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Date : 20180427


Dossier : IMM-4385-17

Référence : 2018 CF 456

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2018

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

JERONIMO MATEO FRANCISCO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR) datée du 22 août 2017 (la décision), qui a rejeté la demande du demandeur d’être considéré comme un réfugié au sens de la Convention ou une personne ayant besoin de protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi et qui a conclu que sa demande n’était étayée par aucun élément de preuve crédible.

II.  CONTEXTE

[2]  Le demandeur est un citoyen du Guatemala. Il affirme qu’il est originaire d’un petit village près de la frontière mexicaine. Il a fui aux États-Unis en 2004 en raison d’allégations de menaces de la part de groupes de guérilleros à l’encontre de sa famille et de lui-même qui ont commencé durant les années 1980. Le demandeur a vécu aux États-Unis pendant 13 ans et n’a jamais présenté une demande d’asile ou obtenu un statut officiel.

[3]  Les frères du demandeur ont fui le Guatemala plusieurs années avant lui et se sont installés au Canada. Craignant la possibilité d’être déporté au Guatemala en raison des nouvelles politiques d’immigration du gouvernement des États-Unis, le demandeur a traversé la frontière pour se rendre au Canada en 2017.

[4]  Le demandeur déclare que sa famille est toujours en danger au Guatemala. Il affirme que ces dernières années, un nouveau groupe, Los Zetas, est entré au Guatemala depuis le Mexique et qu’en raison des bagarres entre le groupe Los Zetas et les guérilleros, ces derniers cherchaient désespérément à recruter de nouveaux membres. Il soutient que s’il retournait au Guatemala, il serait contraint de se joindre à un groupe de guérilleros ou il serait tué.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[5]  La Commission a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, car le demandeur n’était pas crédible.

[6]  La Commission souligne l’absence de documents. Selon les termes de la Commission, le demandeur [traduction] « n’a pas déposé de documents, de documents personnels, de documents sur la situation dans le pays ou des documents originaux d’aucune sorte ».

[7]  La Commission tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison du fait que le demandeur a changé sa réponse concernant le nombre de fois où il a été arrêté alors qu’il vivait aux États-Unis. Le demandeur a initialement témoigné qu’il avait été emprisonné à deux ou trois reprises. Lorsqu’on lui a demandé si cela s’était produit à deux ou trois reprises, il a répondu qu’il n’était pas certain et a allégué que les périodes d’emprisonnement étaient tellement brèves qu’il ne se rappelait pas combien de fois il avait été emprisonné. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, si la prison était une expérience exceptionnelle, il ne pouvait pas se rappeler s’il avait été emprisonné deux ou trois fois, il a déclaré qu’il avait été emprisonné à trois reprises. Cela concordait avec l’information fournie par le demandeur dans son entrevue au point d’entrée. La Commission conclut que la réponse du demandeur questionné à propos des raisons pour lesquelles sa réponse avait soudainement changé était incohérente.

[8]  La Commission conclut également que le demandeur a dépeint une image incohérente de son père. Le demandeur a allégué que son père a continué à recevoir des lettres contenant des menaces de mort, car il était un dirigeant d’église et un activiste dans sa communauté d’origine au Guatemala. Cela faisait de son père une cible de choix. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas présenté de documents pour appuyer son allégation, notamment les menaces de mort alléguées, le demandeur a dépeint son père comme un homme âgé qui ne se souciait pas des menaces et qui avait probablement jeté les lettres sans vraiment penser à celles-ci. Quand on l’a questionné à propos de l’incohérence apparente dans le portrait de son père, le demandeur n’a pas fourni d’explication.

[9]  La Commission tire aussi une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison de l’incapacité du demandeur à nommer l’agent de persécution allégué ou à fournir des renseignements de fond à ce sujet. La Commission souligne que le groupe de guérilleros qui a ciblé la famille du demandeur pendant des années n’est pas nommé dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et que le demandeur n’a pas pu nommer le groupe lorsqu’il a été interrogé. Le demandeur n’a pas non plus été en mesure de décrire ses objectifs politiques au-delà de sa vague intention de renverser le gouvernement.

