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Date : 20180416


Dossier : T-1658-17

Référence : 2018 CF 407

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2018

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

JANSSEN INC.

demanderesse

et

APOTEX INC. ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

JANSSEN SCIENCES IRELAND UC

défenderesse brevetée

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Dans le contexte de la présente demande pour une ordonnance d’interdiction, déposée en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (tel qu’il existait avant son abrogation par DORS/2017-166), la demanderesse et la défenderesse brevetée, Janssen Inc. et Janssen Sciences Ireland UC, déposent la présente requête, en application du paragraphe 6(7) du Règlement, dans le but d’obtenir une ordonnance obligeant la défenderesse, Apotex Inc., à fournir des parties additionnelles et non expurgées des présentations abrégées de drogue nouvelle (PADN) et de la fiche maîtresse du médicament (FMM) ayant trait au produit proposé par Apotex, l’Apo-darunavir.

[2]  Apotex a déjà produit de façon volontaire des parties de ses PADN, mais sous une forme expurgée. Elle maintient que ce qu’elle a produit est suffisant pour rendre une décision en ce qui concerne les questions en litige en l’espèce. Apotex affirme aussi qu’elle n’a pas accès à la FMM de l’ingrédient pharmaceutique actif servant à produire l’Apo-darunavir et que, même si l’information qui s’y trouve était pertinente et importante, elle a déjà fait de son mieux pour obtenir un accès à la FMM, et on ne peut lui ordonner de faire plus.

[3]  Il n’y a guère de controverse entre les parties quant au critère juridique à appliquer lors de la présentation d’une requête en production en application du paragraphe 6(7) du Règlement. Les deux parties s’entendent pour dire qu’il incombe à la partie qui présente la requête d’établir que l’information qu’elle cherche à obtenir est pertinente et qu’une ordonnance de divulgation est « importante » ou « nécessaire » pour trancher les questions en litige dans l’instance.

[4]  Le brevet en litige en l’espèce, le brevet canadien no 2 485 834, couvre certaines formes cristallines, appelées pseudopolymorphes, du darunavir, un médicament anti-VIH. L’avis d’allégation d’Apotex indique que son produit darunavir proposé ne contrefera pas le brevet, car aucune des formes revendiquées du darunavir ne sera produite ou utilisée dans le cadre du processus de fabrication de l’ingrédient pharmaceutique actif, car il n’y en a pas dans l’ingrédient pharmaceutique actif lui-même ou dans le produit final, l’Apo-darunavir, et parce que le darunavir utilisé ou produit ne se transformera jamais en l’une des formes revendiquées du darunavir. L’avis d’allégation indique que, même si une forme contrefaite du darunavir était produite pendant le processus, il ne s’agirait que d’une [traduction] « part insignifiante du processus », ne constituant par conséquent pas une contrefaçon.

[5]  Toutefois, aux fins de la présente requête seulement, Apotex concède que l’information pourrait être considérée comme pertinente si elle pouvait aider Janssen à établir que même une seule molécule des formes revendiquées du darunavir est produite pendant la fabrication, est contenue dans l’ingrédient pharmaceutique actif ou le produit médicamenteux ou est créée par conversion au fil du temps. La question de savoir si des quantités de minimis devraient être considérées comme de la contrefaçon est une question que devra trancher le juge sur le fond.

I.  Passages expurgés non expliqués

[6]  Apotex a produit de façon volontaire certaines sections de ses PADN, mais sous une forme considérablement expurgée. Dans la plupart des cas, il semble que toutes les pages d’une section ont été produites, mais avec des passages expurgés. Dans quelques cas, cependant, seules quelques pages d’une section ont été produites. Certains passages expurgés couvrent des pages entières, d’autres ne couvrent que certaines parties d’une page, d’un paragraphe ou d’un tableau.

