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Date : 20180511


Dossier : IMM-4665-17

Référence : 2018 CF 502

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2018

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

CHUN TAO ZHANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’un contrôle judiciaire de la décision en réexamen d’un agent d’immigration (l’agent) confirmant une décision antérieure selon laquelle la demanderesse et son parrain, M. Yu Kei Cheun, ne cohabitaient pas. Ainsi, il a été conclu que la demanderesse ne pouvait pas être admissible à titre de membre de la catégorie des époux au sens de l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) :

124 Fait partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada l’étranger qui remplit les conditions suivantes :

124 A foreign national is a member of the spouse or common-law partner in Canada class if they

a) il est l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vit avec ce répondant au Canada;

(a) are the spouse or common-law partner of a sponsor and cohabit with that sponsor in Canada;

b) il détient le statut de résident temporaire au Canada;

(b) have temporary resident status in Canada; and

c) une demande de parrainage a été déposée à son égard.

(c) are the subject of a sponsorship application.

[2]  Deux questions importantes sont soulevées dans le présent contrôle judiciaire :

  1. Le service de traduction était-il approprié dans les circonstances?

  2. La conclusion selon laquelle la demanderesse et son parrain ne cohabitaient pas était-elle raisonnable?

II.  Résumé des faits

[3]  La demanderesse, une citoyenne taïwanaise dans la trentaine avancée, est venue au Canada en tant que visiteuse et a entamé une relation avec M. Cheun en février 2015. Elle s’est mariée le 8 novembre 2015.

[4]  En mai 2016, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des époux au Canada.

[5]  En septembre 2016, la demanderesse a obtenu un permis de travail de deux ans qui lui interdisait d’occuper « un emploi dans une entreprise liée au commerce du sexe comme les bars de danseuses nues, les salons de massage ou les services d’escorte ». En août 2017, elle a été arrêtée dans le cadre d’une opération d’« infiltration » dans le commerce du sexe qui a fait l’objet d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (le rapport de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]), selon lequel la demanderesse ne respectait pas les conditions de son permis de travail.

En conséquence, une mesure d’exclusion a été prise déclarant la demanderesse interdite de territoire au Canada pour violation des conditions de son permis de travail.

[6]  En août 2017, la demanderesse a reçu une lettre l’informant de la tenue d’une entrevue à l’égard de sa demande de résidence permanente. La lettre met en évidence les besoins de traduction suivants :

[traduction] 
Si vous et votre parrain avez besoin d’un interprète, veuillez vous présenter en compagnie d’un interprète agréé qui N’EST PAS un membre ni un représentant de votre famille.

Veuillez vous assurer que l’interprète parle couramment et connaît bien votre langue maternelle et l’anglais. (Cette entrevue se déroulera en anglais).

[Souligné dans l’original]

[7]  La demanderesse s’est présentée à l’entrevue le 7 septembre 2017 en compagnie de l’agent, de M. Cheun, de son avocat et de son interprète. La demanderesse et M. Cheun ont été interrogés séparément.

[8]  Au cours de la première entrevue avec M. Cheun, l’agent a entamé une discussion concernant l’interprète lors de laquelle il est apparu que l’avocat avait choisi l’interprète et que l’interprète n’était pas agréée.

[9]  Malgré cette absence d’agrément, et après l’habituel avertissement donné par l’agent de l’aviser si une partie ne comprenait pas l’interprète, l’entrevue s’est poursuivie.

[10]  Longtemps après l’entrevue et la décision en réexamen de l’agent, la demanderesse et M. Cheun ont affirmé pour la première fois dans leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire que l’interprétation posait problème.

[11]  Le 16 octobre 2017, l’agent a établi que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences d’admissibilité prévues au sous-alinéa 72(1)e)(i) du Règlement, car elle était visée par une mesure d’exclusion.

[12]  La demanderesse a demandé un réexamen en s’appuyant sur la « catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » [la politique] qui prévoit une exception à l’interdiction de territoire pour un membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada.

[13]  Dans la décision en réexamen [la décision], l’agent a de nouveau rejeté la demande. La demanderesse ne pouvait pas tirer avantage de la politique, puisqu’elle ne cohabitait pas avec le parrain. Elle n’était donc pas membre de la catégorie des époux au Canada.

