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Date : 20180525


Dossier : T-1834-15

Référence : 2018 CF 538

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

demanderesse

et

LA BANQUE TORONTO-DOMINION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le droit fiscal dote le gouvernement d’outils très puissants pour s’assurer que les taxes et les impôts sont payés comme il se doit. L’un de ces outils est la fiducie réputée. Lorsqu’une personne perçoit des taxes auprès d’un contribuable et omet de les verser au gouvernement, la loi impose une fiducie sur les biens de la personne. Cette fiducie a la priorité sur toute garantie enregistrée sur les biens.

[2]  En l’espèce, l’État cherche à recouvrer de l’argent que la Banque Toronto-Dominion a reçu de l’un de ses clients pour le paiement d’un prêt garanti par une hypothèque. L’État affirme que le client a omis de verser les montants de taxe sur les produits et services (TPS) qu’il avait perçus, ce qui a mené à la mise en œuvre de la fiducie réputée. Elle affirme qu’en vertu de la loi, la Banque devait rembourser les paiements faits par le client à partir des biens détenus en fiducie. La Banque n’est pas de cet avis. Celle-ci affirme être « acquéreur de bonne foi et à titre onéreux » et, par conséquent, ne pas être visée par la fiducie réputée et ne pas être tenue de rembourser ces paiements.

[3]  Je fais droit à la demande de l’État. La loi impose à la Banque l’obligation de rembourser l’argent qu’elle a reçu de son client, ce qui exclut nécessairement une défense fondée sur la notion d’« acquéreur de bonne foi et à titre onéreux ». Même si ce résultat semble sévère, il était clairement envisagé par le législateur.

I.  Faits

[4]  M. Weisflock exploitait une entreprise d’aménagement paysager à titre d’entreprise individuelle. En 2007 et en 2008, il a perçu de la TPS sans toutefois la verser au receveur général, pour un montant total de 67 854 $. La demanderesse, Sa Majesté la Reine [l’État], réclame ce montant en application de l’article 222 de la Loi sur la taxe d’accise, LRC (1985), c E-15 [LTA].

[5]  La défenderesse, la Banque Toronto-Dominion [la Banque], exploite une entreprise de prêt d’argent. En 2010, la Banque a accordé à M. Weisflock et à sa conjointe une marge de crédit hypothécaire ainsi qu’un prêt hypothécaire. Les deux prêts ont été garantis par la maison de M. Weisflock, et le droit de la Banque sur ce bien a été dûment enregistré. Au moment de ces demandes, la Banque n’était pas au fait des dettes de TPS de M. Weisflock.

[6]  En 2011, M. Weisflock a vendu sa maison. À partir du produit de la vente de sa maison, M. Weisflock a entièrement remboursé à la Banque la dette en souffrance de la marge de crédit hypothécaire et du prêt hypothécaire. La Banque n’a pas exécuté sa garantie contre M. Weisflock, et les garanties enregistrées sur la maison de ce dernier ont fait l’objet d’une mainlevée.

[7]  En avril 2013, l’Agence du revenu du Canada [ARC] a soumis une demande de remboursement à la Banque pour un montant de 97 327 $, en se fondant sur le mécanisme de fiducie réputée de la LTA relativement à l’omission de M. Weisflock de verser la TPS qu’il avait perçue en 2007 et en 2008. La Banque n’avait pas obtenu d’avis antérieurs concernant cette réclamation de l’ARC. En février 2015, l’ARC a soumis à la Banque une demande de remboursement révisée pour un montant de 67 854 $, corrigeant l’ancien montant réclamé qui incluait par erreur les intérêts dus par M. Weisflock.

[8]  La Banque a refusé de payer le montant de 67 854 $. L’État cherche à obtenir le paiement de ce montant, ainsi que les intérêts avant et après jugement sur ce montant, les dépens, et toute autre réparation que pourrait accorder la Cour.

II.  Régime législatif

[9]  La présente affaire exige que j’interprète les dispositions sur les fiducies réputées figurant à l’article 222 de la LTA. Cet article est très semblable à l’article 227 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), c 1 (5e suppl.) [LIR]. D’autres lois fédérales comportent des dispositions semblables (voir, par exemple, le paragraphe 86(2.1) de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23), mais je vais uniquement me reporter à la LTA et à la LIR dans les présents motifs. Pour comprendre l’objet et la structure de ces dispositions, il est utile de passer en revue leur historique récent.

[10]  Avant 1997, l’article 227 de la LIR et l’article 222 de la LTA indiquaient seulement qu’un employeur déduisant ou retenant des montants d’impôt sur le revenu (dans le cas de la LIR) ou une personne percevant de la TPS (dans le cas de la LTA) détenait cet argent en fiducie pour Sa Majesté. Dans l’arrêt Banque royale du Canada c Sparrow Electric Corp, [1997] 1 RCS 411 [Sparrow Electric], la Cour suprême du Canada a été confrontée au conflit entre la fiducie réputée en application de l’article 227 de la LIR et les garanties d’un créancier de la personne ayant déduit de l’impôt, mais omis de le verser. La Cour a déclaré que la fiducie réputée ne pouvait pas avoir préséance sur des garanties existant préalablement, rejetant ainsi la réclamation de l’État.

[11]  À la suite de l’arrêt Sparrow Electric, le gouvernement a annoncé qu’il mettrait en place des dispositions législatives qui donneraient la priorité absolue à la fiducie réputée par rapport aux créanciers garantis. Le législateur a modifié la LIR en 1998 et la LTA en 2000. Les articles pertinents des deux lois ont été modifiés pour prévoir, d’une part, que la fiducie réputée engloberait les biens acquis après la naissance de la fiducie et, d’autre part, que la fiducie réputée aurait priorité sur les garanties des créanciers. En outre, le passage suivant a été ajouté à chacune des deux dispositions et s’avère particulièrement pertinent en l’espèce. Je cite le paragraphe 222(3) de la LTA :

Ces biens sont des biens dans lesquels Sa Majesté du chef du Canada a un droit de bénéficiaire malgré tout autre droit en garantie sur ces biens ou sur le produit en découlant, et le produit découlant de ces biens est payé au receveur général par priorité sur tout droit en garantie.