[7]  À l’exception d’un ensemble de passages expurgés dont nous discuterons plus loin, Apotex n’a pas fourni à Janssen ou à la Cour une description de la nature ou de l’objet des renseignements expurgés. Aucune explication ou justification n’a été offerte pour ces passages expurgés, autre que la position générale adoptée par Apotex selon laquelle l’information qu’elle a déjà produite est suffisante pour permettre de trancher les questions en litige, et qu’il incombe à Janssen d’établir que des renseignements supplémentaires sont pertinents et nécessaires pour trancher ces questions, fardeau dont elle ne s’est pas acquittée. Apotex s’appuie également sur des éléments de preuve indiquant de façon générale que les PADN contiennent des renseignements délicats et confidentiels, susceptibles de porter préjudice à Apotex si ses concurrents en étaient informés.

[8]  Les observations d’Apotex concernant les passages expurgés ne répondent pas à la question de savoir si elle a le droit, sans offrir de justification, de modifier les documents qu’elle a produits en les expurgeant.

[9]  Les principes généraux suivants, applicables aux documents produits lors de l’interrogatoire préalable, ont été établis dans la décision Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Incorporated, 2009 CF 345, citée avec approbation dans Teva Canada Limitée c Eli Lilly Canada Inc., 2016 CF 1131 : lorsqu’un document contient des renseignements pertinents, il devrait, en principe, être produit dans sa version intégrale non expurgée. La partie qui le reçoit n’a cependant pas toujours droit à la version intégrale non expurgée. On peut plutôt produire des documents partiaux ou expurgés, mais en respectant les principes suivants :

il doit être clairement établi que la portion expurgée n’a aucun rapport avec les questions en litige et qu’elle n’aiderait pas à bien comprendre les parties pertinentes des documents. Le recours au caviardage ne devrait être autorisé que s’il existe d’importantes préoccupations sur le plan de la confidentialité. Dans des circonstances comme celles qui se présentent en l’espèce, où des modalités de protection accrues sont appliquées à certains types de renseignements, la position en faveur du caviardage s’affaiblit. Lorsqu’un caviardage est néanmoins effectué et que sa pertinence est contestée, des mécanismes devraient être mis en place pour permettre à l’avocat externe de la partie qui reçoit l’information de consulter le document non expurgé afin de déterminer le bien-fondé du caviardage.

(Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Incorporated, au paragraphe 14).

[10]  L’application appropriée de ces principes nécessite évidemment une connaissance de la nature générale des renseignements expurgés, de telle façon que la partie qui reçoit les renseignements ait une occasion juste de déterminer s’il existe des motifs raisonnables de contester le bien-fondé du caviardage et que la Cour puisse déterminer, le cas échéant, la pertinence des renseignements expurgés. Il incombe nécessairement à la partie qui produit l’information de veiller à ce que la nature générale de l’information expurgée soit suffisamment évidente ou communiquée pour permettre cet exercice, car elle est la seule à posséder l’information.

[11]  On a jugé que les principes élaborés dans la décision Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Incorporated s’appliquaient dans le contexte de requêtes en production déposées en application du paragraphe 6(7) du Règlement : Janssen Inc. c Teva Canada Limited (31 juillet 2015, T-20-15).

[12]  L’avocat d’Apotex a soutenu à l’audience que lorsqu’elle applique ces principes, la Cour doit tenir compte de la nature particulière des procédures d’interdiction menées aux termes du Règlement, et des différences qu’elles présentent par rapport aux actions en contrefaçon. Par exemple, le paragraphe 6(7) lui-même précise que la Cour peut uniquement ordonner la production des extraits des présentations qui sont pertinents pour trancher les questions en litige. Le principe général selon lequel les documents devraient présumément être produits dans leur version intégrale ne peut donc s’appliquer aux procédures intentées aux termes du Règlement.

