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Date : 20180430


Dossier : IMM-3556-17

Référence : 2018 CF 461

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JOMANA ESAHAK-SHAMMAS

DANIEL SHAMMAS

MARK SHAMMAS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont Jomana Esahak-Shammas (demanderesse principale) et ses deux fils jumeaux de quatre ans, Daniel et Mark Shammas (demandeurs mineurs). La demanderesse principale a la double citoyenneté de la Syrie et de la Grenade, et ses fils sont des citoyens de la Grenade avec des droits de citoyenneté en Syrie. En 2006, la demanderesse principale a contracté un mariage arrangé en Syrie avec Edward Shammas. Après le mariage, elle est déménagée à la Grenade où résidait son mari. Leurs fils sont nés en 2013. Le 23 août 2015, les demandeurs sont entrés au Canada et ils ont présenté une demande d’asile le 29 octobre 2015. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté la demande d’asile des demandeurs le 17 février 2016. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR, laquelle a rejeté l’appel le 5 juillet 2016. À la demande et avec le consentement des parties, la Cour a fait droit le 15 novembre 2016 à la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR et annulé la décision. L’appel de la décision de la SPR a été rejeté par un tribunal différent de la SAR le 3 mai 2017. Le 14 octobre 2016, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (demande CH). L’agent a rejeté la demande CH des demandeurs dans une lettre datée du 10 août 2017, et cette décision fait aujourd’hui l’objet du présent contrôle judiciaire.

Décision faisant l’objet du contrôle

[2]  L’agent a cité les conclusions de la SPR et la décision initiale de la SAR du 5 juillet 2016, et a souligné que la SPR avait estimé que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Il a aussi conclu que même si la SPR avait cru tous les éléments de preuve déposés par les demandeurs, ce qui n’était pas le cas, les demandeurs n’étaient pas parvenus à établir qu’ils ne pourraient pas bénéficier de la protection de l’État, et n’avaient pas cherché à se prévaloir d’une telle protection. En outre, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs, estimant qu’il existait une protection adéquate à la Grenade et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que le mari de la demanderesse principale, de qui elle était séparée, la rechercherait et lui ferait du mal ou ferait du mal aux enfants s’ils devaient retourner à la Grenade. L’agent n’a pas cité la nouvelle décision de la SAR du 3 mai 2017, dont la copie n’a pas été versée dans le dossier certifié du tribunal.

[3]  L’agent a affirmé que peu importait les conclusions de la SPR et de la SAR, il avait examiné la preuve documentaire actuelle concernant les conditions dans le pays à la Grenade et a cité le Grenada 2016 Human Rights Report, le rapport sur les pratiques des droits de l’Homme pour 2016 publié par le Département d’État américain (le rapport du Département d’État), dans lequel on décrit les lois de la Grenade interdisant la violence conjugale et affirme que les autorités policières et judiciaires sont habituellement promptes à réagir dans de tels cas. En outre, un refuge pour les femmes battues et maltraitées et leurs enfants est ouvert dans la partie nord du pays, lequel dispose de personnel médical et de conseillers psychologiques. L’agent a conclu que la preuve documentaire établissait que même si la violence conjugale est une préoccupation grave à la Grenade, comme dans de nombreux autres pays, les demandeurs pouvaient demander l’aide de la police, du système de justice ou du refuge, au besoin.

[4]  Concernant l’établissement, l’agent a souligné que le degré d’établissement démontré par le témoignage de la demanderesse n’était pas significatif compte tenu de la durée de leur séjour au Canada. De plus, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant que la demanderesse principale se verrait refuser un emploi ou serait traitée injustement en raison de son sexe, ou qu’elle serait incapable de chercher ou d’obtenir un emploi à la Grenade.

[5]  L’agent a aussi examiné un rapport psychiatrique rédigé par la Dre Parul Agarwal, qui a diagnostiqué chez la demanderesse principale un trouble de stress post-traumatique (TSPT) chronique grave, un trouble dépressif majeur chronique grave et un syndrome de la femme battue. Selon l’évaluation clinique faite par la Dre Agarwal, la demanderesse principale a besoin d’un traitement sous la forme de médicaments anti-dépresseurs et d’une thérapie individualisée. Selon la preuve documentaire indiquant qu’un refuge pour femmes battues à la Grenade offrait un accès à du personnel médical et des conseillers psychologiques, l’agent a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant que la demanderesse principale serait incapable d’avoir accès à des soins psychologiques à la Grenade, ou que de tels soins lui seraient refusés, si elle le demandait. Il a aussi estimé que les différences dans les niveaux de vie entre le Canada et d’autres pays ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire, en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[6]  Quant à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a souligné que les demandeurs mineurs sont âgés de quatre ans, et qu’il était par conséquent raisonnable qu’ils ne soient pas en mesure de savoir ni de comprendre où ils se trouvent, qu’il s’agisse du Canada ou de la Grenade. En outre, en raison de leur jeune âge, ils sont plus résilients et davantage en mesure de s’adapter aux situations changeantes, puisqu’ils n’ont pas encore commencé l’école ou établi des liens d’amitié qui, s’ils étaient rompus, nuiraient à leur intérêt supérieur. Même s’il était difficile pour eux de quitter le Canada, ils le feraient en compagnie de leur mère et leur intérêt supérieur serait satisfait s’ils pouvaient continuer à bénéficier des soins personnels et du soutien de leur mère. Ainsi, retourner à la Grenade n’aurait pas une conséquence négative significative sur l’intérêt supérieur des enfants.