[property of the person] is property beneficially owned by Her Majesty in right of Canada despite any security interest in the property or in the proceeds thereof and the proceeds of the property shall be paid to the Receiver General in priority to all security interests.

[12]  Il convient de mettre l’accent sur le fait qu’à l’article 222, le législateur a eu recours à un concept du droit privé, la fiducie, pour mettre en œuvre son intention. Ce faisant, il est présumé que le législateur s’appuie sur les règles associées à ce contexte de droit privé pour compléter les dispositions explicites de la LTA. Comme l’a déjà déclaré la Cour suprême du Canada, la législation fiscale « ne s’applique pas en vase clos [et] s’appuie implicitement sur le droit commun et, plus particulièrement, sur le droit des contrats et le droit des biens » (voir Succession Bastien c Canada, 2011 CSC 38, au paragraphe 49, [2011] 2 RCS 710, Markevich c Canada, 2003 CSC 9, au paragraphe 14, [2003] 1 RCS 94, et Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c Canada, 2000 CSC 36, aux paragraphes 31 à 35, [2000] 1 RCS 915).

[13]  Cette articulation entre la législation fiscale fédérale et les principes du droit privé, qui relèvent de la compétence provinciale, est aussi prévue à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, LRC (1985), c I-21 [Loi d’interprétation], qui comporte le passage pertinent suivant :

[…] s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

[…] unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

[14]  Par conséquent, à moins que la LTA ne prévoie une exception explicite ou par déduction nécessaire, il faut avoir recours aux principes du droit des fiducies, qui appartiennent « au domaine de la propriété et des droits civils », en vue d’assurer l’application appropriée de l’article 222.

III.  Analyse

[15]  Afin de statuer sur la réclamation de l’État, je dois premièrement déterminer si l’article 222 de la LTA imposait à la Banque l’obligation de rembourser le montant qu’elle avait reçu de M. Weisflock. Deuxièmement, je dois décider si la Banque peut soutenir, dans sa défense, qu’elle est acquéreur de bonne foi et à titre onéreux de l’argent reçu de M. Weisflock. Troisièmement, je vais me pencher sur l’argument de la Banque selon lequel elle n’était plus un créancier garanti au moment où l’obligation de rembourser a été déclenchée. Enfin, je vais examiner les considérations de principe soulevées par la Banque.

A.  L’obligation de verser le produit

[16]  Je conclus premièrement que les montants versés à la Banque par M. Weisflock étaient un « produit » de la vente de son bien, qui faisait l’objet de la fiducie réputée. J’arrive à cette conclusion en me fondant sur le libellé de l’article 222 de la LTA de même que sur la jurisprudence établie.

[17]  Il est généralement admis que l’article 222 de la LTA et l’article 227 de la LIR accomplissent deux choses distinctes. Premièrement, ils établissent la fiducie réputée et définissent quels biens y sont assujettis, y compris ceux qui sont visés par des garanties. Deuxièmement, ils créent une obligation de verser le produit du bien détenu en fiducie au receveur général. Cette obligation est souvent appelée une « obligation statutaire », apparemment dans le but de la séparer des règles régissant les fiducies.

[18]  En l’espèce, l’État n’allègue pas que la Banque détenait des biens en fiducie. La fiducie réputée englobait la maison de M. Weisflock, malgré l’hypothèque détenue par la Banque sur cette maison. La Banque ne détenait pas de titre de propriété sur un bien à titre de garantie. L’extension de la fiducie réputée à cette catégorie de bien n’est donc pas en cause. L’État allègue plutôt que la Banque a une « obligation statutaire » aux termes de la dernière condition du paragraphe 222(3) de la LTA, parce qu’elle a reçu le « produit » du bien, à savoir une partie du prix de la vente à un tiers, lorsque M. Weisflock a remboursé ses prêts.

[19]  En réponse, la Banque soutient que la clause selon laquelle le produit doit être payé au receveur général s’applique seulement lorsqu’elle exécute sa garantie et vend le bien du débiteur pour se rembourser. Dans cette situation, le créancier garanti reçoit véritablement le produit du bien détenu en fiducie et est assujetti à l’« obligation statutaire » de payer ce produit au receveur général. Dans cette optique, le « produit » correspondrait seulement aux montants obtenus par un créancier garanti lorsqu’il exécute sa garantie.

[20]  Or, le terme « produit » est généralement compris dans un sens plus large qui ne se limite pas au produit d’une vente forcée. Par exemple, le dictionnaire Black’s Law Dictionary (10e éd., 2014) fournit la définition suivante à l’entrée « proceeds » :

[traduction] 1. La valeur d’un fonds, de biens ou d’investissements après conversion en argent; le montant d’argent reçu lors d’une vente <le produit est susceptible d’être saisi>.

2. Quelque chose reçu au moment de la vente, de l’échange, de la perception, ou de toute autre forme d’aliénation d’un bien grevé.

[21]  Alors qu’aucune définition de « produit » ne figure dans la LTA ou la LIR, le terme est défini dans la Loi sur les sûretés mobilières de l’Ontario, LRO 1990, c P.10, à l’article 1 :

« produit » Bien meuble identifiable ou retrouvable sous quelque forme que ce soit, qui provient directement ou indirectement d’une opération relative au bien grevé ou à son produit. S’entend en outre de ce qui suit:

“proceeds” means identifiable or traceable personal property in any form derived directly or indirectly from any dealing with collateral or the proceeds therefrom, and includes,

 

a) un paiement à titre d’indemnité ou de réparation pour perte ou dégradation du bien grevé ou de son produit;

(a) any payment representing indemnity or compensation for loss of or damage to the collateral or proceeds therefrom,

b) un paiement fait à titre de mainlevée ou de rachat total ou partiel d’un bien immatériel, d’un acte mobilier, d’un effet ou d’un bien de placement;

(b) any payment made in total or partial discharge or redemption of an intangible, chattel paper, an instrument or investment property, and

c) les droits découlant d’un bien grevé qui est un bien de placement ou les biens recouvrés ou distribués au titre d’un tel bien grevé. (« proceeds »)

(c) rights arising out of, or property collected on, or distributed on account of, collateral that is investment property; (“produit”)

[22]  Ces définitions donnent à penser que le terme « produit », tout particulièrement lorsqu’il est utilisé dans le contexte du droit des sûretés, ne revêt pas un sens se restreignant aux ventes forcées ou à l’exécution d’une garantie. J’ajouterais aussi que dans l’arrêt First Vancouver Finance c MRN, 2002 CSC 49, [2002] 2 RCS 720 [First Vancouver], une affaire sur laquelle je reviendrai plus tard dans les présents motifs, il semble que le juge Iacobucci utilise le terme « produit » pour décrire le montant reçu lors de la vente volontaire de biens (« au moment où le bien vendu à un tiers cesse d’être détenu en fiducie, le produit découlant de la vente de ce bien devient assujetti à la fiducie réputée », au paragraphe 5, et « [le] débiteur est donc libre de se départir d’un bien détenu en fiducie dans le cadre normal de ses activités, ce bien étant alors remplacé par le produit de la vente », au paragraphe 40).

