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Date : 20180703


Dossiers : T-638-17

T-644-17

Référence : 2018 CF 483

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

Dossier : T-638-17

ENTRE :

DAVID ROBERT WELLS

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) ET

FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE‑NEUVE

Défendeurs

ET ENTRE :

Dossier : T-644-17

SANDRA FRANCES WELLS

Demanderesse

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) ET

FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE‑NEUVE

Défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1]  Le 23 juin 2008, le Canada et la Fédération des Indiens de Terre‑Neuve (FITN) ont signé l’Accord pour la reconnaissance de la bande de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq (l’Accord original), qui établissait un processus en vue de la reconnaissance de la bande de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq (PNQM), créait le Comité d’inscription chargé d’examiner et d’évaluer les demandes d’inscription à la PNQM, et fixait les critères en matière d’appartenance à la PNQM (les Lignes directrices du Comité d’inscription). L’Accord original créait également la fonction de responsable des appels, qui consiste à examiner et à trancher les appels de décisions prises par le Comité d’inscription.

[2]  L’Accord original a été modifié par les parties défenderesses avec la conclusion de l’Accord supplémentaire daté du 23 juin 2013 (l’Accord supplémentaire). L’Accord supplémentaire venait entre autres modifier les Lignes directrices du Comité d’inscription concernant la preuve requise pour établir qu’un demandeur s’est identifié en tant que membre du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve [les Mi’kmaq], et restreindre le droit d’interjeter appel des décisions du Comité d’inscription.

[3]  Davis Robert Wells et Sandra Frances Wells contestent les décisions du Comité d’inscription rejetant chacune de leurs demandes d’inscription à la PNQM. Aucun d’entre eux n’avait un droit d’interjeter appel de ces décisions devant le responsable des appels. Leurs demandes ont été rejetées parce qu’ils n’avaient pas fourni les documents requis par l’Accord supplémentaire pour démontrer qu’ils s’étaient identifiés comme membres des Indiens mi’kmaq à la date à laquelle la PNQM a été créée.

[4]  Les demandeurs contestent également la légitimité de la modification apportée à l’Accord original ainsi que le caractère raisonnable des modalités pertinentes de l’Accord supplémentaire. Les deux décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire ne peuvent pas être examinées indépendamment de ces allégations.

[5]  Conformément à l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, il est approprié d’ordonner que chacune de ces deux demandes soit examinée, même si elles ne portent pas, à proprement parler, sur une seule décision.

[6]  Ces demandes ont été instruites ensemble. Bien que certains faits soient propres à chaque demandeur, la plupart des faits sur lesquels se base la contestation des deux décisions sont communs aux demandeurs. Par conséquent, les présents motifs s’appliquent aux deux demandes et une copie de ceux‑ci devra être versée dans chacun des dossiers de la Cour.

Contexte

1.  La création de la PNQM et l’appartenance à celle‑ci

[7]  Terre‑Neuve s’est joint au Canada le 31 mars 1949. Les conditions de l’Union de Terre‑Neuve au Canada ne comportaient aucune disposition sur la reconnaissance et l’inscription des peuples autochtones de Terre‑Neuve, au regard de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5.

[8]  La FITN a été créée en 1972. L’un de ses objectifs consistait à garantir la reconnaissance des Mi'kmaq à titre d’Indiens inscrits, conformément à la Loi sur les Indiens. La FITN, constatant peu sinon aucun progrès à cet égard, a intenté une action le 12 janvier 1989 devant la Cour fédérale du Canada [T‑129‑89] sollicitant, entre autres réparations, un jugement déclaratoire portant que les « membres de la FITN sont des " Indiens " au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 », ainsi qu’une ordonnance enjoignant au gouverneur en conseil de reconnaître ses bandes membres comme des « bandes » au sens de la Loi sur les Indiens. Pour régler ce litige, le Canada et la FITN ont entamé des négociations visant à faire reconnaître la PNQM en tant que bande, et ses membres en tant d’Indiens inscrits, au sens de la Loi sur les Indiens.

[9]  Le 30 novembre 2006, le Canada et la FITN ont conclu une Entente de principe (EP) qui décrivait le processus régissant non seulement la création d’une bande de Mi’kmaq sans assise territoriale, aux fins de la Loi sur les Indiens, mais aussi l’adhésion de ses membres à titre d’Indiens inscrits. Le 29 mars 2008, les membres de la FITN ont voté afin de ratifier l’EP. Parmi les quelque 10 500 membres de la FITN, 3 232 ont voté, parmi lesquels 2 913 ou 90 p. 100 se sont prononcés en faveur de la ratification. L’EP a été signée par des représentants du Canada et de la FITN le 23 juin 2008; elle est ainsi devenue l’Accord original.

[10]  L’Accord original prévoyait un processus d’adhésion en deux étapes, s’échelonnant sur quatre ans. Chaque demande d’adhésion exigeait l’approbation du Comité d’inscription. Chaque personne acceptée par le Comité d’inscription lors de ce processus était décrite dans l’Accord original comme un [traduction] « membre fondateur » de la PNQM.

[11]  La première étape avait pour but de s’assurer qu’il y ait suffisamment de personnes intéressées afin de justifier la création d’une bande en vertu de la Loi sur les Indiens. Entre le 30 novembre 2008 et le 30 novembre 2009, au moins 5 025 personnes (50 p. 100 des membres de la FITN) devaient être acceptées par le Comité d’inscription à titre de membres de la PNQM, sinon l’Accord original serait annulé. Si ce seuil était atteint, la seconde étape du processus d’adhésion se tiendrait entre le 1er décembre 2009 et le 30 novembre 2012. Il était convenu que chaque membre fondateur aurait le droit d’être inscrit conformément à l’alinéa 6(l)b) de la Loi sur les Indiens, comme « un membre d’un groupe de personnes déclaré par le gouverneur en conseil après le 17 avril 1985 être une bande pour l’application de la présente loi ».

[12]  Se fondant sur des données du recensement et sur un sondage mené auprès de la population Mi’kmaq, le Canada et la FITN s’attendaient à ce qu’environ 20 000 demandes soient présentées au cours du processus d’inscription de quatre ans. Dans les faits, 25 912 demandes d’adhésion ont été présentées durant les douze mois de la première étape.

[13]  En raison du nombre de demandeurs beaucoup plus élevé que prévu, toutes les demandes reçues durant la première étape n’ont pas été évaluées par le Comité d’inscription dans le délai prescrit par l’Accord original. Néanmoins, puisque le nombre de membres dépassait le seuil minimum, les parties défenderesses ont convenu que les personnes ayant été déclarées admissibles ne devraient pas, avant d’obtenir le statut d’Indien, avoir à attendre que toutes les demandes traitées lors de la première étape soient évaluées. Par conséquent, le Canada a créé la PNQM par le décret CP 2011‑928 (le décret de reconnaissance), le 22 septembre 2011, et il a convenu de modifier ultérieurement la liste des personnes identifiées ainsi comme membres de la bande, jusqu’à ce que tous les demandeurs admissibles qui avaient présenté une demande lors de la première étape soient devenus membres.

[14]  Après la première étape et jusqu’au 22 septembre 2011, soit la date du décret de reconnaissance, 4 816 autres personnes ont présenté une demande d’adhésion. Après la création de la PNQM, le 22 septembre 2011, et jusqu’au 30 novembre 2012, soit la date limite pour les demandes d’inscription, 69 946 personnes de plus ont présenté une demande et environ 46 000 de ces demandes ont été reçues dans les trois derniers mois du processus d’inscription.

[15]  Au total, 100 674 demandes d’adhésion à la PNQM ont été reçues par le Comité d’inscription pendant la période prévue dans l’Accord original.

[16]  À l’automne 2012, il est devenu clair pour la FITN que toutes les demandes d’adhésion ne pourraient pas être évaluées par le Comité d’inscription avant la date limite du 23 mars 2013 prévue dans l’Accord original. La FITN a écrit au Canada, le 16 août 2012, afin d’obtenir son accord pour reporter la date limite.

[17]  D’après l’Accord original, les demandeurs doivent fournir une preuve de leur ascendance micmaque, de leur acceptation au sein de la communauté et de leur auto‑identification comme Mi’kmaq avant la date du décret de reconnaissance.

[18]  À l’automne 2012, la FITN était d’avis que les personnes signant un formulaire d’adhésion après la date du décret de reconnaissance n’avaient pas de cette manière démontré qu’elles s’auto‑identifiaient comme Mi’kmaq avant la date du décret de reconnaissance. L’ancien président de la FITN affirme qu’à la lumière de cette constatation, [traduction] « la Fédération a interjeté appel à l’encontre de quatre décisions du Comité d’inscription ayant été prises alors que l’appartenance comme membre fondateur de la bande Qalipu était approuvée sur le fondement de l’auto‑identification des demandeurs comme membres du groupe des Indiens mi’kmaq de Terre‑Neuve, par la signature de la demande après la date du décret de reconnaissance ».

[19]  Le sous‑alinéa 4.1(d)i) de l’Accord original énonce [traduction] « qu’une personne est admissible à l’inscription en tant que membre fondateur si […] dans l’évaluation du Comité d’inscription, à la date du décret de reconnaissance, [la personne] s’auto‑identifie comme membre du groupe des Indiens mi’kmaq de Terre‑Neuve ». [Non souligné dans l’original.]

[20]  D’après l’article 4.2.1 de l’Accord original, le Comité d’inscription doit évaluer les demandes [traduction] « en conformité avec les procédures établies à l’article 4.4 et conformément aux Lignes directrices du Comité d’inscription ». L’article 24 de ces Lignes directrices prévoit [traduction] « qu’un formulaire de demande signé constitue une preuve suffisante que le demandeur s’auto‑identifie comme membre du groupe des Indiens mi’kmaq de Terre‑Neuve ».

[21]  En appel, la FITN a énoncé ses préoccupations de la manière suivante :

[traduction]

Pour ce qui est des demandeurs qui ont signé le formulaire avant la date du décret de reconnaissance, cette ligne directrice respectait le critère établi au sous‑alinéa 4.1(d)i), puisque la bande n’avait pas encore été créée. En l’espèce, la date de la demande est postérieure au décret de reconnaissance et, par conséquent, on en peut présumer qu’elle reflète le fait que le demandeur s’était auto‑identifié à la date du décret de reconnaissance.

