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Date : 20180412


Dossier : IMM-1608-18

Référence : 2018 CF 400

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LUCY FRANCINETH GRANADOS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Ce jour, de façon urgente, j’ai entendu par voie de téléconférence la requête en sursis de la demanderesse, Madame Lucy Francineth Granados, qui désire empêcher l’exécution de son renvoi imminent au Guatemala, lequel est prévu le 13 avril 2018, soit demain matin à 9:00 heures.

[2]  La demanderesse, âgée de 41 ans, est citoyenne du Guatemala. Elle est mère de trois enfants (13, 17 et 20 ans). Ceux-ci sont demeurés au Guatemala et vivent avec leur grand-mère et le frère de la demanderesse à San Agustín Acasaguastlán, un coin rural où ils se sentent plus en sécurité et où le coût de la vie est moins élevé que dans la capitale du pays. La demanderesse, qui est célibataire, assure seule leur soutien financier grâce à ses revenus de femme de ménage. Rappelons que la demanderesse est arrivée au Canada en avril 2009 et qu’elle a demandé l’asile suite aux menaces et à l’extorsion dont elle aurait été l’objet en 2008 par les Maras, une bande criminelle, alors que la famille vivait dans la capitale. Sa demande d’asile et sa demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] ont été respectivement rejetées les 21 février 2011 et 14 mai 2012 – son récit n’ayant pas été jugé crédible, tandis qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire qu’elle serait exposée à des risques personnels, de torture, menaces à la vie ou risque de traitements ou peines cruels et insistés, auxquels ne le serait pas généralement la population du Guatemala. Puisqu’aucune demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a été déposée à l’encontre de ces deux décisions finales, la mesure de renvoi émise contre la demanderesse est devenue pleinement exécutoire en mai 2012.

[3]  Le 15 août 2012, la demanderesse devait être renvoyée au Guatemala. Or, après que tous les arrangements aient été pris pour son départ volontaire, la demanderesse a fait défaut de se présenter à l’aéroport le jour du départ, soi-disant parce qu’elle n’avait pas entendu l’alarme de son cadran. Le 22 août 2012, un mandat d’arrestation a été émis à l’encontre de la demanderesse. Par la suite, l’Agence des services frontaliers du Canada [Agence] a perdu tout contact avec la demanderesse.

[4]  En septembre, 2017, la demanderesse a décidé de faire une demande de résidence permanente pour considérations humanitaires [demande CH]. Or, l’adresse personnelle de la demanderesse indiquée sur la demande CH n’était pas la sienne, tandis que le seul point de contact était son procureur. En bref, la demanderesse voulait demeurer dans la clandestinité tant que sa demande CH serait à l’étude. De fait, elle a travaillé au noir sans permis pendant toutes ces années – aucun de ses employeurs n’ayant voulu fournir de lettres d’attestation de travail à l’appui de la demande CH. Cela dit, la demanderesse s’est activement impliquée depuis 2014 comme bénévole dans diverses organisations non-gouvernementales et s’est fait un vaste réseau de connaissances dans la communauté latino-américaine. De nombreux organismes communautaires et de protection des droits ont décidé de l’appuyer dans ses démarches pour obtenir la résidence permanente au Canada.

[5]  En janvier 2018, l’Agence a été mise au courant de la demande CH. Après des recherches intensives pour retracer la demanderesse, le 20 mars 2018, des agents à l’emploi de l’Agence ont procédé à son arrestation dans un appartement à Montréal; elle a alors été prise d’un épisode de panique et a tenté de fuir, de sorte que les agents ont dû appeler du renfort pour la maîtriser. Cela semble-t-il aggravé l’état psychologique de la demanderesse – d’autant plus qu’elle affirme avoir été molestée lors de l’arrestation. La demanderesse est toujours détenue – son risque de fuite ayant été qualifié d’élevé lors des révisions de détention. La demanderesse devait être déportée le 27 mars 2018, mais le renvoi n’a pu être exécuté; les 26 mars et 27 mars 2018, elle a été hospitalisée d’urgence au Centre hospitalier de l’université de Montréal [CHUM] supposément suite à un arrêt cardio-respiratoire. Le renvoi de la demanderesse a donc été déféré au 13 avril 2018. Entretemps, le 29 mars 2018, une demande de sursis administratif a été formulée par ses procureurs qui ont fait référence à sa condition médicale, à son rôle de soutien financier envers ses enfants et à l’existence d’une demande CH pendante. La demande de sursis a été refusée par l’agent d’exécution de la loi le 9 avril 2018.