[7]  L’agent n’était pas convaincu que les demandeurs avaient prouvé que l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire était justifié. L’agent n’a pas évalué le risque d’un renvoi en Syrie, puisqu’il avait conclu que les demandeurs étaient en mesure de retourner à la Grenade.

Questions en litige et norme de contrôle

[8]  À mon avis, les questions en litige peuvent être formulées ainsi :

  1. Comme question préliminaire, est-ce que l’affidavit de la Dre Agarwal, signé le 5 février 2018 (affidavit Agarwal), et la transcription du contre-interrogatoire relatif à cet affidavit, sont recevables?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans la manière dont il a traité le rapport de la psychiatre?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?

[9]  Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision d’un agent concernant une demande CH, puisqu’une telle décision soulève des questions de droit et de fait. En vertu de cette norme, la Cour s’en tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (arrêt Dunsmuir).

Question no 1: Est-ce que l’affidavit Agarwal, et la transcription du contre-interrogatoire relatif à cet affidavit, sont recevables?

[10]  Pour résumer brièvement, les demandeurs ont déposé l’affidavit Agarwal le 8 février 2018, à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire. En réponse, l’avocat du défendeur a indiqué qu’il entendait contre-interroger la Dre Agarwal à propos de son affidavit. Par la suite, l’avocate des demandeurs a indiqué qu’elle n’entendait pas s’appuyer sur l’affidavit, ayant pris conscience qu’il n’était pas pertinent. Quoi qu’il en soit, l’avocat du défendeur a procédé au contre-interrogatoire. Au début du contre-interrogatoire, l’avocate des demandeurs a fait état du maintien de son opposition à ce contre-interrogatoire, au motif que les questions contenues dans l’affidavit Agarwal n’étaient pas pertinentes, puisqu’elles n’avaient pas été soumises à l’agent quand il a rendu sa décision concernant la demande CH.

[11]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs affirment que l’affidavit Agarwal et le contre-interrogatoire connexe devraient être radiés du dossier, parce que seuls les documents dont disposait le décideur devraient être pris en considération, à moins que l’élément de preuve puisse étayer des arguments portant sur l’équité procédurale ou fournisse des renseignements contextuels généraux (Ochapowace First Nation v Canada (Attorney General), 2008 FCA 920, aux paragraphes 9 et 10; Laboratoires Abbott Limitée c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, au paragraphe 37).

[12]  Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas indiqué qu’ils souhaitaient retirer l’affidavit Agarwal. L’avocate des demandeurs a plutôt affirmé qu’elle avait décidé de ne pas s’appuyer sur cet affidavit. Le défendeur avance qu’il ne s’agit pas là de la même chose que retirer un affidavit et que si les demandeurs entendaient retirer l’affidavit Agarwal, ils auraient dû obtenir une ordonnance de la Cour les autorisant à le faire. Le défendeur prétend que l’affidavit Agarwal et le contre-interrogatoire sont recevables, puisqu’ils fournissent un contexte à [traduction] « l’évaluation de la santé mentale pour l’immigration » (Pinto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 349).

[13]  Il s’agit ici d’une situation très inhabituelle, où les demandeurs cherchent à faire radier un affidavit complémentaire déposé par eux, après avoir été autorisés à le faire, et le défendeur conteste cette position. À mon avis, la question est simplement de savoir si l’affidavit complémentaire – et par conséquent, le contre-interrogatoire – est recevable.

[14]  La jurisprudence est claire et cohérente en ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve présentés lors d’un contrôle judiciaire. Comme l’a affirmé le juge Stratas dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 11 (Association des universités et collèges), en principe, le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait le décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas recevables, sauf quelques exceptions. Le juge Stratas a énuméré trois de ces exceptions et souligné que la liste n’était sans doute pas exhaustive. Ces exceptions sont les suivantes : un affidavit contenant des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; un affidavit qui porte à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du décideur administratif; un affidavit faisant ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges, aux paragraphes 19 et 20).

[15]  Le juge Stratas a reparlé de ce principe général dans l’arrêt Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, citant les décisions antérieures de la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Association des universités et collèges, Connolly c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, et Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, et a élaboré à propos des trois exceptions reconnues. En ce qui concerne l’exception des renseignements généraux, les renseignements généraux exposés dans l’affidavit ne représentent pas de nouveaux renseignements sur le fond. Ils se bornent plutôt à résumer la preuve sur le fond dont était saisi le décideur administratif. De plus, l’exception des renseignements généraux a pour but de faciliter à la Cour la tâche consistant à contrôler une décision administrative en relevant, récapitulant et mettant en évidence les éléments de preuve les plus utiles dans cette tâche.

