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Date : 20180613


Dossier : T-1244-17

Référence : 2018 CF 616

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2018

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

ANGELINA COMMANDA,

NICOLE BERNARD, TOM SARAZIN,

GREG SARAZIN, en leur propre nom et au nom des membres des ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN qui appuient la présente demande

demandeurs

et

LE CHEF ET LE CONSEIL DE BANDE DES ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN d’avant le 25 mars 2017 (voir la liste ci-jointe) et le CHEF ET LE CONSEIL DE BANDE DES ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN d’après le 25 mars 2017 (voir la liste ci-jointe) à l’annexe A

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le 25 mars 2017, la Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan (l’APFN) a tenu un scrutin en vue d’élire le chef et le conseil de bande (l’élection). À l’issue de l’élection, un certain nombre d’appels ont été interjetés auprès de la commission d’appel de l’APFN. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions rendues par la commission d’appel le 12 juillet 2017, qui a rejeté les appels interjetés par Greg Sarazin au sujet de l’élection.

[2]  L’avis de demande en l’espèce cite expressément les deux appels interjetés par Greg Sarazin et ne renvoie qu’en termes généraux aux autres appels qui ont aussi été rejetés par la commission d’appel. Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs demandaient également le contrôle judiciaire du rejet, par la commission d’appel, des appels interjetés par Angelina Commanda, Nicole Bernard et Tom Sarazin (les autres appels), même si le délai de présentation prescrit par le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales, LRC (1985), c F-7 était expiré. Le jour de l’audience, les demandeurs ont présenté un avis de requête en vue d’obtenir une prorogation de délai pour permettre à la Cour d’instruire les autres appels avec celui de M. Sarazin dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]  Le délai de signification de cette requête était toutefois expiré selon l’article 362 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106; de plus, cette requête risquait de porter préjudice aux défendeurs et serait peut-être résolue par le règlement de la présente demande de contrôle judiciaire. La requête en prorogation de délai a donc été reportée jusqu’au prononcé du jugement en l’espèce, auquel moment les demandeurs pourront décider s’ils souhaitent introduire à nouveau cette requête à la Cour sur présentation d’un dossier en bonne et due forme.

[4]  Deux jours après l’audience, les demandeurs ont informé la Cour qu’ils avaient l’intention de déposer une requête exigeant que je me récuse pour crainte raisonnable de partialité, en raison de commentaires que j’avais formulés vers la fin de l’audience. Pour les motifs qui suivent, cette requête est rejetée.

II.  Contrôle judiciaire

A.  Énoncé des faits

[5]  L’APFN est régie par un code électoral coutumier, en application de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5. Des élections ont lieu tous les trois ans pour élire un chef et six conseillers, conformément au code électoral coutumier de 2010 des Algonquins de Pikwakanagan (le Code) et aux règles relatives aux avis et aux procédures du code électoral coutumier, adoptées en application de la requête no 10-112 (les Règles).

[6]  Lors de l’élection de 2017, les candidats sortants, le chef Kirby Whiteduck et le conseiller Jim Meness, ont été réélus. Greg Sarazin, qui s’était présenté au poste de chef de bande contre M. Whiteduck, a interjeté appel de l’élection auprès de la commission d’appel dans deux appels distincts.

[7]  Le Code prévoit les motifs d’appel suivants :

[traduction]

13.3 Dans les quarante-cinq (45) jours suivant la publication des résultats du scrutin, tout candidat ou électeur, qui a des motifs raisonnables de croire :

a) qu’il y a eu des manœuvres frauduleuses à l’égard de cette élection;

b) qu’il y a eu infraction au Code;

qui pourraient influencer les résultats de l’élection, peut interjeter appel par écrit auprès de la commission d’appel compétente.

Les Règles reformulent ces motifs comme suit : [traduction]

22.1 Un électeur, qui a exercé son droit de vote et qui a des motifs raisonnables de croire :

22.1.1 qu’il y a eu infraction au code électoral coutumier ou aux règles relatives aux avis et aux procédures d’élection, qui pourrait influencer les résultats de l’élection;

22.1.2 qu’il y a eu des manœuvres frauduleuses qui ont influencé, ou qui pourraient influencer, les résultats de l’élection, peut, dans les quarante-cinq (45) jours suivant le jour du scrutin, interjeter appel en faisant parvenir à la commission d’appel, par courrier recommandé, un avis d’appel ainsi qu’une déclaration solennelle énonçant les motifs de l’appel et comportant la signature de dix (10) électeurs qui appuient l’appel.

[8]  Dans l’appel interjeté le 3 mai 2017 (l’appel Whiteduck), M. Sarazin alléguait que M. Whiteduck avait commis, durant l’élection, des manœuvres frauduleuses qui avaient influencé les résultats, en contravention des dispositions du Code et des Règles relatives au traitement des bulletins de vote postaux.

[9]  Les faits à l’origine de l’appel Whiteduck ne sont pas contestés. Trois jours avant l’élection, une électrice qui vivait hors réserve a pris des dispositions afin que M. Whiteduck lui apporte quatre trousses de scrutin postal. Après que les bulletins ont été remplis par l’électrice et les membres de sa famille, un tiers a livré les bulletins remplis au bureau de scrutin.

[10]  Dans l’appel interjeté le 4 mai 2017 (l’appel Meness), M. Sarazin alléguait que M. Meness avait enfreint les Règles en soulevant, durant une assemblée de mise en candidature, une affaire personnelle à propos de laquelle il avait obtenu des renseignements de manière inappropriée grâce à son poste de conseiller.

[11]  Là encore, les faits sous-jacents ne sont pas contestés. MM. Meness et Sarazin étaient tous deux candidats à l’élection. Durant l’assemblée de mise en candidature, M. Meness a laissé entendre que M. Sarazin n’avait pas remboursé des sommes dues à l’APFN.

[12]  M. Sarazin avait été conseiller et représentant algonquin lors des négociations de traité de 2007-2008, deux fonctions pour lesquelles il a été rémunéré. Le chef et le conseil de bande avaient accepté, à titre informel, que les conseillers remboursent les indemnités reçues de l’APFN et ils ont informé l’APFN de leur intention. Cependant, M. Sarazin, alors conseiller, n’a remboursé aucun montant à l’APFN. M. Meness a par la suite précisé publiquement que M. Sarazin n’était pas tenu légalement de le faire, mais qu’il en avait tout au moins l’obligation morale.

