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Date : 20180424


Dossier : T-151-16

Référence : 2018 CF 447

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 24 avril 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LES DÉVELOPPEMENTS ANGELCARE INC.

ET

EDGEWELL PERSONAL CARE

CANADA, ULC

ET

PLAYTEX PRODUCTS, LLC

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

MUNCHKIN, INC.

ET

MUNCHKIN BABY CANADA, LTD.

demanderesses/

demanderesses reconventionnelles

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demanderesses et les défenderesses sont les principales concurrentes sur le marché canadien et étranger des produits de soins pour bébés et, plus particulièrement, les seaux à couches et les recharges pour y jeter les couches souillées.

[2]  En janvier 2016, les demanderesses ont intenté une action contre les défenderesses pour contrefaçon de brevet, alléguant que les seaux à couches et les recharges conçues par les défenderesses contreviennent à plusieurs de leurs brevets canadiens.

[3]  Le 15 août 2017, le protonotaire Richard Morneau [juge chargé de la gestion de l’instance] a rendu une ordonnance qui fixait l’échéancier. L’ordonnance disposait, notamment, que les parties présentent conjointement un projet d’ordonnance de confidentialité au plus tard le 20 septembre 2017.

[4]  Les parties s’entendent pour dire que des documents et des renseignements très délicats seraient échangés au cours de l’instance et qu’il faudrait une ordonnance de confidentialité comportant deux niveaux de confidentialité, à savoir « Confidentiel » et « Réservé aux avocats ». Elles ne se sont pas entendues sur les personnes qui auraient accès aux documents et renseignements réservés aux avocats. Les demanderesses cherchaient à limiter la communication à la Cour, aux avocats externes des parties au Canada et aux États-Unis, et à leurs experts ou consultants indépendants. Les parties elles-mêmes n’auraient pas accès aux documents et aux renseignements réservés aux avocats. Même si les défenderesses ont accepté de limiter la communication aux personnes proposées par les demanderesses, les défenderesses souhaitaient inclure un avocat interne pour chaque partie.

[5]  Le 5 décembre 2017, faute d’entente, les demanderesses ont présenté une requête pour que soit prononcée une ordonnance de confidentialité, ou conservatoire, en application de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], dont les dispositions ne permettaient pas la divulgation des documents et des renseignements réservés aux avocats aux avocats internes des parties.

[6]  Le 20 décembre 2017, le juge chargé de la gestion de l’instance a rejeté la requête des demanderesses et a en outre ordonné que les parties s’entendent sur le libellé d’une autre ordonnance de confidentialité autorisant la divulgation des documents et des renseignements réservés aux avocats à M. Evora, l’avocat interne des défenderesses, et à un avocat interne des demanderesses, Les Développements Angelcare inc. et Playtex Products, LLC.

[7]  En rejetant la requête des demanderesses, le juge chargé de la gestion de l’instance a examiné le cas type auquel faisaient renvoi les demanderesses, Rivard Instruments Inc c Ideal Instruments Inc, 2006 CF 1338 [Rivard], vu les décisions plus récentes de la Cour, Bard Peripheral Vascular Inc c WL Gore & Associates, Inc, 2017 CF 585 [Bard Peripheral] et Abbvie Corporation c Samsung Bioepis Co, Ltd, 2017 CF 675 [Abbvie Corp]. Il a conclu que pour empêcher la divulgation à un avocat interne, il faut que la Cour reçoive des éléments de preuve concrets permettant d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y aura un préjudice réel si cette divulgation est autorisée, afin de préserver la relation sacrée entre une partie et son avocat interne et ne pas s’y immiscer. Il a ensuite examiné les éléments de preuve déposés par les parties et a rejeté l’argument des demanderesses au sujet du risque encouru si les documents et les renseignements réservés aux avocats venaient à être divulgués à l’avocat interne des défenderesses, y compris l’argument voulant que les employés fassent comme s’ils [traduction] « n’y pensent pas » soulevé par les demanderesses.