[23]  En outre, la jurisprudence s’oppose à l’interprétation présentée par la Banque.

[24]  Dans l’arrêt Canada (Procureure générale) c Banque nationale du Canada, 2004 CAF 92 [Banque nationale], la Cour d’appel fédérale a traité un certain nombre de cas où des institutions financières avaient exécuté leur garantie sur les biens de leurs débiteurs, qui avaient aussi des dettes fiscales ayant donné lieu à une fiducie réputée. Le juge Noël (tel était alors son titre) a décrit l’application des dispositions sur les fiducies réputées comme suit :

Il me semble évident que le créancier garanti qui ne respecte pas son obligation statutaire de “payer” au Receveur général le produit d’un bien assujetti à la fiducie réputée en priorité sur sa garantie, engage sa responsabilité personnelle et devient de ce fait redevable du montant impayé. Le montant est “payable” à même le produit découlant du bien […]. (paragraphe 40)

Le législateur a évidemment voulu conférer à la Couronne un intérêt continu dans les biens qui sont réputés détenus en fiducie tant et aussi longtemps que le défaut du débiteur fiscal persiste et assujettir le créancier garanti à l’obligation de remettre au Receveur général le produit découlant des biens détenus en fiducie en priorité absolue, jusqu’à concurrence de la dette impayée. (paragraphe 50)

[25]  On peut interpréter ces observations comme se rapportant uniquement au « produit » découlant de la vente forcée de biens visés par une garantie, ce qui était le cas dans cette affaire. Toutefois, d’autres affaires subséquentes ont appliqué ce raisonnement, sans distinction, à d’autres situations où il n’était pas question d’une vente forcée par un créancier garanti.

[26]  La question a été examinée dans deux décisions rendues conjointement par le juge Pinard : Canada (Procureure générale) c Caisse populaire de la Vallée de l’Or, 2005 CF 948 [Vallée de l’Or] et Canada (Procureure générale) c Caisse populaire Desjardins de Lyster, 2005 CF 949 [Lyster]. Dans Lyster, la caisse populaire détenait une hypothèque mobilière sur le bien de son débiteur. Afin de respecter ses obligations envers la caisse populaire, le débiteur a vendu de l’équipement qui était visé par l’hypothèque mobilière. Le débiteur a alors utilisé l’argent qu’il a obtenu de cette vente pour faire un paiement à la caisse populaire. Le juge Pinard a formulé le commentaire suivant :

Il est vrai, dans le présent cas, que la défenderesse n’a pas formellement réalisé son droit de garantie à l’encontre de la débitrice. Toutefois, rien dans le libellé du paragraphe 227(4.1) de la LIR ne fait dépendre le droit de bénéficiaire accordé à sa Majesté de semblable exécution formelle d’un droit de garantie contre un débiteur fiscal. […]

À la lumière de cette interprétation, il est clair, dans le présent cas, que le montant d’argent réalisé suite à la vente du transporteur par la débitrice fiscale constituait le « produit découlant » d’un bien assujetti à la fiducie réputée et qu’en conséquence, cette fiducie ayant cessé de s’appliquer au transporteur, la contrepartie monétaire touchée par la débitrice fiscale est devenue dès lors elle-même détenue en fiducie.

Or, c’est justement ce « produit découlant », dans lequel la demanderesse a un droit de bénéficiaire, qui a aussitôt, dès le lendemain, été intégralement remis par la débitrice fiscale à la défenderesse par voie de dépôt dans son compte bancaire, aux fins de réduire sa dette envers cette dernière, appauvrissant du même coup la fiducie réputée d’un montant correspondant. […] (paragraphes 9 à 11)

[27]  Le juge Pinard a ensuite cité à l’appui le paragraphe 40 de l’arrêt Banque nationale de la Cour d’appel fédérale, précité, qui traitait d’une vente forcée. Le juge Pinard a étendu la logique de l’arrêt Banque nationale à d’autres situations où un bien assujetti à une fiducie est vendu et où le produit est versé à un créancier garanti. Il a donc tranché en faveur de l’État.

[28]  La situation dans la décision Vallée de l’Or diffère légèrement. Comme dans la décision Lyster, le débiteur a vendu un bien de façon volontaire et a utilisé le produit de la vente pour rembourser un prêt. La différence est qu’une fois que le remboursement a été fait, la garantie de la caisse populaire a fait l’objet d’une mainlevée, comme le prêt avait été remboursé en entier. Dans la décision Lyster, la caisse populaire a conservé sa garantie sur le reste des biens du débiteur, puisqu’il restait un solde à payer sur le prêt. Quoi qu’il en soit, le juge Pinard a une fois de plus tranché en faveur de l’État, répétant mot pour mot les passages de sa décision dans Lyster que j’ai reproduits plus haut.

[29]  Devant moi, la Banque a fait valoir que la décision Vallée de l’Or était erronée, et que la décision Lyster devrait être limitée à ses propres faits particuliers, étant donné que le créancier a conservé sa garantie après que le paiement en litige a été fait. La difficulté propre à cet argument est que la décision Lyster a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (Caisse Populaire Desjardins c Canada (Procureur général), 2006 CAF 367). Le juge Létourneau a déclaré qu’il ne voyait aucune erreur dans le raisonnement du juge Pinard. Même si la décision Vallée de l’Or n’a pas été portée en appel, les motifs du juge Pinard étaient identiques dans les deux cas, et je dois conclure que l’approbation par la Cour d’appel fédérale des motifs de l’une de ces affaires s’appliquerait tout autant aux motifs de l’autre. Par conséquent, il ne m’est pas loisible de conclure que la décision dans Vallée de l’Or était erronée ou de recourir aux nuances suggérées par la Banque.