[13]  Bien que le Code stipule que la commission d’appel doit être nommée avant le jour de l’élection, ses trois membres ont été nommés le 11 avril 2017. La commission d’appel a rejeté l’appel Whiteduck et l’appel Meness par voie de deux lettres datées du 12 juillet 2017.

[14]  Dans l’appel Whiteduck, la commission d’appel a jugé qu’il n’y avait eu aucune manœuvre frauduleuse ni aucune infraction au Code ou aux Règles. Le Code et les Règles ne précisent pas si un électeur peut remettre des trousses de scrutin à un autre électeur, ou si une personne autre que l’électeur peut livrer les bulletins remplis au bureau de vote. La commission d’appel a jugé qu’autoriser la livraison de bulletins autrement que par la poste était conforme aux pratiques antérieures, aux droits de vote prévus par le Code, à l’« objet » des Règles, ainsi qu’au droit de vote reconnu par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11. Elle a conclu que les allégations de M. Sarazin, selon lesquelles M. Whiteduck avait pris part à un complot, que les bulletins de vote avaient été falsifiés ou que des bulletins avaient été livrés en grandes quantités au bureau de vote, étaient non fondées.

[15]  Dans l’appel Meness, la commission d’appel a jugé que M. Meness n’avait pas commis de manœuvres frauduleuses et n’avait pas influencé le résultat final de l’élection. La commission d’appel a refusé de trancher la question quant à savoir si la déclaration de M. Meness concernant le défaut de M. Sarazin de rembourser l’APFN constituait une question personnelle ou une question liée aux affaires de la bande, et n’a formulé aucune conclusion concernant quelque infraction aux Règles. Comme les renseignements communiqués par M. Meness provenaient d’un document accessible au public, la commission d’appel a jugé que M. Meness n’avait pas abusé de son pouvoir à titre de conseiller.

[16]  En l’espèce, la demande porte sur le contrôle judiciaire de deux décisions (et même davantage, ainsi qu’il est indiqué précédemment). Bien que la règle générale veuille que le contrôle judiciaire se limite à une seule décision, il est à la fois pratique et efficace d’examiner deux décisions lors d’un même contrôle judiciaire.

B.  Questions en litige

[17]  Les questions à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire s’énoncent comme suit :

  • a) La commission d’appel a-t-elle été dûment constituée?

  • b) La décision de la commission d’appel concernant l’appel Whiteduck était-elle raisonnable?

  • c) La décision de la commission d’appel concernant l’appel Meness était-elle raisonnable?

C.  Norme de contrôle

[18]  La norme de contrôle applicable à la décision rendue par une commission d’appel relativement à l’application d’un code électoral est celle de la décision raisonnable : Lewis c. Nation Gitxaala, 2015 CF 204, au paragraphe 15, 476 FTR 63; D’Or c. St. Germain, 2014 CAF 28, aux paragraphes 5 et 6, 459 NR 197.

[19]  Comme les décisions font appel aux connaissances et à l’expertise que possède la commission d’appel sur les normes et pratiques de la communauté, et qu’il s’agit d’une décision interne portant sur les lois électorales d’une communauté, il convient, eu égard au respect que l’on doit aux peuples autochtones en ce qui a trait à la gouvernance de leurs affaires internes, de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision de la commission, tout en s’assurant qu’elle appartient aux issues raisonnables possibles.

[20]  Les questions d’équité procédurale, notamment quant à savoir s’il y a crainte raisonnable de partialité, doivent être examinées en regard de la norme de la décision correcte : Johnny c. Adams Lake Indian Band, 2017 FCA 146, au paragraphe 19, 281 ACWS (3d) 3 [Johnny].

D.  Analyse

(1)  La commission d’appel

(a)  Nomination

[21]  L’article 12.3 du Code prévoit que [traduction] « le Conseil nomme, au moins 40 jours avant la date du scrutin, trois personnes de la commission d’appel qui instruiront les appels relatifs aux résultats de l’élection ». Les demandeurs ont fait valoir que, puisque la commission d’appel a été nommée après l’élection, et non au moins 40 jours avant comme l’exige l’article 12.3 du Code, la commission n’a pas été dûment constituée et ses décisions sont invalidées.

[22]  Cet argument des demandeurs a déjà été examiné et il a été rejeté.

Ainsi, dans Sparvier c. Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 CF 142, à la page 156, 1993 CarswellNat 808 (WL Can) (TD) [Sparvier], le juge Rothstein a formulé d’importantes directives sur cette question :

À mon avis, il est important que le tribunal d’appel soit élu avant la réunion de présentation des candidats pour qu’il soit en place pendant tout le processus électoral afin de traiter les questions qui relèvent de sa compétence. Si le tribunal d’appel doit être constitué avant la réunion de présentation des candidats, c’est peut-être aussi pour que ses membres, dès le début, évitent de prendre part, de façon partisane, à l’élection. Cependant, ni l’une ni l’autre de ces raisons ne font croire que les délais prévus pour l’élection du tribunal d’appel aient une telle importance que leur inobservation, contraire à l’alinéa 6(4)a), doive entraîner la nullité juridique des actes d’un tribunal d’appel élu après une réunion de présentation des candidats.

À mon avis, le tribunal, une fois constitué, peut néanmoins entendre des appels même s’il a été élu après le commencement du processus électoral. Si un membre constate qu’il est devenu le partisan d’un candidat de sorte que cela soulève une crainte raisonnable de partialité, il devrait décliner son élection au tribunal d’appel.

Le fait d’invalider les actes d’un tribunal d’appel du seul fait qu’il a été élu après la date de la présentation des candidats pourrait très bien entraîner, pour des membres de la bande qui n’ont aucun contrôle sur ceux chargés de faire respecter la Loi, une injustice ou des inconvénients graves. Je suis convaincu que la disposition en vertu de laquelle le tribunal d’appel doit être élu avant la réunion de présentation des candidats est, d’après l’économie de la Loi, directive et non impérative, et que le non-respect de cette disposition n’a pas empêché le tribunal d’appel d’être dûment constitué. En outre, le non-respect de cette disposition n’invalide pas le processus électoral ou les actes ou ordonnances du tribunal d’appel.

[23]  Dans l’arrêt Première Nation d’Ermineskin c. Minde, 2008 CAF 52, au paragraphe 37, 168 ACWS (3d) 225, la Cour d’appel fédérale a indiqué que la question de savoir si une exigence législative possède un caractère directif ou impératif « doit être analysée à la lumière de l’objet de la loi à l’étude et de l’action particulière que l’on cherche à faire invalider ». Il s’agit donc de déterminer si l’article 12.3 du Code est directif ou impératif eu égard à l’objet du Code et aux décisions de la commission d’appel que l’on cherche à invalider.