[8]  Les demanderesses interjettent appel de l’ordonnance rendue par le juge chargé de la gestion de l’instance, au motif qu’il 1) a fait abstraction des facteurs établis par la jurisprudence régissant la délivrance d’ordonnances de non‑divulgation réservées aux avocats, et 2) n’a pas tenu compte du préjudice irréversible qui découlerait de la divulgation à l’avocat interne des défenderesses de l’intégralité des documents et des renseignements réservés aux avocats. Elles soutiennent que dans la présente affaire, les exigences relatives à la délivrance d’une ordonnance de non‑divulgation réservée aux avocats ont été respectées, à savoir que des documents et des renseignements techniques et commerciaux exclusifs très délicats seraient produits, et que l’ordonnance de confidentialité établit un mécanisme permettant de contester les désignations de confidentialité. Même si la requête des demanderesses visait à instaurer un cadre qui donnerait la possibilité aux parties de préserver leurs intérêts commerciaux durant le processus de communication, le juge chargé de la gestion de l’instance a examiné la requête comme si les parties cherchaient à déterminer le statut d’un document précis.

[9]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que l’appel doit être rejeté.

II.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[10]  Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable aux appels des ordonnances discrétionnaires des protonotaires est la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen] : 1) la norme de la décision correcte pour les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a un principe juridique isolable; et 2) celle de « l’erreur manifeste et dominante » pour les conclusions factuelles et les questions mixtes de fait et de droit (Housen, aux paragraphes 19 à 37; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 66; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au paragraphe 74).

[11]  Les parties ne s’entendent pas quant à la norme de contrôle applicable au présent appel.

[12]  Dans leurs observations écrites, les demanderesses soutiennent que la question de savoir si une ordonnance de non‑divulgation réservée aux avocats doit autoriser ou non l’accès à l’avocat interne de la partie recevant les documents relève d’une question mixte de fait et de droit et, à ce titre, c’est la norme de la décision correcte qui devrait s’appliquer.

[13]  Les défenderesses font plutôt valoir que dans la mesure où l’ordonnance portée en appel est une ordonnance procédurale et discrétionnaire rendue par un juge chargé de la gestion de l’instance, la norme de contrôle applicable devrait être celle de l’erreur manifeste et dominante, avec un degré élevé de déférence, sauf lorsqu’il y a un principe juridique isolable.

[14]  Lorsqu’il leur a été demandé à l’audience de déterminer le principe juridique isolable pour justifier l’application de la norme de la décision correcte, les demanderesses ont soutenu que le juge chargé de la gestion de l’instance a imposé une norme de preuve plus élevée relativement au préjudice causé par le fait que la partie qui produit les documents souhaite empêcher que des renseignements réservés aux avocats soient divulgués à l’avocat interne de la partie qui reçoit les documents. Elles ont ajouté que le juge chargé de la gestion de l’instance a commis une erreur en rejetant le principe voulant que les employés [traduction] « n’y pensent pas », énoncé dans Rivard, qui établit que lorsque les employés d’une partie qui reçoit les documents ont eu accès à des renseignements délicats et exclusifs, cela peut influer sur leurs décisions d’affaires, consciemment ou inconsciemment, et on ne peut s’attendre à ce qu’ils [traduction] « n’y pensent pas » au moment de prendre leurs décisions d’affaires.

[15]  Après examen des observations des demanderesses, je ne suis pas convaincue qu’il existe un principe juridique isolable en l’espèce, compte tenu de la décision de la Cour suprême du Canada dans Teal Cedar Products Ltd c Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32 [Teal Cedar] qui invite les cours d’appel à faire preuve de prudence lorsqu’elles relèvent des questions de droit isolables parce que les questions mixtes, par définition, comportent des aspects de droit (Teal Cedar, au paragraphe 45). Indépendamment de la norme de contrôle applicable, je suis convaincue que l’intervention de notre Cour n’est pas justifiée.