[16]  En l’espèce, comme l’agent ne disposait pas de l’affidavit Agarwal, il n’est pas recevable pour cette raison. Même si l’affidavit Agarwal est bref, huit paragraphes seulement, il contient de nouveaux renseignements concernant le rapport psychiatrique, comme une explication concernant les raisons pour lesquelles la Dre Agarwal ne pouvait prescrire un médicament ou fournir une thérapie, et d’autres questions qui n’avaient pas été soumises à l’agent. Comme l’affidavit n’est pas recevable, le contre-interrogatoire de la Dre Agarwal découlant de cet affidavit n’est pas recevable non plus. En outre, contrairement aux observations du défendeur, l’affidavit Agarwal, et encore plus le contre-interrogatoire, n’entrent pas dans la catégorie de l’exception des renseignements généraux. Le témoignage fourni et recueilli contenait plutôt de nouveaux renseignements portant sur le bien-fondé de la revendication des demandeurs, selon laquelle la santé mentale de la demanderesse principale justifiait l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, comme le soutenait le rapport psychiatrique. Il contenait également de nouveaux renseignements quant aux antécédents professionnels de la Dre Agarwal, à sa pratique, et à ses consignes. L’affidavit ne se bornait pas à résumer la preuve sur le fond dont était saisi l’agent. Et même si certains renseignements dans l’affidavit, comme les antécédents scolaires et professionnels de la Dre Agarwal, pourraient être considérés comme des renseignements généraux, ils n’étaient pas nécessaires à la Cour pour comprendre les questions en litige.

[17]  En fait, l’affidavit Agarwal semble avoir pour but de répondre aux arguments soulevés par le défendeur. Plus précisément, même si la Dre Agarwal a diagnostiqué chez la demanderesse principale un TSPT, un trouble dépressif majeur et un syndrome de la femme battue, et a affirmé qu’elle avait besoin d’un traitement sous la forme de médicaments anti-dépresseurs et d’une thérapie individualisée pour pouvoir se remettre de ses expériences de mauvais traitements, le rapport n’indiquait pas que la demanderesse principale avait reçu une prescription d’anti-dépresseurs ou un rendez-vous pour une thérapie. Dans ses observations écrites, le défendeur a émis l’opinion que l’inaction de la Dre Agarwal à cet égard laissait fortement croire que la santé mentale de la demanderesse principale n’était pas aussi compromise que ce qu’indiquait le rapport. Toutefois, il ne s’agit pas d’une préoccupation qu’avait soulevée l’agent dans ses motifs. Par conséquent, je suis également d’accord avec les demandeurs que l’affidavit Agarwal n’est pas pertinent, parce qu’il répond principalement aux opinions émises par le défendeur dans sa plaidoirie, mais qui n’avaient pas été soulevées, explicitement ou implicitement, dans les motifs de l’agent.

Question no 2 : L’agent a-t-il commis une erreur dans la manière dont il a traité le rapport psychiatrique de la Dre Agarwal?

Position des demandeurs

[18]  Les demandeurs affirment que l’agent a omis de bien analyser l’incidence qu’aurait le renvoi du Canada sur la santé mentale de la demanderesse principale et n’a pas tiré de conclusion à cet égard. Le rapport psychiatrique contenait le diagnostic mentionné précédemment, et le traitement requis, et indiquait que la demanderesse principale avait besoin de se sentir en sécurité et stable pour pouvoir tirer profit d’un traitement, et que la menace d’un renvoi à la Grenade, où selon elle son mari violent pourrait facilement la retrouver de même que ses enfants, équivalait pour elle à un nouveau traumatisme. On y indiquait également que la forcer à quitter le Canada mettrait fin à son mince sentiment de sécurité et de stabilité, et que cela n’était pas dans son intérêt supérieur ni dans celui de ses enfants. Les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur en limitant son analyse des difficultés à la question de savoir si un traitement était disponible à la Grenade, puisqu’il avait également l’obligation de prendre en considération l’effet d’un renvoi sur la santé mentale de la demanderesse principale. Comme les motifs de l’agent sont complètement muets sur cette question d’importance cruciale, la Cour ne peut « relier les points » et présenter des motifs qui n’ont pas été donnés.

[19]  Dans leurs observations en réponse, les demandeurs affirment, entre autres choses, que les observations du défendeur ne traitaient pas de cette question, mais attaquaient plutôt le rapport psychiatrique lui-même, dans une tentative en vue de renforcer les motifs de l’agent, qui ne soulevaient aucunement de telles questions. De plus, même si le défendeur essaie de miner le rapport psychiatrique parce qu’il s’appuie sur des symptômes autodéclarés, la Cour suprême du Canada a reconnu que les rapports d’évaluation psychologique comportent nécessairement une part de ouï-dire (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 49 (Kanthasamy)).