[24]  En l’espèce, l’objet du Code est de réglementer l’élection du chef et du conseil de bande, conformément aux règles coutumières de sélection des dirigeants.

Selon l’article 12.1 du Code, le rôle de la commission d’appel est [traduction] « de siéger et d’instruire les affaires et les appels touchant l’ensemble des lois et des codes élaborés [par l’APFN] », ce qui inclut les appels concernant les élections interjetés aux termes de l’article 13.3 du Code et de l’article 22.1 des Règles.

[25]  En l’absence d’appels, il n’y aurait aucune raison de nommer une commission d’appel et l’objet du Code serait respecté. Les décisions en litige ont rejeté deux appels concernant l’élection et constituent des actions fondamentales qui s’inscrivent dans le mandat de la commission d’appel. L’article 12.3 du Code définit la procédure et le délai pour la formation de la commission d’appel. Invalider les décisions de la commission d’appel, uniquement parce qu’elle n’a pas été nommée dans le délai prescrit, constituerait une injustice et occasionnerait des inconvénients graves pour les membres de l’APFN qui comptent sur le processus d’appel pour assurer la légitimité de l’élection.

[26]  Par conséquent, dans ces circonstances, l’article 12.3 du Code est directif et non impératif et, pour des motifs comparables à ceux invoqués dans Sparvier, le non-respect de cette disposition n’invalide pas les actions de la commission d’appel.

(b)  Crainte raisonnable de partialité

[27]  Les demandeurs allèguent qu’une crainte raisonnable de partialité ou de conflit d’intérêt existait dès la nomination des trois membres de la commission d’appel.

[28]  La première allégation concerne un des membres de la commission d’appel, Andre Carle; selon cette allégation, ce membre affichait une partialité en faveur des candidats déjà en poste aux élections car, un an avant l’élection, il avait signé une pétition dans laquelle il s’opposait à une tentative d’un groupe du nom des « Grand-mères de Pikwakanagan » qui cherchait à démettre le chef et le conseil de bande de leurs fonctions.

[29]  Cette pétition lancée en avril 2016 visait une initiative non liée au processus d’élection; il ne s’agissait pas d’une déclaration visant à s’opposer à une contestation légitime lors de l’élection de mars 2017. Aucun élément de preuve ne laisse croire que M. Carle a examiné les appels de M. Sarazin en ayant un esprit fermé ou d’une manière qui pourrait laisser croire à une personne raisonnable qu’il a agi ainsi.

[30]  La deuxième allégation concerne les deux autres membres de la commission d’appel, Lois Lavelley et Sandra Nash, à qui l’on reprochait d’être en situation de conflit d’intérêts en raison de leur emploi au sein de l’APFN. Cette allégation reposait sur une déclaration de Lois Lavelley durant les procédures de la commission d’appel, qui a dit que le Code serait modifié après l’élection [traduction] « [s]i on ne nous congédie pas d’abord », et utilisé l’expression « grand chef » pour faire référence au chef Whiteduck. Il était également allégué que M. Whiteduck aurait influencé la décision de la commission d’appel, par l’envoi d’une lettre de réponse à l’appel de M. Sarazin rédigée sur du papier portant l’en-tête officiel de l’APFN.

[31]  Sandra Nash travaillait dans un centre culturel et un musée et Lois Lavelley travaillait dans un établissement de soins; ces deux établissements sont affiliés à l’APFN et financés en partie ou intégralement par l’APFN. Les tribunaux ont établi que la question de la crainte raisonnable de partialité doit être examinée en tenant compte du contexte propre à la communauté touchée. La nature et la taille de ces communautés doivent être prises en compte dans l’analyse et l’application de cette règle de droit.

[32]  Dans l’arrêt Johnny, la Cour d’appel fédérale a souscrit au raisonnement énoncé dans Sparvier et privilégié une approche réaliste pour l’application de cette règle de droit dans les petites communautés comme l’APFN : [traduction]

[41]  Les règles visant les élections n’empêchent pas les employés d’une bande d’adhérer au comité communautaire. Seuls les membres du conseil de bande ou les candidats à une élection ne peuvent pas être élus membres du comité communautaire. En conséquence, je suis d’accord avec la conclusion de la Cour fédérale voulant que le simple fait qu’un membre du comité communautaire soit à l’emploi de la bande ne constitue pas une source de crainte raisonnable de partialité. Il faut qu’il y ait un conflit d’intérêt réel dans un cas donné (motifs, au paragraphe 41). Cela est conforme au raisonnement dans la décision Sparvier c. Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 F.C.R. 142, [1994] 1 C.N.L.R. 182, (F.C.T.D.), dans laquelle le juge Rothstein a écrit, aux pages 167 et 168 :

[...] il ne me semble pas réaliste de s’attendre à ce que les membres du tribunal d’appel, qui résident dans la réserve, n’aient eu aucun contact social, familial ou commercial avec un candidat à une élection. […]

Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d’organismes décisionnels comme tribunal d’appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu’un membre de l’organisme décisionnel avait avec l’un ou l’autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l’a affirmé l’avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l’élection autonome des gouvernements de bandes.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  La Cour d’appel fédérale a expliqué plus en détail ce principe du « conflit d’intérêt » et confirmé l’application du principe de la « crainte raisonnable de partialité » aux paragraphes 42 et 43 de la décision, mais a défini le critère du « caractère raisonnable » en fonction des réalités d’une petite communauté. La Cour fédérale a poussé plus loin cette réflexion dans Michel c. Tribunal de révision de la collectivité de la bande d’Adams Lake, 2017 CF 835, 283 ACWS (3d) 681 :

[34]  Bref, dans l’optique d’une collectivité autochtone peu nombreuse, le simple fait qu’un membre d’une entité administrative ait un lien familial ou professionnel avec d’autres personnes visées d’une façon quelconque par les questions en litige n’entraîne pas directement ou invariablement une crainte raisonnable de partialité. Voilà justement la situation dans laquelle nous nous retrouvons : chaque membre du tribunal est lié par ses fonctions ou sa famille aux membres siégeant au tribunal ou au conseil ou encore participant à l’administration de la bande. Les membres d’un tribunal servant des bandes peu nombreuses ne peuvent éviter d’avoir des amis et des proches intervenant dans l’administration de la bande ou au conseil, et le simple fait de tels liens ne soulève pas de crainte raisonnable de partialité. Ce qu’il faut plutôt pour dépasser ce seuil, c’est un conflit réel, par exemple un intérêt financier dans l’issue du différend ou des membres de la famille proche qui sont directement touchés par les allégations en cause.