B.  Ordonnances conservatoires

[16]  Dans Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 RCS 41 [Sierra Club], la Cour suprême du Canada a déterminé quand et dans quelles circonstances une ordonnance de confidentialité, en application de l’article 151 des Règles, devrait être accordée. Dès le début de ses motifs, elle a souligné que « [u]n des principes sous‑jacents au processus judiciaire est la transparence, tant dans la procédure suivie que dans les éléments pertinents à la solution du litige » (Sierra Club, au paragraphe 1). Elle a aussi reconnu que la recherche de la vérité peut jusqu’à un certain point être favorisée par l’ordonnance de confidentialité, si la divulgation des intérêts commerciaux ou contractuels avait pour effet qu’une partie ne présente pas les documents pertinents, nuisant ainsi la capacité d’une partie de présenter une défense pleine et entière (Sierra Club, aux paragraphes 51, 52, 77).

[17]  La Cour suprême du Canada a élaboré les critères applicables pour déterminer si une ordonnance de confidentialité doit être accordée. Elle a statué qu’une ordonnance de confidentialité ne doit être rendue que si 1) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque et 2) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires (Sierra Club, aux paragraphes 53, 58, 69).

[18]  En mettant en équilibre les intérêts opposés en cause, la Cour a reconnu que les droits commerciaux et les droits exclusifs légitimes d’une partie constituent un intérêt important à protéger dans le cadre d’un litige (Sierra Club, au paragraphe 68; AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] 3 CF 360, au paragraphe 6; Bard Peripheral, aux paragraphes 13, 20; Lundbeck Canada Inc v Canada (Health), 2007 CF 412, au paragraphe 6 [Lundbeck]; Rivard, aux paragraphes 2, 40; Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, (1993), 51 CPR (3d) 305, aux pages 309 et 310 [Wellcome Foundation]).

[19]  Même si les articles 151 et 152 établissent un mécanisme par lequel une partie à une instance peut demander une ordonnance de confidentialité afin que ses documents confidentiels soient déposés sous scellé, la Cour a pour pratique de délivrer des ordonnances de confidentialité qui régissent la divulgation et l’utilisation de renseignements confidentiels par les parties, dans le cadre d’un litige, y compris à l’étape de la communication de la preuve. Même si la jurisprudence établit que ces ordonnances de non-divulgation ne sont pas nécessaires à l’étape de la communication de la preuve du fait qu’il existe une règle de l’engagement implicite, il n’est pas nécessaire d’élaborer à ce sujet, car cette question ne se pose pas en l’espèce.

[20]  En plus des ordonnances de non-divulgation plus fréquentes qui portent sur la façon dont les renseignements confidentiels sont traités entre les parties et qui visent à empêcher leur divulgation au grand public, il existe des affaires où les intérêts confidentiels d’une partie sont tels qu’il faut une forme plus restrictive de confidentialité. Dans de telles circonstances, la Cour peut délivrer des ordonnances de non-divulgation assorties de dispositions « réservé aux avocats » ou « réservé aux avocats et aux experts ». Ces dispositions visent à empêcher la divulgation de renseignements très délicats et confidentiels aux agents, aux dirigeants, aux employés ou à quiconque prenant part aux activités quotidiennes de la partie qui reçoit les documents de fonder, consciemment ou inconsciemment, leurs décisions d’affaires sur les renseignements confidentiels, au désavantage concurrentiel de la partie qui produit les documents (Rivard, au paragraphe 39).

[21]  Étant donné que de telles ordonnances empêchent essentiellement les avocats de montrer les éléments de preuve pertinents à leurs clients, la Cour a conclu que ces ordonnances ne devraient être accordées que dans des circonstances exceptionnelles (Bard Peripheral, au paragraphe 15; Lundbeck, au paragraphe 14; Pharmascience inc c Glaxosmithkline Inc, 2007 CF 360, au paragraphe 5 [Pharmascience]; Rivard, au paragraphe 37; Merck & Co Inc c Brantford Chemicals inc, 2005 CF 1360, au paragraphe 15; Merck & Co c Apotex Inc, 2004 CF 567, aux paragraphes 8, 11 [Apotex]; Deprenyl Research Ltd c Canguard Health Technologies Inc, [1992] ACF no 128 (QL), à la page 2 [Deprenyl]).