En ce qui concerne les demandes postérieures au décret de reconnaissance, la preuve dont il est question dans les Lignes directrices, c.‑à‑d. une demande signée, ne permet pas d’établir si le critère fixé au sous‑alinéa 4.1(d)i) a été respecté au plus tard à la date du décret de reconnaissance. La preuve montre simplement que le demandeur s’est auto‑identifié à la date de la présentation de la demande, ce qui va à l’encontre de l’exigence établie au sous‑alinéa 4.1(d)i). Par conséquent, une autre preuve objective doit être fournie afin de démontrer que le critère a été respecté. Sinon, la demande doit être rejetée parce que la preuve fournie n’est pas suffisante pour respecter le critère établi au sous‑alinéa4(1)(d)i).

[22]  Le responsable des appels n’a pris aucune décision relativement aux appels de la FITN avant l’expiration du délai prévu. Cependant, la question de la preuve de l’auto‑identification et celle de la prorogation du délai pour évaluer le nombre de demandes beaucoup plus élevé que prévu ont été discutées avec le Canada. Le Canada avait les mêmes préoccupations que la FITN.

[23]  Outre les préoccupations liées au délai ainsi qu’à la preuve d’auto‑identification, aussi bien le Canada et que la FITN se sont dit inquiets en raison du nombre de demandes beaucoup plus élevé que prévu. Le déposant du Canada, Roy Gray, déclare que [traduction] « la réception de plus de 46 000 demandes au cours des trois derniers mois de la période d’inscription de quatre ans soulève des questions quant à la crédibilité des demandes ». Il ajoute qu’« aussi bien le Canada que la FITN se sont montrés préoccupés de l’intégrité et de la crédibilité de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq, ainsi que de la légitimité de ses membres ». Brendan Sheppard, de la FITN, décrit sa réaction à l’égard du nombre de demandes d’une manière semblable :

[traduction]

D’après ma longue expérience au sein de la Fédération, il était inconcevable que ces personnes aient pu s’auto‑identifier comme membres du groupe des Indiens Mi’kmaq avant la création de la PNQM. Si elles l’avaient fait, il y aurait eu un plus grand intérêt pour devenir membre de la Fédération ou d’autres organismes de l’île de Terre‑Neuve qui représentent les Mi’kmaq. Un plus grand nombre de personnes aurait assisté aux activités culturelles, comme les pow‑wow de Conne River ou de Flat Bay ou les cérémonies de la fête de Sainte Anne. Par conséquent, il n’était pas crédible que tous ces demandeurs se soient auto‑identifiés comme membres du groupe des Indiens mi’kmaq de Terre‑Neuve avant la création de la PNQM. Cela a soulevé la question de savoir combien de nouveaux demandeurs ont présenté une demande afin de bénéficier des avantages que procure l’appartenance à une bande.

J’en ai eu la preuve lorsque le gouvernement du Canada a émis ce qui est communément appelé des « cartes de statut » au début de 2012 aux membres de la PNQM. Peu après l’émission des « cartes de statut », un concessionnaire automobile de Corner Brook a commencé à faire de la publicité à la station CFCB, une station de radio de Corner Brook dont les émissions sont diffusées dans la partie ouest de l’île de Terre‑Neuve, pour la vente de véhicules sans taxe à payer pour les membres de la PNQM qui détenaient leur « carte de statut ». Après la diffusion de ces publicités, le bureau de la PNQM, qui servait également de bureau pour la Fédération, a été assailli de longues files d’attente de personnes voulant présenter une demande pour obtenir leur « carte de statut ».

[24]  Monsieur Gray a fait référence à des données de recensement pour étayer les préoccupations formulées par le Canada et la FITN. Dans son affidavit, il a résumé ces données de la manière suivante :

D’après le recensement de 2001, la population du Canada était de 30 007 094 habitants, dont 608 850, ou 0,02 % [sic on devrait plutôt écrire 2 %], s’identifiaient comme membres des Premières Nations. En 2001, la population de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador se chiffrait à 508 080 habitants, dont 18 775 (3,6 %) s’identifiaient comme Autochtones et 7 035 (ou 1,4 %) comme membre des Premières Nations, ce qui incluait les Innus et les Mi’kmaq […]

D’après le recensement de 2006, la population du Canada était de 31 234 030 habitants, dont 689 025, ou 0,02 % [sic on devrait plutôt écrire 2 %], s’identifiaient comme membres des Premières Nations. En 2006, la population de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador se chiffrait à 500 610 habitants. Environ 24 000 (ou 4,6 %) des résidents de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador s’identifiaient comme Autochtones, dont 7 765 (ou 1,6 %) comme membres des Premières Nations, ce qui incluait les Innus et les Mi’kmaq […]

D’après le recensement de 2011, la population du Canada était de 32 852 320 habitants, dont 851 560, ou 0,025 % [sic on devrait plutôt écrire 2,5 %], s’identifiaient comme membres des Premières Nations. La population de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador se chiffrait à 514 536. Environ 36 000 (ou 7 %) des résidents de Terre‑Neuve‑et‑Labrador s’identifiaient comme Autochtones, dont 19 315 (ou 3,7 %) comme membres des Premières Nations, ce qui incluait les Innus et les Mi’kmaq.

[25]  Se fondant sur son analyse des données de recensement et sur le nombre de demandes reçues, M. Gray a conclu qu’il n’était ni raisonnable ni crédible que la totalité des quelque 100 000 demandeurs puisse prétendre à bon droit avoir respecté les exigences en matière d’appartenance :

[traduction]

Compte tenu de ces données, il n’était ni raisonnable ni crédible de s’attendre à ce que 104 000 demandeurs prétendent répondre aux exigences en matière d’adhésion à la Première Nation Qalipu Mi’kmaq, puisque le nombre de demandeurs représentait un habitant sur cinq (19 %) de la population de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, et environ 11 % des membres des Premières Nations du Canada (tandis que la population de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ne représentait que 1,6 % de la population du Canada en 2011).

[26]  Le Canada et la FITN ont négocié un Accord supplémentaire modifiant l’Accord original relativement à deux aspects significatifs de ces demandes. L’Accord supplémentaire modifiait les conditions relatives à la preuve requise pour établir l’auto‑identification ainsi que le droit d’appel d’une décision défavorable rendue par le Comité d’inscription lorsque le demandeur ne fournit pas la preuve de son auto‑identification.

[27]  L’article 2.15 de l’Accord original établit quand et comment ses modalités peuvent être modifiées :

[traduction]

L’Accord ne peut être modifié ou remplacé et ne peut faire l’objet d’un ajout que par entente écrite entre les Parties, laquelle doit être ratifiée selon les mêmes procédures que le présent Accord, sous réserve que les Parties peuvent convenir de temps à autre par écrit de modifier le présent Accord, sans autre ratification ou approbation, pour l’une ou l’autre des fins suivantes :

a)  afin d’éliminer tout conflit ou incohérence qui pourrait exister entre les modalités du présent Accord et toute disposition législative ou réglementaire applicable, pour autant que les Parties conviennent que de telles modifications ne porteront pas préjudice à leurs intérêts respectifs;

b)  afin de corriger toute erreur typographique contenue au présent Accord ou d’apporter les corrections ou les changements requis afin de remédier à toute omission matérielle, erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires ou incohérentes contenues dans le présent Accord;

c)  afin de proroger tout délai fixé par le présent Accord.

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Le Canada et la FITN estimaient que la disposition sur la preuve de l’auto‑identification figurant dans les Lignes directrices du Comité d’inscription constituait une erreur, une erreur manifeste ou une ambiguïté, aux termes de l’alinéa 2.15b) de l’Accord original. À leur avis, une demande d’adhésion signée après la date du décret de reconnaissance ne pouvait prouver que le demandeur s’auto‑identifiait comme Mi’kmaq avant cette date, comme le requiert le sous‑alinéa 4.1(d)i) de l’Accord original. Par conséquent, ils ont modifié l’article 24 des Lignes directrices du Comité d’inscription pour exiger que ceux qui présentent une demande d’adhésion après la date du décret de reconnaissance démontrent qu’ils s’étaient auto‑identifiés comme Mi’kmaq : 1) en prouvant que leur nom figurait sur au moins une des listes mentionnées au sous‑alinéa 24(3)i), ou (2) en présentant au moins un des documents énumérés aux sous‑alinéas 24(3)ii) à v) des Lignes directrices modifiées du Comité d’inscription :

[traduction]

i.  Listes de la Fédération des Indiens de Terre‑Neuve, de l’Alliance des Mi’kmaq de Ktaqamkuk, de la Première Nation de Benoit ou de la Bande des Mi’kmaq sip’kop détenues par les Parties et soumises au Comité d’inscription. Les cartes d’inscription originales peuvent être soumises afin d’aider le Comité d’inscription à vérifier si le demandeur figure sur l’une de ces listes;

ii.  Formulaire du recensement de 2006 ou d’un recensement antérieur rempli par un résident de l’île de Terre‑Neuve dans lequel ce dernier se déclare Autochtone, Amérindien ou membre d’une bande indienne ou d’une Première Nation;

iii.  Copie d’un article paru dans un journal terre‑neuvien avant la signature de l’Accord, le 23 juillet 2008, dans lequel il est fait mention de la participation du demandeur en tant que membre du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve, à des activités cérémonielles, traditionnelles, ou culturelles des Mi’kmaq de Terre‑Neuve;

iv.  Sous réserve de l’approbation écrite des deux Parties portant que le document représente une preuve admissible de l’auto‑identification, une copie certifiée conforme d’un formulaire de demande rempli par un résident de l’île de Terre‑Neuve avant la signature de l’Accord, le 23 juin 2008, relativement à :

-  un emploi au gouvernement, dans une autre institution publique ou au sein d’un organisme autochtone énuméré à l’alinéa i) susmentionné;

-  un programme financé par un gouvernement ou un organisme gouvernemental

indiquant que le demandeur s’est auto‑identifié comme Mi’kmaq, Indien ou Autochtone afin d’être sélectionné pour l’emploi ou de bénéficier d’un programme;

v.  Sous réserve de l’approbation écrite des deux Parties, tout autre document pertinent présenté à un gouvernement, une institution publique, la Fédération des indiens de Terre‑Neuve, l’Alliance des Mi’kmaq de Ktaqamkuk, la Première Nation de Benoit ou la Bande des Mi’kmaq sip’kop, ou établi par l’un d’eux, avant la signature de l’Accord du 23 juin 2008, démontrant que le demandeur s’auto‑identifiait en tant que membre du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve.