Position du défendeur

[20]  Le défendeur affirme que le rapport psychiatrique renferme deux faiblesses fondamentales. D’abord, il était uniquement fondé sur le compte rendu de violence conjugale présenté par la demanderesse principale, lequel a mené à un diagnostic de syndrome de la femme battue. Pourtant, la SPR a conclu que la demanderesse principale embellissait ses affirmations selon lesquelles elle avait subi de la violence conjugale, et aucun élément de preuve n’a été fourni pour contredire cette conclusion. Si les allégations de la demanderesse principale concernant la violence conjugale subie ont un fondement probatoire fragile, le rapport psychiatrique portant un diagnostic relatif à ces faits ne peut être considéré comme étant exact. Ensuite, le rapport psychiatrique n’indique pas si la demanderesse principale a reçu une prescription pour un quelconque médicament, ou un rendez-vous pour une quelconque thérapie individualisée. Le défendeur affirme que l’inaction de la Dre Agarwal après le rapport laisse fortement croire que la santé mentale de la demanderesse principale n’était pas aussi compromise que ce qu’indiquait le rapport, parce que si cela avait été le cas, le demanderesse principale aurait reçu un certain type de traitement. En se fondant sur ces points, le défendeur allègue qu’il était raisonnable que l’agent ne soit pas convaincu que la demanderesse principale souffrirait nécessairement d’effets préjudiciables si elle était renvoyée à la Grenade. De plus, les rapports médicaux ne peuvent servir de remède universel pour les lacunes dans le témoignage d’un demandeur (Egbesola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 204, au paragraphe 12).

[21]  En outre, le rapport psychiatrique reste vague et ne contient aucune déclaration claire selon laquelle la santé mentale de la demanderesse principale se détériorerait si elle était déportée, ce qui le distingue du rapport présenté dans Kanthasamy. Ces faits, ajoutés au défaut des demandeurs de fournir suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse principale ne pourrait être traitée à la Grenade, ont amené l’agent à rejeter la demande.

[22]  Le défendeur affirme également qu’il est possible de soutenir qu’un agent qui n’évalue pas de façon positive le diagnostic de maladie mentale d’un demandeur, qui s’aggraverait si le demandeur était renvoyé dans son pays d’origine, ne cherche pas nécessairement à remettre en question ce diagnostic. Selon les circonstances, l’agent pourrait plutôt se demander si les demandeurs souhaitent se rétablir de leur maladie. Cela dit, le défendeur se demande si, en ne prenant aucune mesure pour obtenir un traitement facilement disponible au Canada, un demandeur peut utiliser la maladie diagnostiquée comme fondement pour recevoir une réponse favorable concernant sa demande CH. En l’espèce, c’est ce que les demandeurs demandent à la Cour de sanctionner. Le défendeur affirme également qu’il n’était pas déraisonnable que l’agent ne considère pas la maladie mentale de la demanderesse principale, diagnostiquée [traduction« mais intentionnellement non traitée » comme un facteur positif pour décider s’il fallait ou non lui accorder une mesure exceptionnelle lui permettant d’être dispensée de l’obligation de présenter sa demande de résidence depuis le Canada. Ce n’était pas un moyen sournois de miner le diagnostic.

[23]  Subsidiairement, si la Cour devait estimer que le rapport de la Dre Agarwal affirmait implicitement que la santé mentale de la demanderesse principale se détériorerait si elle était renvoyée à la Grenade, l’agent aurait donc interprété de façon raisonnable le langage employé dans le rapport et l’inaction subséquente de la Dre Agarwal à aider la demanderesse principale comme signifiant que même si la santé mentale de la demanderesse principale pourrait ne pas s’améliorer, peu importe qu’elle reçoive ou non un traitement, elle ne se détériorerait pas nécessairement. Par conséquent, elle pouvait être renvoyée.

[24]  Le défendeur affirme également que le rapport de la Dre Agarwal s’éloigne de la simple opinion d’un expert et cherche plutôt à défendre l’immigration au nom de la demanderesse principale, chose contre laquelle la Cour a formulé des mises en garde.

Analyse

[25]  Bien que beaucoup de choses aient été dites sur cette question, il est évident d’après les motifs de l’agent qu’il n’a pas explicitement abordé la question de l’incidence qu’un renvoi aurait sur la santé mentale de la demanderesse principale. L’agent a reconnu le diagnostic donné et le traitement nécessaire. L’agent a également reconnu l’observation présentée par l’avocate des demandeurs selon laquelle il y a très peu d’information sur la disponibilité des soins en santé mentale à la Grenade et que les renseignements existants laissaient croire qu’ils étaient extrêmement limités. Selon l’analyse faite par l’agent, la preuve documentaire indiquait qu’un refuge pour les femmes battues et leurs enfants était ouvert dans la partie nord de la Grenade et qu’il disposait de personnel médical et de conseillers psychologiques. Ainsi, l’agent ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve montrant que la demanderesse principale serait incapable d’avoir accès à une aide psychologique à la Grenade, ou qu’une telle aide lui serait refusée, si elle devait en avoir besoin.