[13]  Je conviens que le libellé particulier du paragraphe 6(7) justifie une production partielle des documents relatifs aux PADN et que le contexte d’une procédure d’interdiction peut aussi avoir une influence, qui sera fonction des circonstances particulières de chaque affaire, pour ce qui est de déterminer le caractère approprié du caviardage de certains extraits des présentations produites. Cependant, ces considérations ne réduisent en rien l’obligation sous-jacente de la partie qui expurge certains extraits d’un document d’indiquer la nature des renseignements expurgés. Conclure autrement permettrait à la partie qui produit de divulguer de façon sélective uniquement ce qu’elle croit être à son avantage et de cacher ce qui pourrait affaiblir ou miner sa crédibilité, ou inviter une conclusion contraire, lui accordant ainsi la permission de manipuler la preuve impunément.

[14]  Autrement dit, dans le contexte des faits particuliers de l’espèce, Apotex reconnaît que les extraits de ses PADN qui divulguent le processus de fabrication de son ingrédient pharmaceutique actif, la forme du darunavir contenu dans son ingrédient pharmaceutique actif et le produit médicamenteux final, ainsi que les études de stabilité physique de son ingrédient pharmaceutique actif et de son produit médicamenteux, sont pertinents par rapport à ses allégations de non-contrefaçon. Pourtant, elle a caviardé des extraits importants de sections spécifiques des PADN qui contiennent ces renseignements, sans donner à Janssen ou à la Cour le moyen de savoir quels renseignements ont été expurgés. Apotex n’affirme même pas que les renseignements expurgés n’ont pas de lien direct avec les questions soulevées dans l’instance; elle demande simplement à Janssen d’établir que ces renseignements non cernés sont nécessaires.

[15]  Les renseignements qu’Apotex a choisi de divulguer semblent, à première vue, appuyer ses allégations et Apotex affirme donc qu’il incombe à Janssen de démontrer à la Cour pourquoi les renseignements communiqués de façon sélective ne seraient pas complets ou concluants, qu’est-ce qui pourrait se cacher derrière les marques noires, et comment ces renseignements pourraient être nécessaires pour trancher les questions en litige en l’espèce. Sans des explications d’Apotex concernant ce qu’elle avait expurgé de sections manifestement pertinentes de ses présentations et pour quelle raison, la tâche confiée à Janssen était, par définition, un travail de spéculation et de supposition.

[16]  Il importe de souligner qu’à l’exception de trois des pages expurgées, Apotex n’a introduit aucun témoignage venant d’une personne qui aurait vu les pages non expurgées et qui aurait pu confirmer qu’elles ne contenaient pas des renseignements qui complètent, affaiblissent ou même contredisent directement les renseignements laissés visibles. Apotex n’a pas même jugé bon de remettre à son propre expert ou à la Cour une copie des renseignements non expurgés.

[17]  Selon le dossier dont je dispose, les sections et pages suivantes des PADN et la portion publique de la FMM qu’Apotex a volontairement produite sont pertinentes et nécessaires pour trancher les questions en litige en l’espèce :

3.2.S.1.3  Propriétés générales;

3.2.S.2.2  Description du processus de fabrication et des mesures de contrôle connexes;

3.2.S.3.1.2.  Description de la structure et des autres caractéristiques, polymorphisme;

3.2.S.4.2  Procédure analytique, substance pharmaceutique du darunavir, identification par diffraction des rayons X;

3.2.S.4  Contrôle de la substance pharmaceutique, analyse de lot;

3.2.S.3.1  Description de la structure et des autres caractéristiques 1) Spectroscopie infrarouge;

3.2.S.3.1  Description de la structure et des autres caractéristiques 7) Analyse élémentaire;

Spécifications et certificat d’analyse de divers lots;

Spectres infrarouges comparatifs;

Justification de la description de la structure;

Rapport de description de la structure;

Parties de la section 3.2.P.2 Stabilité polymorphique.

[18]  Leurs titres, le contenu visible et le simple fait qu’Apotex a reconnu la pertinence des sections en les produisant (quoique sous forme expurgée) appuient cette conclusion et justifieraient une ordonnance de la Cour contraignant Apotex à produire ces sections et ces pages.