[29]  L’article 4.3.3 de l’Accord original confère des droits d’appel au Canada, à la FITN, ainsi qu’à ceux dont les demandes d’adhésion ont été rejetées :

[traduction]

Dans les trente (30) jours suivant la date de la mise à la poste de la décision du Comité d’inscription, le demandeur et les Parties peuvent se prévaloir d’un droit d’appel à l’égard de la décision du Comité d’inscription par l’envoi d’un avis d’appel au responsable des appels, avec copie au Comité d’inscription.

[30]  L’appel était fondé sur un examen par le responsable des appels du dossier dont avait été saisi le Comité d’inscription, y compris la demande, les documents soumis par le demandeur, les communications écrites entre le Comité d’inscription et le demandeur, ainsi que la décision du Comité d’inscription.

[31]  Le droit d’appel des demandeurs déboutés sur le fondement de l’auto‑identification a été supprimé comme suit au paragraphe 6(2) de l’Accord supplémentaire :

Un demandeur n’a pas le droit d’en appeler de la décision rendue par le comité d’inscription qui refuse une demande au motif que :

[…]

b. le nom du demandeur ou le nom d’un des parents du demandeur ne se trouve pas sur une des listes mentionnées à l’alinéa 24(2)(i) des Lignes directrices du Comité d’inscription et le demandeur n’a pas fourni de preuve documentaire objective de l’auto‑identification conformément aux alinéas 24(2) (ii) à (iv).

[32]  L’article 2 de l’Accord supplémentaire prévoit également que les demandes acceptées qui ont été reçues entre le 1er décembre 2008 et le 30 novembre 2012, doivent être réévaluées par le Comité d’inscription. L’article 4 de l’Accord supplémentaire prévoit que toutes les personnes dont la demande sera évaluée ou réévaluée recevront un avis écrit « des exigences en matière de preuve liées à l’évaluation ou à la réévaluation de leur demande en vertu des critères de l’alinéa 4.1d) de l’Accord. Ils auront l’occasion d’envoyer au comité de sélection de la documentation jamais soumise auparavant pour répondre aux exigences relatives à la preuve ».

2.  Demande d’adhésion de David Robert Wells

[33]  Monsieur Wells fait valoir que, lors de la négociation de l’Accord original, certains de ses cousins l’ont informé que sa famille était de [traduction] « descendance micmaque ». Ils ont alors commencé à effectuer des recherches sur leurs origines. En avril 2012, après la date du décret de reconnaissance, M. Wells a trouvé une copie du recensement de 1921 qui identifiait ses tantes et oncles du côté maternel comme Mi’kmaq. Sa mère est née l’année suivante. Il a rempli sa demande d’adhésion et l’a soumise le 1er octobre 2012.

[34]  Il affirme ce qui suit : [traduction] « À la date à laquelle j’ai présenté ma demande d’adhésion à la bande, je m’identifiais comme membre du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve. » Il n’a joint à sa demande aucune preuve de cette auto‑identification en date du décret de reconnaissance, puisqu’il n’était pas tenu de le faire selon l’Accord original en vigueur au moment où il a présenté sa demande d’adhésion.

[35]  Le 10 novembre 2013, M. Wells a reçu une lettre du Comité d’inscription, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

[traduction]

Par la présente, nous vous informons que votre demande d’adhésion à la Première Nation Qalipu Mi’kmaq sera évaluée conformément à l’Accord pour la reconnaissance de la bande de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq de 2008 ainsi qu’à l’Accord supplémentaire de juin 2013 conclu entre le gouvernement du Canada et la Fédération des Indiens de Terre‑Neuve.

Conformément à l’Accord supplémentaire de juin 2013, vous pouvez fournir de la documentation additionnelle en vue de satisfaire aux critères d’auto‑identification et d’acceptation par le groupe. […]

Le document ci‑joint intitulé « Novembre 2013 – Mise à jour de l’information pour les personnes ayant présenté une demande d’inscription à la Première Nation Qalipu Mi’kmaq » contient des renseignements importants sur l’évaluation des demandes, ainsi que des exemples de documents admissibles liés à l’auto‑identification et à l’acceptation par le groupe qui pourraient être fournis à l’appui des demandes […]

Il revient uniquement aux demandeurs de déterminer quels documents additionnels ils souhaitent fournir, s’il y a lieu, à l’appui de leurs demandes, afin de démontrer qu’ils satisfont aux critères d’auto‑identification et d’acceptation par le groupe.

[36]  Monsieur Wells a lu la lettre et le document qui y était joint et il a déclaré avoir compris que [traduction] « les demandeurs ayant présenté une demande après le 22 septembre 2011 devaient fournir l’un des cinq documents mentionnés, lesquels devaient tous être datés d’au plus tard le 23 juin 2008 ». Comme il ne disposait d’aucun de ces documents, il n’a fourni aucun document additionnel. Il a fait valoir que, si la preuve par affidavit avait été admise, il aurait fourni un affidavit [traduction] « présentant mon histoire personnelle et familiale et témoignant de mon auto‑identification ».

[37]  Il a reçu une décision sous pli en date du 31 janvier 2017, rejetant sa demande d’adhésion au motif qu’il ne répondait pas aux exigences en matière d’auto‑identification prévues dans l’Accord supplémentaire. Il a ensuite été informé que la décision était finale et qu’elle ne pouvait faire l’objet d’un appel.

3.  Demande d’adhésion de Sandra Wells

[38]  Madame Wells, qui n’a aucun lien de parenté avec David Robert Wells, a présenté sa demande d’adhésion à la PNQM le 27 septembre 2012. Elle a reçu une lettre du Comité d’inscription datée du 6 novembre 2013, dont la forme était identique à celle reçue par M. Wells.

[39]  Elle a examiné la liste des documents admissibles et conclu qu’elle ne pouvait fournir aucun d’entre eux. Elle a cependant fourni d’autres documents, notamment des affidavits confirmant son [traduction] « lien » avec les communautés Mi’kmaq de Terre‑Neuve ainsi que la copie d’une demande présentée en 2010 à un gouvernement, qui constituait un bassin de candidats d’origine autochtone, dans laquelle elle s’est identifiée comme Autochtone.

[40]  Madame Wells soutient que, lorsqu’elle a présenté une demande d’emploi auprès du gouvernement du Canada, en 2006, le formulaire ne permettait pas de s’identifier comme Autochtone; cependant, en contre‑interrogatoire, il a été établi que ce n’était pas le cas. Lorsqu’elle a présenté sa demande en 2006, elle ne s’est pas identifiée comme Autochtone, mais s’est plutôt décrite comme [traduction] « Noire » et membre d’une minorité visible.

[41]  Madame Wells a reçu une lettre de refus datée du 31 janvier 2017, qui est identique à celle reçue par M. Wells.

Questions en litige

[42]  Les questions suivantes ont été soulevées et requièrent l’attention de la Cour :

  1. La Cour a‑t‑elle compétence pour instruire les présentes demandes de contrôle judiciaire?

  2. Si la Cour a compétence, quelle est la norme de contrôle applicable?

  3. La négociation et la mise en œuvre de l’Accord supplémentaire avaient‑elles un but illégitime?

  4. La décision du Canada et de la FITN selon laquelle il y a eu « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires ou incohérentes » de l’Accord original était‑elle raisonnable?

  5. La décision de corriger cette « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté » au moyen de l’Accord supplémentaire était‑elle raisonnable?

  6. L’Accord supplémentaire a‑t‑il entravé le pouvoir discrétionnaire du Comité d’inscription?

  7. Les demandeurs ont‑ils été privés de leur droit à l’équité procédurale?

  8. Les modifications apportées par l’Accord supplémentaire ont‑elles échoué à établir un équilibre entre les droits des demandeurs garantis par la Charte et les objectifs des modifications?

  9. Le rejet des demandes par le Comité d’inscription était‑il raisonnable?

Analyse

1.  Compétence

[43]  Les demandeurs font valoir que la Cour a compétence pour examiner les décisions contestées. Aucune des parties défenderesses n’adopte une position contraire.

[44]  La Cour a conclu récemment qu’elle avait compétence pour effectuer le contrôle judiciaire des décisions du comité d’inscription : Howse c. Procureur général du Canada, 2015 CF 1063 (Howse) et Foster c. Procureur général du Canada, 2015 CF 1065. La décision sur la compétence reposait sur le fait que les pouvoirs du Comité d’inscription découlent du processus de reconnaissance des membres d’une bande établi par une loi fédérale. Aux paragraphes 19 à 21 de la décision Howse, le juge Manson a conclu ce qui suit :

Bien que le Comité d’inscription soit une entité indépendante créée par l’accord visant le Comité d’inscription, son pouvoir découle du processus ayant mené à la reconnaissance des membres individuels de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq par le gouverneur en conseil, en vertu de la Loi sur les Indiens et de la Loi concernant la Première Nation micmaque Qalipu – manifestement des lois fédérales.

De plus, en prenant le Décret constituant la bande appelée Première Nation Qalipu Mi’kmaq et son annexe, qui identifie les personnes qui sont membres de la Première Nation, le gouverneur en conseil a voulu agir « en vertu de l’alinéa c) de la définition de bande " au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens et du paragraphe 73(3) de cette loi » (Décret constituant la bande appelée Première Nation Qalipu Mi’kmaq, DORS/2011‑180).

Par conséquent, en examinant délibérément le régime contextuel de la constitution du Comité d’inscription, afin de reconnaître les membres de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq en vertu de la Loi sur les Indiens et de la Loi concernant la Première Nation micmaque Qalipu, j’estime que notre Cour a compétence pour examiner le présent contrôle judiciaire.

