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Date : 20180604


Dossier : T-1546-17

Référence : 2018 CF 577

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 juin 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MAÎTRE DE 2E CLASSE

STEVEN THURROTT

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, le maître de 2e classe Steven Thurrott, est un membre des Forces canadiennes qui occupait le poste de superviseur de guerre électronique sur le Navire canadien de Sa Majesté St. John’s. À la suite d’un procès sommaire tenu le 16 août 2017, il a été déterminé qu’il s’était absenté sans permission du 28 au 30 juillet 2017, en violation de l’article 90 de la Loi sur la défense nationale, LRC (1985), ch. N-5 [LDN], et il a été condamné à une amende de 1 000 $. Le demandeur a présenté une demande de révision du verdict du procès sommaire et de la sentence, conformément à l’article 108.45 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC]. Cette révision a été effectuée par le capitaine de frégate G. Noseworthy [l’autorité compétente pour réviser le verdict], qui a déterminé, dans une lettre du 12 septembre 2017, que le verdict de culpabilité était approprié et que la sentence était juste et justifiée.

[2]  Le demandeur a ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch. F-7 [LCF]. Il demande à la Cour, conformément au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte], de déclarer que la procédure de procès par voie sommaire des Forces canadiennes est inconstitutionnelle dans le sens où elle viole les droits des membres aux termes de l’article 7, de l’alinéa 11d) et de l’article 12 de la Charte. Il demande également à la Cour d’annuler la déclaration de culpabilité par procès sommaire et la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict, puis de renvoyer l’affaire au Directeur – Poursuites militaires afin qu’il détermine s’il convient de convoquer une cour martiale.

I.  Décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict

[3]  Dans ses observations écrites à l’intention de l’autorité compétente pour réviser le verdict, le demandeur a affirmé que le verdict et la sentence devraient être annulés pour plusieurs raisons. Premièrement, la question aurait dû être renvoyée à une cour martiale, car conformément à l’alinéa 164(1)e) de la LDN, une personne peut être jugée par procès sommaire seulement si « [le commandant supérieur] n’a aucun motif raisonnable de croire que l’accusé est inapte à subir son procès ou était atteint de troubles mentaux au moment de la perpétration de l’infraction reprochée », et parce que l’alinéa 108.34(1)a) des ORFC précise qu’un procès sommaire devrait être ajourné s’il « existe des motifs raisonnables de croire que l'accusé est inapte à subir son procès ou était atteint de troubles mentaux au moment de la perpétration de l'infraction reprochée ». Le demandeur affirme que, même si l’officier président [l’officier président] du procès sommaire n’a pas été informé de ses contraintes à l'emploi pour raisons médicales [CERM] attribuables à ses problèmes de santé mentale liés au stress (qui l’ont empêché d’être déployé en mer), ces contraintes auraient dû être évidentes pendant la durée du procès sommaire.

[4]  Deuxièmement, le demandeur a été interrogé par ses supérieurs d’unité et a reçu l’ordre de fournir des éléments de preuve qui ont été utilisés contre lui pendant le procès sommaire, ce qui contrevient au paragraphe 28 du chapitre 5 du manuel Justice militaire au procès sommaire, version 2.2 [le manuel], qui précise que les enquêtes administratives doivent être suspendues quand il devient évident que des infractions militaires ont été commises. Troisièmement, bien que le demandeur ait invoqué une défense de diligence raisonnable, l’officier président n’en a pas tenu compte. Enfin, l’amende de 1 000 $ était excessivement lourde pour une première infraction.

[5]  En plus des observations du demandeur à l’intention de l’autorité compétente pour réviser le verdict, l’officier président a aussi présenté des commentaires à cette autorité. En ce qui concerne les arguments du demandeur sur ses CERM, l’officier président a fait remarquer qu’au chapitre 11 du manuel, l’expression « inapte à subir son procès » est définie comme suit : « Incapacité de l'accusé en raison de troubles mentaux d'assumer sa défense, ou de donner des instructions à un avocat à cet effet, à toute étape du procès devant une cour martiale avant le prononcé du verdict, et plus particulièrement, l'incapacité de : 1. comprendre la nature ou l'objet des poursuites; 2. comprendre les conséquences éventuelles des poursuites; ou 3. communiquer avec son avocat. » Par ailleurs, le terme « troubles mentaux » est décrit de la façon suivante : « "[T]oute maladie mentale" et [...] toute pathologie, désordre ou condition anormale, qui prive un individu de sa lucidité et perturbe le cours normal de ses agissements. Il n'inclut cependant pas un désordre psychologique causé volontairement par l'alcool ou une drogue, ni celui, de nature temporaire, tel que l'hystérie ou provoqué par une commotion quelconque. » L’officier président a aussi indiqué que le demandeur était bien préparé pour le procès sommaire, puisqu’il avait préparé de nombreuses questions pour chaque témoin et qu’il a témoigné avec éloquence. Il a ajouté qu’à aucun moment [traduction] « il n’a eu de motifs raisonnables de croire que les CERM du demandeur et les éléments de preuve présentés pendant son témoignage lors du procès révélaient qu'il ne comprenait pas la nature de la procédure ou les conséquences possibles de celle-ci, ou qu’il ne pouvait pas communiquer avec son avocat ».

