souhaitait arrêter les demandeurs adultes. Elle a aussi tiré une inférence défavorable au sujet de la crédibilité des demandeurs.

[8]  La SPR a en outre douté de la crédibilité des allégations des demandeurs, parce qu’il n’y avait aucune preuve que le BSP ait fait un suivi, après le défaut de comparaître des demandeurs en réponse à la sommation reçue, et parce que Mme Liu n’a pas posé de questions à ce sujet, ni au sujet de ce qui était arrivé aux membres de son groupe du Falun Gong après leur arrestation. La SPR a estimé que cette absence de questions ne concordait pas à ce qu’on pourrait raisonnablement s’attendre d’une personne dans la situation de Mme Liu.

[9]  La SPR a accordé peu de crédit au document déposé en preuve selon lequel leur fille a été expulsée en raison de leur pratique du Falun Gong, étant donné qu’elle avait déjà tiré la conclusion, en faisant référence au chuanpiao, que les demandeurs avaient démontré qu’ils étaient prêts à déposer de faux documents pour appuyer leur demande d’asile. Elle a jugé qu’il était plus probable que la demanderesse mineure ait été expulsée de l’école parce qu’elle ne s’est pas inscrite au début de l’année scolaire.

[10]  La SPR s’est ensuite penchée sur l’affirmation des demandeurs, selon laquelle leur voyage en Amérique du Nord avait un but purement touristique et que n’eût été de l’appel téléphonique reçu, ils seraient normalement retournés en Chine. La SPR a cité les nombreux antécédents de voyage du demandeur et souligné le fait que M. Zhao avait obtenu des permis de résidence temporaire pour eux avant de quitter la Chine. La SPR a conclu qu’étant donné tout ce qu’ils ont fait pour s’établir comme adeptes du Falun Gong en Chine, les demandeurs avaient probablement toujours eu l’intention de venir au Canada et avaient utilisé le processus de demande d’asile pour faciliter leur immigration.

[11]  Les demandeurs ont également présenté une demande d’asile sur place relativement à leur pratique du Falun Gong au Canada. Toutefois, la SPR a accordé peu de poids aux lettres déposées en leur nom, parce que les auteurs des lettres n’étaient pas présents à l’audience en tant que témoins. Elle a aussi conclu que les éléments de preuve faisant état de la présence des demandeurs aux réunions ne prouvaient pas qu’ils étaient d’authentiques pratiquants et a estimé qu’ils n’avaient réussi à prouver que leurs activités au Canada auraient pu attirer l’attention des autorités chinoises.

[12]  La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à prouver, qu’en raison de leur appartenance au Falun Gong, ils seraient exposés à un risque grave de persécution, ou qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture ou de faire face à des menaces pour leur vie ou à des traitements ou peines cruels et inusité, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  Les demandeurs affirment que la décision de la SPR soulève les deux questions générales suivantes que la Cour doit examiner :

  1. Est-ce que la SPR a commis une erreur en tirant la conclusion que les demandeurs n’étaient pas d’authentiques adeptes du Falun Gong et ne sont pas recherchés par le BSP?

  2. Est-ce que la SPR a commis une erreur en tirant la conclusion que les demandeurs ne sont pas des réfugiés sur place?

[14]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, que ces questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable.

V.  Discussion

[15]  Même si les demandeurs soulèvent de nombreux arguments pour appuyer leur position, selon laquelle la décision de la SPR est déraisonnable, ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire est liée à la conclusion de la SPR, selon laquelle le document qui aurait été remis aux parents de M. Zhao n’était pas authentique, et à l’incidence de cette conclusion sur la crédibilité des demandeurs.

[16]  La SPR a conclu, d’après la preuve de la situation au pays, que le document présenté par les demandeurs pour appuyer leur demande d’asile était conforme à un chuanpiao, une assignation à comparaître délivré par un tribunal à un témoin, et ne correspondait pas au type de sommation délivrée aux personnes que le BSP entend arrêter. Les demandeurs ne contestent pas cette conclusion. La logique utilisée par la SPR à la suite de cette conclusion était que la délivrance d’une assignation à comparaître non coercitive de cette nature n’était pas cohérente avec l’allégation des demandeurs selon laquelle le BSP souhaitait les arrêter. Je n’ai pas de problème avec cette logique en particulier, puisqu’il est raisonnable de conclure que les éléments de preuve selon lesquels les demandeurs adultes ont été convoqués comme témoins n’appuient pas leur allégation que le BSP souhaitait les arrêter pour des activités illégales.