[19]  Par souci d’équité fondamentale et par respect pour le processus contradictoire de la Cour, Apotex ne peut décider d’elle-même d’expurger des parties de ces sections sans au minimum expliquer le motif de ce caviardage et fournir suffisamment de renseignements sur la nature des passages expurgés, afin de permettre à Janssen d’en contester le bien-fondé. Comme Apotex n’a pas satisfait à ce critère à remplir concernant les passages expurgés autres que ceux des pages 100 à 102 du dossier de requête de Janssen (soit la section 3.2.S.2.2 des PADN et la portion publique de la FMM), j’estime que le caviardage n’est pas justifié et qu’Apotex doit produire des copies non expurgées de ces sections.

[20]  Si je me trompe quant au critère applicable aux passages expurgés, j’estime également, pour les motifs explicités plus loin, que l’information fournie par Apotex n’est pas suffisante pour permettre de trancher les questions en litige en l’espèce, et qu’elle doit divulguer les renseignements supplémentaires que contiennent vraisemblablement les passages expurgés de ces sections.

II.  Caviardage des étapes du processus (pages 100 à 102)

[21]  Pour ce qui est des sections portant sur la description du processus de fabrication, Apotex a déposé des éléments de preuve selon lesquels les passages expurgés portaient uniquement sur les composés de départ et les composés intermédiaires utilisés pour préparer le composé intermédiaire final, que l’on fera réagir une autre fois afin de créer le darunavir (sous quelque forme que ce soit). Comme le darunavir ne fait pas partie de ces composés de départ et de ces composés intermédiaires, il s’ensuit que ces étapes ne peuvent permettre de produire du darunavir. Apotex affirme donc que ces passages expurgés ne sont pas pertinents.

[22]  Janssen est d’accord avec cette proposition générale concernant les composés de départ et les composés intermédiaires, mais elle soutient que les renseignements portant sur les solvants utilisés dans les premières étapes du processus, lesquels seraient établis dans les extraits expurgés, sont pertinents parce que les solvants resteront sous forme d’impuretés dans l’ingrédient pharmaceutique actif final et le produit médicamenteux final, et qu’ils ont un effet sur le processus de cristallisation de tout produit intermédiaire de darunavir et sur la conversion, au fil du temps, de l’ingrédient pharmaceutique actif final et du produit médicamenteux final.

[23]  Apotex, à son tour, ne conteste pas cet énoncé général, mais elle réplique avec les trois arguments suivants :

1)  Conversion à long terme

[24]  Pour ce qui est de la conversion à long terme, Apotex affirme qu’elle a fourni des études de stabilité qui montrent de façon concluante que ni le darunavir contenu dans l’ingrédient pharmaceutique actif ni le darunavir dans le produit médicamenteux ne se transforme au fil du temps en une forme revendiquée du darunavir et que, par conséquent, la présence résiduelle de solvants n’est pas pertinente.

[25]  Je ne suis pas d’accord que les renseignements fournis par Apotex établissent de façon concluante que le darunavir contenu dans l’ingrédient pharmaceutique actif ou dans le produit médicamenteux ne subit pas de transformation au fil du temps. Dans son témoignage, le Dr Myerson, expert pour Janssen, qui n’a pas été contredit par l’expert d’Apotex, indique que les résultats des essais de caractérisation produits par Apotex ne sont concluants que pour la forme de darunavir présente dans l’échantillon en deçà de la limite de détection de la méthode utilisée. En d’autres mots, les essais ne permettraient pas de détecter des quantités très faibles des formes revendiquées (généralement inférieures à 5 %) susceptibles d’être présentes dans l’échantillon. Compte tenu des concessions faites par Apotex au début de l’audience, selon lesquelles la pertinence concernant la présente requête serait établie en fonction de la présence de même une seule molécule des formes revendiquées du darunavir, je conclus que les renseignements sur les solvants utilisés dans les premières étapes du processus sont pertinents, puisque les impuretés résiduelles des solvants pourraient, selon le solvant utilisé, provoquer la conversion du darunavir en une forme revendiquée au fil du temps.

