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Date : 20180507


Dossier : T159017

Référence : 2018 CF 488

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

LA LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B’NAI BRITH CANADA

intervenante

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

[1]  Il s’agit des motifs d’une ordonnance rendue le 1er mai 2018, par laquelle j’ai rejeté la requête en récusation du demandeur, qui m’invitait à renoncer à entendre le contrôle judiciaire de la décision prise par le gouverneur en conseil [GC] de révoquer sa citoyenneté canadienne. La requête reposait uniquement sur la crainte raisonnable de partialité.

[2]  Il a été ordonné que la requête en récusation soit entendue en audience publique la veille de l’audition du contrôle judiciaire.

[3]  Le contexte de ce quatrième contrôle judiciaire est bien décrit dans les actes de procédure et n’a pas à être reproduit en détail ici.

[4]  Il est question en l’espèce de la décision que j’ai rendue en 2008 dans l’affaire Oberlander c Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, 336 FTR 179 [la décision de 2008], par laquelle j’ai rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’égard de la deuxième décision du GC de révoquer sa citoyenneté. Le GC avait conclu que le demandeur s’était rendu complice des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par l’Einsatzgruppen 10a [l’unité EK10a], une unité de la police de sécurité pour la Schutzstaffel [SS] qui est parfois décrite comme étant une « brigade d’exécution ». Le GC a fondé sa décision sur le critère juridique en vigueur, selon lequel le simple fait d’être membre d’une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité suffisait pour établir la complicité. Dans la décision de 2008, j’ai considéré comme raisonnable la conclusion du GC selon laquelle le demandeur s’était rendu complice. Cette conclusion a été confirmée par la Cour d’appel dans l’arrêt Oberlander c Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, 313 DLR (4th) 378, mais l’affaire a été renvoyée au GC pour qu’il rende une décision sur la question de la « contrainte », qui a été soulevée pour la première fois devant la Cour d’appel (elle n’avait pas été soulevée devant la Cour fédérale ni devant le GC).

[5]  En 2013, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola], qui a modifié le critère pour établir la complicité.

[6]  Dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire, le GC a mentionné la décision de 2008, dans laquelle j’ai indiqué, au paragraphe 68, que le demandeur avait contribué à la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité « ne seraitce qu’indirectement, en agissant à titre d’interprète ».

[7]  En se fondant sur la preuve, le GC a conclu qu’il existait un lien suffisant entre les activités du demandeur à titre d’interprète de l’unité EK 10a, et les crimes et le dessein criminel de cette unité.

[8]  La prétention du demandeur selon laquelle il existe une crainte raisonnable de partialité découle des arguments du défendeur et de la décision du GC, dans laquelle certaines déclarations faites par moi dans la décision de 2008 et par le juge Russell en 2015 dans la décision Oberlander c Canada (Procureur général), 2015 CF 46, 473 FTR 169 [la décision de 2015] sont qualifiées de [traduction« conclusions ».

[9]  Le demandeur a affirmé qu’il se trouve dans une position difficile, car il pourrait être appelé à présenter des arguments à l’encontre de ces « conclusions » si le défendeur les invoque pour justifier les conclusions du GC. En outre, le demandeur soutient que ma déclaration selon laquelle il s’est rendu complice « ne seraitce qu’indirectement, en agissant à titre d’interprète » vient de moi et qu’il ne s’agit pas d’une conclusion tirée par le juge MacKay.

[10]  En ce qui a trait aux commentaires que j’ai formulés dans la décision de 2008, un juge ne tire pas de conclusions de fait lors d’un contrôle judiciaire. Dans la décision de 2008, j’ai analysé l’affaire, comme le prescrit l’arrêt Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 SCR 190, en fonction du caractère raisonnable des motifs invoqués par le GC ou [traduction« qui auraient pu être invoqués ».

[11]  Dans ;e mémoire des faits et du droit qu’il a présenté dans le contexte du présent contrôle judiciaire, le demandeur a aussi souligné qu’une cour de révision ne tire pas de conclusions de fait sur lesquelles le GC peut se fonder.

[12]  Ainsi, la crainte du demandeur d’avoir à présenter des arguments à l’encontre des « conclusions » tirées dans la décision de 2008 ne se matérialise que si l’on accepte que mes commentaires ont été mal qualifiés. Ce type d’erreur ne peut pas servir de fondement à une requête en récusation.

[13]  Lorsqu’il s’agit d’évaluer les allégations de partialité réelle ou apparente présentées contre un juge, la présomption d’impartialité et d’intégrité judiciaires est forte et ne peut pas être réfutée facilement : Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, au paragraphe 16, [2013] 2 RCS 357. En l’espèce, aucun élément de preuve ne permet de réfuter cette présomption.

[14]  En outre, la question visée par le présent contrôle judiciaire n’est pas la même que celle sur laquelle porte la décision de 2008. Le présent contrôle judiciaire porte sur la complicité découlant d’une « contribution significative », tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Ezokola, et non sur la « complicité indirecte ». Il vise l’application d’un critère juridique différent et nécessite l’examen des faits en fonction de ce critère. Les conclusions relatives à la complicité qui ont été tirées dans la décision de 2008 sont dépassées depuis l’arrêt Oberlander c Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, 396 DLR (4th) 155. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a renvoyé la décision de 2015 au GC pour qu’il évalue les faits en fonction du principe énoncé dans l’arrêt Ezokola, selon lequel la contribution du demandeur aux crimes contre l’humanité commis par l’unité EK 10a doit avoir été consciente, significative et volontaire pour établir que le demandeur s’est rendu complice.