[45]  Je souscris à cette analyse. En outre, je conclus que la Cour a compétence pour examiner les décisions prises par le Canada portant que l’Accord original ne traitait pas adéquatement de l’auto‑identification après la création de la PNQM, et pour examiner les décisions prises quant à la manière de modifier les modalités de l’Accord à cet égard.

[46]  L’Accord original a été conclu par le Canada grâce à sa prérogative de créer de nouvelles bandes et de décider de l’appartenance à une bande et de l’octroi du statut d’Indien conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens. La décision du Canada, prise par l’entremise du ministre, qui consiste à modifier les modalités de l’Accord original, découle également de cette prérogative. Cette décision a une incidence sur les droits des demandeurs d’adhérer à la PNQM. Ainsi, je conclus que les deux décisions ayant mené à la conclusion de l’Accord supplémentaire, et la décision prise relativement à ses modalités, peuvent faire l’objet d’un contrôle par la Cour, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

2.  Norme de contrôle

[47]  Les demandeurs soutiennent que toutes les questions en litige, à l’exception de celles liées à l’équité procédurale, doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Les deux parties défenderesses sont d’accord.

[48]  La décision du Canada de conclure l’Accord original a été prise conformément à la prérogative royale de créer de nouvelles bandes et de prendre des décisions sur le statut de membre d’une bande et le statut d’Indien. Aucune directive particulière n’est fournie quant à la manière ou au moment où de telles décisions sont prises; par conséquent, je conviens avec les demandeurs que la décision est mieux décrite comme relevant du pouvoir discrétionnaire ministériel. Je suis également d’avis que les décisions relatives aux modalités de l’Accord supplémentaire sont mieux décrites comme relevant du pouvoir discrétionnaire ministériel.

[49]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), au paragraphe 51, la Cour suprême du Canada a fait observer qu’en présence d’une « question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement ». Les décisions prises quant aux modalités de l’Accord supplémentaire sont des décisions discrétionnaires et, par conséquent, elles doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

[50]  Je conclus également que la décision prise par le Canada et par la FITN relativement aux conditions de l’Accord original contenait une « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté » et qu’il s’agit d’une question mixte de faits et de droit; par conséquent, elle peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

[51]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada conclut que « [l]a norme de déférence [est celle] du caractère raisonnable ». Aux paragraphes 48 et 49, elle poursuit en expliquant que la déférence signifie le respect, et non la déférence aveugle à l’égard des décideurs :

[…] Que faut‑il entendre par déférence dans ce contexte? C’est à la fois une attitude de la cour et une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire. Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations. Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues. La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit. Elle « repose en partie sur le respect des décisions du gouvernement de constituer des organismes administratifs assortis de pouvoirs délégués » : Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 596, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente. Nous convenons avec David Dyzenhaus que la notion de [traduction] « retenue au sens de respect » n’exige pas de la cour de révision [traduction] « la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » : « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286 (cité avec approbation par la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker, par. 65; Ryan, par. 49).

La déférence inhérente à la norme de la raisonnabilité implique donc que la cour de révision tienne dûment compte des conclusions du décideur. Comme l’explique Mullan, le principe de la déférence [traduction] « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » : D. J. Mullan, « Establishing the Standard of Review : The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93. La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

[52]  Les questions dont la Cour est actuellement saisie diffèrent grandement de la plupart de celles qu’elle est appelée à trancher. Elles diffèrent en ce que, en l’espèce, ce sont les décideurs, le Canada et la FITN qui sont les auteurs de l’Accord original et que leur décision que cet Accord contient une erreur est donc une décision des auteurs d’origine de l’Accord. Il ne s’agit pas, comme c’est habituellement le cas, d’une décision prise par quelqu’un qui interprète une disposition qu’il n’a pas créé, ou d’une mésentente entre les auteurs d’un accord quant à l’interprétation qu’il convient de lui donner.

[53]  Bien que l’Accord original stipule, à son article 2.1, qu’il ne s’agit pas d’un traité au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, je conviens avec le Canada que la directive donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt First Nation of Nacho Nyak Dun c Yukon, 2017 CSC 58 (Nacho Nyak Dun), au paragraphe 33, quant à l’interprétation des traités est pertinente parce que, comme en l’espèce, il s’agit d’une situation où la Cour doit examiner une entente ayant trait aux droits ancestraux :

[…] Ces traités visent à renouveler la relation entre les peuples autochtones et la Couronne afin qu’ils soient des partenaires égaux. En réglant les différends que font naître les traités modernes, les tribunaux doivent généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de concilier leurs différences. Certes, la réconciliation exige souvent une certaine retenue de la part des tribunaux. Il n’appartient pas aux tribunaux de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité. Cette approche reconnaît la nature sui generis des traités modernes qui, comme ceux en l’espèce, peuvent énoncer en des termes précis une relation de gouvernance axée sur la collaboration. [Renvois omis.]

[54]  Si la Cour doit faire preuve de déférence dans son examen des décisions contrôlées, il reste que les Accords concernent les droits des Mi’kmaq et la protection de ces droits; par conséquent, comme la Cour suprême l’a fait observer au paragraphe 34 de l’arrêt Nacho Nyak Dun, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat des actions posées par le Canada et la FITN, et ce, afin que les modalités de la création de la PNQM et de l’adhésion à celle‑ci soient respectées.

[55]  Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte. Cette question sera abordée plus loin à la section 7.

3.  L’Accord supplémentaire a‑t‑il été conclu dans un but illégitime?

[56]  Les parties défenderesses ont conclu l’Accord supplémentaire après avoir eu connaissance du nombre de demandes d’adhésion beaucoup plus élevé que prévu. Les demandeurs allèguent que les parties défenderesses ont apporté les modifications qu’elles ont apportées [traduction] « dans le but illégitime de limiter de façon préventive le nombre de membres potentiels de la bande qui auraient le droit d’être inscrits, plutôt que de prendre des mesures afin que chaque demande soit évaluée sur le fond ». Elles soutiennent également que « dans la mesure où cette décision allait à l’encontre de l’objet de l’Accord et de la Loi sur les Indiens dans l’ensemble, le ministre outrepassait son pouvoir discrétionnaire ».

[57]  Je suis d’accord avec les parties défenderesses lorsqu’elles disent que le fardeau d’établir qu’elles ont agi dans un but illégitime incombe aux demandeurs. Je conviens également que les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve permettant d’établir que les parties défenderesses ont agi de manière à contrecarrer l’objet de l’Accord original.

[58]  En négociant les modalités de l’Accord original, les parties défenderesses avaient pour objectif de créer une bande indienne et d’y admettre seulement les membres de la communauté micmaque. Elles ont déterminé trois facteurs auxquels un demandeur devait répondre afin d’être admis comme membre de la bande : l’ascendance, l’auto‑identification et l’acceptation par le groupe. L’exigence que ces trois facteurs soient établis a été acceptée par les membres mi’kmaqs de la FITN lorsqu’ils ont ratifié l’EP.

[59]  Il ne fait aucun doute que les deux parties défenderesses ont été surprises par le nombre de demandes reçues. Ce nombre était cinq fois plus élevé que celui auquel elles s’attendaient. Or rien ne prouve qu’elles ont pour cette raison pris des mesures visant à limiter le nombre de personnes admises au sein de la bande. En contre‑interrogatoire, les demandeurs ont posé précisément la question au déposant du Canada, Roy Gray, et celui‑ci a déclaré que le nombre de demandes a seulement déclenché un examen du processus d’inscription, mais que c’est cet examen qui a mené les parties défenderesses à constater que les exigences en matière de preuve d’auto‑identification de l’Accord original étaient lacunaires :

[traduction]

Q. Jusqu’à la négociation de l’Accord supplémentaire, est‑il exact d’affirmer que, selon vous, les parties ont entamé ces discussions parce qu’il y avait essentiellement un problème quant au nombre – au nombre des demandes reçues?

R. Non, je ne dirais pas ça. J’ai plutôt affirmé que le nombre de demandes avait entraîné un genre d’examen approfondi de la situation, qui avait permis de constater que, comme je l’ai mentionné au paragraphe 36 de mon affidavit, les critères de l’auto‑identification et de l’acceptation par le groupe – la situation et la manière dont l’accord de 2008 était appliqué semblaient être contraires à l’objectif d’origine de l’accord de 2008 à deux égards.

[60]  Ce témoignage me convainc que, comme l’ont fait valoir le Canada et la FITN, l’objet sous‑jacent à la modification relative à la preuve requise pour établir l’auto‑identification visait à corriger l’erreur contenue dans l’Accord original, à savoir qu’il était possible de prouver que l’auto‑identification avait eu lieu avant la date du décret de reconnaissance au moyen d’éléments postérieurs au décret.

4.  La décision selon laquelle il y a eu « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires ou incohérentes contenues » dans l’Accord original était‑elle raisonnable?

[61]  Deux des changements apportés par les parties défenderesses à l’Accord original sont en cause en l’espèce. Le premier a trait aux exigences relatives à la preuve visant à établir l’auto‑identification. Le second concerne l’abolition des droits d’appel pour ceux à qui le statut de membre a été refusé parce qu’ils n’ont pas établi qu’ils s’identifiaient comme Mi’kmaqs. Ces changements seront analysés séparément après que nous aurons discuté de la méthode utilisée par les parties défenderesses pour apporter ces changements.

[62]  L’article 2.15 de l’Accord original prévoit que l’Accord peut être [traduction] « modifié, changé, amendé, remplacé ou faire l’objet d’ajouts ». L’Accord original prévoit deux moyens possibles d’apporter une modification, le choix d’un de ces moyens étant fonction du motif du changement.

[63]  Le premier moyen est une règle générale qui autorise les modifications à toute fin, tant que cela est fait par entente écrite entre les parties [traduction] « ratifiée au moyen des mêmes procédures » que celles établies pour l’Accord original. L’article 9 de l’Accord original prévoit que celui‑ci est ratifié par la FITN lorsqu’une majorité de votes des membres de la FITN l’ont approuvé et que le président, dûment autorisé par le conseil de la FITN, l’a signé. L’Accord original a été ratifié par le Canada lorsque le ministre, autorisé par le gouverneur en conseil, l’a signé.