[22]  Il n’existe pas une définition exhaustive de ce qui constitue des « circonstances exceptionnelles » et chaque cas est un cas d’espèce. (Lundbeck, au paragraphe 14). Toutefois, il incombe à la partie requérante de fournir des éléments de preuve attestant de la nécessité d’une telle contrainte et ce fardeau est lourd (Apotex, au paragraphe 11; Pfizer Canada Inc c Novopharm Ltd, 1996, ACF no 1369 (QL), au paragraphe 15; Deprenyl, à la page 2).

[23]  En l’espèce, le juge chargé de la gestion de l’instance était d’accord avec les parties pour dire que les conditions de délivrance d’une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats avaient été remplies pour ce qui est des parties elles-mêmes, mais non pour ce qui est de leur avocat interne.

[24]  Il y a peu de jurisprudence qui traite explicitement de la question qui consiste à empêcher la divulgation de renseignements commerciaux délicats et de renseignements confidentiels à l’avocat interne de la partie qui reçoit les documents. Dans la plupart des affaires relatives aux ordonnances de non-divulgation réservée aux avocats, il faut décider si une telle ordonnance devrait ou non être accordée et, dans certaines de ces affaires, les ordonnances de non-divulgation réservées aux avocats proposées par les parties comportent une disposition autorisant l’accès à l’avocat interne de la partie qui reçoit les documents (Abbvie Corp, aux paragraphes 15, 17; Bard Peripheral, aux paragraphes 28, 36, 39; Novopharm Limited c Nycomed Canada Inc, 2011 CF 109, au paragraphe 17; Bristol Myers Squibb Co c Apotex Inc, 2002 CFPI 278, au paragraphe 19; Wellcome Foundation, au sous-alinéa 7a)(iv) et à l’alinéa 7b) de l’annexe).

[25]  En l’espèce, le juge chargé de la gestion de l’instance s’est fondé sur les décisions de notre Cour dans Bard Peripheral et Abbvie Corp pour conclure que la Cour doit avoir à sa disposition des éléments de preuve concrets qui établissent, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y aura un préjudice réel si la divulgation est autorisée, afin de préserver la relation sacrée entre une partie et son avocat interne et ne pas s’y immiscer.

[26]  Dans Bard Peripheral, l’affaire portait sur la pertinence d’une ordonnance de non-divulgation empêchant l’avocat des défenderesses d’avoir accès à une ordonnance rendue aux États-Unis qui annulait un subpoena pour le motif que, du point de vue médical, le témoin était inapte à subir un interrogatoire, et d’avoir accès aux dossiers médicaux de ce témoin. En examinant la question de savoir si les intérêts en matière de protection de la vie privée du témoin relevaient de circonstances exceptionnelles, la Cour a souligné que les demanderesses n’ont fourni aucun élément de preuve de préjudice ni aucune explication quant à la raison pour laquelle l’inclusion de l’avocat interne de la partie opposée porterait un grave préjudice aux intérêts du témoin (Bard Peripheral, aux paragraphes 28 et 30). Elle a conclu que même si les intérêts en matière de protection de la vie privée du témoin étaient importants, les demanderesses n’avaient produit aucun élément de preuve de préjudice réel et qu’à ce stade, les allégations de préjudice n’étaient que lapidaires et ne justifiaient pas de s’immiscer dans la relation normale entre l’avocat et son client. La Cour a estimé que ces circonstances étaient différentes de celles décrites dans Rivard, où la Cour a confirmé les dispositions réservées aux avocats qui empêchent la divulgation à l’avocat interne, sur la foi d’éléments de preuve attestant un préjudice potentiel (Bard Peripheral, au paragraphe 36). La Cour a finalement conclu que l’ordonnance modifiée de non-divulgation réservée aux avocats excluant les avocats internes n’était pas nécessaire, que ses effets bénéfiques ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables et que l’impossibilité pour l’avocat interne des défenderesses de consulter les renseignements confidentiels empêcherait celles-ci de contester l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire (Bard Peripheral, aux paragraphes 38 et 39).