[14]  Pour parvenir à la conclusion de non-cohabitation, ce qui suit a été pris en compte dans la décision :

  • le manque de crédibilité de la demanderesse et de M. Cheun;

  • l’ignorance de la demanderesse de l’adresse [traduction] « domiciliaire »;

  • l’absence de la demanderesse lors de nombreuses visites sur place;

  • la présence des vêtements de la demanderesse à l’adresse où elle a été arrêtée, en dépit de sa prétention selon laquelle elle gardait la maison pour un ami et qu’elle avait cessé temporairement de travailler au restaurant;

  • le caractère déraisonnable découlant du fait que M. Cheun ne savait rien du rôle de la demanderesse dans le travail du sexe, même si le couple cohabitait dans le cadre d’une relation véritable pendant cette période;

  • l’explication de la demanderesse, quant au motif pour lequel elle prenait part au travail du sexe, n’était pas crédible.

Au moment du réexamen, le fait que le couple cohabitait au domicile des parents de M. Cheun avait peu d’importance, puisque la demanderesse était tenue d’y vivre en vertu d’une condition relative à sa mise en liberté par l’ASFC.

III.  Analyse

[15]  La norme de contrôle pour la question de l’interprétation est celle de la norme de la décision correcte, parce que c’est une question d’équité procédurale : décision Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 53, 249 ACWS (3d) 190.

La question de la cohabitation concernant la raisonnabilité : (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

A.  Interprétation

[16]  Selon la demanderesse, l’agent n’a pas respecté l’équité procédurale, puisqu’il a permis la poursuite de l’entrevue même s’il savait que la traductrice n’était pas agréée.

[17]  En effet, la demanderesse fait valoir que l’agent aurait dû la protéger du choix de l’interprète effectué par son avocat.

[18]  À mon avis, cet argument n’est pas fondé. Une partie est liée par les décisions prises par son avocat : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 66, [2016] 4 RCF 230. L’avocat, à titre de représentant de la demanderesse, est lié à cette dernière à titre de mandant.

[19]  Ce n’est pas le rôle de l’agent de remettre en question même les choix douteux d’un demandeur, en particulier ceux faits en fonction de conseils juridiques. Il serait offensant pour l’agent d’intervenir dans la relation avocat-client.

[20]  En l’espèce, la demanderesse a été informée de la nécessité de recourir aux services d’un interprète. Elle était représentée par un avocat qui a choisi l’interprète, l’avocat était présent tout au long de l’entrevue, la facture de l’interprète a été payée sans protêt et, contrairement aux exigences de la jurisprudence, aucune question quant à l’interprétation n’a été soulevée à la première occasion.

[21]  Aucun élément de preuve n’a été déposé par l’ancien avocat de la demanderesse. Par conséquent, il n’existe aucun élément de preuve quant au moment où l’absence d’agrément a été divulguée ou établissant que cet ancien avocat avait été induit en erreur quant à l’agrément. Par ailleurs, il n’y a eu aucun protêt à ce moment-là ni ultérieurement, ni aucune demande de report de l’entrevue.

[22]  L’agent n’est aucunement tenu, comme le soutient la demanderesse, d’obtenir une renonciation claire des droits auprès de la demanderesse d’obtenir les services d’un traducteur agréé ou une interprétation correcte.

[23]  Aucun des recueils des sources de la demanderesse ne l’aide à ce sujet. De manière générale, les cas de traduction incorrecte, dans lesquels une erreur de traduction est prouvée, ou les cas dans lesquels il n’y a pas de traducteur, ne sont pas applicables en l’espèce.

[24]  Cependant, une source plus pertinente, notamment la décision Baloul c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1151, 398 FTR 158, traite de la responsabilité incombant à un demandeur au sujet de la traduction :

[21]  La demanderesse a été avisée qu’elle était convoquée à une entrevue par une lettre en date du 10 août 2010. La lettre de deux pages donnait notamment des instructions très claires (dossier du défendeur, pièce C, à la page 2) :

[traduction] L’entrevue se déroulera en anglais ou en français. Les renseignements que vous nous communiquerez au cours de l’entrevue sont importants puisqu’ils permettront de déterminer si vous vous qualifiez pour immigrer au Canada. Si vous ne maîtrisez pas suffisamment le français ou l’anglais, vous devez absolument être accompagné à l’entrevue par un interprète professionnel […] parlant, lisant et écrivant le français ou l’anglais.