[64]  Le second moyen est une exception ne s’appliquant que dans des circonstances précises. Il est prévu que le processus de ratification n’était pas requis lorsque le Canada et la FITN conviennent mutuellement de modifier, de changer, d’amender ou de remplacer les modalités de l’Accord original ou encore d’en ajouter :

a) afin d’éliminer tout conflit ou incohérence qui pourrait exister entre les modalités du présent Accord et toute disposition législative ou réglementaire applicable, pour autant que les Parties conviennent que de telles modification ne porteront pas préjudice à leurs intérêts respectifs;

b) afin de corriger toute erreur typographique contenue au présent Accord ou d’apporter les corrections ou les changements requis afin de remédier à toute omission matérielle, erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires ou incohérentes contenues dans le présent Accord;

c) afin de proroger tout délai fixé par le présent Accord.

[Non souligné dans l’original.]

[65]  Les deux parties défenderesses se fondent uniquement sur l’alinéa 2.15b) de l’Accord original pour justifier les modifications qu’elles ont apportées. Elles font valoir qu’elles ont conclu l’Accord supplémentaire [traduction] « afin de remédier à […] [une] erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires incohérentes » de l’Accord original.

a.  Modification relative à l’auto‑identification

[66]  Les parties défenderesses soutiennent que les demandeurs qui ont signé leur formulaire après la date du décret de reconnaissance n’avaient pas fourni et ne pouvaient pas ainsi fournir une preuve d’auto‑identification antérieure à la date du décret de reconnaissance, comme le prévoit le sous‑alinéa 4(1)(d)i) de l’Accord original.

[67]  Le formulaire de demande a été élaboré conjointement par les parties défenderesses, conformément à l’article 4.4.1 de l’Accord original. L’article 1 des Lignes directrices du Comité d’inscription précise que toutes les demandes d’adhésion doivent être présentées au moyen du formulaire. La partie 2 dudit formulaire contient une déclaration du demandeur, laquelle est libellée en partie comme suit :

[traduction]

Je, soussigné(e)_______, suis membre de la communauté Mi’kmaq de Terre‑Neuve et, je demande par la présente d’être incrit(e) sur la liste des membres fondateurs de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq et, à la suite de la reconnaissance de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq en tant que bande au sens de la Loi sur les Indiens, je demande d’obtenir le statut d’Indien inscrit et de figurer dans la liste de la bande de la Première Nation Qalipu Mi’kmaq. Je confirme par la présente la véracité des renseignements que j’ai fournis dans la présente demande et ce, au meilleur de ma connaissance. [Non souligné dans l’original.]

D’après les instructions fournies avec la demande : [traduction] « En signant la présente demande, les demandeurs confirment leur identité à titre de membres du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve, et leur désir d’être inscrits comme Indien conformément à la Loi sur les Indiens édictée par le gouvernement fédéral, lorsque la Première Nation Qalipu Mi’kmaq aura été reconnue comme bande. »

[68]  Des déposants pour le compte du Canada et de la FITN ont déclaré que, lorsqu’ils négociaient l’Accord original et qu’ils examinaient les critères visant à identifier les personnes faisant partie des Mi’kmaq, ils étaient guidés par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Powley, 2003 CSC 43 (Powley).

[69]  L’arrêt Powley concerne deux Métis qui ont abattu un orignal et qui ont été accusés d’avoir enfreint une loi ontarienne sur la chasse. En défense, ils ont fait valoir que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 protège le droit des Métis de chasser pour se nourrir. Dans ses motifs, la Cour suprême du Canada a établi le critère pouvant être utilisé pour déterminer qui sont les titulaires des droits métis. Sans affirmer que le critère établi est exhaustif, la Cour suprême du Canada conclut, au paragraphe 30 de ses motifs, qu’elle retient les « trois facteurs principaux suivants comme indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’art. 35 : auto‑identification, liens ancestraux et acceptation par la communauté. »

[70]  En ce qui concerne le facteur de l’auto‑identification, la Cour suprême du Canada dit, au paragraphe 29, qu’il faut tenir compte de « la nécessité que l’identité puisse se vérifier objectivement » et, au paragraphe 31, que l’auto‑identification ne doit pas être récente :

Cette auto‑identification ne doit pas être récente : en effet, bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’auto‑identification soit constante ou monolithique, les revendications présentées tardivement, dans le but de tirer avantage d’un droit visé à l’art. 35, ne seront pas considérées conformes à la condition relative à l’auto‑identification.

[71]  Les parties défenderesses font valoir qu’elles étaient guidées par l’arrêt Powley lors de la négociation des accords concernant les Mi’kmaq parce qu’ils étaient sans précédent en ce que la PNQM était une bande sans assise territoriale. Lors de son contre‑interrogatoire sur affidavit, Brendan Sheppard, de la FITN, a déclaré que [traduction] « [la PNQM] ne disposait d’aucun modèle contrairement aux autres bandes assujetties à la Loi sur les Indiens dans l’ensemble du Canada, dont les membres, comme vous le savez, étaient visés par des traités et possédaient probablement des droits territoriaux ou d’autres droits de cette nature ».

[72]  Brendan Sheppard, de la FITN, a également déclaré que [traduction] « lorsque le critère de l’auto‑identification a été négocié, aucun des parties ne s’est rendue compte que les personnes ayant signé une demande après la création de la PNQM ne fourniraient pas de preuve objective démontrant qu’elles s’identifiaient comme membres du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve avant sa création ».

[73]  Les parties défenderesses font valoir que, puisque la signature de la demande après la création de la PNQM ne saurait constituer une preuve objective que le demandeur s’identifiait comme membre de la nation Mi’kmaq avant la création de la bande, comme le requièrent les modalités de l’Accord original, il y a eu [traduction] « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté découlant des dispositions lacunaires ou incohérentes contenues dans l’Accord ».

[74]  Les demandeurs laissent entendre que les parties défenderesses ne sont pas sincères lorsqu’elles font valoir que, lors de la conclusion de l’Accord original, elles étaient guidées par l’arrêt Powley et par sa conclusion selon laquelle la preuve d’auto‑identification ne peut pas être récente. Ils soutiennent que si les parties défenderesses l’avaient voulu, [traduction] « elles auraient exigés que tous les demandeurs fournissent une " preuve documentaire objective " et ne se seraient pas seulement fié à un formulaire de demande signé ».

[75]  Les demandeurs ne m’ont pas convaincu. Premièrement, leur observation est contraire à la preuve par affidavit présentée à la Cour. Deuxièmement, il n’est pas évident qu’un formulaire de demande signé des mois avant la création de la PNQM n’est pas une preuve d’auto‑identification suffisante et raisonnable qui n’est pas récente. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on considère que la création de la PNQM était loin d’être certaine lorsque ces demandes ont été faites. Enfin, il incombait aux parties à l’Accord original de déterminer quels éléments de preuve elles accepteraient comme étant suffisants pour répondre à la condition d’auto‑identification.

[76]  Les demandeurs font également valoir que les parties défenderesses ne peuvent pas s’appuyer sur l’alinéa 2.15b) de l’Accord original parce que l’article 24 des Lignes directrices du Comité d’inscription n’est ni une disposition lacunaire ni une disposition incompatible avec l’alinéa 4.1d) de l’Accord original. Cet alinéa prévoit qu’une personne est admissible si, [traduction] « à la date du décret de reconnaissance », elle s’identifie comme Mi’kmaq.

[77]  Les demandeurs font valoir qu’une disposition lacunaire est une disposition qui [traduction] « est si peu claire qu’elle ne favorise pas la compréhension mutuelle des parties ». Ils allèguent que le [traduction] « libellé de l’article 24 est clair et que la conduite des parties avant de conclure l’Accord supplémentaire ne laisse pas croire qu’elles n’en comprenaient pas le sens ».

[78]  À mon avis, le sens du terme [traduction] « disposition lacunaire » n’est pas aussi limité que ce que laissent entendre les demandeurs. Une chose est lacunaire si elle est fautive, viciée, imparfaite, mal faite, inopérante, défaillante, incorrecte ou mal fondée. Dans le présent cas, même si l’article 24 est clair, la disposition est viciée parce que le demandeur qui déclare, dans une demande présentée après la date du décret de reconnaissance : [traduction] « Je, soussigné(e)… suis membre du groupe des Indiens Mi’kmaq de Terre‑Neuve » n’établit pas qu’il était membre avant cette date.

[79]  On pourrait penser que, puisque l’identité est une caractéristique immuable, une personne s’identifie ou ne s’identifie pas comme membre d’un groupe précis, et que l’auto‑identification ne change pas. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Monsieur Wells est l’exemple d’une personne qui ne s’identifiait pas auparavant comme Mi’kmaq, mais qui s’identifie comme tel aujourd’hui.

[80]  Je suis d’avis que la décision des parties défenderesses voulant que la déclaration actuelle d’une personne qui s’identifie comme membre ne constitue pas une preuve d’auto‑identification à une date antérieure était une décision raisonnable. Par conséquent, et dans cette mesure, leur décision selon laquelle l’article 24 des Lignes directrices du Comité d’inscription était incompatible avec les modalités de l’Accord original était raisonnable.

[81]  Les demandeurs font valoir qu’il est inconcevable que les parties défenderesses n’aient pas été conscientes qu’elles avaient consenti à accepter une simple demande signée comme preuve d’auto‑identification après la création de la PNQM. L’Accord original envisageait très clairement la création de la PNQM bien avant la fin de la période d’inscription; en fait, il prévoyait sa création environ 12 à 18 mois après le début du processus. Cela étant, les demandeurs affirment qu’il est inconcevable que les parties défenderesses aient complètement omis d’envisager la question de la preuve requise auprès des demandeurs pour prouver leur auto‑identification après la création de la PNQM.