2)  Cristallisation intermédiaire

[26]  Apotex attire l’attention sur l’avis exprimé par son expert, le Dr Rohani, selon lequel aucune des étapes du processus de fabrication n’inclut le type de processus de cristallisation pouvant mener à la production des formes revendiquées du darunavir. Par conséquent, Apotex affirme que l’introduction d’autres solvants dans les premières étapes du processus, et leur présence résiduelle lors des étapes subséquentes, ne sont pas pertinentes.

[27]  Il est acquis de part et d’autre que ces renseignements, tels qu’ils apparaissent dans les PADN et la portion publique de la FFM à propos des étapes entre la création du composé intermédiaire final et la création du produit final, ont bien été produits, mais ils sont minimes. Les détails se trouvent dans la partie confidentielle de la FFM, qu’Apotex n’a pas en sa possession actuellement. Les seuls renseignements disponibles à l’heure actuelle concernent l’identité des solvants et des composés utilisés à chaque étape, et les composés produits à chaque étape. Il n’y a pas le moindre renseignement sur les quantités de matériel, le type de réactions utilisées, les conditions et la vitesse des réactions ou les matériaux résiduels; il n’y a aucun renseignement non plus précisant si les composés sont sous forme liquide ou solide à une étape quelconque du processus.

[28]  Malgré le manque de renseignements, les experts des deux parties ont avancé des hypothèses quant à la nature des étapes intermédiaires. Compte tenu des solvants et composés de départ, le Dr Myerson pose l’hypothèse qu’une certaine cristallisation a lieu, laquelle pourrait produire une forme revendiquée du darunavir comme composé intermédiaire. Compte tenu de la forme du darunavir final produit comme ingrédient pharmaceutique actif et des solvants utilisés, le Dr Rohani pose l’hypothèse que les types de réactions possibles en cause ne pourraient produire les formes revendiquées du darunavir.

[29]  Je ne souscris pas à l’hypothèse du Dr Rohani, selon laquelle les renseignements fournis indiqueraient si clairement le type de réactions dont il présume que cela exclurait en fait la possibilité de la création des formes revendiquées du darunavir, ou la rendrait moins vraisemblable que le scénario qu’il propose lui-même. J’estime que la conclusion du Dr Rohani quant à la nature des réactions intermédiaires est davantage issue de suppositions découlant d’idées préconçues que le produit d’une analyse objective des renseignements qui lui ont été présentés. Connaissant la forme prédominante de l’ingrédient pharmaceutique actif produit, il a présumé qu’il serait produit sans avoir recours à un intermédiaire contrefait, et a projeté ce résultat sur la toile vierge décrivant le processus. L’opinion du Dr Myerson est également entachée d’hypothèses non fondées. S’inspirant sans doute de ses connaissances sur le processus de fabrication des formes revendiquées du darunavir, il a posé l’hypothèse d’une démarche utilisant un intermédiaire contrefait pour arriver au produit final connu, en se fondant sur des renseignements incomplets portant sur le processus. Les hypothèses des deux experts quant à savoir si les étapes intermédiaires donnent lieu à la création des formes revendiquées du darunavir sont crédibles, mais l’information fournie est manifestement insuffisante pour décider laquelle est la plus exacte.

[30]  En l’absence de renseignements supplémentaires tirés de la partie confidentielle de la FMM, je conclus qu’il est autant probable que le contraire que les formes revendiquées du darunavir soient produites durant le processus de fabrication, et que l’information quant aux solvants utilisés dans les premières étapes du processus est pertinente et nécessaire pour déterminer si les allégations d’Apotex selon lesquelles les formes revendiquées du darunavir ne sont pas produites durant la fabrication de l’ingrédient pharmaceutique actif sont justifiées.

3)  Renseignements disponibles d’après l’analyse élémentaire

[31]  Apotex soutient que les renseignements portant sur la présence résiduelle des solvants utilisés dans les premières étapes de son processus de fabrication, même s’ils sont pertinents, figurent dans l’analyse élémentaire et dans les résultats indiqués concernant l’ingrédient pharmaceutique actif produit, et que les extraits expurgés des étapes du processus de synthèse ne sont par conséquent pas nécessaires.