[Non souligné dans l’original.]

[34]  Le dénigrement d’un ou de plusieurs membres de la commission d’appel et la formulation de simples allégations à leur endroit ne suffisent pas pour appuyer l’argument des demandeurs.

[35]  Par conséquent, le seul fait de travailler pour un organisme de Pikwakanagan affilié à l’APFN est insuffisant, en soi, pour donner lieu à une crainte raisonnable de partialité. Les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve établissant un réel conflit d’intérêts entre le fait de travailler au centre culturel ou à l’établissement de soins et les appels de M. Sarazin, ni aucun élément de preuve permettant à une personne bien renseignée, qui a étudié la question en profondeur d’une manière réaliste et pratique, de conclure qu’il était plus probable qu’improbable que les membres de la commission d’appel fassent preuve de partialité. De plus, aucune allégation de partialité due à l’emploi n’a été soulevée devant la commission d’appel, ce qui réduit encore plus la possibilité pour les demandeurs de le faire maintenant : Majidigoruh c. Jazz Aviation LP, 2017 CF 295, au paragraphe 37, 278 ACWS (3d) 130.

[36]  Le commentaire du membre de la commission d’appel [traduction] « si on ne nous congédie pas d’abord » a été formulé dans le cadre d’une discussion sur la modification du Code, et non en lien avec la décision à prendre ou aux conséquences qui pourraient en découler. Comme l’ont laissé entendre les défendeurs, le membre semblait faire référence à son poste au sein de la commission d’appel, et non à son emploi à l’établissement de soins. De même, rien n’indique que le fait de qualifier M. Whiteduck, qui avait été chef pendant trois ans et qui venait d’être réélu, de [traduction] « grand chef » témoigne d’une crainte de perdre son emploi si l’appel de M. Sarazin devait être accueilli. Enfin, la lettre de M. Whiteduck a été présentée dans le cadre du processus de la commission d’appel qui consiste à remettre une copie de l’appel aux personnes qui y sont désignées afin de leur donner l’occasion d’y répondre. Rien dans cette lettre ne laisse croire à une menace ou à une influence inacceptable à l’égard du processus décisionnel de la commission d’appel.

[37]  En relevant des commentaires formulés dans le cadre de discussions internes, il faut admettre que de telles discussions peuvent être ponctuées de commentaires amicaux, humoristiques ou sarcastiques qui ne signifient pas nécessairement qu’il y a matière à allégation de partialité.

[38]  Je conclus donc qu’aucune question liée à la composition de la commission d’appel n’a eu pour effet de vicier les décisions de la commission ou n’a donné lieu à un manquement à l’équité procédurale.

(2)  L’appel Whiteduck – Bulletins de vote

[39]  L’APFN compte environ 1 850 électeurs admissibles, dont seulement 350 vivent dans la réserve. Les personnes qui vivent hors réserve peuvent exercer leur droit de vote grâce au processus de vote postal.

[40]  Le Code et les Règles définissent la procédure à suivre pour le vote postal. L’article 11.3 du Code prévoit que les bulletins de vote postaux [traduction] « sont envoyés par la poste à tous ceux qui en font la demande ». L’article 12.1 des Règles précise que les bulletins de vote postaux sont envoyés sur demande aux [traduction] « électeurs qui résident à Pikwàkanagàn ».

[41]  Selon l’article 11.2 des Règles, le fonctionnaire électoral envoie par la poste, au moins 35 jours avant l’élection, la trousse de scrutin postal aux électeurs qui en ont fait la demande. Le droit électoral coutumier tel que codifié ne prévoit rien dans le cas des électeurs qui vivent hors réserve et qui ne présentent pas de demande en vue d’obtenir un bulletin de vote postal ou qui en font la demande moins de 35 jours avant l’élection. De même, aucune disposition ne stipule que les bulletins de vote postaux ne peuvent être délivrés autrement que sur demande d’un électeur vivant dans la réserve.

[42]  En ce qui a trait à la livraison des bulletins de vote postaux, l’article 12.3.5 des Règles mentionne qu’un électeur [traduction] « peut voter par vote postal en : [...] remettant son bulletin de vote postal au fonctionnaire électoral ou en le lui faisant parvenir par la poste » avant la fermeture des bureaux de scrutin, le jour de l’élection. L’utilisation du verbe « peut » laisse entendre qu’il s’agit d’une disposition facultative, plutôt qu’impérative; aucune autre ligne directrice ne précise comment doivent être envoyés les bulletins de vote postaux.

[43]  Dans la pratique, le fonctionnaire électoral a envoyé par la poste un bulletin de vote postal à tous les membres de l’APFN, vivant dans la réserve ou hors réserve, pour lesquels il avait une adresse. Un électeur peut demander une trousse de scrutin postal pour lui ou pour un autre membre votant, et le recevoir autrement que par la poste; de plus, il n’existe aucune restriction quant à la manière dont la trousse de scrutin postal peut être retournée au bureau de vote.

[44]  Les demandeurs soutiennent que diverses infractions au Code et aux Règles, portant sur des questions allant de l’admissibilité des candidats aux heures de scrutin, ont été observées durant le déroulement de l’élection, et que ces infractions ont influencé l’issue du scrutin. Ces allégations, qui sont énoncées en détail dans les autres appels, ne font pas, à juste titre, l’objet du présent contrôle judiciaire.

[45]  Les demandeurs ont fait valoir que, puisque la question du traitement inadéquat des bulletins de vote postaux avait été soulevée dans l’appel Whiteduck, il serait également justifié de soulever en l’espèce d’autres présumées infractions concernant la distribution et le traitement des bulletins. Je ne suis pas de cet avis. Ces allégations n’ont pas été soulevées par M. Sarazin dans son appel, et ne font pas partie de la décision de la commission d’appel qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[46]  Il convient ici d’expliquer la situation de l’électrice qui a demandé à M. Whiteduck de lui apporter les trousses de scrutin postal. Cette électrice voulait voter aux élections, et elle avait le droit de le faire, mais elle avait des problèmes de mobilité. De plus, elle vivait à Renfrew, et non Pikwakanagan; donc, conformément à l’article 12.1 des Règles, elle ne pouvait pas demander qu’un bulletin de vote postal lui soit envoyé. Et même si elle avait résidé à Pikwakanagan, comme il ne restait plus que trois jours avant l’élection, le fonctionnaire électoral n’aurait pas pu lui faire parvenir son bulletin par la poste 35 jours avant le jour de l’élection, comme le prévoit l’article 11.2 des Règles. Sa situation la plaçait clairement dans la zone grise du Code et des Règles.