[17]  Toutefois, j’éprouve des difficultés avec la logique de la conclusion de la SPR qui a suivi, selon laquelle le chuanpiao déposé en preuve par les demandeurs n’est pas un document authentique. Comme l’a avancé leur avocat, les demandeurs ne sont pas des spécialistes de la machine juridique employée par les tribunaux et les services de police de la Chine. L’effet du chuanpiao et la question de savoir s’il appuie les allégations des demandeurs selon lesquelles ils seraient en danger s’ils retournaient en Chine sont des conclusions qui, si elles sont raisonnables, relèvent de la compétence de la SPR. Une incohérence entre les allégations de risque des demandeurs d’asile et leurs documents à l’appui peut signifier que ces allégations ne sont pas prouvées. Toutefois, ce n’est pas la même chose qu’une incohérence entre l’exposé des faits des demandeurs d’asile et leurs documents à l’appui, qui pourrait servir à mettre en doute la crédibilité des demandeurs. Selon le dossier qui m’a été soumis, je ne constate aucune incohérence entre les exposés des faits des demandeurs et la délivrance d’un chuanpiao qui pourrait raisonnablement soutenir une conclusion défavorable quant à l’authenticité du document ou à la crédibilité des demandeurs.

[18]  Le Formulaire de renseignements personnels (FRP), déposé par Mme Liu à titre de demanderesse principale à la SPR, décrivait de la façon suivante comment et quand ils ont appris la présence du BSP à la maison des parents de M. Zhao :

[traduction] [...] Vers 22 h le soir du 22 juillet 2012, nous avons reçu un appel des parents de mon mari disant que des agents du BSP étaient venus à notre maison et qu’ils nous cherchaient, moi et mon mari. Lorsque les parents de mon mari ont demandé aux agents du BSP pour quelle raison ils nous cherchaient, ils ont répondu à mes beaux-parents qu’ils avaient fait une descente à la réunion du groupe du Falun Gong le 22 juillet 2012 et arrêté mon amie Zhang Jing et deux autres adeptes et que les personnes arrêtées ont parlé au BSP de notre engagement dans la pratique du Falun Gong. Le BSP a laissé une sommation aux parents de mon mari nous accusant de participer à des activités illégales du Falun Gong. […]

[19]  Mme Liu a aussi témoigné devant la SPR et a décrit l’événement dans les mots suivants :

[traduction] Donc, le 22 juillet, à 22 h – ce qui veut dire qu’il était 10 h le matin en Chine et que c’était le 23 juillet, – mon mari a reçu un appel de ses parents disant que le BSP était venu, voulait nous capturer et nous avait aussi envoyé une assignation à comparaître.

[20]  Même si ces extraits du FRP et du témoignage montrent clairement une crainte d’être arrêtés ou capturés par le BSP, ils concernent essentiellement le résumé que fait Mme Liu de ce que les parents de M. Zhao ont dit au couple au téléphone. Les demandeurs et les parents de M. Zhao sont tous des novices quand il est question de la machine juridique de la Chine, et ces affirmations représentent leur interprétation de l’effet du chuanpiao et des intentions du BSP. Si les demandeurs avaient attribué aux agents du BSP, lesquels connaissent sans doute les processus légaux disponibles, des déclarations au sujet de leurs intentions ou de l’effet du chuanpiao incompatibles avec l’utilisation de ce type d’assignation, cela aurait pu soutenir une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Toutefois, à mon avis, le dossier n’indique pas la présence du type d’incohérence qui pourrait raisonnablement soutenir une conclusion selon laquelle le chuanpiao n’est pas authentique et les demandeurs ne sont pas crédibles. En tirant cette conclusion, je souligne que la conclusion de la SPR concernant le chuanpiao reposait uniquement sur ce que je considère comme un raisonnement erroné, comme je l’ai expliqué plus haut, et non sur des incohérences dans le document lui-même. La SPR a conclu que le document ne correspondait pas aux exemples d’un chuanpiao présentés dans la preuve objective sur la situation au pays.

[21]  Comme je l’ai souligné précédemment, je ne vois aucune erreur dans le raisonnement de la SPR dans la mesure où il est interprété de façon à conclure que la délivrance du chuanpiao n’appuie pas l’allégation de risque des demandeurs. Toutefois, la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile des demandeurs ne reposait pas sur le fait que le chuanpiao ne constituait pas un document suffisamment corroborant. La décision de rejeter la demande d’asile était plutôt liée à la conclusion selon laquelle le chuanpiao n’était pas authentique, et à l’incidence majeure qu’a eu cette conclusion sur l’évaluation faite par la SPR de la crédibilité des demandeurs. Il est manifeste d’après la décision de la SPR que la conclusion selon laquelle les demandeurs avaient déposé un faux document a contribué à ses doutes quant à la provenance ou à la fiabilité de l’avis d’expulsion envoyé par l’école de la demanderesse mineure, à la conclusion que les demandeurs adultes n’étaient pas d’authentiques adeptes du Falun Gong en Chine, et à la conclusion que la preuve de leur pratique au Canada n’était pas suffisante pour établir le bien-fondé d’une demande d’asile sur place. Par conséquent, ayant constaté une erreur susceptible de révision dans l’analyse faite par la SPR de l’authenticité du chuanpiao, j’estime que le caractère raisonnable de la décision globale est mis en doute, et que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[22]  Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4937-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Section de la protection des réfugiés constitué différemment pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4937-17

INTITULÉ :

ZHIKUN ZHAO, QIQIN LIU, KEYI ZHAO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2018

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 15 juin 2018

COMPARUTIONS :

John Gravel

Pour les demandeurs

Suzanne M. Bruce

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.