[10]  Lorsqu’on l’a interrogé au sujet du second groupe mentionné dans son FDA, Los Zetas, le demandeur l’a décrit comme un groupe criminel qui provenait du Mexique et il a aussi suggéré qu’il pourrait avoir fusionné avec les groupes de guérilleros qui ont menacé sa famille. La Commission souligne que dans son FDA, le demandeur a allégué que les menaces que son père recevait découlaient du groupe de guérilleros, mais dans son témoignage, il a déclaré que les menaces étaient anonymes et qu’il ne pouvait pas dire avec certitude si les menaces provenaient du groupe de guérilleros ou du groupe Los Zetas. La Commission tire une conclusion défavorable sur la crédibilité en raison de l’incapacité du demandeur à expliquer cette incohérence.

[11]  La Commission conclut également que l’explication du demandeur quant au fait qu’il n’a pas demandé l’asile aux États-Unis était incompatible avec ses connaissances générales du système judiciaire américain. Le demandeur a affirmé qu’il n’avait pas présenté une demande aux États-Unis, car il ne savait pas comment le faire et parce qu’il craignait d’être expulsé s’il s’adressait aux autorités au sujet de son statut. Cependant, le demandeur a eu trois interactions avec le système judiciaire américain lorsqu’il a été emprisonné pour conduite sans permis et il a aussi une fois signalé un incident de vol et d’agression à la police. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il a signalé l’incident de vol et d’agression à la police s’il craignait d’être expulsé, le demandeur a expliqué qu’il a appris, par l’intermédiaire de la communauté immigrante locale, que la police n’agissait pas en tant que représentants de l’immigration américaine. La Commission conclut donc que le demandeur savait qu’il pouvait présenter une demande d’asile pendant les 13 années où il a vécu aux États-Unis, mais qu’il a choisi de ne pas le faire. Cela témoigne d’une absence de crainte subjective incompatible avec la crainte de retourner au Guatemala que le demandeur a alléguée et la Commission tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité pour ces motifs.

[12]  La Commission mentionne les arrêts de la Cour Kaddoura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1101 et Ortiz Garzon c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 299 et conclut que le demandeur n’a pas fait de démarches sérieuses pour s’informer au sujet du processus de demande d’asile aux États-Unis ou pour demander l’asile à la première occasion. En agissant ainsi, le demandeur s’est exposé au risque d’être expulsé au Guatemala et a délibérément contourné la loi américaine. La Commission conclut que cela discrédite la peur alléguée du demandeur de subir un préjudice, sa crédibilité et le fondement de sa demande d’asile.

[13]  Ces conclusions défavorables cumulées quant à la crédibilité conduisent la Commission à conclure que le demandeur n’est généralement pas crédible et que son histoire ne semble pas vraisemblable.

[14]  La Commission estime, toutefois, que le demandeur a établi son identité en tant que citoyen du Guatemala provenant d’une ville près de la frontière mexicaine et qu’il a établi son ethnicité maya. Compte tenu du profil de risque résiduel du demandeur, la Commission conclut qu’aucun élément de preuve convaincant n’indique que les conditions au Guatemala supposent que chaque Guatémaltèque est effectivement un réfugié. La Commission est consciente des problèmes liés au crime au Guatemala, mais conclut que le simple fait d’établir une identité en tant que Guatémaltèque ou en tant que Guatémaltèque d’ethnicité maya ne suffit pas pour établir le statut de réfugié.

[15]  Étant donné que la Commission conclut que le demandeur n’est pas crédible, qu’il a inventé de toutes pièces sa demande d’asile et qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi appuyant sa demande, la Commission conclut que la demande d’asile du demandeur n’a pas de fondement crédible au sens du paragraphe 107(2) de la Loi.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[16]  Le demandeur soutient que la présente demande soulève la question en litige suivante :

  1. La conclusion de la SPR selon laquelle la demande du demandeur n’est pas crédible est-elle raisonnable?

V.  NORME DE CONTRÔLE

[17]  Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question en cause est bien établie par la jurisprudence, la cour réformatrice peut l’adopter. C’est uniquement lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble incompatible avec l’évolution récente des principes de contrôle judiciaire en common law que la cour réformatrice doit procéder à une analyse des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[18]  La norme de contrôle qui doit s’appliquer à l’examen des conclusions de la Commission concernant la crédibilité est celle de la décision raisonnable. Voir Boztas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 139, aux paragraphes 4 et 5.