[30]  Une décision plus récente, l’arrêt Canada c Callidus Capital Corporation, 2017 CAF 162, vient renforcer cette conclusion. Un débiteur a vendu une partie de ses biens et a utilisé le montant de la vente pour verser des paiements à son créancier. Le créancier n’a jamais exécuté sa garantie. La question décisive était de savoir si la faillite subséquente du débiteur éteignait non seulement la fiducie réputée, mais aussi l’obligation statutaire du créancier ayant reçu le produit de la vente des actifs fiduciaires. Cette question n’est pas en litige en l’espèce. Néanmoins, le juge Rennie, s’exprimant pour la majorité de la Cour, a écrit que le raisonnement tenu dans l’arrêt Banque nationale suffisait pour trancher (au paragraphe 23). Il a décrit le résultat d’une manière qui ne dépendait pas du fait que le produit avait été obtenu par une vente forcée :

Dans la présente espèce, le produit de la vente des biens du débiteur fiscal a été versé au créancier garanti. […] Le produit a été payé en violation de la règle de priorité expressément énoncée au paragraphe (3), qui crée une obligation de paiement indépendante de l’existence de la fiducie présumée. (paragraphe 31)

[31]  Pour résumer, le passage « le produit découlant de ces biens est payé au receveur général » au paragraphe 222(3) de la LTA englobe le produit découlant de la vente volontaire des biens du débiteur fiscal. Après une telle vente, un débiteur fiscal a l’obligation de verser le produit de la vente au receveur général. Si le débiteur fiscal omet de le faire et paie plutôt un créancier garanti, alors ce créancier a l’obligation de verser l’argent à l’État.

[32]  À l’audience, j’ai demandé à l’avocat de l’État si la même logique s’appliquerait à des créanciers non garantis. Il a affirmé que oui. Je ne suis toutefois pas convaincu que cela est compatible avec le libellé du paragraphe 222(3), qui prévoit que le produit découlant des biens doit être payé à l’État « par priorité sur tout droit en garantie ». Une interprétation contraire semble avoir été adoptée dans la décision Canada (Attorney General) c Community Expansion Inc., 72 OR (3d) 546 (CSJ Ont), au paragraphe 19, conf. par 2005 CanLII 1402 (CA Ont). Il semblerait également étrange que le législateur ait fourni un mécanisme pour l’exemption de certaines garanties au paragraphe 222(4), mais pas pour la protection de créanciers non garantis, si ces derniers sont assujettis à l’obligation statutaire de payer. Étant donné que la Banque était un créancier garanti lorsqu’elle a reçu le paiement de M. Weisflock, et à la lumière de ma conclusion sur la prochaine question, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question.

[33]  En l’espèce, l’argent obtenu par M. Weisflock en contrepartie du transfert de sa maison à un tiers constituait le « produit » du bien qui faisait l’objet de la fiducie. M. Weisflock avait l’obligation de payer sa dette fiscale avec cet argent, mais il a omis de le faire. Il a plutôt utilisé cet argent pour rembourser la Banque, un créancier garanti. Par conséquent, la Banque avait l’obligation statutaire de verser cet argent à l’État.

B.  Acquéreur de bonne foi et à titre onéreux

[34]  La Banque emploie également une défense fondée sur la notion d’« acquéreur de bonne foi et à titre onéreux ». Dans l’arrêt First Vancouver, la Cour suprême du Canada a reconnu l’existence d’une telle défense dans le contexte des fiducies réputées de la LTA et de la LIR. L’arrêt First Vancouver portait sur la LIR après sa modification en 1998 à la suite de l’arrêt Sparrow Electric.

[35]  En l’espèce, la Banque affirme qu’elle pourrait se prévaloir de cette défense, car elle doit être considérée comme l’acquéreur de l’argent que M. Weisflock lui a remboursé. Je conviens que la Banque pourrait se décrire de cette manière. Je suis toutefois d’avis que l’arrêt First Vancouver et les affaires subséquentes ont eu pour effet de priver les créanciers garantis de la possibilité d’invoquer cette défense. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il est nécessaire de clarifier l’interaction entre la fiducie réputée de la LTA et de la LIR et la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux.

(1)  Source de la défense

[36]  La défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux est fermement ancrée dans le droit des fiducies. Il est utile de prendre du recul pour comprendre ses fondements doctrinaux. Le point de départ est le fait qu’au moment où une fiducie est créée, l’equity superpose la propriété bénéficiaire au titre juridique du bien qui fait l’objet de la fiducie. La propriété bénéficiaire continue d’appartenir au bénéficiaire de la fiducie, même dans les situations où le titre juridique change. En d’autres termes, les bénéficiaires de la fiducie sont en mesure de suivre le bien détenu en fiducie même si le fiduciaire cherche à transférer le titre juridique de ce bien à autrui (Donovan W.M. Waters, dir, Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e éd. (Toronto : Carswell, 2012) à 1334 [Waters]).

[37]  Cette faculté de suivre le bien détenu en fiducie peu importe entre quelles mains il se trouve est aussi appelée « droit de suite ». Le droit de suite peut aussi englober le produit découlant de la vente d’un bien détenu en fiducie. Comme l’affirme M. Waters, le principe de base est que le produit (du bien détenu en fiducie) pouvant faire l’objet du droit de suite sera lui-même le bien détenu en fiducie, si le bénéficiaire en décide ainsi (Waters, à la p 1341).

[38]  Néanmoins, si l’acquéreur du bien détenu en fiducie a fourni une contrepartie et ne savait pas que le transfert correspondait à un manquement à une obligation fiduciaire, la réclamation du bénéficiaire de la fiducie est rejetée (i Trade Finance Inc. c Banque de Montréal, 2011 CSC 26, au paragraphe 60, [2011] 2 RCS 360 [i Trade Finance]). Comme l’explique la juge Eileen Gillese, il s’agit d’une application de la maxime « lorsque les considérations équitables sont équivalentes, le droit en common law l’emporte » (Eileen E. Gillese, The Law of Trusts, 3e éd. (Toronto : Irwin Law, 2014) à la p 18, 184-185; voir aussi Waters, aux pp 1334 et 1353).