[6]  En réponse aux arguments du demandeur au sujet des enquêtes administratives et disciplinaires, l’officier président a déclaré qu’à sa connaissance, aucune enquête administrative officielle n’avait été ordonnée et que toute enquête menée par les supérieurs du demandeur visait à déterminer si une accusation était justifiée. De l’avis de l’officier président, quand il est devenu évident qu’il y avait matière à accusation, la chaîne de commandement divisionnaire n’a pas poussé l’enquête plus loin. L’officier président a conclu ses commentaires en déclarant qu’une amende de 1 000 $ était une sentence juste, puisqu’il s’agit d’un montant qui a été imposé à des personnes se trouvant dans une situation semblable, et en faisant remarquer que le dossier du demandeur comportait plusieurs remarques selon lesquelles il avait omis d’informer sa chaîne de commandement des changements dans sa situation personnelle.

[7]  L’autorité compétente pour réviser le verdict était d’accord avec les décisions de l’officier président à l’égard de la santé mentale du demandeur. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de raisons qui permettaient à l’officier président de croire que le demandeur souffrait d’un trouble mental qui le privait de sa lucidité et perturbait le cours normal de ses agissements au moment de l’infraction ou du procès sommaire. De l’avis de l’autorité compétente pour réviser le verdict, le demandeur avait démontré une compréhension claire de la nature et de l’objet de la procédure, pouvait comprendre les conséquences possibles de celle-ci et avait été en mesure de présenter clairement sa défense ou de communiquer avec son avocat, s’il le désirait. Par conséquent, l’autorité compétente pour réviser le verdict a déterminé que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à l’officier président de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était inapte à subir son procès ou qu’il souffrait de troubles mentaux au moment de l’infraction.

[8]  L’autorité compétente pour réviser le verdict a également déterminé que le chef d’accusation était rédigé adéquatement. Après avoir fait remarquer qu’il a consulté le Cabinet du Juge-avocat général des forces canadiennes, il a conclu que les enquêtes menées par les supérieurs du demandeur visaient à déterminer si des documents autorisaient son absence, que ces enquêtes avaient cessé au moment où l’enquête disciplinaire avait commencé et que la diligence raisonnable ne constituait pas une défense à l’accusation. L’autorité compétente pour réviser le verdict a en outre conclu que l’absence du demandeur sans permission, combinée à la connaissance qu’il était présumé avoir de son lieu de service, étaient suffisants pour établir une intention coupable, que cette absence ait été délibérée ou qu’elle ait été attribuable à l’oubli, à l’insouciance ou à la négligence. À la lumière des commentaires formulés par l’officier président et après avoir consulté le Cabinet du Juge-avocat général des forces canadiennes, l’autorité compétente pour réviser le verdict a conclu que le verdict de culpabilité était approprié et que la sentence imposée au demandeur était juste et justifiée.

II.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[9]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict est celle du caractère raisonnable; toutefois, comme le défendeur le fait remarquer, la norme de contrôle applicable à une décision de cette nature n’a pas été examinée auparavant. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a donné les directives suivantes :

[62] Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes.  Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

[...]

[64] L’analyse doit être contextuelle.  Nous rappelons que son issue dépend de l’application d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif.  Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire de tenir compte de tous les facteurs, car certains d’entre eux peuvent, dans une affaire donnée, déterminer l’application de la norme de la décision raisonnable.

[10]  Je commence la présente analyse en faisant remarquer que la décision de l'autorité compétente pour réviser le verdict ne fait pas partie des quatre types de questions ciblés dans l'arrêt Dunsmuir et qui justifient une révision en fonction de la norme de la décision correcte, à savoir : (i) « [les] questions touchant au partage des compétences entre le Parlement et les provinces [...] et celles touchant par ailleurs à la Constitution » (paragraphe 58); (ii) les questions touchant véritablement à la compétence « lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question » (paragraphe 59); (iii) « une question de droit générale "à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre" » (paragraphe 60); (iv) les questions dans le cadre desquelles « la décision correcte s’est également appliquée à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents » (paragraphe 61).

[11]  Il est évident que la décision faisant l’objet du contrôle ne fait pas partie des catégories (i), (ii) ou (iv). Par ailleurs, les questions tranchées par l’autorité compétente pour réviser le verdict aux termes du paragraphe 108.45(1) des ORFC – particulièrement, s’il convient d’annuler le verdict de culpabilité au motif qu’il était injuste ou de modifier la sentence au motif qu’elle était injuste ou trop lourde – ne peuvent être considérées comme d’une importance capitale pour le système juridique ou étrangères au domaine d’expertise de l’autorité compétente pour réviser le verdict. De plus, il n’y a pas de clause privative à l’article 249 de la LDN ou à l’article 108.45 des ORFC, ce qui laisse entendre qu’il faut faire preuve de moins de déférence. (Entre parenthèses, je remarque qu’il y a une clause privative faible à l’article 29.15 de la LDN en ce qui concerne une décision rendue par une autorité de dernière instance dans le processus de règlement des griefs énoncé à l’article 29.) Par conséquent, aucun de ces facteurs ne laisse entendre que la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict devrait être examinée selon la norme de la décision correcte.