[47]  La commission d’appel a raisonnablement conclu que, dans ce contexte, le fait qu’un électeur apporte des bulletins de vote postaux à un autre électeur pour qu’il les remplisse, et qu’un autre électeur livre ensuite les bulletins de vote remplis au bureau de scrutin, n’allait à l’encontre d’aucune disposition du Code ou des Règles, était conforme aux pratiques antérieures et favorisait le droit de vote des membres de l’APFN conformément aux objectifs du Code et des Règles. Les motifs de la commission d’appel témoignent de la justification de la décision, ainsi que de sa transparence et de son intelligibilité.

[48]  Le raisonnement de la commission d’appel commande la déférence, car il repose sur des facteurs pertinents ainsi que sur l’expertise et les connaissances qu’a la commission de la communauté.

[49]  La commission d’appel a également conclu à l’absence de complot mettant en cause M. Whiteduck et qui témoignerait de manœuvres frauduleuses. La commission d’appel a mentionné que M. Sarazin avait allégué que certains de ses propres partisans avaient participé à la manipulation et à l’altération des bulletins de vote dans le cadre de ce présumé complot. Le dossier appuie le caractère raisonnable de la conclusion quant à l’absence de complot. M. Whiteduck ne s’est pas rendu au bureau de l’APFN pour obtenir les bulletins de vote postaux; à la demande de l’électrice, il a récupéré les bulletins de vote chez sa sœur, afin de les apporter à l’électrice. Enfin, les bulletins de vote postaux n’ont été remplis par l’électrice et sa famille qu’après le départ de M. Whiteduck et ont été rapportés au bureau de scrutin, non pas par M. Whiteduck mais par l’ami de l’électrice.

[50]  Bien que l’on puisse croire à un vice de forme lorsqu’une personne autre que l’électeur dépose plusieurs bulletins de vote à la fois, cette pratique n’est pas contraire au droit électoral coutumier codifié dans le Code et les Règles, et aucun élément de preuve n’indique qu’il y ait eu réellement falsification ou conduites malveillantes; il ne s’agit que de vagues hypothèses de la part des demandeurs. La décision de la commission d’appel de conclure à l’absence de manœuvres frauduleuses appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[51]  Par conséquent, la décision de la commission d’appel dans l’appel Whiteduck est raisonnable.

(3)  L’appel Meness – Allégation d’affaire personnelle

[52]  Selon l’article 8.3 des Règles, les questions qui sont posées aux candidats lors d’une assemblée de mise en candidature [traduction] « doivent porter sur les affaires de la bande et non sur des questions personnelles ». Durant l’assemblée de mise en candidature, M. Meness a fait allusion aux sommes que M. Sarazin avait accepté de rembourser à l’APFN lorsqu’il était conseiller, mais qu’il n’a finalement pas remboursé. Dans son appel, M. Sarazin a fait valoir qu’il s’agissait d’une référence inadmissible à une question personnelle et que M. Meness avait obtenu ces renseignements par un usage abusif de ses pouvoirs de conseiller, des allégations que les demandeurs ont réitérées dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[53]  L’article 22.1 des Règles énonce comme suit les motifs d’appel [traduction] : a) manœuvres frauduleuses pouvant influencer les résultats de l’élection ou b) violation du Code ou des Règles pouvant influencer les résultats de l’élection. Comme M. Sarazin a interjeté appel en invoquant ces deux motifs, la commission d’appel devait les examiner tous les deux.

[54]  En ce qui a trait au premier motif, la commission d’appel a conclu que M. Meness n’avait pas commis de manœuvres frauduleuses. Le directeur des finances a confirmé à la commission d’appel que le rapport du vérificateur, qui contenait des renseignements sur les fonds versés à l’APFN, est un document accessible au public.

[55]  Les demandeurs prétendaient que ce document n’était pas accessible au public, parce que les comptables agréés qui l’ont préparé ont indiqué, dans le document d’attestation, que le rapport a été [traduction] « préparé dans le but uniquement d’aider le chef et le conseil de bande à s’acquitter de leurs responsabilités et qu’il ne devrait pas être cité ni servir à d’autres fins ».

Cependant, la divulgation du rapport du vérificateur aux membres de la communauté semble s’inscrire dans les exigences de transparence et de responsabilité financières, qui font partie des responsabilités du chef et du conseil de bande. La conclusion de la commission d’appel sur ce point n’est d’aucune façon déraisonnable.

[56]  En ce qui a trait au deuxième motif, la commission d’appel a refusé de statuer et d’indiquer si la déclaration faisait référence à une question personnelle, en contravention de l’article 8.3 des Règles :

[traduction]

Dans le cadre de votre appel, vous demandez à la commission d’appel de rendre une décision et de déterminer s’il s’agissait bien d’une question personnelle. Cependant, une telle décision donnerait l’impression de cautionner ou d’appuyer votre position selon laquelle, selon vos propres mots, vous n’aviez plus à rembourser la Première Nation car vous n’étiez plus conseiller, même si les sommes en question avaient été obtenues alors que vous occupiez un poste de représentant élu, ou serait ainsi perçue.

Il incombe à chaque candidat d’exposer ses arguments aux membres votants. Nous, de la commission de l’appel, avons conclu qu’il appartient à chaque électeur de se former sa propre opinion sur de telles questions et de voter selon ses propres convictions. La commission d’appel n’a absolument aucun droit ni aucune obligation d’imposer une opinion aux électeurs.

[57]  Les défendeurs ont fait valoir que la commission d’appel avait, de ce fait, implicitement conclu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire personnelle et qu’il appartenait aux électeurs de trancher cette question pertinente.

[58]  Cette position ne peut être admise. Premièrement, la commission d’appel a explicitement indiqué qu’elle refusait de se prononcer quant à savoir si la déclaration concernait une question personnelle ou une question liée aux affaires de la bande, et qu’on ne pouvait pas dans ce cas déduire qu’elle avait inféré le contraire. Deuxièmement, même si une affaire personnelle pouvait s’avérer une question très pertinente pour décider quel candidat aurait l’appui des électeurs, l’article 8.3 des Règles interdit de soulever ce type de questions durant une assemblée de mise en candidature.