[26]  L’agent a donc accepté le rapport psychiatrique sans remettre en question son diagnostic, son contenu, ses conclusions sur le traitement nécessaire ou tout autre élément du rapport. Par conséquent, et comme l’affirment les demandeurs, si l’agent a accepté le rapport psychiatrique et si ce rapport parlait de l’effet d’un renvoi du Canada sur la santé mentale de la demanderesse principale, il avait donc l’obligation de prendre ce point en considération dans son analyse (Kanthasamy, aux paragraphes 47 et 48). Notre Cour a affirmé que lorsque des rapports d’évaluation psychologique sont disponibles et indiquent que la santé mentale de demandeurs se détériorerait s’ils devaient être renvoyés du Canada, l’agent doit analyser les difficultés auxquelles seraient soumis les demandeurs s’ils devaient être renvoyés dans leur pays d’origine. Dans de telles circonstances, un agent ne peut limiter son analyse à la seule question de savoir si des soins en santé mentale sont disponibles dans le pays de renvoi (Sutherland c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212, aux paragraphes 21 et 22 (Sutherland), citant Kanthasamy, au paragraphe 48; Davis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 97 (Davis), au paragraphe 19; Jang c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 996, au paragraphe 32 (Jang); Francis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1366, aux paragraphes 14 et 15 (Francis); Cardona c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1345, aux paragraphes 25 et 26 (Cardona)).

[27]  Dans la décision Sutherland, le juge Gascon a déclaré ce qui suit :

[20]  En l’espèce, la preuve psychologique non contredite présentée à l’agente démontrait que, tout comme dans l’affaire Kanthasamy, le retour de Mme Sutherland à la Grenade ou à Saint-Vincent aggraverait ses problèmes de santé mentale et que son état de santé mentale empirerait si elle était renvoyée du Canada. Les rapports expliquaient expressément pourquoi l’état de Mme Sutherland se détériorerait si elle devait être renvoyée du Canada, et l’agente a admis les deux diagnostics médicaux. Dans de telles circonstances, il ne suffisait pas à l’agente de se pencher simplement sur la disponibilité des soins de santé mentale à la Grenade ou à Saint-Vincent. L’agente devait prendre expressément en considération « les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale » (Kanthasamy, au paragraphe 48).

[28]  En l’espèce, le problème est que le rapport de la Dre Agarwal n’indique pas explicitement que la santé mentale de la demanderesse principale se détériorerait si elle devait être renvoyée du Canada. Il donne une liste de facteurs de stress, allant du fait d’avoir grandi en tant que femme dans une société très patriarcale et conservatrice aux préoccupations quant à un renvoi du Canada. Il indique aussi que son statut incertain au Canada est le facteur contribuant le plus à maintenir ses symptômes de TSPT et de trouble dépressif majeur. En outre, en plus des anti-dépresseurs et d’une thérapie, la demanderesse principale a besoin de pouvoir se sentir en sécurité, et stable, pour pouvoir tirer profit d’un traitement. La menace d’un renvoi forcé à la Grenade, où selon elle son mari pourra facilement la trouver et trouver ses enfants, et où reposent tous ses souvenirs traumatisants, ne sert qu’à faire renaître le traumatisme, encore et encore. Le rapport cite des ouvrages non précisés sur les traumatismes qui laissent croire que les personnes qui souffrent d’un TSPT ne peuvent entreprendre le travail de guérison de leurs expériences traumatisantes, tant que la menace d’être renvoyées à l’endroit où le traumatisme d’origine a eu lieu n’est pas écartée de façon permanente. Le rapport conclut que forcer la demanderesse principale à quitter le Canada mettrait fin à son mince sentiment de sécurité et de stabilité, et que cela n’était pas dans son intérêt supérieur ni dans celui de ses enfants.

[29]  Il faut établir une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Kanthasamy, où le rapport psychiatrique indiquait que les événements qui évoquent des traumatismes passés peuvent faire réapparaître les symptômes du demandeur, et que, vu « la menace réelle et imminente à sa sécurité, il est fort probable que l’état psychologique [de M. Kanthasamy] se détériore encore s’il est renvoyé » (Kanthasamy, au paragraphe 76); la décision Francis, où le psychologue a indiqué que « [s]i la permission de rester au Canada est refusée, son état se détériorera (p. ex., possibilité d’un épisode dépressif majeur) » (Francis, au paragraphe 14); et la décision Davis, où la preuve d’expert irréfutée soumise démontrait que si la demanderesse était forcée de retourner à Saint-Vincent, elle serait exposée à un risque de dépression nerveuse qui pourrait fort bien l’amener à avoir des idées suicidaires (Davis, au paragraphe 19). On peut aussi établir une distinction avec la décision Jang, où deux psychiatres ont fait état de très graves préoccupations quant à l’incidence que le renvoi de la demanderesse aurait sur sa santé mentale. Dans cette affaire, les deux médecins soulèvent la préoccupation selon laquelle le stress de son renvoi dans un pays où la demanderesse croit que sa vie est en danger pourrait faire en sorte qu’elle devienne extrêmement suicidaire [la Cour a poursuivi en soulignant que toutefois, puisqu’elle avait écarté la valeur probante des deux opinions psychiatriques, l’agente ne s’est jamais attaquée à cette preuve (au paragraphe 31)]. Et aussi avec la décision Cardona, où l’agent a reconnu que, si la demanderesse était renvoyée, le risque que celle-ci se suicide augmenterait (au paragraphe 25).