[12]  En outre, l’autorité compétente pour réviser le verdict a interprété sa loi constitutive et possède l’expertise nécessaire à titre de membre haut gradé des Forces canadiennes qui aurait été tenu, en vertu de l’article 101.07 et de l’alinéa 108.10(2)a) des ORFC, de suivre une formation officielle et d'obtenir une certification du Cabinet du Juge-avocat général des forces canadiennes selon laquelle il est qualifié pour exécuter les tâches d’un officier délégué. Les questions dont était saisie l’autorité compétente pour réviser le verdict étaient soit des questions de fait, soit des questions mixtes de fait et de droit. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Singh c Canada (Procureur général), 2015 CF 93, 474 FTR 164 :

[35]  Les questions mixtes de fait et de droit commandent la retenue. La jurisprudence a déjà établi que ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir Taylor c Canada (Procureur général) (2001), 212 F.T.R. 246, aux paragraphes 32 et 38, conf. par [2003] 3 C.F. 3, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, (2004), 321 N.R. 399 (note); Cosgrove c Conseil canadien de la magistrature (2007), 361 N.R. 201, au paragraphe 25 (C.A.F.), et Akladyous, précitée [Akladyous c. Conseil canadien de la magistrature, (2008) 325 FTR 240], aux paragraphes 40 à 43.

[13]  Sur cette question, je conclus donc que la norme de contrôle appropriée à l’égard de la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict est la norme de la décision raisonnable. L’autorité compétente pour réviser le verdict interprétait sa loi constitutive, elle avait une expertise dans le domaine, elle évaluait des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, et elle exerçait un rôle spécialisé.

[14]  En vertu de la norme du caractère raisonnable, la Cour est chargée de déterminer si la décision répond aux critères de « la justification de la décision, [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que de] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

B.  La décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict était-elle raisonnable?

[15]  Le demandeur soutient que l’autorité compétente pour réviser le verdict a commis une erreur en refusant de reconnaître que l’affaire aurait dû être instruite par une cour martiale plutôt que dans un procès sommaire, et qu’elle a donc mal appliqué la loi. Selon le demandeur, il est possible de démontrer qu’il souffrait de troubles mentaux reconnus au moment où il s’est absenté de son travail sans permission. À cet égard, le demandeur renvoie à l’alinéa 163(1)e) de la LDN, qui prévoit ce qui suit : « Un commandant peut juger sommairement l’accusé si [...] il n’a aucun motif raisonnable de croire que l’accusé est inapte à subir son procès ou était atteint de troubles mentaux au moment de la perpétration de l’infraction reprochée. »

[16]  Le défendeur affirme que la conclusion de l’autorité compétente pour réviser le verdict sur le caractère approprié de la procédure par procès sommaire était raisonnable parce que le demandeur n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il était « inapte à subir un procès » ou qu’il était atteint de « troubles mentaux », selon la définition de ces expressions dans la LDN. Le défendeur fait remarquer que l’autorité compétente pour réviser le verdict a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas à la définition de l'expression « inapte à subir un procès » pour plusieurs raisons, y compris sa défense bien préparée et éloquente, laquelle comprenait plus de 100 questions détaillées pour les témoins, son comportement lors du procès sommaire, qui démontrait qu’il comprenait la nature de la procédure et ses conséquences possibles, ainsi que ses affirmations répétées selon lesquelles il comprenait entièrement la procédure. De l’avis du défendeur, l’autorité compétente pour réviser le verdict a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas atteint de troubles mentaux parce que son comportement au moment de l’infraction et pendant la durée du procès sommaire n’a pas fourni de motif raisonnable de conclure qu’il était privé de sa lucidité. Même si l’officier président était au courant que les CERM liées au stress du demandeur l’empêchaient d’être déployé en mer, cela ne suffisait pas, selon le défendeur, pour croire de façon raisonnable que cet état le privait de sa lucidité et perturbait le cours normal de ses agissements au moment où l’infraction a été commise. Le défendeur fait également remarquer que le demandeur n’a pas soulevé de préoccupation au sujet de son état mental pendant le procès sommaire.

[17]  Rien ne prouve que le demandeur était inapte à subir son procès au sens du paragraphe 2(1) ou de l’alinéa 163(1)e) de la LDN. Bien que le demandeur affirme qu’il souffrait de troubles mentaux au moment de l’infraction, il n’a pas prouvé que ses CERM liées au stress le privaient de sa lucidité et perturbaient le cours normal de ses agissements au moment où l’infraction a été commise. En fait, le demandeur n’a fourni absolument aucun élément de preuve démontrant que c’était bien le cas, et il n’a en réalité déposé aucun élément de preuve au moyen d’un affidavit. À la lumière du dossier de preuve dont la Cour est saisie, il était raisonnable que l’autorité compétente pour réviser le verdict (ainsi que l’officier président) conclue que le demandeur n’était pas privé de sa lucidité au moment de l’infraction. J’estime que la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict est non seulement justifiable, transparente et intelligible, mais qu’elle appartient également aux issues acceptables pour les motifs décrits ci-dessous.

[18]  L’article 202.13 de la LDN contient des dispositions détaillées concernant les troubles mentaux au moment d’une infraction :

Trouble mentaux

Defence of mental disorder

202.13 (1) La responsabilité d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’une infraction d’ordre militaire en raison d’un acte ou d’une omission de sa part survenu alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais.

202.13 (1) No accused person shall be held responsible under this Act for a service offence in respect of an act committed or an omission made while suffering from a mental disorder that rendered the person incapable of appreciating the nature and quality of the act or omission or of knowing that it was wrong.

Présomption

Presumption

(2) Chacun est présumé ne pas avoir été atteint de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité sous le régime du paragraphe (1); cette présomption peut toutefois être renversée, la preuve des troubles mentaux se faisant par prépondérance des probabilités.

(2) Every person is presumed not to suffer from a mental disorder so as to be exempt from responsibility by virtue of subsection (1), until the contrary is proved on the balance of probabilities.

Charge de la preuve

Burden of proof

(3) La partie qui entend démontrer l’existence de troubles mentaux chez l’accusé a la charge de le prouver.