[59]  En refusant de statuer sur la déclaration de M. Meness, quant à savoir si elle faisait référence à une question personnelle ou à une question liée aux affaires de la bande, la commission d’appel, par son rejet de l’appel, a jugé dans les faits que cela n’avait eu aucune incidence sur les résultats de l’élection.

[60]  Autre élément important, dans les conclusions finales de sa décision, la commission d’appel a déclaré ce qui suit : [traduction] « nous, les membres de la commission d’appel, concluons que Jim Meness n’a pas commis de manœuvres frauduleuses en lien avec l’élection et qu’il n’a pas influencé le résultat final de l’élection ».

[61]  L’article 22.1.1 des Règles prévoit qu’un électeur peut interjeter appel [traduction] « s’il y a eu infraction au code électoral coutumier ou aux règles relatives aux avis et aux procédures d’élection, qui pourrait influencer les résultats de l’élection ». Le libellé de cette disposition permet à la commission d’appel de rejeter l’appel Meness au motif que, même s’il y a eu infraction aux Règles, cela n’a eu aucune incidence sur le résultat de l’élection. L’utilisation du mot « et » dans la décision laisse entendre que la conclusion selon laquelle cela n’a pas influencé le résultat de l’élection s’applique aux deux motifs de l’appel.

[62]  On peut donc en déduire que la commission d’appel a conclu que la déclaration de M. Meness n’a pas influencé le résultat final de l’élection, qu’elle ait ou non constitué une violation de l’article 8.3 des Règles.

[63]  Dans la mesure où la Cour doit faire des observations sur les questions pour déterminer si elles relèvent des « affaires de la bande » ou de « questions personnelles », il était loisible à la commission d’appel de conclure que les commentaires concernaient une question liée aux affaires en cours.

[64]  Le dossier fait mention d’un communiqué rédigé par M. Sarazin en 2006, alors qu’il était conseiller, intitulé [traduction] « Le point sur les négociations » et signé par le « chef et le conseil de bande »; ce bulletin, qui a été envoyé aux membres de l’APFN, mentionnait ce qui suit : [traduction] « [l]es jours où des honoraires et des indemnités nous sont versés à même le budget alloué aux représentants algonquins aux négociations, nous rembourserons le montant de nos honoraires normaux payés à même les sommes allouées par l’administration publique à la Première Nation ». La documentation sur les fonds versés à l’APFN montre que M. Sarazin n’a pas remboursé ces sommes.

[65]  Selon l’article 8.3 des Règles, les questions qui sont posées aux candidats doivent porter sur des questions liées aux affaires en cours et non sur des questions personnelles. Ces termes ne sont toutefois pas définis dans les Règles. Dans ce contexte, cette disposition interdit aux électeurs, lors d’une assemblée de mise en candidature, de poser aux candidats des questions n’ayant aucun lien avec la gouvernance de la bande, par exemple des griefs interpersonnels ou des questions de nature intime ou privée. Cette disposition vise à réduire les points de discorde dans une petite communauté.

[66]  M. Sarazin s’était porté candidat au poste de chef de bande. La déclaration de M. Meness durant l’assemblée de mise en candidature a soulevé la question visant à savoir si M. Sarazin avait touché une « double rémunération » durant son mandat et elle mettait en opposition la déclaration publique de M. Sarazin lorsqu’il était conseiller et ses actions subséquentes. Cette question, qui concernait les responsabilités de M. Sarazin lorsqu’il était conseiller au sein de ce même conseil de bande dont il cherchait aujourd’hui à se faire élire au poste de chef, était fondamentalement « liée aux affaires de la bande » et manifestement pertinente pour les électeurs appelés à évaluer la capacité de ce candidat à remplir ces fonctions. On ne peut raisonnablement pas qualifier cette affaire de question purement personnelle n’ayant aucun lien avec la mise en candidature de M. Sarazin au poste de chef.

[67]  Lorsqu’une seule interprétation ou solution est envisageable, suivant les circonstances et la preuve au dossier, et que toute autre interprétation serait déraisonnable, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et ne pas renvoyer l’affaire au décideur administratif : Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, au paragraphe 66, [2004] 1 RCS 3; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 44, 341 DLR (4th) 710. La seule conclusion raisonnable à laquelle la commission d’appel pouvait en arriver, c’était que la déclaration de M. Meness concernait une question liée aux affaires de la bande et ne contrevenait pas à l’article 8.3 des Règles.

[68]  Par conséquent, je n’infirme pas la décision de la commission d’appel concernant l’appel Meness.

E.  Conclusion

[69]  Ce sont là les motifs du rejet de la demande de contrôle judiciaire.

III.  Requête en récusation

[70]  Cette requête en récusation a été introduite par les demandeurs, à la suite de commentaires formulés durant un échange entre la Cour et l’avocat durant la réponse présentée lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, et plus particulièrement de la phrase « honi y soit qui mal y pense » qui a été utilisée par la Cour dans le contexte des manœuvres frauduleuses durant le scrutin. Selon les demandeurs, ces commentaires ont soulevé une crainte raisonnable de partialité.

A.  Énoncé des faits

[71]  Dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, au paragraphe 37, [2015] 2 RCS 282 [Commission scolaire du Yukon], la Cour suprême du Canada a réaffirmé le critère pour établir une crainte raisonnable de partialité, critère qui avait d’abord été énoncé par le juge dissident de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, 68 DLR (3d) 716, puis repris dans l’arrêt Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, au paragraphe 26, [2003] 1 RCS 303 :

[I]l s’agit de savoir si une personne raisonnable et bien renseignée, qui serait au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes et qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, conclurait que la conduite du juge fait naître une crainte raisonnable de partialité [...] [L]a question est difficile à évaluer et nécessite un examen méticuleux et complet de l’instance. Il faut considérer l’ensemble du dossier afin de déterminer l’effet cumulatif des transgressions ou irrégularités.

[Références omises]

[72]  L’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité judiciaire, mais aussi celle de l’administration de la justice toute entière; elle ne doit donc pas être formulée à la légère : R c. S (R.D.), [1997] 3 RCS 484, au paragraphe 113, 151 DLR (4th) 193 [S (R.D.)]. Le critère à remplir pour réfuter la présomption d’impartialité judiciaire est élevé : Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, au paragraphe 16, [2013] 2 RCS 357; Langstaff c. Marson, 2014 ONCA 510, au paragraphe 40, 375 DLR (4th) 637.