[19]  Lorsqu’une décision est examinée en regard de la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’attache à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47 et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est-à-dire si elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[20]  Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Preuve

No credible basis

107 (2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

107 (2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

VII.  ARGUMENTATION

A.  Demandeur

[21]  Le demandeur prétend que la cour réformatrice doit effectuer une demande de contrôle judiciaire d’une conclusion de non-crédibilité en réalisant un examen minutieux et avec un degré de retenue inférieur selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, au paragraphe 51 [Rahaman], la Cour d’appel fédérale a conclu que « la Commission ne devrait pas systématiquement statuer qu’une revendication n’a pas un minimum de fondement lorsqu’elle conclut que le revendicateur n’est pas un témoin crédible ». Dans l’arrêt Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 732, la demande de contrôle judiciaire a été accordée, même si le demandeur n’a pas été jugé crédible, car la Commission a retenu que le demandeur était un prêtre sikh et qu’il existait des éléments de preuve démontrant que les sikhs étaient un groupe menacé en Inde, ce que la Commission n’a pas analysé. Le demandeur déclare que pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’un contrôle judiciaire, le seuil à franchir est élevé et que « s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive » à l’égard de la demande d’un demandeur, la Commission ne peut conclure à une absence d’un minimum de fondement, même si elle conclut que cette demande n’a pas été établie. Voir Ramón Levario c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314, aux paragraphes 18 et 19 (souligné dans l’original). Le demandeur déclare que chaque conclusion de la Commission quant à la crédibilité doit être examinée sous cet angle privilégié et qu’un grand nombre de ces conclusions sont déraisonnables.

(1)  Absence de documents à l’appui

[22]  Le demandeur prétend que la Commission attaque de manière déraisonnable sa crédibilité parce qu’il n’a pas présenté des documents à l’appui qu’il n’a pas et ne pouvait pas contrôler. La Cour d’appel fédérale a conclu que l’omission de produire un document qui échappe au contrôle du Canada et à celui du demandeur ne peut pas avoir une incidence négative sur la crédibilité du demandeur. Voir Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm L.R. (2d) 106, au paragraphe 10 (CAF). Le demandeur souligne que la Commission ne tire pas de conclusion au sujet des lettres de menace que son père a encore en sa possession et il déclare qu’il n’existait donc pas de fondement permettant de conclure qu’il aurait dû produire les lettres. Il déclare également qu’il est déraisonnable pour la Commission de s’attendre à ce qu’il connaisse les détails des lettres et à ce qu’il sache ce qu’il est advenu de ces lettres, étant donné qu’il ne les a jamais vues.

(2)  Nombre de fois où le demandeur a été emprisonné

[23]  Le demandeur prétend que la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité fondée sur des incohérences perçues dans ses réponses aux questions concernant la fréquence à laquelle il avait été emprisonné aux États-Unis est inintelligible et déraisonnable. Il déclare également qu’il n’existe pas de lien logique entre le nombre de fois où il était en prison et sa demande d’asile. Il souligne aussi qu’il a donné volontairement ce renseignement lors de son entrevue au point d’entrée et qu’après une défaillance temporaire de sa mémoire tandis qu’il témoignait, stressé, à l’audience devant la Section de la protection des réfugiés (SPR), il a confirmé le renseignement qu’il avait déjà fourni. Sa réponse initiale de « deux ou trois fois » n’est pas incompatible avec la réponse de trois fois. Il déclare que la conclusion de la Commission selon laquelle cela équivaut à une incohérence est le genre de chasse microscopique à l’incohérence critiquée dans l’arrêt Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF) [Attakora]. S’appuyant sur l’arrêt Attakora, notre Cour a conclu que même lorsqu’il n’est pas déraisonnable pour la Commission de conclure à une incohérence mineure, une telle incohérence « ne suffisait pas à elle seule à ébranler la crédibilité du demandeur » : Mushtaq c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1066, au paragraphe 7.