[82]  On peut s’interroger lorsque les parties à un accord passent outre à un élément qui, avec le recul, paraît évident, particulièrement lorsqu’il s’agit de parties bien informées. Cependant, les erreurs et omissions contractuelles occupent les tribunaux depuis que les parties ont convenu de constater leurs accords par écrit. Il arrive que les parties fassent des erreurs et qu’elles perdent de vue les conséquences futures des dispositions dont elles ont convenu. En l’espèce, les auteurs de l’Accord original s’entendent sur le fait que l’article 24 est lacunaire; ils reconnaissent avoir commis une erreur. Selon moi, comme ils sont les auteurs de l’Accord, leur point de vue commande la retenue. Qui plus est, j’estime qu’ils ont bel et bien commis une erreur.

b.  Modification concernant les appels

[83]  L’article 4.3.3 de l’Accord original prévoit que les demandeurs, le Canada et la FITN ont un droit d’appel relativement aux décisions du Comité d’inscription :

[traduction]

Dans les trente (30) jours suivant la date de la mise à la poste de la décision du Comité d’inscription, le demandeur et les Parties peuvent se prévaloir d’un droit d’appel à l’égard de la décision du Comité d’inscription par l’envoi d’un avis d’appel transmis au responsable des appels, avec copie au Comité d’inscription.

[84]  Ce droit d’appel des demandeurs a été supprimé à l’alinéa 6(2)b) de l’Accord supplémentaire en ce qui concerne les décisions du Comité d’inscription de refuser une demande au motif que « le nom du demandeur ou le nom d’un des parents du demandeur ne se trouve pas sur une des listes mentionnées à l’alinéa 24(2)(i) des Lignes directrices du Comité d’inscription et le demandeur n’a pas fourni de preuve documentaire objective de l’auto‑identification conformément aux alinéas 24(2) (ii) à (v) ».

[85]  Le Canada soutient qu’il était raisonnable de ne pas élargir le droit d’appel parce que ce droit est inutile lorsque la demande a été rejetée au motif qu’aucune preuve d’auto‑identification n’a été fournie. Aux paragraphes 135 et 136 de son mémoire, le Canada explique cet argument de la manière suivante :

[traduction]

Les modifications ayant changé les exigences en matière de preuve de l’auto‑identification de ceux qui ont présenté une demande après le 22 septembre 2011 ont créé une nouvelle catégorie de demandeurs : ceux qui n’avaient fourni aucune preuve objective en vue de satisfaire à la nouvelle exigence de 2013 en matière de preuve [Accord supplémentaire]. Plutôt que de simplement supprimer le droit d’appel existant, [l’Accord supplémentaire] de 2013 ne l’a tout simplement pas accordé à ce nouveau groupe, puisqu’il aurait été déraisonnable de le faire.

La décision des parties de ne pas accorder de droit d’appel à ce nouveau groupe était tout à fait raisonnable, compte tenu du fait qu’un tel appel aurait été illusoire. La disposition aurait été lacunaire parce qu’elle n’aurait eu aucune utilité. L’Accord de 2008 octroyait au responsable des appels un certain pouvoir discrétionnaire de faire droit à un appel. Ce pouvoir discrétionnaire ne lui permettait pas de faire droit à l’appel d’un demandeur qui ne répondait pas aux conditions d’admissibilité. Les appels devaient être tranchés par le responsable des appels sur le fondement du dossier dont avait été saisi le Comité d’inscription et aucune nouvelle preuve n’était permise. Sans preuve objective, rien ne permettait de satisfaire au critère de l’auto‑identification et il n’y avait, par conséquent, aucune possibilité qu’un appel soit accueilli.

[Non souligné dans l’original. Notes de bas de page omises.]

[86]  J’estime que l’argument selon lequel l’Accord supplémentaire n’a pas « supprimé » un droit d’appel, mais qu’il ne l’a simplement pas accordé à un nouveau groupe de demandeurs, est spécieux. Même si on accepte que l’Accord supplémentaire a créé un nouveau groupe de demandeurs, ce à quoi je ne souscris pas, les dispositions en matière d’appel de l’article 4.3.3 de l’Accord original se seraient automatiquement appliquées à ces demandeurs, n’eût été la modification apportée par l’Accord supplémentaire.

[87]  Le Canada a peut‑être raison d’affirmer que la plupart des appels interjetés à l’encontre des décisions du Comité d’inscription reposant sur le fait que le demandeur n’a pas fourni une preuve documentaire d’auto‑identification auraient été futiles. Cependant, il y a au moins un cas où un appel aurait été valable et non futile, et c’est lorsque le Comité d’inscription a commis une erreur concernant la preuve produite, n’en a pas tenu compte ou ne l’a pas correctement décrite.

[88]  Néanmoins, avant de décider si la modification apportée aux dispositions en matière d’appel était raisonnable, il faut déterminer si la décision de modifier les dispositions en matière d’appel sans ratification relevait du pouvoir conféré au Canada et à la FITN par l’article 2.15 de l’Accord original.

[89]  Je souscris à l’observation des demandeurs, au paragraphe 106 de leur mémoire, selon laquelle : [traduction] « Les défendeurs n’ont fourni aucun élément de preuve tendant à démontrer que la suppression du mécanisme d’appel avait pour but d’empêcher tout conflit ou toute incohérence avec les lois ou règlements existants, de sorte qu’elle aurait été autorisée en vertu de l’alinéa [sic] 2.15(a) ». Je conviens également que les parties défenderesses ne peuvent pas se fonder sur l’alinéa 2.15(b). En fait, ni le Canada ni la FITN n’a prétendu que la disposition actuelle en matière d’appel devait être modifiée afin de corriger une [traduction] « erreur, erreur manifeste ou ambiguïté », et cela, pour une bonne raison – ce n’était pas le cas.

[90]  La modification apportée par les parties défenderesses aux dispositions en matière d’appel devait donc être ratifiée. Les exigences de l’article 2.15 de l’Accord original n’ayant pas été respectées, la modification apportée par l’Accord supplémentaire, dans la mesure où elle avait une incidence sur les dispositions en matière d’appel, était irrégulière et les dispositions ainsi modifiées ne sauraient être maintenues. Cela étant, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si la modification convenue par les parties défenderesses était raisonnable.

5.  La décision de corriger l’erreur concernant le critère de preuve requise pour l’auto‑identification au moyen de l’Accord supplémentaire était‑elle raisonnable?

[91]  Les demandeurs allèguent que la modification apportée par les parties défenderesses à l’égard de la preuve requise pour établir l’auto‑identification antérieure à la date du décret de reconnaissance était arbitraire et trop limitative.

[92]  Premièrement, ils font valoir que la modification est arbitraire en ce qu’[traduction] « il y a une différence de traitement entre, d’une part, les demandeurs qui ont signé leurs formulaires de demande au plus tard à la date du décret de reconnaissance (« demandeurs précédents ») et qui, conformément au paragraphe 24(2), peuvent continuer à se fonder sur leur formulaire de demande signé, et, d’autre part, les demandeurs ayant présenté une demande après la date du décret de reconnaissance (« demandeurs subséquents »), qui doivent s’acquitter du fardeau de preuve plus élevé qui consiste à fournir l’un des cinq documents énumérés au paragraphe 24(3) ».

[93]  Deuxièmement les demandeurs prétendent que la preuve documentaire particulière qui est exigée des demandeurs subséquents est arbitraire et trop limitative, et qu’elle ne permet pas d’atteindre l’objectif d’inclusion de toutes les personnes qui s’identifient comme membre de la Première Nation Mi’kmaq avant la date du décret de reconnaissance.

a.  Est‑il arbitraire ou déraisonnable de fixer comme limite le 22 septembre 2011, soit la date du décret de reconnaissance, en ce qui concerne les demandes?

[94]  L’exigence établie à l’alinéa 4.1(d) de l’Accord original, à savoir que le Comité d’inscription doit déterminer si un demandeur s’est identifié comme Mi’kmaq à la date du décret de reconnaissance, n’a pas été modifiée et cette exigence n’a pas été contestée en l’espèce. Ce qui a changé, c’est la ligne directrice précédente qui prévoyait qu’un formulaire de demande signé après la date du décret de reconnaissance pourrait répondre à l’exigence d’auto‑identification prévue dans l’Accord original. Cette décision a été jugée raisonnable.

[95]  Par conséquent, il n’y a rien d’arbitraire ou de déraisonnable à apporter une modification quant à l’admissibilité des demandes dont la date limite est fixée à la date du décret de reconnaissance et d’exiger que ceux ayant répondu aux exigences après cette date soient évalués différemment.

b.  La preuve documentaire particulière requise pour ces demandeurs subséquents est‑elle arbitraire et trop limitative?

[96]  Les personnes ayant présenté une demande après le 22 septembre 2011 devaient présenter une preuve documentaire de leur auto‑identification avant cette, et la preuve documentaire qu’elles devaient fournir devait être antérieure au 23 juin 2008, soit la date de l’Accord original. Les demandeurs font valoir que cette exigence selon laquelle la preuve à l’appui de la demande devait dater de plus de trois ans est arbitraire étant donné que tout ce que le demandeur devait démontrer, c’est qu’à la date du décret de reconnaissance, il s’était identifié comme membre des Mi’kmaq.

[97]  Les parties défenderesses soutiennent que d’exiger une preuve datant de plus de trois ans avant la date du décret de reconnaissance est raisonnable, puisque cela est conforme avec le principe établi dans l’arrêt Powley selon lequel l’auto‑identification ne doit pas être récente.

[98]  Selon moi, l’argument des parties défenderesses pose problème puisqu’elles ont accepté que le simple dépôt d’une demande aussi tard que le 21 septembre 2011 suffisait comme preuve non récente de l’auto‑identification. Cette auto‑identification pouvait être aussi récente que le jour avant le délai fixé. Afin de démontrer que cette preuve était suffisante, Roy Gray a donné l’explication suivante, au paragraphe 41 de son affidavit :

[traduction]

Le fondement sous‑jacent à l’admissibilité d’une demande signée avant la création de la bande comme preuve officielle d’auto‑identification était que toute personne s’auto‑identifiait formellement au même titre que tous les demandeurs en répondant à une question sur son statut d’Autochtone sur un formulaire de recensement ou sur une demande d’emploi lorsqu’un programme de discrimination positive existait. Cette forme d’auto‑identification antérieure à la création de la bande était considérée comme crédible puisqu’elle était faite alors que la création de la bande était encore incertaine.

[99]  Les demandeurs font valoir que ce fondement n’est pas crédible parce qu’il n’y a [traduction] « aucun motif de croire qu’un demandeur précédent est plus susceptible de s’être auto‑identifié « légitimement » à la date du décret de reconnaissance qu’un demandeur subséquent qui a signé son formulaire un jour plus tard ».