[27]  Pour ce qui est de l’affaire Abbvie Corp, elle portait sur la question de savoir si une interdiction de poursuite devait être accordée, empêchant l’avocat externe et l’avocat interne des deux parties de s’impliquer dans des poursuites sur le brevet relatif à un certain médicament, pendant un an après l’issue de l’action sous-jacente. La Cour a conclu que puisque l’objectif de l’interdiction de poursuite proposée était différent de l’objectif d’une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats, le critère pour délivrer une telle ordonnance n’était pas pertinent (Abbvie Corp, au paragraphe 7). Malgré cette conclusion, la Cour partageait néanmoins l’avis des demanderesses selon lequel la défenderesse n’avait pas respecté le critère pour délivrer une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats. Même si la défenderesse a fait valoir que ses intérêts commerciaux ou scientifiques pourraient subir un grave préjudice en raison de l’utilisation abusive, consciemment ou inconsciemment, de ses renseignements confidentiels, la Cour a souligné que la défenderesse n’avait fourni aucun élément de preuve pour étayer la conclusion selon laquelle il s’agissait d’une conviction raisonnable, dans la mesure où toutes les personnes visées par l’ordonnance de non-divulgation étaient tenues de ne pas divulguer ni autrement utiliser ces renseignements confidentiels à des fins autres que le litige initial. La Cour a conclu qu’il ne serait pas raisonnable d’accorder une interdiction de poursuite en l’absence d’éléments de preuve concrets établissant, selon la prépondérance des probabilités, que ces personnes risquent de faire un mauvais usage des renseignements confidentiels qui leur sont divulgués. (Abbvie Corp, au paragraphe 15). Elle a également conclu qu’il ne s’agissait là que de simples hypothèses concernant de vagues actes répréhensibles futurs selon lesquelles la partie qui reçoit les documents utiliserait les renseignements délicats de la partie qui a produit les documents pour modifier de manière active certaines revendications de brevets pendantes de manière à couvrir les procédés de la partie qui a produit les documents et vraisemblablement entraîner une contrefaçon. La Cour a en fin de compte conclu que la défenderesse n’a fourni aucun élément de preuve démontrant qu’il existe un risque réel que les renseignements divulgués en l’espèce puissent être utilisés de manière inappropriée, consciemment ou inconsciemment, et qu’à ce titre, il ne s’agissait pas d’un risque concret (Abbvie Corp, au paragraphe 17).

[28]  Après examen des observations des demanderesses, je ne suis pas convaincue que la décision du juge chargé de la gestion de l’instance puisse être interprétée comme rompant avec la jurisprudence antérieure et établissant une norme de preuve différente pour les affaires où on cherche à exclure les avocats internes. Comme je l’ai précédemment mentionné, chaque affaire est un cas d’espèce et le facteur déterminant pour exclure un avocat interne est toujours, à mon avis, le degré d’implication de cet avocat dans les opérations et les activités quotidiennes de la partie, et le risque encouru du fait de cette implication. Lorsque les preuves attestent qu’un avocat interne est activement impliqué dans les activités quotidiennes d’un client, comme c’était le cas dans Rivard, l’argument selon lequel une fois que des employés ont eu accès à des renseignements délicats et exclusifs, on ne peut pas s’attendre à ce qu’ils « n’y pensent pas » au moment de prendre des décisions d’affaires futures, reste un facteur pertinent.