(3)  Le père du demandeur

[24]  Le demandeur déclare que la Commission a totalement mal interprété son témoignage concernant son père et que la conclusion selon laquelle il a dressé un portrait incohérent de son père est irrationnelle et fondée sur une mauvaise perception des éléments de preuve. Il affirme que son témoignage au sujet de ce qu’il était advenu des lettres était une supposition qu’il a émise lorsque la Commission a insisté sur ce point. Il n’a pas prétendu avoir une connaissance directe de ce que son père avait fait des lettres et il mentionne qu’il n’est pas raisonnable ou justifiable que la Commission mette en doute sa crédibilité en fonction de renseignements qu’il ne possède pas. Il déclare en outre qu’en décrivant la façon dont son père faisait face aux menaces, il dressait le portrait d’un homme fort et courageux, ce qui est contraire à l’allégation de la Commission selon laquelle il a décrit son père comme étant un homme âgé et faible.

(4)  Agent de persécution

[25]  Le demandeur soutient que la Commission applique de manière déraisonnable les suppositions canadiennes concernant le comportement des groupes de guérilleros au Guatemala en concluant que son incapacité à nommer le groupe et ses visées politiques jette le discrédit sur sa crédibilité. Il affirme que la Commission suppose qu’un tel groupe laisserait sa carte de visite ou s’identifierait autrement au moment de proférer des menaces. Les Cours fédérales ont signalé les dangers d’appliquer les attentes canadiennes à des événements survenant dans d’autres cultures. Voir Armson c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1992], ACF no 584 (QL) (CAF). En raison des diverses situations des demandeurs d’asile, la Commission doit être prudente lorsqu’elle tire des conclusions sur la vraisemblance : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7. Le demandeur affirme que le groupe qui a menacé sa famille n’a jamais révélé son identité lorsqu’il a fait des revendications et des menaces et qu’un tel comportement est courant chez les groupes de criminels armés et d’autres factions à l’extérieur du Canada. Il mentionne que l’attente de la Commission que le groupe révèle son identité est déraisonnable.

(5)  Défaut de présenter une demande d’asile

[26]  Le demandeur prétend que la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité fondée sur son défaut de présenter une demande d’asile au cours des 13 années pendant lesquelles il vivait aux États-Unis est déraisonnable. Il déclare qu’il n’existe pas de lien rationnel entre ses interactions avec la police américaine et ses connaissances quant à la façon de présenter une demande d’asile. Les interactions se rapportaient à une infraction au Code de la route et à un incident de vol et d’agression signalé par le demandeur. La SPR n’explique pas comment ces interactions sont liées aux connaissances concernant les demandes d’asile. Il mentionne également que la loi américaine l’a empêché de faire une demande d’asile aux États-Unis un an après son arrivée dans le pays et que ses interactions avec la police sont survenues après l’empêchement prévu par la loi contenu à l’alinéa 208a) de la Immigration and Nationality Act (loi sur l’immigration et la nationalité), alinéa 1158a) du Titre 8 du United States Code. Il affirme qu’il est donc déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il a démontré l’absence d’une crainte subjective en fonction de la durée pendant laquelle il a vécu aux États-Unis, car il n’a pas pu présenter une demande d’asile pendant 12 des 13 années durant lesquelles il a vécu dans ce pays.

(6)  Motifs insuffisants

[27]  Le demandeur fait aussi valoir que la décision concernant le fondement des conclusions négatives de la Commission quant à sa crédibilité n’est pas claire. Étant donné qu’il y a lieu de présumer que le témoignage sous serment du demandeur est vrai, la Commission doit éviter l’utilisation de termes vagues et généraux et « justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité du [demandeur] » : Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm L.R. (2d) 199, au paragraphe 6 (CAF). Le demandeur déclare que la Commission n’explique jamais les différences perçues entre « deux ou trois fois » et « trois fois », l’incohérence perçue dans le portrait qu’il a fait de son père, les suppositions concernant les groupes de guérilleros au Guatemala ou comment les interactions avec la police américaine laissent entendre qu’il connaît le processus américain de demande d’asile. Il affirme que la Commission n’offre pas d’explications claires concernant ses décisions sur ces questions et que la décision est donc déraisonnable.

B.  Défendeur

[28]  Le défendeur soutient que les conclusions quant à la crédibilité sont de pures conclusions de fait qui constituent l’« essentiel de la compétence de la Commission » et qu’elles ont donc droit à une grande déférence. Voir Abd c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 374, au paragraphe 13, citant Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7. Le défendeur affirme que la Commission fournit plusieurs motifs justifiant ses conclusions défavorables quant à la crédibilité et qu’elle fournit un fondement raisonnable au refus de la demande d’asile du demandeur.