[39]  À l’article 222 de la LTA, le législateur a créé une fiducie, a indiqué que l’État possède la propriété bénéficiaire du bien faisant l’objet de la fiducie, et a prévu que l’État pouvait réclamer le produit de ce bien. Ce faisant, le législateur a intégré les règles du droit des fiducies susmentionnées, qui se rapportent aux conséquences d’un manquement à une obligation fiduciaire. Bien entendu, ces règles sont intégrées dans le régime législatif seulement dans la mesure où elles sont compatibles avec la loi. Par conséquent, les règles régissant la création des fiducies ne s’appliquent évidemment pas aux fiducies réputées. C’est ce que je comprends de l’affirmation de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sparrow Electric, au paragraphe 31, selon laquelle « [à] vrai dire, la fiducie n’est pas réelle, étant donné que son objet ne peut être identifié à compter de la date de création de la fiducie » (voir aussi First Vancouver, au paragraphe 34). En revanche, lorsqu’elle a appliqué la défense d’acquéreur de bonne foi à titre onéreux dans l’arrêt First Vancouver, l’État n’a évoqué aucune incompatibilité entre la défense et la loi. Le raisonnement du juge Iacobucci semble plutôt fondé sur le fait que, en omettant de mentionner des acquéreurs subséquents, le législateur n’avait pas l’intention de modifier la common law à cet égard (au paragraphe 43).

[40]  À l’audience devant moi, l’avocat de l’État a affirmé que la fiducie réputée de la LTA ou de la LIR n’était pas du tout régie par le droit des fiducies. Il a fait valoir que, dans l’arrêt First Vancouver, la Cour a créé une version statutaire de la défense qui était entièrement indépendante de son pendant en equity. Je ne puis souscrire à ce point de vue. Il n’y a rien dans l’arrêt First Vancouver qui laisserait supposer que la Cour s’appuyait sur quelque chose d’autre que le moyen de défense en equity. Il n’y avait aucune indication de la défense dans le libellé de l’article 227 de la LIR, alors la Cour doit avoir appliqué le moyen de défense en equity. De plus, en principe, lorsque le législateur fait référence à des concepts du droit privé, il est présumé qu’il fait référence à l’ensemble des règles régissant ces concepts, pourvu que ces règles soient compatibles avec l’économie de la loi. Il serait extrêmement incommode que les tribunaux se mettent à affirmer que le législateur a créé des concepts parallèles qui peuvent être ou ne pas être régis par les mêmes règles que leurs pendants du droit privé. Cela irait également à l’encontre de l’orientation exprimée par le législateur à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.

[41]  Ainsi, la Banque peut invoquer des moyens de défense en equity quant à la réclamation en se fondant sur la fiducie réputée de la LTA et de la LIR, pourvu qu’elle réponde aux conditions de ces moyens de défense et que la défense n’est pas incohérente avec le régime législatif.

(2)  La défense s’applique-t-elle à de l’argent?

[42]  L’application de la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux pose une difficulté conceptuelle. Dans le langage courant, la Banque n’a pas acquis quoi que ce soit. Elle a reçu de l’argent en remboursement du prêt qu’elle avait accordé à M. Weisflock. Pour ce motif, l’État affirme qu’il n’est pas possible de recourir à cette défense. Elle fait valoir que les acquéreurs de la maison de M. Weisflock constitueraient les acquéreurs de bonne foi et à titre onéreux en l’espèce. En revanche, la Banque affirme pour sa part avoir acquis de l’argent. Je suis d’avis qu’il s’agit d’une manière maladroite de dire que la défense ne s’applique pas simplement aux transactions qui sont appelées des « ventes » à proprement parler, mais aussi aux transactions où un tiers acquiert, en échange d’une forme de contrepartie, un bien qui faisait initialement partie de la masse fiduciaire, qu’il s’agisse d’un bien meuble ou d’argent.

[43]  Je conviens que la défense n’est pas limitée aux « acquéreurs » qui obtiennent un bien par l’intermédiaire d’un contrat de vente. Dans l’arrêt i Trade Finance, la Cour suprême du Canada, citant le professeur Ziegel, a fait remarquer qu’un acquéreur en equity est une personne qui acquiert un intérêt sur un bien, indépendamment de la manière précise par laquelle cet intérêt est acquis (paragraphes 62 à 66). Dans cette affaire, une banque a fait valoir avec succès qu’elle était acquéreur de bonne foi et à titre onéreux dans une situation où des actions étaient données en gage. Le récent arrêt Arrow ECS Norway AS c John Doe, 2017 ONCA 664, de la Cour d’appel de l’Ontario, appuie également la proposition selon laquelle la défense peut être invoquée par une personne qui a reçu de l’argent pour une contrepartie valable, y compris le paiement d’une dette existante, et qui n’était pas au fait que l’argent avait été obtenu de manière frauduleuse.

(3)  La défense s’applique-t-elle à un créancier garanti?

[44]  Je suis néanmoins d’avis que la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux ne peut pas être invoquée par un créancier garanti dans le contexte de la fiducie réputée de la LTA et de la LIR. Cette possibilité a été écartée par l’arrêt First Vancouver et des affaires subséquentes, puisqu’elle ferait essentiellement perdre tout son sens à la fiducie réputée.

[45]  Le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt First Vancouver est fondé sur la combinaison de deux idées. D’abord, l’objet de la fiducie réputée change au fil du temps; le juge Iacobucci le compare à une charge flottante. C’est pourquoi le mécanisme de la fiducie réputée est compatible avec la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux. Comme le mentionne le juge Iacobucci, les actifs fiduciaires qui sont vendus sont remplacés par le bien reçu en échange, et « [il] n’y a donc ni appauvrissement ni enrichissement de la fiducie » (au paragraphe 42). La deuxième idée est celle selon laquelle le législateur a choisi de traiter les créanciers garantis de manière différente :

[…] le législateur a voulu […] [accorder] la priorité de rang à la fiducie réputée lorsque les biens sont par ailleurs grevés d’une garantie, que celle-ci ait pris effet avant ou après les retenues à la source ou l’application de la fiducie réputée. (paragraphe 28)

[46]  Ainsi, les modifications de 1998 et de 2000 aux dispositions sur les fiducies réputées de la LIR et de la LTA reposent sur la prémisse qu’un créancier garanti ne peut pas invoquer la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux lorsqu’il exécute sa garantie ou reçoit un paiement de son débiteur. Si le recours à cette défense était possible, les créanciers garantis seraient presque toujours en mesure de l’invoquer pour contrecarrer le mécanisme de la fiducie réputée. En général, lorsqu’un créancier garanti reçoit un paiement, il donne ou a donné en échange quelque chose ayant de la valeur, soit l’octroi d’un prêt ou la mainlevée de la garantie lorsque le prêt est remboursé. De plus, la plupart du temps, les créanciers ne sont pas au fait de l’existence d’une dette fiscale lorsqu’ils reçoivent un paiement. Par conséquent, la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux pour les créanciers garantis est incompatible avec l’intention du législateur.