(3) The burden of proof that an accused person was suffering from a mental disorder so as to be exempt from responsibility is on the party raising the issue.

[19]  À l’inverse, l’alinéa 163(1)e) de la LDN (dont la citation figure au paragraphe 15 ci-dessus) fixe un seuil de « motif raisonnable de croire » qu’une personne n’était pas atteinte de troubles mentaux au moment où elle a commis l’infraction présumée. Il s’agit d’un seuil inférieur à la norme de la prépondérance des probabilités prévue au paragraphe 202.13(1), qu’un accusé doit respecter pour établir qu’il souffrait de troubles mentaux au moment de l’infraction. Bien que le libellé « incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » ne figure pas à l’alinéa 163(1)e) de la LDN, il fournit un contexte pour l’interprétation du terme « troubles mentaux » dans la LDN et renforce la norme de la décision raisonnable de la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict.

[20]  Par ailleurs, il convient de noter que la définition de « troubles mentaux » au paragraphe 2(1) de la LDN est très similaire au libellé utilisé dans le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 [le Code criminel] pour une personne déclarée inapte à subir son procès (se reporter aux articles 672.22 à 672.33 du Code criminel) ou qui fait l’objet d’un verdict de non-responsabilité criminelle (se reporter aux articles 672.34 à 672.37 du Code criminel). Un accusé peut également invoquer la défense de troubles mentaux, comme le prévoit le paragraphe 16(1) du Code criminel :

Troubles mentaux

Defence of mental disorder

16 (1) La responsabilité criminelle d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part survenu alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais.

16 (1) No person is criminally responsible for an act committed or an omission made while suffering from a mental disorder that rendered the person incapable of appreciating the nature and quality of the act or omission or of knowing that it was wrong.

[21]  Les « troubles mentaux » sont définis au paragraphe 2(1) du Code criminel comme « [t]oute maladie mentale ». La Cour suprême du Canada a examiné cette définition dans l’arrêt Cooper c R, [1980] 1 RCS 1149, à la page 1159, 110 DLR (3d) 46 [l’arrêt Cooper] et a défini le terme « maladie mentale » comme suit :

En bref, on pourrait dire qu’au sens juridique, « maladie mentale » comprend toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants, et des états mentaux transitoires comme l’hystérie ou la commotion. Afin d’appuyer une défense d’aliénation mentale, la maladie doit, bien sûr, être d’une intensité telle qu’elle rende l’accusé incapable de juger la nature et la qualité de l’acte violent ou de savoir qu’il est mauvais.

[22]  La définition de « maladie mentale » énoncée dans l’arrêt Cooper est pour ainsi dire identique à celle qui figure au chapitre 11 du manuel. Dans l’arrêt Cooper, le concept de « maladie mentale » est un concept juridique, et non médical (aux pages 1158 et 1159). En d’autres mots, si un accusé est atteint d’un trouble mental qui pourrait s’inscrire dans la définition de « maladie mentale », la question de savoir si cet accusé était à un tel point privé de lucidité au moment de l’infraction en raison d’une maladie mentale qu’il était incapable de juger la nature et la qualité de l’acte violent ou de savoir qu’il est mauvais en est une de fait (arrêt Cooper, aux pages 1158 et 1159; se reporter aussi à R c Stone, [1999] 2 RCS 290, aux paragraphes 193 à 197, [1999] SCJ No 27 [arrêt Stone] et à R c Bouchard-Lebrun, 2011 CSC 58, aux paragraphes 55 à 58 et 61 à 63, [2011] 3 RCS 575 [arrêt Bouchard-Lebrun]). Comme l’a fait remarquer le juge Bastarache dans l’arrêt Stone :

197  Prise isolément, la question de savoir quels états mentaux sont englobés par l’expression « maladie mentale » est une question de droit.  Toutefois, le juge du procès doit également déterminer si l’état dans lequel l’accusé prétend s’être trouvé satisfait au critère juridique de la maladie mentale.  Il lui faut alors évaluer la preuve présentée dans l’affaire dont il est saisi, au lieu d’un principe général de droit, de sorte qu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait. [...] La question de savoir si l’accusé souffrait véritablement d’une maladie mentale est une question de fait qui doit être tranchée par le juge des faits.

À mon avis, le raisonnement appliqué dans l’arrêt Stone est applicable de la même façon en ce qui concerne les dispositions de la LDN étant donné les libellés presque identiques des définitions de « troubles mentaux » dans la LDN et le Code criminel.

[23]  En résumé, le concept de « troubles mentaux » est un concept juridique plutôt que médical puisqu’un diagnostic médical comme celui des CERM du demandeur ne donne pas automatiquement lieu à une conclusion de fait selon laquelle il souffrait de troubles mentaux au moment de l’infraction. Pour en arriver à une telle conclusion, il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’accusé était privé de sa lucidité au moment de la perpétration de l’infraction. En d’autres termes, la perturbation doit être telle que l’accusé était incapable de juger la nature et la qualité de l’acte violent ou de savoir qu’il est mauvais; il s’agit du libellé qui figure au paragraphe 202.13(1) de la LDN.