[30]  Même si les demandeurs soutiennent qu’il est implicitement entendu d’après l’opinion de la Dre Agarwal que la santé mentale de la demanderesse se détériorerait si elle était renvoyée à la Grenade, je ne suis pas convaincue que cette conclusion était implicite. Je ne suis également pas convaincue que c’était le rôle de l’agent, ou que c’est le rôle de la Cour, de tenter d’interpréter des opinions professionnelles afin d’en déterminer la signification implicite. À mon avis, en l’absence d’une conclusion claire émise par la psychiatre selon laquelle un renvoi à la Grenade entraînerait une détérioration de la santé mentale de la demanderesse principale, l’agent n’a pas commis d’erreur en omettant de prendre en considération l’incidence qu’aurait un renvoi du Canada sur la santé mentale de la demanderesse principale.

[31]  Et, même si le défendeur conteste également la valeur probante de l’opinion de la Dre Agarwal, je souligne qu’aucun des arguments présentés par le défendeur n’a été soulevé par l’agent dans sa décision. L’agent a cité la conclusion de la SPR et la conclusion initiale de la SAR, puis a indiqué qu’il avait néanmoins pris en considération les conditions actuelles dans le pays concernant la violence conjugale à la Grenade et regardé comment elles s’appliquaient aux demandeurs, et a procédé à son analyse. Ainsi, même si le défendeur affirme que la Dre Agarwal s’est appuyée sur des faits erronés à la lumière des décisions de la SPR et de la SAR, et que parce que rien ne montre que la demanderesse principale a reçu une ordonnance pour un médicament ou un rendez-vous en thérapie, cela laisse croire que son état mental n’était pas tel que décrit, et que le rapport psychiatrique est donc inexact, ces questions et les autres questions soulevées par le défendeur ne font simplement pas partie des motifs de l’agent, de manière explicite ou implicite.

[32]  En outre, même si le défendeur a affirmé dans ses observations écrites qu’étant donné que rien ne montrait que la demanderesse principale s’était fait prescrire les anti-dépresseurs nécessaires et qu’elle n’avait pas entrepris de thérapie, cela laissait croire qu’elle avait intentionnellement renoncé à chercher un tel traitement dans le but d’améliorer les chances que sa demande soit acceptée et qu’en effet, la Dre Agarwal avait facilité cela par son inaction en ne fournissant pas le traitement nécessaire, je dois dire que non seulement l’agent n’a pas fait de telles suggestions, mais qu’il n’existe absolument aucun élément de preuve pour soutenir cette hypothèse. Et même si l’affidavit Agarwal et la transcription du contre-interrogatoire ne sont pas recevables, je crois qu’il est important de dire qu’ils n’appuient pas cette supposition.

[33]  La pratique très courante chez les demandeurs de fournir des rapports de psychologues et de psychiatres produits après une seule brève rencontre, souvent à la veille d’une instance en matière d’immigration, et en l’absence de tout historique documenté de problèmes de santé mentale, soulève des préoccupations. Et, en l’espèce, des questions auraient aussi pu être soulevées concernant la valeur probante du rapport psychiatrique, compte tenu de la décision de la SAR. Toutefois, l’agent n’a pas soulevé de telles préoccupations pour justifier sa décision et le défendeur ne peut pas compléter les motifs donnés par l’agent (Aria c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 324, au paragraphe 24; Xiao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 195, au paragraphe 35).

Question no 3 : L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?

Position des demandeurs

[34]  Les demandeurs affirment qu’en concluant simplement que les demandeurs mineurs étaient trop jeunes pour comprendre s’ils étaient au Canada ou bien à la Grenade et qu’ils s’ajusteraient à la vie à la Grenade avec le soutien de leur mère, l’agent a omis de déterminer et d’analyser le bien supérieur des enfants, qui représente une considération singulièrement importante. L’agent a omis de déterminer et d’évaluer correctement l’intérêt supérieur des enfants, qui nécessitait une comparaison des différentes possibilités advenant le cas où les demandeurs mineurs resteraient au Canada avec leur mère ou retourneraient à la Grenade. Dans la majorité des cas, sauf de rares exceptions, l’intérêt supérieur des enfants favorise un non-renvoi. De plus, le fait de conclure que l’intérêt supérieur des enfants continuerait d’être satisfait si les enfants devaient demeurer sous les soins de leur mère constitue une analyse insuffisante. L’agent ne s’est pas demandé si l’intérêt supérieur des enfants favorisait un non-renvoi du Canada, et n’a pas pris en considération les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient quitter. Les conditions au pays établissent que la Grenade est un petit pays avec des taux élevés de pauvreté et de chômage. Si les demandeurs mineurs devaient être forcés de retourner à la Grenade, ils ne pourraient profiter d’un accès à l’éducation, aux soins de santé et aux services sociaux comparable à ce qu’ils recevraient au Canada. L’agent n’a pas non plus tenu compte du témoignage des demandeurs concernant leur absence de liens et de soutien social à la Grenade où ils seraient sans foyer s’ils étaient renvoyés.