[47]  J’ajouterais que le recours à cette défense demeure possible pour les créanciers non garantis, notamment les fournisseurs, les locateurs et les services publics, qui reçoivent des paiements d’un débiteur fiscal. Dans ces cas, le fait de refuser cette défense entraînerait les préoccupations mentionnées par le juge Iacobucci au paragraphe 44 de l’arrêt First Vancouver : cela « aurait un effet général dissuasif sur les échanges commerciaux ».

[48]  Des affaires subséquentes ont aussi établi une distinction nette entre les créanciers garantis et les acquéreurs de bonne foi et à titre onéreux, si bien que les deux catégories s’excluent mutuellement. Dans l’arrêt Banque nationale, le juge de première instance avait conclu que les institutions financières qui avaient pris les biens de leurs débiteurs en paiement de leurs dettes pouvaient être considérées comme des acquéreurs de bonne foi et à titre onéreux. La Cour d’appel fédérale a rejeté cette conclusion :

Cette décision [First Vancouver], auquel (sic) le premier juge ne réfère pas dans ses motifs, établit sans équivoque que les Banques ou les Caisses dans les présentes affaires ne peuvent être assimilées à des tiers acquéreurs. Elles sont des créancières garanties […]. (paragraphe 30)

[49]  Un argument semblable a été avancé par les caisses populaires dans les décisions Lyster et Vallée de l’Or. Le juge Pinard, dont l’avis a été confirmé par la Cour d’appel fédérale, a rejeté la défense, déclarant que les transactions ne pouvaient pas être considérées comme découlant du cours normal des affaires (au paragraphe 12).

[50]  Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que je détermine si les transactions en litige peuvent être décrites comme faisant partie du cours normal des affaires, que ce soit pour la Banque ou pour M. Weisflock. De toute façon, le fait qu’une transaction a eu lieu dans le cours normal des affaires n’est pas, en soi, un élément de la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux. Ce peut être un facteur pertinent au moment d’évaluer si l’acquéreur est de bonne foi.

[51]  Le fait que M. Weisflock a payé de façon volontaire sa dette à la Banque, plutôt que la Banque ait exécuté sa garantie, n’est pas davantage pertinent. Ce qui importe est le fait que la Banque était un créancier garanti lorsqu’elle a reçu le paiement. L’on pourrait se demander pourquoi le législateur a ciblé les créanciers garantis dans les dispositions sur les fiducies réputées de la LIR et de la LTA. Il se pourrait que ce soit parce que les débiteurs sont bien davantage incités à verser des paiements à des créanciers garantis qu’à des créanciers non garantis. L’exécution de garanties peut signifier concrètement la fermeture d’une entreprise (pour un exemple bien connu, voir Houle c Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 RCS 122). Par conséquent, les paiements qui paraissent « volontaires » pourraient ne pas l’être véritablement. Dans ce contexte, une enquête visant à établir la nature volontaire des paiements pourrait ne pas être la manière la plus pertinente d’établir une distinction entre ce qui est assujetti à la fiducie réputée et ce qui ne l’est pas.

[52]  Cela pourrait faire que les créanciers non garantis se retrouveront souvent en mesure de prétendre qu’ils sont acquéreurs de bonne foi et à titre onéreux, alors que les créanciers garantis ne le pourront pas. À première vue, cela peut sembler absurde, mais après un examen plus approfondi, cela peut avoir été une décision rationnelle de la part du législateur. Par définition, les garanties visent à inciter très fortement les débiteurs à payer leurs créanciers garantis en premier, avant de payer les créanciers non garantis, et, selon toute probabilité, avant de payer leurs dettes fiscales à l’État.

C.  Événement déterminant ou événement déclencheur?

[53]  La Banque fait également valoir que la fiducie réputée est seulement mise en œuvre à la suite d’un « événement déclencheur », p. ex. la faillite d’un débiteur, l’exécution de la garantie d’un créancier ou une demande formelle de paiement de la part de l’État. La Banque ajoute qu’au moment de l’événement déclencheur en l’espèce, soit lorsque l’État a transmis sa première demande formelle de paiement en avril 2013, elle n’était plus un créancier garanti de M. Weisflock.

[54]  Cette idée est toutefois unanimement rejetée par toutes les décisions ultérieures aux modifications à la LIR et à la LTA apportées en 1998 et en 2000. La Cour suprême du Canada fournit l’explication suivante au paragraphe 33 de l’arrêt First Vancouver :

[…] l’intention du législateur [est] de faire en sorte que la fiducie s’applique de manière continue, qu’elle vise tout bien qui se retrouve en la possession du débiteur (tant que ce dernier ne remédie pas au défaut) et qu’elle ait un effet rétroactif au moment de la retenue initiale. Le libellé retenu par le législateur écarte l’hypothèse voulant que la fiducie réputée ne s’applique qu’aux biens appartenant au débiteur fiscal à un moment précis.

[55]  De même, le juge Rennie a rejeté la nécessité d’un événement déclencheur ou déterminant dans l’arrêt Callidus, au paragraphe 34 :

À mon sens, la recherche d’un événement déterminant ou d’un facteur semblable n’est pas tout à fait pertinente, étant donné que le mécanisme de fiducie présumée n’est pas institué dans la section de la loi portant sur les cotisations, et que, en tout état de cause, la loi ne prévoit pas l’obligation de signifier une telle demande formelle ni de mécanisme y afférent. Aucun événement déterminant n’est nécessaire, puisque la loi établit l’obligation de paiement. Il ressort à l’évidence de l’emploi de la conjonction générale « lorsqu[e] » dans le texte de la loi que l’obligation n’est pas limitée temporellement et qu’elle n’est pas subordonnée à des événements déterminants.