[24]  En l’espèce, le demandeur n’a présenté absolument aucun élément de preuve pour démontrer qu’il était privé de sa lucidité de quelque façon que ce soit au moment de l’infraction. Le simple fait de savoir qu’il avait une CERM permanente est insuffisant puisque le concept de « troubles mentaux » est un concept juridique plutôt qu’un concept médical (arrêt Cooper, aux pages 1158 et 1159; arrêt Bouchard-Lebrun aux paragraphes 61 et 62). De plus, comme la question de savoir si le demandeur souffrait d’un trouble mental au moment de l’infraction est une question mixte de fait et de droit, il faut faire preuve de déférence à l’égard de la décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict sur ce point. Compte tenu du manque d’éléments de preuve sur lesquels une telle conclusion aurait pu être fondée, l’autorité compétente pour réviser le verdict a décidé de façon raisonnable que le demandeur ne souffrait pas d’un trouble mental au moment de l’infraction, particulièrement à la lumière du paragraphe 202.13(1) de la LDN, qui précise que les troubles mentaux dont une personne est atteinte au moment d’une infraction sont des troubles mentaux qui « la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais ».

C.  La procédure de procès sommaire des Forces canadiennes est-elle inconstitutionnelle dans le sens où elle viole les droits des membres aux termes de l’article 7, de l’alinéa 11d) et de l’article 12 de la Charte?

[25]  Au début de l’instruction de l’affaire, la Cour a fait remarquer que le dossier ne contenait pas d’avis de question constitutionnelle sous la forme prescrite par l’article 69 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, ayant été signifié au procureur général de chaque province et au Procureur général du Canada, comme le prévoit l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales. Après avoir entendu les brèves observations orales des parties à cet égard, la Cour a ordonné aux parties de lui fournir de brèves observations écrites après l’audience. C’est maintenant chose faite.

[26]  L’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit ce qui suit, dans la partie pertinente :

Questions constitutionnelles

Constitutional questions

57 (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale ou un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2).

57 (1) If the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or of the legislature of a province, or of regulations made under such an Act, is in question before the Federal Court of Appeal or the Federal Court or a federal board, commission or other tribunal, other than a service tribunal within the meaning of the National Defence Act, the Act or regulation shall not be judged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

Formule et délai de l’avis

Time of notice

(2) L’avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour fédérale ou de l’office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l’objet doit être débattue.

(2) The notice must be served at least 10 days before the day on which the constitutional question is to be argued, unless the Federal Court of Appeal or the Federal Court or the federal board, commission or other tribunal, as the case may be, orders otherwise.

[27]  Le demandeur reconnaît qu’aucun avis de question constitutionnelle n’a été signifié en vertu de l’article 57. Selon lui, aucun avis n’était requis parce qu’une simple lecture de l’article 57 l’exempte de l’obligation de le faire s’il s’agit de l’examen d’une loi fédérale qui concerne un « tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale ». De l’avis du demandeur, cette demande remet directement en question la validité constitutionnelle des peines prévues par un tribunal militaire en vertu de la LDN et s’inscrit parfaitement dans l’exemption concernant un tribunal militaire prévue à l’article 57. Le demandeur soutient que le Parlement a vraisemblablement choisi d’exclure les tribunaux militaires parce que le système de justice militaire relève exclusivement du gouvernement fédéral, en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.).

[28]  Le demandeur affirme que les procureurs généraux provinciaux ne subiront pas de préjudice du fait qu’un avis de question constitutionnelle ne leur a pas été signifié parce qu’ils ne sont pas visés par cette affaire. Le Procureur général du Canada ne subira pas non plus de préjudice parce que ses intérêts ont été parfaitement représentés par un avocat compétent du ministère de la Justice du Canada. Selon le demandeur, c’est la première fois que la constitutionnalité d’un procès sommaire militaire est soumise à un tribunal canadien. Bien que la preuve dont la Cour est saisie soit restreinte du fait que le procès sommaire est un processus fermé, le demandeur allègue que les faits sont évidents et manifestes et que, en ce qui concerne le manque d’indépendance ou d’impartialité du décideur ainsi que la privation possible de liberté, les faits ne sont pas contestés.

[29]  Selon le défendeur, le fait que le demandeur ne s’est pas conformé aux exigences impératives du paragraphe 57(1) annule la demande orale qu’il a présentée lors de l’instruction pour obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité en vertu des alinéas 163(3)a) et 163(4)a) de la LDN, ainsi que la demande générale qu’il a présentée dans son avis de demande et dans son mémoire des faits et du droit pour que la procédure militaire de procès par voie sommaire soit déclarée inconstitutionnelle. De l’avis du défendeur, la demande d’inconstitutionnalité demandée correspond parfaitement au paragraphe 57(1) puisque la constitutionnalité des dispositions de la LDN, une loi fédérale, est contestée devant notre Cour. Selon le défendeur, l’exemption relative aux tribunaux militaires n’est pas applicable puisque le demandeur demande une déclaration d’inconstitutionnalité à notre Cour, et non à un tribunal militaire.

[30]  Le défendeur ajoute qu’il est obligatoire de signifier un avis de question constitutionnelle, comme le démontrent l’utilisation du mot « peuvent » au paragraphe 57(1) et l’arrêt Eaton c Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 RCS 241, au paragraphe 53, 142 DLR (4th) 385 [arrêt Eaton], dans lequel la Cour suprême a affirmé que dans les cas où un libellé précise qu’un avis de question constitutionnelle « doit » est signifié, cet avis est obligatoire, et que l’omission de le signifier invalidera toute décision sur la constitutionnalité, sauf dans certaines circonstances non applicables en l’espèce (sur consentement du procureur général ou si un avis de facto a été signifié). Le défendeur affirme qu’il a appris pour la première fois lors de l’instruction de l’affaire que le demandeur a demandé une déclaration d’inconstitutionnalité en vertu des alinéas 163(3)a) et 164(3)a) de la LDN, et que ni l’avis de demande ni le mémoire ne mentionnent ces alinéas. Selon le défendeur, étant donné que le demandeur a identifié ces dispositions juridiques pour la première fois pendant sa plaidoirie, il l’a empêché de présenter une réponse complète, alors que les procureurs généraux des provinces n’ont jamais reçu d’avis, et son omission de déposer un avis aux termes du paragraphe 57(1) écarte toute déclaration d’inconstitutionnalité.