[32]  Apotex a contre-interrogé le Dr Myerson sur cette question. Dans son témoignage, le Dr Myerson a indiqué qu’il pouvait être possible de détecter la présence de solvants résiduels à partir de l’analyse élémentaire, mais que cela dépendait de la méthode de préparation de l’échantillon. Il a expliqué que l’analyse élémentaire est normalement réalisée pour démontrer que le bon composé a été produit, et non pour détecter la présence d’impuretés ou de solvants résiduels. Je conclus que la production par Apotex des résultats de l’analyse élémentaire n’est pas suffisante pour permettre de trancher les questions en l’espèce.

III.  Productions supplémentaires concernant les études de stabilité et les étapes du processus de production de l’Apo-darunavir

[33]  Apotex n’a produit que certaines pages de la section de ses présentations concernant les études de stabilité, qui semblent contenir des données de stabilité physique ou des résultats d’essais. Il n’existe aucune preuve directe indiquant qu’Apotex ait jamais entrepris de produire ou a produit la totalité des données ou des résultats d’essais en matière de stabilité physique dont elle disposait. La seule assurance à cet effet est l’affidavit du Dr Rohani, selon lequel l’avocat d’Apotex l’aurait informé que tous les renseignements disponibles liés à la stabilité physique de l’ingrédient pharmaceutique actif ou des comprimés de darunavir avaient été produits. Il a cependant été établi en contre-interrogatoire, que le Dr Rohani n’avait pas eu accès aux PADN et qu’il n’avait pas tenté de confirmer cette information.

[34]  Sans vouloir critiquer l’avocat d’Apotex, et par simple souci de clarté et d’exactitude des communications, il semble prudent d’ordonner à Apotex de produire tous les essais et données en matière de stabilité physique concernant l’ingrédient pharmaceutique actif et le produit médicamenteux final, si elle ne l’a pas déjà fait.

[35]  Janssen demande aussi à obtenir les données sur la stabilité chimique, même si celles-ci ne révéleraient pas directement la forme structurelle du darunavir présent dans l’ingrédient pharmaceutique actif ou le produit médicamenteux.

[36]  L’argument de Janssen, qu’appuient le témoignage du Dr Myerson et le contre-interrogatoire du Dr Rohani, est qu’étant donné les limites de détection des méthodes d’analyse utilisées, ni les données de caractérisation fournies pour l’ingrédient pharmaceutique actif final ou le produit médicamenteux final, ni les données sur la stabilité physique produites, ne permettent de conclure à l’absence des formes revendiquées du darunavir dans l’ingrédient pharmaceutique actif et le produit médicamenteux qui ont été produits ou obtenus au fil du temps par conversion. Les études de stabilité chimique fourniraient des renseignements supplémentaires sur les caractéristiques et les propriétés de l’ingrédient pharmaceutique actif et du produit médicamenteux à diverses étapes, et les niveaux de solvants résiduels détectés. Les renseignements supplémentaires, combinés à la connaissance du processus utilisé pour fabriquer les comprimés finaux à partir de l’ingrédient pharmaceutique actif, peuvent être la seule façon de détecter la présence des formes revendiquées du darunavir, dans le produit tel qu’il est fabriqué ou obtenu par conversion au fil du temps.

[37]  Je n’accepte pas l’argument d’Apotex, selon lequel la preuve d’une conversion au fil du temps est purement hypothétique, comme c’était le cas dans la décision Bristol-Myers Squibb Canada Co. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 919. La preuve au dossier, qui inclut notamment le témoignage du Dr Rohani en contre-interrogatoire, indique que certaines formes revendiquées du darunavir sont plus stables que les formes principalement présentes dans l’ingrédient pharmaceutique actif et le produit médicamenteux final. Cette preuve permet aussi d’établir qu’il est raisonnable de supposer que les conditions nécessaires existent pour que la forme principalement produite se convertisse en une forme revendiquée du darunavir durant le processus de production des comprimés finaux et au fil du temps, dans des conditions normales.