[56]  L’avocate de la Banque a adroitement comparé la fiducie réputée à un « filet » qui peut seulement tomber sur le bien détenu en fiducie à un moment en particulier. L’analogie est attrayante, mais elle ne constitue pas une description juste de la fiducie réputée. Peut-être devrions-nous dire, d’après l’arrêt First Vancouver, que le législateur a tissé un filet très spécial pour Sa Majesté, qui est en permanence déclenché ou déployé.

[57]  La Banque a aussi suggéré que les commentaires de la Cour suprême concernant les événements déterminants s’appliquent à la fiducie réputée en soi, mais pas à l’obligation statutaire imposée aux tiers qui reçoivent le « produit » du bien détenu en fiducie, qui serait distincte de la fiducie sur le plan conceptuel. Je ne puis accepter cette argumentation. La soi-disant obligation statutaire est inextricablement liée à la fiducie réputée. Je ne vois pas comment l’un pourrait être déclenché seulement par un événement en particulier, mais pas l’autre. Rien dans le libellé de l’article 222 n’appuie une telle distinction. En outre, cet argument est écarté par l’arrêt Callidus, qui traitait de l’obligation statutaire.

D.  Considérations de principe

[58]  La Banque a aussi soulevé un certain nombre d’arguments qui pourraient être classés comme des arguments de principe ou des arguments d’équité. Elle affirme que le paiement qu’elle a reçu est, en fait, exproprié pour honorer les dettes de M. Weisflock. Elle fait aussi référence au principe mentionné dans les arrêts Sparrow Electric et First Vancouver, selon lequel « l’impôt dû par une personne ne peut pas être perçu sur les biens d’une autre personne » (First Vancouver, au paragraphe 43, citant Pembina on the Red Development Corp. c Triman Industries Ltd. (1991), 85 DLR (4th) 29 (CA Man), au paragraphe 46). À cet égard, on pourrait également se reporter au classique jugement du juge La Forest dans l’arrêt New Brunswick c Estabrooks Pontiac Buick Ltd. (1982), 44 NBR (2d) 201 (CA N-B) [Estabrooks].

[59]  En effet, les tribunaux se sont montrés sensibles aux effets pratiques des interprétations qu’ils donnent des lois. Les lois ne sont pas adoptées en vase clos. Elles doivent être interprétées dans le contexte d’un ensemble de normes politiques et sociales bien établies, tout particulièrement des normes concernant la répartition de la richesse, des biens et des risques financiers. On ne doit pas présumer que le législateur s’écarte de ces normes. Pour ce motif, les tribunaux ont établi des présomptions d’interprétation qui les protègent. Comme l’ont écrit Thomas Cromwell, Siena Anstis et Thomas Touchie,

l’hypothèse sous-tendant le recours à ce genre de présomptions est que le législateur a l’intention de respecter les politiques et les valeurs sociales fondamentales lorsqu’il rédige les lois, et il est par conséquent approprié de la part des tribunaux de les prendre en considération lors de l’interprétation des lois […]

(« Revisiting the Role of Presumptions of Legislative Intent in Statutory Interpretation » (2017) 95 R du B can 297, à la p 302 [Cromwell et al, « Revisiting »])

[60]  L’une de ces normes et la protection de la propriété privée. Dans la décision Estabrooks, le juge La Forest a conclu qu’on ne doit pas présumer que les législateurs ont l’intention de prendre des biens sans offrir de compensation, et a déclaré que les lois formulées de manière ambigüe devraient recevoir un sens qui évite un tel résultat. Il a retracé l’origine de cette présomption à la Glorieuse Révolution d’Angleterre. J’ose ajouter que l’idée selon laquelle la Couronne pourrait ne pas imposer de taxes ou d’impôt à ses contribuables sans le consentement de leurs représentants élus tire peut-être ses origines éloignées de la Grande Charte de 1215, même s’il celle-ci a été promulguée dans un contexte très différent.

[61]  Néanmoins, en l’absence de garanties constitutionnelles, les tribunaux doivent s’incliner devant la suprématie du Parlement. Le législateur peut vouloir modifier les normes régissant la répartition de la richesse, des biens et des risques financiers. Les présomptions d’interprétation ne devraient pas contrecarrer l’intention du législateur. Dans l’arrêt Estabrooks, le juge La Forest a fait une mise en garde quant au fait d’accorder une trop grande importance à la présomption contre les atteintes à la propriété privée :

Les tribunaux ne devraient pas, par exemple, adopter une position qui ferait échouer des plans ou des mesures de réglementation dont l’intention manifeste est de redistribuer des droits et des ressources simplement parce qu’ils portent atteinte à des droits acquis, car le processus législatif porte presque inévitablement atteinte à des droits acquis. Les tribunaux doivent de même avoir un grand respect pour les plans législatifs qui établissent des ordres de préférence parmi les créanciers et les bénéficiaires de charges et, en particulier, ceux qui accordent la préférence à la Couronne avant d’autres créanciers […] (à la p 234)

[62]  Plus récemment, Cromwell, Anstis et Touchie ont suggéré que les présomptions d’intention du législateur soient considérées comme des principes à prendre en considération en analysant le contexte, plutôt que comme des exigences que le texte de loi doit satisfaire avant d’être interprété afin d’atteindre un résultat en particulier (Cromwell et al, « Revisiting », aux pp 316 à 322). Selon cette approche, les considérations relatives à la protection de la propriété privée sont intégrées dans l’exercice d’interprétation législative comme des facteurs faisant partie du contexte de la disposition législative.