[…]

Si vous décidez de vous présenter à l’entrevue sans interprète et que nous constatons que vous ne maîtrisez pas suffisamment le français ou l’anglais, l’agent d’immigration devra prendre sa décision d’après les renseignements figurant dans votre dossier et ceux recueillis à l’entrevue. Si vous n’êtes pas en mesure de répondre aux questions de l’agent d’immigration, cela pourrait conduire au refus de votre demande. [En caractères gras dans l’original.]

La demanderesse disposait de suffisamment de temps pour se trouver un interprète, mais elle a choisi de ne pas le faire. Les risques auxquels elle s’exposait ainsi lui ont été signalés en termes non équivoques et la demanderesse a décidé de les assumer. J’ajouterais que le fardeau imposé à la demanderesse de retenir les services d’un interprète a été confirmé par la Cour (Kazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 733, aux paragraphes 16 à 18, [2002] ACF no 969).

[…]

[23]  Lorsqu’il est devenu évident que la demanderesse éprouvait de la difficulté à comprendre les questions de l’agente d’immigration et à y répondre, cette dernière lui a offert d’inviter un collègue à lui servir d’interprète, pour le seul bénéfice de la demanderesse et alors qu’elle n’y était nullement tenue. La demanderesse a accepté la proposition de plein gré et ne peut maintenant remettre en question la qualité de l’interprétation alors qu’elle connaissait bien les conséquences de son défaut de prendre elle-même des mesures pour retenir les services d’un interprète professionnel. En outre, il est bien établi en droit que la personne qui se plaint de problèmes quant à la traduction doit soulever la question à la première occasion raisonnable (Oei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 466, aux paragraphes 40 et 42, [2002] A.C.F. no 600; Kompanets c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 726, au paragraphe 9, 196 F.T.R. 61), ce que la demanderesse n’a pas fait en l’occurrence.

[25]  En l’espèce, l’agent a demandé si l’interprète était agréée. La lettre au service de traduction de l’ancien avocat montre bien l’acceptation de la demanderesse des services d’un traducteur non agréé, par l’intermédiaire d’un avocat :

[traduction] 

Merci pour votre facture. Je vais effectuer le paiement immédiatement.

À l’avenir, je vous recommande de vous assurer que votre interprète est un interprète agréé et qu’il possède une carte professionnelle. Il y a eu un problème au début de l’entrevue lorsque l’on a demandé à Mme Di si elle était agréée et qu’elle a répondu qu’elle ne l’était pas. L’intervieweur lui a alors demandé une carte professionnelle et elle a dit ne pas en avoir. Il lui a demandé si elle était une amie de Mme Zhang ou de M. Cheun. Il a également demandé comment elle avait été recrutée. J’ai dû lui montrer une copie de mon courriel envoyé à l’entreprise qui a retenu ses services avant de lui permettre de procéder à la traduction.

[Souligné dans l’original]

[26]  J’ai conclu que la responsabilité des problèmes de traduction (le cas échéant) incombe à la demanderesse. L’agent n’a pas enfreint les principes d’équité procédurale ni l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I, de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11, en procédant à l’entrevue.

B.  La cohabitation

[27]  Je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’avait pas fourni de preuve de cohabitation suffisante. Même s’il y avait des éléments de preuve compatibles avec la cohabitation, certains éléments n’étaient pas compatibles avec une véritable relation de cohabitation. Certains de ces éléments de preuve sont soulignés au paragraphe 14 des présents motifs.

[28]  On a soutenu que la période de non-cohabitation admise était courte, mais la demanderesse n’a pas été en mesure de convaincre l’agent que cette « courte » période l’avait bien été. Elle a pris fin lorsque la demanderesse a été arrêtée et qu’elle a été tenue de cohabiter avec M. Cheun à titre de condition de sa libération.

[29]  Le refus de l’agent d’appliquer la politique a été correctement fondé sur le caractère raisonnable de la conclusion de non-cohabitation. En l’absence de cohabitation, la politique n’était pas applicable.

[30]  Enfin, sur un autre point, l’agent n’était pas tenu de confronter la demanderesse à ses préoccupations au sujet de son témoignage avant de se prononcer sur la question.

IV.  Conclusion

[31]  Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[32]  Aucune question n’est soumise pour être certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4665-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4665-17

 

INTITULÉ :

CHUN TAO ZHANG c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Will Tao

 

Pour la demanderesse

 

Hilla Aharon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Co

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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