[38]  Je conclus que les données sur la stabilité chimique et les renseignements sur le processus de fabrication du produit médicamenteux sont pertinents et nécessaires pour trancher les questions en l’espèce.

IV.  Productions supplémentaires relativement à la caractérisation des intermédiaires du darunavir, de l’ingrédient pharmaceutique actif et du produit médicamenteux

[39]  Les conclusions tirées précédemment quant au manque de caractère concluant des données de diffraction de rayons X sur poudres (XRPD) et des données infrarouges fournies relativement à la présence possible des formes revendiquées du darunavir dans l’ingrédient pharmaceutique actif final appuient la pertinence et la nécessité des données de caractérisation complètes pour tout intermédiaire du darunavir utilisé ou formé durant le processus de fabrication, et pour l’ingrédient pharmaceutique actif final et le produit médicamenteux final, si elles ne sont pas déjà contenues dans les documents non expurgés à produire.

V.  Parties confidentielles de la FMM

[40]  Comme je l’ai dit plus haut, je conclus que des renseignements supplémentaires sur le processus utilisé pour produire l’ingrédient pharmaceutique actif, de la création de l’intermédiaire non-darunavir final à la création de l’ingrédient pharmaceutique actif final, y compris l’ensemble des données de caractérisation pour tout composé intermédiaire de darunavir produit, sont nécessaires et pertinents pour trancher les questions en l’espèce, tout comme le seraient les données supplémentaires de caractérisation et de stabilité portant sur l’ingrédient pharmaceutique actif final qui pourraient être trouvées à cet égard.

[41]  Je conclus qu’Apotex n’a actuellement pas accès aux extraits pertinents de la partie confidentielle de la FMM. Même si Apotex a contesté la nécessité de divulguer la partie confidentielle de la FMM, elle ne conteste pas l’idée que, si notre Cour conclut comme elle l’a fait qu’elle est pertinente et nécessaire, Apotex était tenue de faire tout en son possible pour y avoir accès. La seule question qu’il reste à trancher dans la présente requête est celle de savoir si Apotex s’est acquittée de cette obligation.

[42]  La preuve au dossier indique qu’en date du 6 mars 2018, le fabricant s’est déclaré satisfait des mesures de confidentialité mises en place durant la présente instance et s’est dit prêt à fournir les extraits de la partie confidentielle de la FMM portant sur la description du processus de fabrication et des mesures de contrôle, y compris une description du processus, de la méthode de contrôle des matériaux et de la méthode de contrôle des étapes essentielles et des intermédiaires. Toutefois, le fabricant a ajouté, comme condition à la production de ces parties de la FMM, qu’Apotex s’engage à conclure un arrangement commercial particulier avec le fabricant. Cet arrangement, à première vue, semble avoir des conséquences commerciales et financières importantes, et ne semble pas constituer une conséquence ou un résultat rationnel ou nécessaire de la divulgation. Il semble qu’il s’agit plutôt d’une requête opportuniste en vue d’obtenir une contrepartie. J’estime que faire une concession d’une telle importance d’un point de vue commercial et financier dépasse les efforts qu’est tenue de déployer une seconde personne pour obtenir l’accès à la FMM d’un fabricant.

[43]  Janssen a affirmé qu’Apotex était tenue de communiquer l’état actuel des ententes commerciales entre elle et le fabricant afin de convaincre la Cour que les conditions exigées par le fabricant représentent une dérogation à leur relation existante ou une modification de cette relation. Dans les circonstances et en fonction du dossier dont je dispose, l’argument de Janssen équivaut à la suggestion que la correspondance entre le fabricant et Apotex concernant cette condition, correspondance produite par Apotex, n’est qu’une imposture. Il n’y a rien au dossier qui appuie une telle accusation et je conclus qu’Apotex n’était pas tenue de fournir une preuve confirmative de l’authenticité et de la véracité de ce qui apparaît clairement dans la correspondance qu’elle a divulguée.