[35]  L’agent a également omis de traiter correctement le rapport psychiatrique de la Dre Agarwal et de mesurer quelle incidence la détérioration de la santé mentale de la demanderesse principale aurait sur l’intérêt des enfants. Selon les demandeurs, le rapport de la Dre Agarwal contredit également directement les conclusions de l’agent, selon lesquelles les demandeurs mineurs âgés de quatre ans ne sont pas en mesure de savoir où ils se trouvent, qu’il s’agisse du Canada ou de la Grenade, et sont plus résilients et davantage en mesure de s’adapter en raison de leur jeune âge.

Position du défendeur

[36]  Le défendeur affirme que la simple idée qu’un mineur au Canada puisse être avantagé par le fait que ses parents, des résidents illégaux, demeurent au Canada ne suffit pas en soi pour justifier une décision favorable relativement à une demande CH. L’agent doit plutôt prendre en considération ce facteur, et d’autres facteurs, et leur accorder un poids approprié. De plus, le fait que les enfants connaîtraient une vie meilleure au Canada, sur le plan du confort en général et des possibilités futures, ne peut être concluant étant donné que les décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent évaluer les difficultés excessives. Une lecture objective des motifs donnés par l’agent indique que ce dernier a estimé que l’intérêt supérieur des demandeurs mineurs était de demeurer avec leur mère. Le fait qu’ils auraient accès à des services sociaux plus complets au Canada qu’à la Grenade n’est pas un motif valable pour justifier une évaluation positive des considérations d’ordre humanitaire.

Analyse

[37]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’analyse que doit faire un agent lorsqu’il évalue l’intérêt supérieur d’un enfant dans le contexte d’une demande CH. À propos de l’article 25 de la LIPR, la Cour suprême du Canada a affirmé que l’obligation de quitter le Canada comportait inévitablement son lot de difficultés, mais que cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au paragraphe 23). Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Kanthasamy, au paragraphe 25). Quant à la nécessité, en vertu du paragraphe 25(1), de tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché, la Cour suprême du Canada a affirmé que l’application du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dépendait fortement du contexte en raison de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant. Elle doit donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité. Le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt (Kanthasamy, au paragraphe 38, citant l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 74 et 75 (Baker)). Une décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte. L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte; l’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien déterminé et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Lorsque la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse (Kanthasamy, aux paragraphes 23 à 25, 35, 38 et 39 à 41).

[38]  Toutefois, et contrairement aux affirmations des demandeurs, il n’existe pas de formule, approche ou méthode analytique précise obligatoire pour analyser l’intérêt supérieur d’un enfant ou pour démontrer que l’agent a été réceptif, attentif et sensible à cet intérêt, comme l’exige l’arrêt Baker (Semana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, aux paragraphes 23 à 27; Nguyen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au paragraphe 25; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, au paragraphe 7 (Hawthorne)). Je ne suis pas d’accord non plus avec la suggestion des demandeurs, voulant que l’arrêt Hawthorne appuie la proposition que toutes les évaluations de l’intérêt supérieur des enfants doivent indiquer qu’elles partent du point de vue selon lequel l’intérêt supérieur des enfants favorise l’idée de demeurer au Canada, et que le résultat de ces évaluations sera pratiquement toujours en faveur d’un non-renvoi. Comme la Cour l’a affirmé dans la décision Chandidas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, l’agent est présumé savoir que le fait de vivre au Canada offrirait à l’enfant des possibilités qu’il n’aurait par ailleurs pas, et que le fait de comparer une vie meilleure au Canada avec sa vie dans son pays d’origine ne permet pas de se prononcer de façon déterminante sur l’intérêt supérieur de l’enfant étant donné que cette façon de procéder favorise presque invariablement le Canada (au paragraphe 64; Garraway c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 286, au paragraphe 46 (Garraway)). Cela signifie que dans la plupart des cas, les agents n’ont pas besoin d’effectuer une analyse explicite quant à la question de savoir si l’intérêt supérieur des enfants favorise l’idée de demeurer au Canada, puisqu’on présume que c’est le cas.