[73]  Avant de conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, le demandeur doit démontrer qu’une personne raisonnable et bien renseignée serait convaincue que les éléments de preuve établissent clairement que le juge n’aborde pas l’affaire avec un esprit ouvert et équitable : S (R.D.), aux paragraphes 49 et 114. Le comportement contesté doit être examiné d’une manière « contextuelle et fonction des faits » : Commission scolaire du Yukon, au paragraphe 26.

[74]  Les commentaires litigieux en l’espèce ont été prononcés durant les derniers moments de l’audience. Vers la fin des observations formulées en réponse, l’avocat des demandeurs a fait valoir que diverses infractions au Code et aux Règles avaient été commises en lien avec le processus de distribution et de collecte des bulletins de vote postaux. L’échange visé par la présente requête s’énonce comme suit et a coïncidé avec la fin de l’audience : [traduction] 

M. SWINWOOD : [...] [...] Le membre votant n’a pas livré ses bulletins de vote en personne ou par la poste au fonctionnaire électoral. Je sais que nous avons déjà parlé de la livraison des bulletins et de toute cette question, mais ce qui pose toujours problème dans ce contexte c’est qu’il semble y avoir irrégularité lorsque plus d’un bulletin est rapporté à la fois.

  LA COUR :  Il existe une phrase magnifique en français. Je crois que cette phrase est « on y soi [sic] qui mal y pense ». C’est-à-dire, ceux qui pensent le mal, font le mal.

M. SWINWOOD : Si je comprends bien --

LA COUR : Je crois que vous cherchez le mal --

M. SWINWOOD : En fait, ce que je comprends, c’est que l’expression « on y soi [sic] qui mal y pense » signifie celui qui pense le mal fait le mal.

LA COUR : Oui, c’est cela.

M. SWINWOOD : Et aussi honte à lui --

LA COUR : En d’autres mots, c’est ce que vous recherchez -- il s’agit d’une personne qui recherche le mal.

M. SWINWOOD : Et bien, non. Non, c’est --

LA COUR : Et cela semble être l’essentiel de votre affaire. Bien franchement, Monsieur, vous semblez ne faire rien de plus que de dénigrer des gens sans fournir de preuve tangible d’infraction.

M. SWINWOOD : Il existe des éléments de preuve tangibles sur la manière dont les bulletins de vote ont été traités. Voilà comment ont été traités les bulletins de vote, et l’agent électoral peut en témoigner. Comment peut-on dire que cela n’est pas une preuve, monsieur le juge Phelan?

LA COUR : Et bien, il vous reste cinq minutes avant que vous ne vous transformiez en citrouille.

M. SWINWOOD : Je ne veux pas me transformer en citrouille! Cette annexe constitue un élément de preuve qui a été obtenu d’une agente électorale ayant signé un affidavit et qui fait partie du dossier d’instruction qui vous a été présenté. Merci.

LA COUR : Parfait, merci. Ce fut une bonne journée qui ne devait en fait être qu’une demi-journée. Vous connaîtrez ma décision en temps opportun. Merci beaucoup.

[75]  Dans son affidavit, M. Sarazin a déclaré que cet échange lui avait donné l’impression que la Cour avait tranché la question sans avoir dûment pris en compte le dossier qui lui avait été présenté et les observations des avocats et que la Cour était partiale à l’encontre des demandeurs. Les déclarations [traduction] « il s’agit d’une personne qui recherche le mal » et « [c]eux qui pensent le mal font le mal » lui ont donné l’impression que la Cour considérait que les demandeurs étaient malveillants.

[76]  L’Ordre de la Jarretière a été fondé en 1348 par le roi Edward III et sa devise, « Honi soit qui mal y pense », signifie honte à celui qui y voit du mal. Cette devise apparaît sur les armoiries royales du Royaume-Uni ainsi que sur plusieurs symboles canadiens, résultat de notre héritage colonial, notamment le bâton d’orateur porté par l’huissier du bâton noir et les insignes de régiments militaires canadiens.

[77]  Dans son affidavit, M. Sarazin a fait valoir que la phrase « Honi soit qui mal y pense » est [traduction] « une expression qui témoigne de la mentalité colonialiste dans laquelle ont été élaborées les politiques visant à dominer les peuples autochtones ». Les demandeurs ont fait valoir que cette phrase avait ravivé une [traduction] « question sensible » entre les Autochtones et les personnes qui administrent les institutions colonialistes au Canada et agité le spectre des mauvais traitements qui ont été infligés aux peuples autochtones du Canada. Ce spectre incluait l’évocation de mauvais traitements tels que les mauvais traitements de la part des autorités coloniales, et plus particulièrement les sévices subis dans les pensionnats et autres tragédies et traumatismes du genre.

[78]  Les demandeurs ont également fait valoir que le commentaire de la Cour, [traduction] « l’essentiel de votre affaire [...] [...] [a pour effet] de dénigrer des gens sans fournir de preuve tangible d’infraction », indiquait que l’affaire avait déjà été tranchée et que la devise française avait créé une crainte raisonnable de partialité.

[79]  Les défendeurs ont fait valoir que, dans ce contexte, la Cour cherchait par cet échange à donner aux avocats l’occasion de présenter des éléments de preuve pour appuyer la position des demandeurs. Après leur avoir fourni une définition de la devise française, la Cour a déclaré ce qui suit aux demandeurs : [traduction] « vous semblez ne faire rien de plus que de dénigrer des gens sans fournir de preuve tangible d’infraction ». L’avocat des demandeurs a répliqué en invoquant les éléments de preuve d’un agent électoral et a ainsi profité de l’occasion pour aider la Cour dans ses délibérations.

[80]  Les défendeurs ont aussi fait valoir qu’un commentaire incisif, en particulier celui qui offre à l’avocat l’occasion de répondre aux préoccupations de la Cour, ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité : Hennessey c. Canada, 2016 CAF 180, 267 ACWS (3d) 479 [Hennessey]; Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 184 FTR 320, au paragraphe 8, 261 NR 40 (CAF); Nowoselsky c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1065, aux paragraphes 87 et 88, 317 FTR 197; Continuing Care Employers’ Bargaining Association c. AUPE, 2002 ABCA 148, au paragraphe 2, 303 AR 137. En l’espèce, la Cour a demandé aux avocats de présenter des éléments de preuve pour appuyer leurs arguments durant les derniers instants de l’exposé de la réponse. Le choix de ce moment, et le fait que la requête du demandeur concernant les autres appels a été suspendu plutôt que rejeté, confirment que l’audience a été abordée avec un esprit ouvert.