[29]  Les demanderesses soutiennent que le juge chargé de la gestion de l’instance a commis une erreur en écartant les trois facteurs énoncés dans Wellcome Foundation. Je ne suis pas d’accord. La Cour a conclu à plusieurs reprises que ces trois facteurs ne visent pas à énoncer une série de critères à examiner dans chaque cas (Pharmascience, au paragraphe 5; Lundbeck, au paragraphe 16; Bard Peripheral, au paragraphe 16). Par ailleurs, comme il est mentionné au paragraphe 12 de l’arrêt Wellcome Foundation, ainsi que dans les observations des demanderesses, le juge chargé de la gestion de l’instance est censé avoir examiné et apprécié tous les documents qui lui ont été présentés.

[30]  En examinant la décision du juge chargé de la gestion de l’instance dans son ensemble, je conclus qu’elle est conforme aux principes susmentionnés et qu’il n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse et son appréciation de la qualité des éléments de preuve fournis en l’espèce.

[31]  À mon avis, il était raisonnable pour le juge chargé de la gestion de l’instance de conclure, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que les demanderesses ne s’étaient pas acquittées de leur fardeau de la preuve qui consistait à démontrer qu’à ce stade, il était nécessaire de rendre une ordonnance de consultation restreinte aux avocats internes.

[32]  À l’appui de leur requête, les demanderesses ont présenté l’affidavit souscrit par Douglas Sweetbaum, un dirigeant d’Angelcare. Ses affirmations concernant les responsabilités décisionnelles de M. Evora sont fondées sur la page couverture et sur un extrait du document produit par la Los Angeles Intellectual Property Law Association lors du séminaire du printemps 2013 qui précise qu’il [traduction] « joue un rôle important dans l’analyse, le ciblage, le développement et la protection des technologies clés permettant de générer les revenus de l’entreprise » et sur le profil LinkedIn de M. Evora, [traduction] « avocat en chef pour les brevets chez Munchkin, Inc ».

[33]  Elles sont également fondées sur des hypothèses. M. Sweetbaum souligne dans l’affidavit qu’il a souscrit qu’il est [traduction] « probable » que M. Evora relève de l’avocat général des défenderesses et interagisse régulièrement avec lui qui, d’après son profil LinkedIn, est également le vice-président principal du développement des affaires et le secrétaire général des défenderesses. Il observe que M. Evora avait été promu du poste d’avocat des brevets au poste d’avocat en chef des brevets après 2013 et que d’après son expérience, un « avocat interne, y compris l’avocat principal des brevets, peut être promu à un poste supérieur comportant des responsabilités décisionnelles au sein de l’entreprise, au poste d’avocat général par exemple ».

[34]  En revanche, M. Evora affirme, dans l’affidavit qu’il a souscrit, qu’en tant qu’avocat en chef des brevets, il lui incombe de surveiller les litiges des défenderesses concernant les brevets à l’échelle mondiale et de donner des directives aux avocats des défenderesses dans le cadre de ces procédures. Il décrit en quoi la délivrance d’une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats aura un impact sur sa capacité de mener et de coordonner les litiges à l’échelle mondiale, ainsi que sur sa capacité de fournir une assistance ou de donner des directives aux avocats externes au sujet des arguments d’évidence des défenderesses, y compris le fait d’invoquer des éléments de preuve pour réfuter toute [traduction] « histoire d’invention ». Plus important encore, il affirme ouvertement qu’il ne participe pas à la commercialisation ni à la prise de décisions relativement aux produits que les défenderesses vont fabriquer ou moderniser. Il ne commence à s’impliquer que lorsqu’une décision a été prise relativement à un nouveau produit qui sera fabriqué ou modernisé. Pour ce qui est de la déclaration dans l’extrait du document élaboré dans le cadre du séminaire de 2013 sur la propriété intellectuelle, il n’est pas d’accord avec la façon dont M. Sweetbaum qualifie ses renseignements biographiques et précise que cette déclaration reflète ses obligations qui consistent à protéger les portefeuilles de propriété intellectuelle des défenderesses, et qu’il n’a pas [traduction] « de responsabilités décisionnelles à l’égard du développement et de la commercialisation de produits améliorés ».