[6]  Le 9 avril 2018, des procédures en mandamus ont été entamées au nom de la demanderesse pour forcer le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, à prendre une décision, avant toute déportation, au sujet de sa demande CH. La demanderesse conteste accessoirement la raisonnabilité de la décision prise par l’agent d’exécution de la loi de ne pas reporter le renvoi – son procureur ayant informé la Cour à l’audience de ce matin de l’intention de la demanderesse de signifier et de déposer prochainement une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire distincte, le cas échéant. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est donc également partie aux procédures. La présente requête en sursis a été signifiée le 10 avril 2018.

[7]  Pour obtenir un sursis de la Cour, la demanderesse doit démontrer l’existence d’une question sérieuse à débattre, qu’elle souffrira un préjudice irréparable advenant que la Cour ne fasse pas droit à sa requête et que la balance des inconvénients penche en sa faveur (Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 6 Imm LR (2d) 123, 86 NR 302 (CAF)); le test de la question sérieuse étant particulièrement exigeant suite à un refus d’un agent d’exécution de la loi de reporter un renvoi et d’accorder un sursis administratif (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 au para 67 [Baron]; Wang c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 au para 11).

[8]  D’un autre côté, les défendeurs soumettent que la demanderesse ne rencontre aucun des trois critères susmentionnés – lesquelles sont conjonctifs –, tandis que la Cour devrait autrement rejeter la présente requête en sursis parce que la demanderesse n’a pas les « mains propres ». Malgré le fait que la demanderesse a vécu dans la clandestinité pendant plus de cinq ans, son procureur fait valoir qu’il est dans l’intérêt public d’examiner le mérite des arguments de la demanderesse, ainsi que sa situation personnelle à la lumière du préjudice irréparable allégué, tout en tenant compte du fait que la balance des inconvénients penche en sa faveur.

[9]  Le principe selon lequel le juge peut rejeter sommairement une demande faisant appel à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou d’une compétence en equity de la Cour est bien connu (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 [Thanabalasingham]; Moore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 803), et a même été invoqué pour refuser d’entendre une requête en sursis parce que le requérant n’avait pas eu une conduite irréprochable (D’Souza c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1304; Cox c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1268). Tel que l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans Thanabalasingham au paragraphe 10, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne.

[10]  Or, en vertu du paragraphe 48(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], l’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada et il incombe au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de s’assurer que celle-ci soit exécutée dès que possible. La demanderesse est sans statut et vit illégalement au Canada depuis mai 2012. Elle explique ne pas avoir voulu régulariser sa situation avec les autorités d’immigration pendant toutes ces années parce qu’elle avait peur, qu’elle était déprimée et qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait faire une demande CH. Mais qu’on le comprenne bien, la demanderesse – qui a toujours agi selon sa conscience – ne voulait pas et ne veut toujours pas quitter le Canada : c’est uniquement au Canada qu’elle se sent en sécurité et qu’elle peut pourvoir aux besoins financiers de sa famille restée au Guatemala. Si elle obtient la résidence permanente, elle pourra donc parrainer ses proches et leur assurer un avenir meilleur qu’au Guatemala, lequel est reconnu comme l’un des pays les plus dangereux pour y vivre d’Amérique Latine.

[11]  Il n’empêche, le simple fait d’avoir une demande CH pendante ne donne pas droit à un sursis, surtout lorsque celle-ci a été récemment déposée. Par contre, le renvoi de la demanderesse ne mettra pas fin au traitement de sa demande CH et, advenant une décision favorable, la demanderesse pourrait être autorisée à revenir au Canada même si son procureur dit que ses chances sont minces. En attendant plus de cinq ans après le rejet de sa demande ERAR pour présenter sa demande CH, la demanderesse semble avoir fait un calcul volontaire pour pouvoir démontrer son établissement au Canada; il s’agit d’une décision de stratégie dont elle doit maintenant assumer les conséquences (Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165 aux paras 13 et 14). Peut-elle aujourd’hui du même coup forcer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à rendre dans les meilleurs délais une décision sur sa demande CH, sous prétexte que plus de six mois se sont écoulés depuis son dépôt en septembre 2017?

[12]  Le procureur de la demanderesse soumet que les étrangers vivant dans la clandestinité au Canada ne seront pas incités à présenter une demande CH s’ils risquent d’être déportés dans leur pays avant que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ne se soit prononcé sur le mérite d’une telle demande. Du même coup, la Cour devrait au mérite de l’affaire non seulement émettre un bref de mandamus – puisque cela fait plus de six mois que la demanderesse attend une décision favorable –, mais encore celle-ci devrait-elle déclarer que toute demande CH déposée plus de six mois avant une date de déportation doit être étudiée avant l’exécution de la déportation.