B.  Analyse

[81]  Le contexte dans lequel ont été formulés les commentaires en litige en l’espèce est important. L’échange a eu lieu durant les derniers moments de l’audition d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions rendues par la commission d’appel au sujet de l’élection du chef et du conseil de bande de l’APFN. Les deux parties sont membres de l’APFN; il ne s’agit donc pas d’une affaire où des préjugés et des stéréotypes inconscients pourraient jouer en défaveur d’une partie. Le fait que les commentaires ont été formulés à la fin de l’audience, en invitant les demandeurs à présenter des éléments de preuve pour appuyer leurs allégations, contribue encore davantage à dissiper les perceptions de fermeture d’esprit ou de résultat préconçu.

[82]  Il est souvent plus équitable pour une partie de lui exposer une question qui préoccupe la Cour que de trancher l’affaire sans lui donner une dernière occasion d’aborder cette question litigieuse.

[83]  Comme l’ont fait remarquer les défendeurs, un commentaire acerbe qui donne à l’avocat l’occasion d’aller au fond du problème ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité. La Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit dans l’arrêt Hennessey :

[16]  Selon l’appelant (voir le par. 35 de son mémoire des faits et du droit), la première journée du procès, la Cour fédérale a demandé avec insistance à son avocat où étaient les éléments de preuve appuyant l’idée d’une [traduction] « grosse conspiration ». À supposer que la Cour fédérale ait prononcé ces mots, ils doivent être examinés en contexte.

[17]  La Cour fédérale — consciente de la nécessité de régler les litiges de façon expéditive et économique, comme il est énoncé à l’article 3 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 — avait entièrement le droit de poser ce genre de question. Une personne raisonnable, sensée et bien renseignée ne considérerait pas que ces mots expriment un préjugé relativement au dossier de l’appelant. Au contraire, cette personne jugerait qu’il s’agit d’une intervention visant à encourager l’appelant à en venir aux vraies questions en litige. À supposer que la Cour fédérale ait prononcé les mots litigieux, il s’agissait d’un exemple de saine gestion des instances, et non de partialité.

[18]  L’appelant laisse entendre également (au par. 35 de son mémoire des faits et du droit aussi) que la Cour fédérale a fait preuve de partialité en exprimant de la frustration après plusieurs jours d’audience en raison de l’absence totale de preuve appuyant la thèse de l’appelant. Du point de vue de la personne raisonnable, sensée et bien renseignée, la Cour visait ainsi à encourager l’appelant à produire des éléments de preuve pertinents et à en venir au fait. Il s’agissait là encore d’un exemple de saine gestion des instances, et non de partialité.

[84]  De même, une personne raisonnable, sensée et bien renseignée considérerait que les commentaires en litige dans la présente requête visaient à encourager les demandeurs à présenter des éléments de preuve pertinents et à en venir au fait, le cas échéant. Une personne raisonnable n’aurait pas l’impression que ces commentaires se voulaient une évaluation personnelle visant à faire paraître les demandeurs comme étant malveillants.

[85]  Personne ne conteste le fait que le colonialisme au Canada a eu des effets négatifs et durables sur les peuples autochtones. L’établissement et l’exploitation des pensionnats ainsi que d’autres aspects de la politique canadienne d’assimilation des Autochtones ont donné lieu à un génocide culturel.

[86]  Cependant, la manière dont les demandeurs ont perçu les commentaires en litige indique qu’ils en ont fait une interprétation isolée, sans tenir compte du contexte de l’audience durant laquelle ils ont été prononcés, et témoigne d’une sensibilité subjective particulière. En débattant de la requête, l’avocat des demandeurs a mentionné les sentiments que les commentaires litigieux avaient suscités chez ses clients. Cette sensibilité subjective est insuffisante pour satisfaire au critère objectif de la crainte raisonnable de partialité. Il est possible que la phrase ait des connotations colonialistes, mais il en est ainsi de nombreux autres aspects et symboles du système juridique canadien, et ce facteur est insuffisant en soi pour réfuter la présomption d’impartialité.

[87]  Il convient également de souligner que les défendeurs se sont dits grandement préoccupés par la manière dont les demandeurs ont invoqué l’héritage des pensionnats et du colonialisme pour appuyer leurs arguments dans un litige communautaire opposant des membres de l’APFN. Ils ont jugé que d’invoquer ainsi ces politiques était offensant pour ceux qui en avaient soufferts et que cela ne leur rendait pas service. Cela témoignait également de la perception subjective et individualisée qu’avaient les demandeurs de la partialité en l’espèce.

C.  Conclusion

[88]  Sur la base de ce qui précède, je conclus qu’une personne raisonnable et bien renseignée, qui serait au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes et qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, ne conclurait pas de manière objective que l’échange en litige dans la présente requête fait naître une crainte raisonnable de partialité.

[89]  La requête est par conséquent rejetée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1244-17

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire avec dépens en faveur de la partie habituelle. Ce jugement est sans préjudice à la requête des demandeurs visant à obtenir une prorogation relativement aux autres décisions de la commission d’appel.

« Michael L. Phelan »

Juge


ANNEXE A

Avant le 25 mars 2017

Chef : Kirby Whiteduck; conseillers : Jim Meness, Sherrlyn Sarazin, Cliff Meness, H. Jerrow Lavalley, Dan Kohoko et Ronald Bernard

Après le 25 mars 2017

Chef : Kirby Whiteduck; conseillers : Jim Meness, Wendy Jocko, Steven Benoit, Barabara Sarazin, Dan Kohoko et Ronald Bernard


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1244-17

 

INTITULÉ :

ANGELINA COMMANDA, NICOLE BERNARD, TOM SARAZIN, GREG SARAZIN, en leur propre nom et au nom des membres des ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN qui appuient la présente demande c. LE CHEF ET LE CONSEIL DE BANDE DES ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN d’avant le 25 mars 2017 (voir la liste ci-jointe) et le CHEF ET LE CONSEIL DE BANDE DES ALGONQUINS DE PIKWAKANAGAN d’après le 25 mars 2017 (voir la liste ci-jointe) à l’annexe A

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 février et le 23 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

Michael Swinwood

 

Pour les demandeurs

 

Benjamin Mills

Carly Haynes

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elders without Borders

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Conlin Bedard

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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