[100]  Je partage l’avis des parties défenderesses que, lorsqu’une personne présente une demande après la création de la bande et que l’on se fie uniquement à la déclaration du formulaire de demande pour établir l’auto‑identification, une quelconque preuve d’auto‑identification antérieure au 22 septembre 2011 est requise afin que le demandeur se conforme aux modalités de l’Accord original. Toutefois, je ne suis pas convaincu que les raisons justifiant d’exiger que la preuve soit antérieure au 23 juin 2008 sont raisonnables.

[101]  Si les parties défenderesses acceptent que la déclaration faite dans une demande déposée au plus tard le 22 septembre 2011 est une preuve suffisante, parce que c’est comme répondre à une question sur son statut d’Autochtone dans un formulaire de recensement ou une demande d’emploi, il y a lieu de se demander pourquoi une déclaration à cet effet faite avant le 22 septembre 2011 n’est pas suffisante si la demande est déposée après le 22 septembre 2011? En bref, qu’est‑ce qui justifie d’exiger une preuve datant au plus tard du 23 juin 2008, et non de toute autre date antérieure au 22 septembre 2011? À mon avis, on ne peut établir de distinction entre les scénarios suivants; cependant, on obtient des résultats différents en fonction de ce que les parties défenderesses ont convenu d’accepter :

  1. Une demande datée du 22 septembre 2011, dans laquelle le demandeur s’auto‑identifie;

  2. Une demande datée du 23 septembre 2011, accompagnée d’une copie d’un formulaire de demande ou de recensement daté du 22 septembre 2011, dans lequel le demandeur déclare s’identifier comme Autochtone.

Dans le premier exemple, le demandeur deviendra membre et non dans le second. Quelle est la différence? Les parties défenderesses affirment que la seconde preuve est récente. À mon avis, elle n’est pas plus récence que la preuve que les parties défenderesses ont convenu d’accepter dans le premier exemple. Pour cette raison, je conclus que la décision selon laquelle la preuve doit dater d’au plus tard le 23 juin 2008 est arbitraire et, par conséquent, déraisonnable.

[102]  Les demandeurs soutiennent également que les types de preuve documentaire acceptés par les parties défenderesses sont trop limitatifs et ne permettront pas d’inclure toutes les personnes qui s’auto‑identifient pour les raisons suivantes :

  1. Être nommé dans la liste d’adhésion de la FITN ou d’une autre organisation bénévole des Premières Nations dépend du lieu où se trouve la personne visée et de son respect des critères d’adhésion à ces organisations;

  2. La version abrégée du recensement de 2006 ne contenait aucune question sur l’auto‑identification à titre d’Autochtone; seulement 25 % des ménages ont reçu le formulaire long qui posait une telle question et certaines personnes ont refusé de répondre au recensement;

  3. Il est fort peu probable que l’on puisse trouver une copie d’un article de journal antérieur au 23 juin 2008 démontrant qu’un demandeur a participé à des activités cérémoniales, traditionnelles ou culturelles;

  4. Seules les copies des demandes faites par des personnes s’étant auto‑identifiées sont disponibles lorsque ces personnes ont présenté des demandes d’emploi auprès du gouvernement ou d’un organisme public, ou alors d’une université ou d’un collège qui embauche par discrimination positive.

[103]  Les demandeurs font valoir que le faible nombre de personnes qui auraient accès à une telle preuve, mais qui autrement s’identifieraient comme membre des Mi’kmaq, indique que cette liste est trop limitative. Ils affirment que les parties défenderesses auraient dû accepter l’affidavit d’un demandeur indiquant qu’il s’identifiait comme membre de la bande à la date du décret de reconnaissance.

[104]  Les parties défenderesses font valoir qu’il était raisonnable pour elles d’exiger une preuve d’auto‑identification compte tenu de leurs inquiétudes devant le nombre extrêmement élevé de demande ayant été présentées vers la fin du processus, après la création de la bande et après que les avantages économiques liés à l’appartenance à la bande aient été mieux connus.

[105]  Ce n’est pas le rôle de la Cour de se prononcer sur la preuve qui aurait été raisonnable dans les circonstances; la Cour doit uniquement déterminer si la décision des parties défenderesses quant à celle qu’elles ont choisi d’accepter était raisonnable.

[106]  Monsieur Wells a admis qu’à la date du décret de reconnaissance, il ne s’était pas identifié comme membre des Mi’kmaq. Ce n’est qu’après le décret de reconnaissance qu’il a eu connaissance de son ascendance. Par conséquent, il ne peut fournir aucune preuve ni aucun affidavit pour démontrer qu’il s’identifiait comme Mi’kmaq à la date du décret de reconnaissance. La situation de M. Well nous en dit peu sur le caractère raisonnable du critère choisi par les parties défenderesses.

[107]  Madame Wells n’était membre d’aucune des organisations bénévoles micmaques énumérées au paragraphe 24(3) des Lignes directrices modifiées. Elle avait assisté à des activités culturelles, mais aucune photographie de sa participation n’était parue dans les journaux. Elle avait demandé une copie de son formulaire de recensement de 2006 auprès de Statistique Canada, mais elle soutient qu’elle ne l’a pas reçue. Elle n’a présenté aucune demande d’emploi, le ou avant le 23 juin 2008, dans laquelle elle s’identifiait comme Autochtone. En outre, elle a fourni un affidavit auquel sont joints i) une copie de sa demande d’emploi auprès du gouvernement en 2010, dans laquelle elle s’identifiait comme Autochtone, ii) une lettre qu’elle a elle‑même rédigée et dans laquelle elle affirme s’identifier depuis toujours comme femme Mi’kmaq, et iii) de nombreuses photographies d’elle‑même et de sa famille [traduction] « exerçant un mode de vie Mi’kmaq ».

[108]  Dans son cas, il est intéressant de noter qu’elle a déjà présenté une demande d’emploi auprès du gouvernement, le 8 mars 2006, et qu’elle aurait pu alors s’identifier comme Autochtone, mais elle ne l’a pas fait. Elle a fourni la copie d’une demande d’emploi datée de 2010, avant la date du décret de reconnaissance, mais après la date de la signature de l’Accord original, dans laquelle elle s’identifiait comme Autochtone, même si elle était tenue de le faire pour figurer dans la liste de candidats. Si la date fixée par les parties défenderesses pour la preuve documentaire objective avait été la date de la signature du décret de reconnaissance, il semble qu’elle aurait pu répondre aux exigences des parties défenderesses, même si cette preuve exigeait l’approbation écrite des deux parties défenderesses et que le Comité d’inscription aurait quand même pu conclure, compte tenu de la preuve contraire, qu’elle ne s’identifiait pas comme Mi’kmaq à la date du décret de reconnaissance.

[109]  Les données contenues dans l’affidavit de Keith Desjardin démontrent que 69 946 demandes d’adhésion ont été présentées après le 22 septembre 2011. Chacun des demandeurs devait répondre à la condition relative à l’auto‑identification prévue dans l’Accord supplémentaire. Parmi ces demandes, 56 779 ne contenait aucune preuve d’auto‑identification; 13 167 ou 18,8 % des demandes totales contenaient une certaine preuve d’auto‑identification, comme l’exige l’Accord supplémentaire; et seulement 41 demandes ont été rejetées parce que la preuve relative à l’auto‑identification était insuffisante. Compte tenu de ces faits, je ne peux conclure que les documents que les parties défenderesses ont jugés suffisants comme preuve d’auto‑identification étaient trop limitatifs ou déraisonnables. Pour parvenir à cette conclusion je me fonde en partie sur le fait qu’un faible nombre de demandes ont été présentées avant la date du décret de reconnaissance, malgré le fait que la création de la PNQM a été grandement médiatisée.

[110]  Cependant, comme je l’ai conclu auparavant, il n’est pas raisonnable de restreindre les documents admissibles à ceux antérieurs au 23 juin 2008.

6.  Le pouvoir discrétionnaire du Comité d’inscription a‑t‑il été entravé?

[111]  Les demandeurs renvoient aux motifs du juge Evans dans l’arrêt Thamotharem c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2007 CAF 198, au paragraphe 62, pour étayer leur observation selon laquelle la directive modifiée, qui a créé un processus d’évaluation empêchant le Comité d’inscription d’examiner le contenu d’une demande ou tout autre document à l’appui, entravait le pouvoir discrétionnaire du Comité d’inscription et, ce, de manière injuste :

[S]i les organismes sont libres de donner des directives ou de formuler des énoncés de politique visant à coordonner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi afin de favoriser la cohérence, les décideurs administratifs ne peuvent pas appliquer ces directives et politiques comme si elles constituaient le droit. Aussi une décision fondée uniquement sur les consignes impératives d’une directive malgré une demande pour qu’il y soit fait exception en raison d’une situation particulière, pourra‑t‑elle être annulée au motif que le décideur a illicitement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : voir, par exemple, l’arrêt Maple Lodge Farms, à la page 7. Un tel degré d’observation ne peut être imposé que par l’exercice d’un pouvoir légal de prendre des dispositions contraignantes, par exemple un règlement ou des règles établies au titre de la loi et conformément à la procédure qu’elle prescrit. [Non souligné dans l’original.]

[112]  Je conviens avec les parties défenderesses que cette observation n’est pas fondée. Le Comité d’inscription tire son existence et ses pouvoirs de l’Accord original et de l’Accord supplémentaire. Il doit suivre les modalités de ces accords et, ce faisant, son pouvoir discrétionnaire ne saurait être entravé parce qu’il ne peut pas exercer des pouvoirs qui ne lui ont jamais été conférés. Si le Comité d’inscription devait examiner, comme le font valoir les demandeurs, le [traduction] « contenu » d’une demande ou « d’autres documents à l’appui » non mentionnés expressément dans les accords dont il tire son existence, et qui établissent le fondement à partir duquel doit se faire l’évaluation des demandes, il agirait au‑delà de son pouvoir et ses décisions seraient infirmée lors d’un contrôle.