[35]  Le juge chargé de la gestion de l’instance souligne à juste titre que les demanderesses n’ont pas contre-interrogé M. Evora concernant les éléments de preuve qu’il a présentés.

[36]  Dans ces circonstances, le juge chargé de la gestion de l’instance avait le droit de privilégier les éléments de preuve fournis par M. Evora au sujet de son degré de participation aux activités quotidiennes des défenderesses.

[37]  J’estime que la situation de M. Evora contraste avec celle que l’on retrouve dans Rivard, où la Cour n’a trouvé aucun motif pour intervenir dans la décision du protonotaire de rendre une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats en raison des éléments de preuve importants et non contredits établissant la participation de l’avocat interne aux activités courantes du client.

[38]  J’estime aussi que les circonstances décrites en l’espèce sont différentes de celles décrites dans Arkipelago Architecture Inc c Enghouse Systems Limited, 2018 CF 37 [Arkipelago], où j’ai récemment confirmé une ordonnance de non-divulgation réservée aux avocats et aux experts rendue par le juge chargée de la gestion de l’instance. Dans Arkipelago, la question à trancher n’était pas d’empêcher la divulgation de renseignements à l’avocat interne. Il était plutôt question de décider si oui ou non il fallait empêcher le président et unique employé de la demanderesse d’avoir accès aux renseignements commerciaux délicats des demanderesses, désignés confidentiels (le code source informatique des défenderesses) se rapportant aux [traduction] « questions préjudicielles » définies dans son ordonnance de disjonction. En l’espèce, les demanderesses n’ont pas démontré que M. Evora participe aux activités de commercialisation ou aux prises de décision dans l’entreprise des défenderesses.

[39]  Il était également loisible au juge chargé de la gestion de l’instance de se fonder sur la déclaration de M. Evora selon laquelle, en tant que membre du barreau du New Jersey, du point de vue éthique et juridique, il est tenu de protéger des renseignements confidentiels. Il avait également le droit de se fonder sur l’argument de M. Evora selon lequel il avait utilisé les documents et renseignements réservés aux avocats uniquement dans le cadre du présent litige.

[40]  Étant donné que la décision d’inclure ou d’exclure les avocats internes fait intervenir l’appréciation des éléments de preuve et l’exercice du pouvoir discrétionnaire, je ne vois aucun motif justifiant d’intervenir dans la décision rendue par le juge chargé de la gestion de l’instance, puisqu’il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve et de rendre une autre décision.

III.  Conclusion

[41]  Après examen du dossier et des observations des parties, je ne suis pas convaincue que le juge chargé de la gestion de l’instance a commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant la requête des demanderesses visant à obtenir une ordonnance de confidentialité et de non-divulgation réservée aux avocats justifiant l’intervention de la Cour. Par conséquent, la requête en appel est rejetée et des dépens de 3 000 $ sont adjugés aux défenderesses.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-151-16

LA COUR ORDONNE que la requête des demanderesses en appel de l’ordonnance rendue par le protonotaire Richard Morneau le 20 décembre 2017 soit annulée et que des dépens de 3 000 $ soient adjugés aux défenderesses.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-151-16

INTITULÉ :

LES DÉVELOPPEMENTS ANGELCARE INC. ET AUTRES c MUNCHKIN, INC. ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 janvier 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 24 avril 2018

COMPARUTIONS :

Guillaume Lavoie Ste-Marie

Pour les DEMANDERESSES/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Faylene Lunn

Alexandre Fallon

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

Pour les DEMANDERESSES/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Osler, Hoskin & Harcourt LLP

Ottawa (Ontario)

Pour les défenderesses

 

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