[31]  À mon avis, la référence au passage « sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale » au paragraphe 57(1) exclut la nécessité de signifier un avis de question constitutionnelle si la question constitutionnelle est soulevée devant un tribunal militaire, mais pas si elle est soulevée devant « la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale ou un [autre] office fédéral ». En d’autres termes, l’obligation de signifier un avis ne s’applique pas si une question constitutionnelle est soulevée devant un tribunal militaire. Par ailleurs, la Cour fédérale du Canada n’est pas un tribunal militaire au sens de la LDN [se reporter à R. c Lyons, (1993) ACAC no 3, aux paragraphes 9 à 11, 5 CACM 130, où le juge en chef Mahoney a affirmé dans des circonstances similaires que la Cour d’appel de la cour martiale du Canada établie en vertu du paragraphe 234(1) de la LDN n’était pas un tribunal militaire et qu’il « semble qu'il ne convient pas que la Cour, ignorant l'article 57, fasse comme s'il était lui-même inapplicable, lorsque les procureurs généraux n'ont pas eu la possibilité de se faire entendre à ce sujet » (paragraphe 10)]. Le simple fait que cette affaire porte sur le contrôle judiciaire de la décision d’une autorité compétente pour réviser le verdict à l’égard de la décision d’un tribunal militaire (devant lequel, devrait-on noter, la question constitutionnelle n’a pas été soulevée) ou qu’elle porte sur la constitutionnalité des dispositions de la LDN en ce qui concerne les tribunaux militaires n’est pas suffisant pour donner lieu à une exemption de l’obligation de signifier un avis prévue à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales. Il est obligatoire de présenter un avis pour les procédures qui visent à contester la constitutionnalité d’une loi fédérale devant notre Cour, la Cour d’appel fédérale, un office fédéral, une commission ou un autre tribunal.

[32]  Dans Guindon c Canada, 2015 CSC 41, au paragraphe 19, [2015] 3 RCS 3 [arrêt Guindon], la Cour suprême du Canada a fait remarquer ce qui suit : « L’obligation de donner avis a un objectif fondamental, celui de faire en sorte que le tribunal se prononce sur la validité de la disposition à partir d’un dossier de preuve complet et que l’État ait vraiment l’occasion de soutenir la validité de la disposition ». Dans l’arrêt Eaton, la Cour suprême a déclaré ce qui suit au sujet d’une disposition analogue concernant l’avis de question constitutionnelle dans la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. C.43, au paragraphe 109(1) :

48  [...] Dans notre démocratie constitutionnelle, ce sont les représentants élus du peuple qui adoptent les lois.  Bien que les tribunaux aient reçu le pouvoir de déclarer invalides les lois qui contreviennent à la Charte et qui ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier, c’est un pouvoir qui ne doit être exercé qu’après que le gouvernement a vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité.  Annuler par défaut une disposition législative adoptée par le Parlement ou une législature causerait une injustice grave non seulement aux représentants élus qui l’ont adoptée mais également au peuple.  En outre, devant notre Cour, qui a la responsabilité ultime de déterminer si une loi contestée est inconstitutionnelle, il est important que, pour rendre cette décision, nous disposions d’un dossier qui résulte d’un examen en profondeur des questions constitutionnelles soulevées devant les cours ou le tribunal dont les jugements sont portés en appel.

[...]

53  Compte tenu de l’objet de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, je suis enclin à être d’accord avec l’opinion exprimée par la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick dans D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services), précité, et par le juge Arbour, dissidente, dans l’arrêt Mandelbaum, précité, selon laquelle la disposition impose une obligation, et l’omission de donner l’avis invalide une décision rendue en son absence sans que l’existence d’un préjudice ait été prouvée.  Il me semble que l’absence d’avis est préjudiciable en soi à l’intérêt public.  Je ne suis pas rassuré par le fait que le procureur général sera immanquablement en mesure d’expliquer après coup quelles mesures auraient pu être prises si l’avis avait été donné au moment opportun.  Il y a donc un risque que, dans certains cas, une disposition législative puisse être annulée par défaut.

[33]  En l’absence de la signification adéquate d’un avis de question constitutionnelle au Procureur général du Canada et aux procureurs provinciaux, je suis d’avis que les observations du demandeur sur l’inconstitutionnalité du processus de procès sommaire des Forces canadiennes n’ont pas à être prises en considération, et qu’elles ne devraient pas l’être. Les arguments du demandeur quant à l’inconstitutionnalité de la structure des procès sommaires sont non fondés en l’absence d’un tel avis.

[34]  De plus, et en tous les cas, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la constitutionnalité du processus de procès sommaire ne devrait pas être évaluée sans un dossier de preuve approprié. Le demandeur n’a pas produit de dossier de preuve en bonne et due forme pour démontrer que le processus porte atteinte aux droits garantis par la Charte de tout membre des Forces canadiennes, autre que lui-même.