[29]  Le défendeur déclare que le défaut du demandeur de présenter une demande d’asile aux États-Unis a nui à la crédibilité de sa demande d’asile, car il avait amplement l’occasion de présenter une demande d’asile aux États-Unis s’il craignait des persécutions au Guatemala. Il est loisible à la Commission de conclure qu’un défaut de demander une protection à la première occasion raisonnable va à l’encontre d’une véritable crainte subjective. Voir Badihi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 64, au paragraphe 12. Le défendeur soutient que, même si la demande d’asile du demandeur après une année passée aux États-Unis n’avait pas abouti, la conclusion de la Commission est fondée sur le fait qu’il n’a jamais tenté de demander une protection ou de prendre des mesures pour éviter de retourner au Guatemala. Le défendeur affirme que ce comportement va à l’encontre d’une véritable crainte de persécution.

[30]  Concernant l’allégation de l’agent de persécution, le défendeur fait observer que le demandeur n’a pas été en mesure de fournir des détails significatifs concernant le groupe de guérilleros non nommé ou le gang du Mexique. Il a aussi démontré une incohérence au sujet de la source des lettres de menace qui ont prétendument été envoyées à sa famille. La Cour a conclu que « [s]i la cour de révision peut trouver dans la preuve un quelconque fondement raisonnable aux conclusions défavorables de la Commission sur la crédibilité, ou si l’on peut considérer que celles-ci ont un fondement rationnel, par exemple la présence dans la preuve d’incohérences, contradictions ou omissions [ICO] importantes et confirmées, elle doit normalement laisser subsister ces conclusions » : Kaur c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, au paragraphe 34 [souligné dans l’original]. Le défendeur prétend que l’incohérence dont a fait preuve le demandeur au sujet du nom et de la nature de l’agent de persécution est au centre de sa demande. L’incohérence concernant le nombre de fois où il avait été emprisonné est secondaire, mais elle n’aide pas le demandeur quant à sa crédibilité.

[31]  Le défendeur souligne également que le défaut du demandeur de fournir des documents significatifs à l’appui de sa demande. Une fois que la Commission fournit des motifs valables de douter de la crédibilité du demandeur, elle peut examiner un défaut de fournir des documents corroborants. Voir Radics c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 110, aux paragraphes 30 et 31. Le défendeur affirme que cela était le cas en ce qui concerne la demande d’asile du demandeur.

[32]  Le défendeur prétend que la conclusion d’absence de fondement crédible de la Commission est raisonnable, car le demandeur n’a pas été jugé crédible et a omis de produire des documents à l’appui de sa demande. Dans l’arrêt Rahaman, au paragraphe 29, le juge Evans a souligné que

le témoignage de vive voix du demandeur sera souvent le seul élément de preuve reliant ce dernier à la persécution qu’il allègue. Dans de tels cas, si la Commission ne considère pas que le demandeur est crédible, il n’y aura aucun élément de preuve crédible ou digne de foi pour étayer la demande. [Et comme] ils ne traitent pas de la situation du demandeur en particulier, les rapports sur les pays seuls ne constituent généralement pas un fondement suffisant sur lequel la Commission peut s’appuyer pour reconnaître le statut de réfugié.

[33]  Le défendeur affirme que la décision fait partie des décisions raisonnables et qu’elle ne devrait pas être infirmée par notre Cour.

VIII.  ANALYSE

[34]  Le demandeur a présenté à la SPR une demande difficile à évaluer. Il a vécu aux États-Unis pendant 13 ans et il n’a pas demandé de protection là-bas. De plus, il n’a pas fourni de documents à l’appui pour justifier sa demande. Cependant, la SPR a été contrainte d’évaluer sa demande de façon raisonnable, selon les documents décrivant la demande et le témoignage de vive voix du demandeur. Malheureusement, la SPR n’a pas réussi à le faire. Je dis cela parce que de façon générale, je suis d’accord avec certains motifs du demandeur pour affirmer que la décision est déraisonnable.