[13]  Sans me prononcer sur le mérite des prétentions de la demanderesse, je note que la Cour d’appel fédérale semble avoir adopté une vision beaucoup plus nuancée des droits que peut avoir un étranger de demeurer au Canada une fois qu’il a épuisé tous ses recours et qu’une mesure de renvoi est devenu exécutoire. Aussi, notait-elle en 2009 dans Baron aux paragraphes 64 et 65 :

[64] Des faits de ce genre, c’est-à-dire des situations dans lesquelles des individus font défaut de se conformer aux conditions de la Loi ou agissent de manière à en empêcher l’application, devraient toujours figurer en tête de liste des facteurs pertinents dont peut tenir compte l’agent d’exécution. À cet égard, il vaut la peine de citer les propos que notre Cour a tenus au paragraphe 19 de l’arrêt Legault [Legault c MCI, 2002 CAF 125], précité. Même si, dans l’affaire Legault, le débat tournait autour de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans le contexte d’une demande CH, les propos du juge Décary s’appliquent parfaitement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent d’exécution :

[19] Bref, la Loi sur l’immigration et la politique canadienne en matière d’immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d’immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

[Non souligné dans l’original.]

[65] Ainsi, si les agissements de la personne qui réclame le report de son renvoi la discréditent ou créent un précédent susceptible d’inciter d’autres personnes à agir de la même manière, il est parfaitement loisible à l’agent d’exécution d’en tenir compte pour décider s’il y a lieu d’accorder le report demandé. Ni les agents d’exécution ni d’ailleurs les tribunaux ne devraient encourager ou récompenser ceux qui n’ont pas une attitude irréprochable.

[14]  D’autre part, pour se qualifier d’irréparable, le préjudice invoqué ne doit pas simplement être une conséquence habituelle et inhérente au renvoi (Singh Atwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 427 au para 16 avec la jurisprudence citée). En l’espèce, la demanderesse n’a pas fait la preuve que son renvoi au Guatemala l’exposera à un risque personnalisé. Dans les circonstances, son préjudice demeure hautement spéculatif puisqu’elle n’est pas plus à risque que l’ensemble de la population du Guatemala. De plus, la preuve documentaire générale sur la situation dans un pays donné n’est généralement pas suffisante pour établir un préjudice irréparable, tandis qu’il appartenait à la demanderesse de démontrer qu’elle serait personnellement exposée à un risque.

[15]  La demanderesse est une femme vulnérable qui vit un stress énorme et dont l’équilibre psychologique est très fragile. En ce qui concerne les problèmes médicaux – incluant sa condition cardiaque non diagnostiquée malgré l’épisode du 26 mars 2018 – invoqués par la demanderesse, rien n’indique que ceux-ci ne peuvent pas être traités au Guatemala. D’ailleurs, il semble bien à la lecture des motifs fournis par l’agent d’exécution de la loi que sa condition médicale a été prise en compte. Ainsi, les documents médicaux soumis par la demanderesse dans sa demande de report du renvoi ont dûment fait l’objet d’une évaluation par un médecin. Le docteur Louvish a conclu son évaluation comme suit :

To sum up: In the absence of any current objective medical evidence indicating any clinically significant ongoing sequelae due to Ms. Granados’ medical history of syncope, it is reasonable to conclude that it would not preclude her from air travel at this time. As such, based on the medical documentation available for review and within all reasonable medical certainty, Ms. Granados is deemed medically fit for air travel to be repatriated to her country or origin (Guatemala) via commercial airliner.

Notwithstanding the above, it would be advisable that Ms. Granados is accompanied by a nurse escort on the flight to Guatemala to help with the potential exacerbation of her situational anxiety.

[16]  Enfin, dans le présent dossier, la balance des inconvénients favorise les défendeurs. La demanderesse a reçu deux décisions administratives défavorables, dont aucune n’a été contestée devant la Cour fédérale. Il y a bientôt six ans qu’elle est sans statut au Canada. À mon avis, l’équilibre des inconvénients ne milite pas en faveur d’un nouveau report de l’accomplissement de son obligation, en tant que personne visée par une mesure de renvoi exécutoire, de quitter le Canada immédiatement, ni en faveur d’un nouveau report de l’accomplissement de l’obligation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de la renvoyer dès que les circonstances le permettront : voir le paragraphe 48(2) de la Loi. Il ne s’agit pas simplement d’une question de commodité administrative, il s’agit plutôt de l’intégrité et de l’équité du système canadien de contrôle de l'immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système (Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 261 au para 22).

[17]  Pour ces motifs, la requête en sursis est rejetée.


ORDONNANCE au dossier IMM-1608-16

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis soit rejetée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1608-18

 

INTITULÉ :

LUCY FRANCINETH GRANADOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 avril 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Stewart Istvanffy

 

Pour la demanderesse

Me Lisa Maziade

 

Pour leS défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour leS défendeurS

 

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