[35]  Les tribunaux ont clairement indiqué qu’un fondement factuel approprié était nécessaire pour les litiges constitutionnels. Comme l’a fait remarquer la juge Mactavish dans l'arrêt Médecins Canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 RCF 267 [Médecins Canadiens] :

[165]  La Cour suprême du Canada enseigne clairement que « [l]es décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel » et que « [l]es décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes » : MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357, au paragraphe 9, [1989] ACS no 88.

[166]  De même, à l’occasion de l’affaire Danson c Ontario (Procureur général), [1990] 2 RCS 1086, [1990] ACS no 92, la Cour suprême du Canada a observé qu’elle avait « toujours veillé soigneusement à ce qu’un contexte factuel adéquat existe avant d’examiner une loi en regard des dispositions de la Charte, surtout lorsque le litige porte sur les effets de la loi contestée », au paragraphe 26. Se reporter également à l’arrêt Canada c Stanley J. Tessmer Law Corp., 2013 CAF 290, au paragraphe 9, [2013] ACF no 1360.

[167]  Dans les contentieux fondés sur la Charte, on opère une distinction entre les « faits en litige » et les « faits législatifs » : voir l’arrêt Danson, précité, au paragraphe 27, pour une explication de la distinction entre les deux. Cependant, plus récemment, la Cour suprême du Canada a reconnu que les faits législatifs et sociaux et les faits en litige peuvent en fait être inextricablement liés : Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, au paragraphe 52, [2013] ACF no 72 [Bedford].

[168]  La preuve relative aux situations auxquelles des personnes non nommées ont fait face, bien que ces personnes ne soient pas parties au litige, s’apparente davantage à la preuve relative aux « faits en litige » qu’à celle relative aux « faits législatifs ». Selon la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Danson, « [c]es faits sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables », au paragraphe 27.

[169]  Cela dit, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, il existe une certaine latitude dans les contentieux fondés sur la Charte en ce qui concerne l’emploi d’exemples hypothétiques raisonnables, qui ne sont ni « invraisemblable[s] » ni « difficilement imaginable[s] » : voir, par exemple, R c Goltz, [1991] 3 RCS 485, aux paragraphes 68 et 69, [1991] ACS no 90.

[36]  La Cour suprême a précisé la distinction entre les faits en litige et les faits législatifs dans Danson c Ontario (Procureur général), [1990] 2 RCS 1086, [1990] ACS no 92 [arrêt Danson] :

27  Il est nécessaire d'établir au départ une distinction entre deux catégories de faits dans un litige constitutionnel: [TRADUCTION] "les faits en litige" et les [TRADUCTION] "faits législatifs".  Ces expressions proviennent de l'ouvrage de Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 2, par. 15.03, à la p. 353. (Voir également Morgan, "Proof of Facts in Charter Litigation", dans Sharpe, ed., Charter Litigation (1987).)  Les faits en litige sont ceux qui concernent les parties au litige:  pour reprendre les termes de Davis, [TRADUCTION] "qui a fait quoi, où, quand, comment et dans quelle intention . . ."

28  Ces faits sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables.  Les faits législatifs sont ceux qui établissent l'objet et l'historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel.  Ces faits sont de nature plus générale et les conditions de leur recevabilité sont moins sévères [...].

[37]  En l’espèce, le demandeur n’a établi ni les faits en litige ni les faits législatifs nécessaires pour justifier une contestation de la constitutionnalité du régime de procès sommaire. Les arguments du demandeur sur le manque allégué d’indépendance ou de conformité à la Charte du processus de procès sommaire sont vagues et ne sont pas appuyés par la jurisprudence. Par ailleurs, certains des arguments sont clairement inexacts, comme le fait qu’il ne pouvait pas être emprisonné ou se voir imposer une lourde amende ou une autre punition sévère en vertu du paragraphe 108.17(1) des ORFC. Aucun des éléments de preuve du demandeur (dans la mesure où il y en a) ne peut atteindre le seuil établi dans Danson pour un fondement factuel approprié à l’appui d’une contestation constitutionnelle.

[38]  En fait, le demandeur n’a même pas établi que ses propres droits garantis par la Charte étaient en cause. Les arguments du demandeur à l’égard de ses droits en vertu des articles 7 et 12 de la Charte peuvent être facilement rejetés. L’amende de 1 000 $ ne portait aucunement atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, et elle ne dépassait certainement pas le seuil élevé requis pour qualifier une peine de cruelle et d’inusitée. Le critère pour déterminer si une peine est « cruelle et inusitée » a été pris en considération dans l’arrêt Médecins Canadiens :

[613]  La Cour suprême du Canada a conclu, dans l’arrêt R c Smith, que les peines ou traitements « cruels et inusités » sont ceux qui sont « excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine » : précité, au paragraphe 83.

[614]  Pour décider si un traitement ou une peine est « cruel et inusité », les tribunaux canadiens ont examiné de nombreux facteurs dans le cadre d’une sorte d’analyse ‘coûts-bénéfices’. Ces facteurs comprennent la question de savoir si le traitement va au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, s’il existe des solutions de rechange appropriées, si le traitement est arbitraire, ainsi que s’il a une valeur ou une fin sociale. Parmi les autres considérations pertinentes, mentionnons la question de savoir si le traitement en question est inacceptable pour une grande partie de la population, s’il s’accorde avec les normes publiques de la décence ou de l’intégrité, s’il choque la conscience collective et s’il est d’une sévérité inhabituelle et donc dégradante pour la dignité et la valeur de l’être humain : R c Smith, précité, au paragraphe 44.