[35]  En bref, ces motifs sont les suivants :

  • (a) La SPR conteste le défaut du demandeur de produire des documents à l’appui de sa demande et, plus précisément, elle n’accepte pas son explication de ne pas avoir produit des copies des lettres de menace que son père avait reçues pour le motif que le demandeur « avait dressé un portrait de son père de deux façons incompatibles », c’est-à-dire un militant bien connu d’une part et de l’autre, un homme âgé qui n’était probablement pas affligé par les menaces et qui avait sans doute jeté les lettres. Le demandeur n’a pas fourni d’explication concernant cette incohérence perçue, mais cela n’est pas surprenant, car il n’en existe pas. Le demandeur a décrit son père comme un militant courageux et bien connu qui, en raison de son âge avancé, accorde désormais peu d’attention aux menaces et aurait probablement jeté les lettres. Il faut garder à l’esprit que le demandeur ne savait pas si les lettres existaient encore. Selon la preuve du demandeur, celui-ci n’a jamais vu les lettres, car il avait quitté le pays et la SPR ne dit pas que les lettres sont encore en la possession du père du demandeur et seraient à la disposition du demandeur.

  • (b) Il n’existe pas de réelle incohérence dans le nombre de fois où le demandeur a dit qu’il était en prison. Il a d’abord indiqué qu’il a été emprisonné deux ou trois fois, puis lorsqu’on l’a questionné avec plus d’insistance sur ce point, il a affirmé qu’il a été en prison à trois reprises. La SPR reproche au demandeur d’avoir modifié sa réponse, en affirmant d’abord qu’il n’était pas certain s’il avait été emprisonné deux ou trois fois, puis en déclarant qu’il avait assurément été en prison à trois reprises. Or, aucune incohérence n’est relevée dans le fait de dire deux ou trois fois puis, après avoir été questionné avec insistance, de se souvenir d’avoir été emprisonné trois fois. Après tout, dans les notes sur son point d’entrée, il a clairement indiqué qu’il avait été en prison à trois reprises. La réponse différente perçue était beaucoup trop microscopique pour appuyer une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

  • (c) La SPR tire également une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison du fait que le demandeur n’avait pas présenté une demande d’asile aux États-Unis. Le demandeur a expliqué qu’au départ, il n’avait pas présenté une demande aux États-Unis, car il ne savait pas comment le faire et parce que sa crainte d’être expulsé était si grande qu’il n’a pas osé s’adresser à des représentants de l’autorité pour se renseigner. La SPR rejette cette explication, car il a eu des démêlés avec la police et le système judiciaire américains pour des infractions relatives à la conduite d’un véhicule et il a signalé un incident de vol et d’agression à la police. La SPR conclut que les expériences du demandeur avec le système judiciaire américain sont incompatibles avec son allégation selon laquelle « il ne savait pas, de façon générale, quelles options s’offraient à lui et il ignorait comment présenter une demande d’asile aux États-Unis... » La SPR n’a pas expliqué pourquoi il existe un lien entre le fait de ne pas savoir comment présenter une demande d’asile et le fait d’être confronté à la police pour des infractions relatives à la conduite d’un véhicule et un incident de vol et d’agression. Le lien n’est pas bien évident et, sans explication, la décision sur cette question manque de transparence et d’intelligibilité.

[36]  Le demandeur reconnaît qu’il y a une certaine incohérence dans les éléments de preuve qu’il a fournis concernant l’identité de l’agent de persécution et le défendeur invite la Cour à considérer cela comme la conclusion déterminante et comme un élément suffisant pour appuyer la décision.

[37]  Les conclusions de la SPR ne sont pas toutes déraisonnables, mais la Commission établit clairement que ce sont les [traduction] « conclusions défavorables cumulées quant à la crédibilité des allégations du demandeur qui conduisent le tribunal à conclure que le demandeur n’est, en général, pas crédible ». Si la SPR n’avait pas commis les erreurs que j’ai citées, il m’est impossible d’affirmer que le tribunal aurait tiré la même conclusion négative générale quant à la crédibilité. Cette affaire doit donc être renvoyée pour réexamen à un tribunal de la SPR constitué différemment.

[38]  Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4385-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal de la SPR constitué différemment.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4385-17

 

INTITULÉ :

JERONIMO MATEO FRANCISCO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AVRIL 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AVRIL 2018

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

Pour le demandeur

 

Julie Waldman

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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