[39]  À mon avis, l’agent a de manière raisonnable déterminé et considéré l’intérêt supérieur des enfants compte tenu du très jeune âge des demandeurs mineurs, de leur établissement limité au Canada et de leur dépendance vis-à-vis leur mère. Bien qu’il ait peut-être été mal cité, l’agent a tenu compte du point de vue des demandeurs mineurs quand il a évalué l’intérêt supérieur des enfants, soulignant qu’ils n’avaient pas encore commencé l’école ou établi des liens d’amitié qui, s’ils étaient rompus, nuiraient à leur intérêt supérieur. L’agent a admis que les demandeurs mineurs pourraient connaître des difficultés en quittant le Canada, mais a estimé qu’ils étaient à un âge où il est très facile de s’adapter et qu’ils auraient le soutien de leur mère. En fonction des éléments de preuve qui lui ont été présentés, l’agent n’était pas convaincu qu’un retour à la Grenade aurait un effet négatif sur l’intérêt supérieur des enfants et a estimé que cet intérêt serait mieux satisfait si les enfants devaient continuer à bénéficier des soins donnés par leur mère à la Grenade. Dans son analyse d’ensemble, l’agent a également pris en considération, mais rejeté, l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle serait incapable de trouver un emploi pour subvenir à ses besoins et à ceux des enfants.

[40]  Les observations des demandeurs relativement à l’école et à l’éducation se résument au fait que les demandeurs mineurs auraient droit à une meilleure vie au Canada, sur le plan du confort en général ou des possibilités futures, et ne sauraient être concluantes dans une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire (Vasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 91, aux paragraphes 41 à 45; Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1295, au paragraphe 18; Garraway, au paragraphe 38). De plus, déménager dans un autre pays créera, en temps normal, un certain niveau de bouleversement dans la vie d’un enfant, qui n’est également pas en soi concluant dans une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire (Schleicher c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 482, aux paragraphes 53 et 54).

[41]  Quant au rapport psychiatrique de la Dre Agarwal, il ne parlait pas de la santé mentale des enfants. Il avance de manière générale, que les ouvrages sur le développement des enfants montrent que ces derniers ont besoin de stabilité, de sécurité et du dévouement de leurs parents durant leurs premières années, pour apprendre comment gérer leurs sentiments et leurs comportements. Ces premières années sont également importantes pour ce qui est de poser les modèles de futures relations. L’instabilité et le chaos durant les premières années de vie constituent un facteur de risque significatif dans le développement de futurs problèmes de santé mentale, d’anxiété, d’abus de drogues et de tendances suicidaires, non seulement à l’adolescence mais également à l’âge adulte. La Dre Agarwal affirme qu’il est clair d’après le vécu de la demanderesse principale que ses enfants ont déjà connu un chaos et une instabilité importants au cours de leur vie. Toutefois, la Dre Agarwal ne suggère pas que ce chaos du passé a un effet réel sur eux aujourd’hui, ou qu’un renvoi à la Grenade entraînera ou aggravera d’éventuels problèmes de santé mentale.

[42]  Dans le paragraphe suivant de son rapport, la Dre Agarwal parle de la demanderesse principale et affirme qu’elle a besoin de se sentir en sécurité et stable, non seulement pour elle-même mais pour ses enfants, afin de tirer profit du traitement nécessaire. Elle se sent en sécurité et soutenue, et [traduction] « la forcer à quitter le Canada mettra fin au mince sentiment de sécurité et de stabilité pour lequel Jomana a travaillé si fort, et cela n’est pas dans son intérêt supérieur ni dans celui de ses enfants ». Toutefois, il ne s’agirait pas là d’une opinion médicale à propos des demandeurs mineurs et, comme je l’ai souligné plus haut, le rapport ne parle pas de l’incidence sur la santé mentale de la demanderesse principale d’un renvoi du Canada.

[43]  Même si l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants était brève, compte tenu du peu d’éléments de preuve dont il disposait, je suis convaincue que l’agent a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des demandeurs mineurs et que sa décision était raisonnable.

[44]  Avant de conclure, je souligne que lors de sa comparution, et dans les observations écrites des demandeurs, l’avocate des demandeurs a affirmé que la nouvelle décision de la SAR était toujours attendue. Par conséquent, le fondement factuel à la demande des demandeurs, que n’ont pas accepté la SPR et la SAR, ne saurait être utilisé pour contester la valeur probante du rapport psychiatrique. Après l’audience, l’avocate des demandeurs a informé la Cour qu’en fait, la nouvelle décision de la SAR avait été rendue le 3 mai 2017. La SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. Je souligne que l’agent, dans ses motifs, a uniquement cité la décision de la SAR du 5 juillet 2016 et que la nouvelle décision subséquente n’a pas été citée, ni trouvée dans le dossier certifié du tribunal. Compte tenu des motifs donnés par l’agent, la nouvelle décision de la SAR n’influe en rien sur la décision que je rends dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[45]  Considérée dans son ensemble, la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3556-18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et aucune question ne se pose en l’espèce.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3556-17

 

INTITULÉ :

JOMANA ESAHAK-SHAMMAS ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Deborah Rachlis

Pour les demandeurs

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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