[15]  Comme je l’ai déjà mentionné, les commentaires formulés dans la décision de 2008 et dans la décision de 2015 ne sont pas des conclusions de fait. Si le GC invoque ces déclarations à titre indicatif, le demandeur pourra le soulever dans ses arguments lors du contrôle judiciaire.

De plus et fondamentalement, la décision du GC sur la question de la « contribution » doit être évaluée en fonction des faits et des motifs donnés dans la décision de 2017 du GC.

[16]  Le critère applicable pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité consiste à se demander si une personne raisonnable et bien renseignée, qui serait au courant des faits et du contexte de l’instance, croirait que, selon toute vraisemblance, le décideur ne rendra pas une décision juste : Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394, 68 DLR (3d) 716; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, aux paragraphes 20 et 21, [2015] 2 RCS 282.

[17]  C’est une erreur de présumer que les juges manquent tellement d’assurance ou sont si arrogants qu’ils sont incapables, advenant que leur décision soit critiquée, de reconnaître la possibilité qu’une conclusion différente puisse être tirée en fonction d’un nouveau critère juridique, ou d’aborder l’affaire avec un esprit ouvert.

[18]  La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont toujours statué que le fait pour un juge d’avoir rendu une décision antérieure dans une affaire, notamment s’il a tiré des conclusions défavorables à la personne concernée, ne suffit pas pour le rendre inhabile à présider une instance subséquente mettant en cause la même personne. Je souscris aux observations suivantes du défendeur :

[traduction

Comme la Cour d’appel l’a souligné dans l’arrêt Collins [c Canada, 2011 CAF 123, 418 NR 196], si un juge était inhabile à siéger du simple fait qu’il ait rendu une décision antérieure dans une affaire, « l’administration ordonnée de la justice serait compromise ». En outre, les exemples suivants contrecarrent la requête en récusation du demandeur :

  La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’y avait aucun fondement à l’argument selon lequel un juge ayant tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité d’un demandeur pourrait ne pas être impartial au moment d’examiner par la suite la question de savoir si le demandeur devrait être mis en liberté;

  La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité dans le cas d’un décideur qui avait tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur lors du contrôle des motifs de détention et qui était aussi chargé d’examiner la crédibilité du demandeur dans le contexte de sa demande d’asile;

  La Cour a statué qu’un commissaire ne devrait pas être jugé inhabile à présider une enquête du simple fait qu’il avait déjà tiré des conclusions en matière de crédibilité;

  Le juge MacKay ne s’est pas récusé, même s’il avait déjà conclu, dans le contexte d’une autre affaire, que la personne en question n’était pas crédible et qu’elle constituait un danger pour le public;

  La Cour a rejeté une demande de récusation dans laquelle le demandeur alléguait que le juge désigné ne pouvait pas être impartial, parce qu’il avait déjà tranché les mêmes questions que celles qui étaient soulevées dans le contrôle subséquent des motifs de détention, et qu’il s’était donc déjà formé une opinion;

  Dans le contexte des nouvelles décisions et des réexamens, la Cour d’appel fédérale a statué : « il nous apparaît difficile de croire que des juges ou des tribunaux administratifs se déclareraient partiaux simplement parce qu’on leur demande de réexaminer une affaire ou de statuer à nouveau sur une affaire »;

  Les juges de la Cour fédérale sont régulièrement saisis de demandes d’autorisation ou de demandes de contrôle judiciaire après avoir tranché la question du sursis.

[Renvois omis.]

[19]  Même si les « conclusions » tirées dans la décision de 2008 étaient erronées (la Cour d’appel n’a infirmé aucune d’entre elles), les commentaires en question concernant la complicité ne sont pas pertinents dans le contexte de l’examen du critère énoncé dans l’arrêt Ezokola, datent de dix ans et ne s’appliquent pas au présent contrôle judiciaire. La décision du GC doit être maintenue ou rejetée sur la base de la preuve que le GC a examinée et des conclusions qu’il a tirées en fonction du critère énoncé dans l’arrêt Ezokola.

[20]  Pour ces motifs, je suis d’avis qu’une personne raisonnable, qui serait au courant du contexte de l’affaire, des faits, des questions juridiques en cause, du rôle du juge lors d’un contrôle judiciaire et de la nature des commentaires en question, n’aurait pas de crainte raisonnable de partialité.

[21]  En conséquence, tel qu’il a été ordonné, la présente requête doit être rejetée avec dépens.

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 7 mai 2018


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T159017

 

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B’NAI BRITH CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER MAI 2018

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 MAI 2018

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Talia Joundi

POUR LE DEMANDEUR

Angela Marinos

Meva Motwani

Daniel Engel

POUR L’INTIMÉ

David Matas

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

David Matas

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

POUR L’INTERVENANTE

 

 

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