[39]  Le demandeur n’a pas expliqué en quoi son amende de 1 000 $ atteignait ce seuil élevé, et aucun élément de preuve ne démontre que l’amende va au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, qu’il existe des solutions de rechange appropriées, que le traitement est arbitraire et qu’il a une valeur ou une fin sociale. De plus, aucun élément de preuve n’explique la raison pour laquelle l’amende n’est pas conforme aux normes publiques de la décence ou de l’intégrité, qu’elle choque la conscience collective ou qu’elle est dégradante pour la dignité et la valeur de l’être humain.

[40]  En ce qui concerne l’allégation du demandeur selon laquelle il a le droit, aux termes de l’alinéa 11d) de la Charte, d’être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable, une personne n’est admissible aux protections de cet alinéa que dans certaines circonstances (se reporter à R. c Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541, [1987] ACS no 71). La Cour suprême du Canada a énoncé le critère à cet égard dans l’arrêt Guindon :

[44]  Notre Cour a délibérément retenu une « définition quelque peu restreinte de la disposition liminaire de l’art. 11 » afin de ne pas devoir établir au titre de cette disposition différents degrés de protection pour différents types de procédure (R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, p. 558). La Cour a aussi reconnu la difficulté de formuler un critère précis pour déterminer si une procédure en particulier donne lieu ou non à l’application des protections de l’art. 11 (voir p. 559). Ces protections peuvent bénéficier à celui qui est accusé d’une infraction criminelle, mais pas à celui qui fait l’objet d’une sanction administrative (voir Wigglesworth, p. 554; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, par. 19). Le critère à deux volets qui permet de discerner parmi les contraventions à une loi celles qui sont de nature criminelle et celles qui sont de nature administrative a été énoncé dans l’arrêt Wigglesworth, p. 559-562. D’autres critères analytiques se sont ajoutés dans l’arrêt Martineau, par. 19-24 et 57. Comme nous l’expliquons plus loin, une personne a droit aux protections procédurales de l’art. 11 de la Charte lorsque, de par sa nature même, la procédure est criminelle, ou lorsqu’une « véritable conséquence pénale » découle de la sanction.

[45]  Une procédure est criminelle de par sa nature même lorsqu’elle vise à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique. Par contre, une procédure est de nature administrative lorsqu’elle vise principalement l’observation de règles ou la réglementation de la conduite dans une sphère d’activité limitée : (voir Martineau, par. 21-22; Wigglesworth, p. 560). Il ne faut pas s’attacher à la nature de l’acte qui est à l’origine de la procédure, mais bien à la nature de la procédure comme telle, compte tenu de son objectif et de ses modalités (Martineau, par. 24 et 28‑32; R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, p. 18-19). Une procédure a un objectif criminel lorsqu’elle vise à amener la personne en cause « à rendre compte à la société » d’une conduite « contraire à l’intérêt public » (Shubley, p. 20).

[46]  Une « véritable conséquence pénale » s’entend de « l’emprisonnement ou [de l’]amende qui par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que pour maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée » (Wigglesworth, p. 561; voir aussi Martineau, par. 57). Il existe inévitablement un certain chevauchement entre le régime et la sanction lorsqu’il s’agit d’analyser leur objet respectif, mais les tribunaux ont examiné les deux séparément dans la mesure du possible et reconnu que la procédure est pénale pour l’application de l’art. 11 lorsqu’elle satisfait à l’un ou l’autre des volets du critère, et que rares sont les situations dans lesquelles il est satisfait à l’un mais non aux deux volets (ibid.). [Non souligné dans l’original]

[41]  Étant donné que l’amende imposée par l’officier président était dans la partie inférieure de la fourchette des amendes qu’un officier président peut imposer lors d’un procès sommaire et qu’elle ne dépassait pas 25 % du salaire mensuel de l'accusé (se reporter à l’alinéa 108.17(1)b) des ORFC), il est évident qu’elle n’avait pas, par son importance, pour but de réparer le tort causé à la société en général, mais plutôt de renforcer la discipline au sein des Forces canadiennes. Cet élément est renforcé par la conclusion de la Cour suprême dans R c Moriarity, 2015 CSC 55, au paragraphe 46, [2015] 3 RCS 485, selon laquelle « en créant le système de justice militaire, le législateur avait pour objectif d’établir des processus visant à assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. » Le processus de procès par voie sommaire dans cette affaire n’a pas mis en cause les droits du demandeur en vertu de l’alinéa 11d) de la Charte.

[42]  Bref, il n’y a pas eu de violation des droits que confère la Charte au demandeur.

III.  Conclusion

[43]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée pour les motifs ci-dessus. La décision de l’autorité compétente pour réviser le verdict est justifiable, transparente et intelligible, et elle appartient aux issues acceptables.

[44]  Étant donné que la demande est rejetée, le défendeur est admissible à des dépens de la part du demandeur. Les parties ont convenu à l’audience que les dépens devraient être fixés à un montant forfaitaire de 3 000 $, tout compris.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1546-17

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur avec dépens fixés à un montant forfaitaire de 3 000 $ et payables par le demandeur au défendeur dans un délai de 20 jours à compter de la date du jugement.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1546-17

 

INTITULÉ :

MAÎTRE DE 2E CLASSE STEVEN THURROTT c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MAI 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JUIN 2018

 

COMPARUTIONS :

Michel Drapeau

Joshua Juneau

 

pour le demandeur

 

David Aaron

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet juridique Michel Drapeau

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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