7.  Les demandeurs ont‑ils été privés de leur droit à l’équité procédurale?

[113]  Les demandeurs soutiennent que la nature rétroactive des modifications de l’Accord supplémentaire qu’ils contestent empêchait ceux qui présentaient une demande d’adhésion de savoir que les demandeurs subséquents seraient assujettis à un fardeau de preuve plus exigeant. Ils font également valoir qu’ils n’ont pas été suffisamment informés des conditions à respecter, puisque le formulaire du 6 novembre 2013 du Comité d’inscription n’indiquait pas clairement que leurs demandes seraient rejetées s’ils ne fournissaient pas une preuve documentaire additionnelle satisfaisant à la norme établie à l’article 24 des Lignes directrices du Comité d’inscription. Les demandeurs affirment que ce n’est qu’à la deuxième page du bulletin en pièce jointe qu’ils ont été informés que ceux qui présenteraient leur demande après la date du décret de reconnaissance verraient leur demande rejetée s’ils ne fournissaient pas les documents requis. Ils font également valoir que le délai de dix semaines pendant la période des Fêtes était inadéquat, particulièrement en raison de la difficulté de trouver les documents exigés.

[114]  Les parties défenderesses affirment que les exigences en matière de preuve de l’Accord supplémentaire ont été rendues publiques et que les dépliants envoyés aux demandeurs expliquent clairement qu’ils doivent fournir une preuve objective du type exigé sinon leur demande admissible serait rejetée. Elles soutiennent également que les demandeurs ne disposaient pas de droits acquis qui créeraient une présomption à l’encontre de l’application rétroactive des modalités de l’Accord supplémentaire. Les parties défenderesses affirment également que les demandeurs ont habituellement le droit à ce que leur demande soit examinée en fonction des dispositions en vigueur au moment de l’évaluation, et non au moment où ils l’ont présentée. En outre, elles font valoir que le libellé clair de l’Accord supplémentaire démontre que les parties avaient l’intention d’apporter une modification rétroactive aux exigences en matière de preuve.

[115]  Je souscris à l’argument des parties défenderesses qui affirment que, puisqu’elles n’étaient pas au courant de l’incohérence de l’Accord original, elles ne pouvaient informer les demandeurs du fardeau de preuve plus lourd qui s’appliquait aux demandes soumises après la date du décret de reconnaissance avant d’avoir pris connaissance du problème.

[116]  Peut-être les parties défenderesses auraient‑elles pu clarifier davantage que l’omission de fournir des renseignements additionnels pouvait entraîner le rejet de la demande, et il se peut que le délai de dix jours accordé pendant les Fêtes aux demandeurs pour produire les documents exigés par l’Accord supplémentaire ait été court. Cependant, rien de cela ne constitue une atteinte à l’équité procédurale. Les demandeurs disposaient de suffisamment de renseignements quant aux conditions qu’ils devaient respecter et rien ne prouve que s’ils avaient bénéficié d’un délai plus long, ils auraient été en mesure de fournir les documents exigés. Je suis également d’avis que les parties défenderesses entendaient clairement que les modifications soient rétroactives. Ainsi, il n’y a eu aucune atteinte à l’équité procédurale à cet égard.

[117]  En outre, les deux demandeurs ont admis avoir compris qu’ils étaient tenus de fournir des documents additionnels, et ils reconnaissent que les conséquences, s’ils ne le faisaient pas, étaient clairement expliquées dans le document joint aux lettres d’avis qu’ils ont reçues.

[118]  Il n’y a eu aucune atteinte à l’équité procédurale.

8.  Les droits que les demandeurs tirent de la Charte ont‑ils été soupesés au regard des modifications?

[119]  Les demandeurs prétendent que la décision des parties défenderesse de conclure l’Accord supplémentaire [traduction] « ne soupesait pas correctement les valeurs de liberté et d’égalité de la Charte mises en jeu par la décision au regard du but de garantir “l’intégrité” et la “crédibilité” du processus d’inscription et de protéger la réputation de la bande qui sera constituée ».

[120]  Nulle part dans les trois paragraphes énonçant cette prétention dans leur mémoire écrit et nulle part dans leur plaidoirie, les demandeurs expliquent en quoi l’Accord supplémentaire a une incidence sur leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne prévu à l’article 7 de la Charte. Dans le même ordre d’idées, ils n’expliquent pas en quoi il porte atteinte à leur droit à l’égalité devant à la loi et à la même protection et au même bénéfice de la loi prévu à l’article 15 de la Charte.

[121]  Je suis d’accord avec le Canada pour affirmer que les droits que les demandeurs tirent de l’article 7 n’entrent pas en jeu parce qu’[traduction] « il n’y a aucune incidence sur la liberté physique ou sur un choix personnel fondamental au sens de la jurisprudence ». De plus, je conviens avec le Canada que les droits que les demandeurs tirent de l’article 15 n’entrent pas en jeu, car la distinction entre les demandeurs et les personnes dont l’auto‑identification a été évaluée en vertu des modalités de l’Accord original repose sur la date à laquelle le formulaire de demande a été signé et qu’il ne s’agit pas d’un motif analogue de discrimination visé à l’article 15 de la Charte.

9.  Les décisions rejetant les demandes d’adhésion des demandeurs

[122]  Les deux demandes ont été rejetées par le Comité d’inscription parce que la preuve documentaire mentionnée dans l’Accord supplémentaire n’a pas été fournie.

[123]  Il a été conclu que la décision de la FITN et du Canada de modifier les conditions relatives à la preuve exigée pour s’identifier comme membre en date du décret de reconnaissance était raisonnable tout comme leur décision sur les types de documents exigés. Toutefois, la limite de temps prévue à l’égard de cette preuve a été jugée déraisonnable.

[124]  Rien au dossier ne prouve que M. Wells peut fournir une preuve du type décrit dans l’Accord supplémentaire qui établirait qu’il s’identifiait comme membre des Mi’kmaq avant ou à la date du décret de reconnaissance. Toutefois, la décision de rejeter sa demande a été prise en conformité avec les modalités de l’Accord supplémentaire, dont certaines ont été jugées invalides parce qu’elles étaient déraisonnables. De plus, M. Wells s’est vu refuser tout droit d’appel, ce qui a également été jugé invalide parce que cela était déraisonnable. Bien que, en fin de compte, M. Wells ne puisse pas convaincre le Comité d’inscription qu’il s’est identifié comme membre avant la date du décret de reconnaissance, la possibilité de faire évaluer de nouveau sa demande devrait lui être accordée.

[125]  Il est également clair que Mme Wells détient la preuve de la demande d’emploi de 2010 dans laquelle elle s’est identifiée comme membre des Mi’kmaq et que celle-ci date d’avant le décret de reconnaissance. Il se peut qu’elle réussisse à faire accepter sa demande par le Comité d’inscription. La décision de rejeter sa demande doit être annulée et sa demande doit être renvoyée au Comité d’inscription pour nouvel examen.

10.  Décision et dépens

[126]  Compte tenu de ce qui précède, la Cour tire les conclusions suivantes :

  1. La décision des parties défenderesses qu’un formulaire de demande signé après la date du décret de reconnaissance ne constitue pas une preuve que le demandeur s’est identifié comme membre des Mi’kmaq avant cette date était raisonnable;

  2. La décision des parties défenderesses qu’elles pouvaient, en vertu de l’alinéa 2.15b) de l’Accord original, modifier les dispositions relatives à l’auto‑identification contenues dans l’Accord original et les Lignes directrices du Comité d’inscription était raisonnable;

  3. La décision des parties défenderesses selon laquelle elles pouvaient, en vertu de l’alinéa 2.15a) ou b) de l’Accord original, modifier les dispositions relatives aux appels figurant dans l’Accord original et dans les Lignes directrices du Comité d’inscription était déraisonnable et doit être annulée;

  4. La décision des parties défenderesses concernant les types de preuves exigées pour étayer une conclusion d’auto-identification avant ou à la date du décret de reconnaissance était raisonnable;

  5. La décision des parties défenderesses d’exiger que la preuve étayant une conclusion d’auto‑identification date d’avant le 23 juin 2008, la date de l’Accord original, n’était pas raisonnable;

  6. Les deux décisions du Comité d’inscription faisant l’objet du présent contrôle sont annulées et renvoyées au Comité d’inscription afin que celui-ci fasse un nouvel examen, en conformité avec les présents motifs.

[127]  Étant donné que les parties ont chacune en partie obtenu gain de cause, il convient de ne pas adjuger de dépens.


JUGEMENT MODIFIÉ DANS LES DOSSIERS T-638-17 ET T-644-17

LA COUR STATUE CE QUI SUIT :

1.  La Cour déclare que :

  • a) Les parties défenderesses n’étaient pas autorisées, au titre des alinéas 2.15a) ou b) de l’Accord original, à modifier les dispositions relatives aux appels à l’égard des personnes qui n’ont pas présenté de preuve objective d’auto-identification, et, par conséquent, l’alinéa 6(2)b) de l’Accord supplémentaire est invalide et non exécutoire;

  • b) Les parties défenderesses étaient autorisées, au titre de l’alinéa 2.15b) de l’Accord original, à modifier l’article 24 des Lignes directrices du Comité d’inscription portant sur la preuve de l’auto-identification et les types de preuves qu’elles exigeaient étaient raisonnables, mais l’exigence voulant que ces preuves datent d’avant le 23 juin 2008 n’était pas raisonnable et cette limite est annulée;

3.  Les décisions du Comité d’inscription de rejeter les demandes d’adhésion de David Robert Wells et Sandra Frances Wells, sans droit d’appel, sont annulées et doivent faire l’objet d’un nouvel examen par le Comité d’inscription, et ce, en conformité avec les présents motifs;

4.  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

t-638-17

INTITULÉ :

DAVID ROBERT WELLS c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) ET AUTRES

DOSSIER :

t-644-17

INTITULÉ :

SANDRA FRANCES WELLS c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 FÉVRIER 2018

jugEment ET MOTIFS MODIFIÉS:

LE JUGE ZINN

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS MODIFIÉS:

LE 3 juillet 2018


COMPARUTIONS :

Jaimie Likers

John Wilson

POUR LES DEMANDEURS

Robert B. Mackinnon

Helene Robertson

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Stephen J. May

POUR LA DÉFENDERESSE

FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE-NEUVE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Cox & Palmer

Avocats

St. John’s (Terre-Neuve)

POUR LA DÉFENDERESSE

FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE-NEUVE

 

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