[63]  Je ne m’érigerai pas en arbitre des approches préconisées par des juristes aussi éminents que les juges La Forest et Cromwell. En l’espèce, selon l’une ou l’autre de ces approches, il est évident que le législateur était pleinement conscient des conséquences des modifications apportées à la LIR et à la LTA sur la propriété privée et la répartition des risques financiers. Le législateur disposait de la décision de la Cour suprême dans Sparrow Electric, qui donnait une interprétation restrictive des dispositions de la LIR alors en vigueur, au motif qu’elles permettraient autrement à l’État de prendre les biens d’une personne pour payer l’impôt dû par une autre personne. Néanmoins, le législateur a décidé de faire abstraction de l’intérêt propriétal des créanciers garantis et d’accorder la priorité absolue à l’État. Je ne peux réduire la portée de la législation pour tenter de l’harmoniser avec le principe de protection de la propriété privée sans contrecarrer l’intention du législateur.

[64]  En outre, les arguments d’équité s’appuient souvent sur des analogies et des comparaisons qui peuvent être plus ou moins pertinentes. En l’espèce, la Banque cherche à se comparer avec une personne qui est expropriée. Pourtant, une analogie avec l’expropriation pourrait ne pas être la meilleure façon d’illustrer le mécanisme choisi par le législateur. Par l’intermédiaire du concept de fiducie réputée, l’article 222 de la LTA établit la priorité de certaines dettes fiscales sur les réclamations de créanciers garantis. L’établissement de priorités n’équivaut pas à une expropriation. Si le débiteur est en mesure de payer tous ses créanciers, y compris l’État, il n’y a rien qui ressemble à une expropriation. Dans le cas où, en revanche, le débiteur n’est pas en mesure de payer, la fiducie réputée ne fait qu’augmenter le risque que les créanciers ne parviennent pas à recouvrer les dettes. Ainsi, la perte de la Banque est le résultat de la mise en œuvre de règles établissant les priorités parmi des créanciers, et non pas le résultat de la tentative d’un créancier d’exproprier un autre créancier. En d’autres termes, il ne s’agit pas tant, de la part de l’État, de recouvrer les dettes fiscales de M. Weisflock auprès de la Banque, mais plutôt de faire valoir la priorité qui revenait à ces dettes dès le départ. De même, le fait qu’un créancier garanti ne parvient pas à être remboursé en entier n’équivaut pas à une expropriation. Il s’agit simplement de la matérialisation du risque associé à l’octroi du prêt.

[65]  On pourrait soutenir que les conséquences de l’interprétation que j’ai adoptée sont sévères pour les créanciers garantis, tout particulièrement lorsqu’ils octroient des prêts à des particuliers plutôt qu’à des entreprises. Pourtant, le législateur s’est déjà penché sur cette éventuelle sévérité et a prévu un recours. Le paragraphe 222(4) de la LTA prévoit qu’aux fins des dispositions sur les fiducies réputées, « n’est pas un droit en garantie celui qui est visé par règlement ». Le Règlement sur les droits en garantie (TPS/TVH), DORS/2011-55, prévoit qu’une certaine partie d’une hypothèque sur un fonds ou un bâtiment est un droit en garantie visé, à condition que l’hypothèque soit enregistrée avant la naissance de la fiducie réputée. La partie qui est ainsi visée est calculée selon une formule énoncée dans le Règlement. Par conséquent, le législateur s’est déjà penché sur les éventuelles conséquences sévères de la fiducie réputée sur les prêteurs et a tracé une ligne précise quant à ce qui est exempté. Je ne peux tracer la ligne ailleurs.

IV.  Décision

[66]  L’action est accueillie pour la totalité du montant réclamé.

[67]  De plus, aux termes des articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985) c F-7, l’État a droit aux intérêts avant et après jugement conformément à la loi de la province dans laquelle la cause d’action a pris naissance, c’est-à-dire en Ontario. Les articles 127 à 130 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C.43, décrivent une méthode de calcul des intérêts avant et après jugement, prévoient certaines exceptions, et donnent à la Cour le pouvoir discrétionnaire de modifier la méthode ou de refuser les intérêts entièrement, en fonction d’un certain nombre de facteurs. Aucune des exceptions ne s’applique, et les parties n’ont pas soutenu que je devrais m’écarter de la méthode prévue par la loi.

[68]  Le paragraphe 128(1) prévoit que l’intérêt antérieur au jugement doit être calculé « depuis la date à laquelle la cause d’action a pris naissance ». L’État affirme que la cause d’action a pris naissance le 28 octobre 2011, lorsque M. Weisflock a versé le produit de la vente de sa maison à la Banque. Comme il est mentionné plus haut, à compter de cette date, la Banque avait l’obligation de rembourser ce montant à l’État. La Banque n’a pas pris position sur cette question.

[69]  Une cause d’action est « un état de fait qui fonde une action en justice » (Markevich c Canada, 2003 CSC 9, au paragraphe 27, [2003] 1 RCS 94). En l’espèce, cet état de fait a pris naissance le 28 octobre 2011, lorsque la Banque a reçu l’argent qui aurait dû être versé au receveur général. À partir de cette date, l’État avait la possibilité de poursuivre la Banque.

[70]  Par ailleurs, l’objet de l’intérêt avant jugement est compensatoire (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 FC 495 (CA), aux paragraphes 112 à 125). Le but est de rétablir la situation de la partie lésée, et de priver la partie qui n’a pas gain de cause de tout avantage qu’elle pourrait avoir tiré en ayant conservé de l’argent auquel elle n’avait pas droit. Ainsi, il est logique que l’intérêt avant jugement commence à courir à partir de la date où la Banque a reçu une partie du produit du bien détenu en fiducie.

[71]  Je suis d’accord avec l’État que la cause d’action a pris naissance le 28 octobre 2011, et j’ai calculé l’intérêt avant jugement en conséquence.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.  La défenderesse est condamnée à verser à la demanderesse la somme de 67 854 $.

2.  La défenderesse est condamnée à verser à la demanderesse l’intérêt avant jugement d’un montant de 5 797,71 $.

3.  La défenderesse est condamnée à verser à la demanderesse les dépens évalués conformément au tarif.

4.  La défenderesse est condamnée à verser à la demanderesse l’intérêt après jugement calculé à un taux de 3,0 % par année à partir de la date du présent jugement sur la somme de 73 651,71 $ ainsi que sur le montant des dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1834-15

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LA BANQUE TORONTO-DOMINION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MAI 2018

COMPARUTIONS :

Louis L’Heureux

Edward Harrison

 

Pour la demanderesse

Christine Lonsdale

Jacqueline Cole

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

McCarthy Tétrault

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

 

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