[44]  Cela dit, la preuve au dossier indique, et l’avocat d’Apotex l’a confirmé, que d’autres discussions et échanges ont eu lieu entre Apotex et son fournisseur entre le 6 mars et le 22 mars 2018, date de l’audience. Tout ce que nous savons de ces discussions c’est qu’elles n’ont pas mené à une entente. Lorsqu’une seconde personne est tenue de faire de son mieux mais ne réussit pas à obtenir le résultat souhaité, elle doit faire état des efforts qu’elle a déployés. Elle ne peut pas être l’unique juge du caractère suffisant de ses propres efforts.

[45]  À mon avis, ce qui manque dans le compte rendu d’Apotex à propos des efforts déployés, c’est une preuve qu’elle a demandé au fournisseur d’abandonner sa demande relative à la concession commerciale, et une preuve de la réponse du fournisseur, y compris toute contre-offre qu’il aurait pu faire comportant des concessions ou conditions d’une nature autre, de telle sorte que la Cour puisse être convaincue que toute contre-offre présentée excède manifestement la portée de l’obligation de « faire de son mieux ». Encore une fois, sans vouloir critiquer la bonne foi de l’avocat concernant le rapport laconique d’Apotex sur l’échec de ses efforts, Janssen et la Cour ont droit à un compte rendu plus complet des efforts déployés par Apotex après le 6 mars 2018, pour être en mesure de déterminer si Apotex a bien fait tout son possible et si les obstacles restants excèdent la portée de l’obligation de faire de son mieux. Ce n’est qu’à ce moment qu’il pourra être établi qu’Apotex s’est acquittée de son obligation.

VI.  Ordonnance de vérification

[46]  Janssen sollicite également dans sa requête une ordonnance de vérification. L’avocat du ministre n’a pas comparu à l’audience de la requête, et on considère qu’il ne s’oppose pas en principe à ce qu’une telle ordonnance soit rendue. Cependant, il n’est pas indiqué clairement dans le dossier si le ministre de la Santé a été consulté quant aux modalités et délais de l’ordonnance, comme c’est la pratique dans de tels cas. De plus, il reste à trancher la question de savoir si Apotex s’est acquittée de son obligation de faire de son mieux pour obtenir l’accès à la partie confidentielle de la FMM. Par conséquent, la portée de la production pourrait encore changer. Dans les circonstances, il semble prématuré de rendre une ordonnance de vérification pour le moment.

VII.  Dépens

[47]  Comme Janssen a en bonne partie gain de cause dans la présente requête, elle aura droit aux dépens. Les parties ont mutuellement convenu qu’une somme de 5 000 $, plus les débours raisonnables, constitue des dépens raisonnables dans les circonstances.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. Apotex communiquera à Janssen, dans les 10 jours suivant la date de la présente ordonnance, les parties suivantes de ses PADN et/ou les parties publiques de sa FMM pour le produit en litige en l’espèce :

  • a) Des copies non expurgées des sections déjà communiquées à Janssen dans un format expurgé. Pour ce qui est des pages 100 à 102 du dossier de requête de Janssen, le caviardage peut demeurer concernant les composés, mais les solvants doivent être divulgués.

  • b) Dans la mesure où elles ne sont pas incluses dans la production exigée aux termes du paragraphe 1a) de la présente ordonnance, toute partie qui divulgue les données et toutes les analyses et caractérisations de l’ingrédient pharmaceutique actif, de l’Apo-darunavir ou des intermédiaires du darunavir produits ou utilisés durant le processus de synthèse.

  • c) Les détails complets de la composition de l’Apo-darunavir.

  • d) Le processus de fabrication de l’Apo-darunavir.

  • e) Tous les essais et données de stabilité pour l’ingrédient pharmaceutique actif et le produit Apo-darunavir final, y compris les données de stabilité physique et chimique.

  1. Apotex devra aussi fournir à Janssen et à la Cour, dans ce même délai, un compte rendu des efforts qu’elle a déployés, entre le 6 mars 2018 et la date du compte rendu, en vue d’obtenir les parties confidentielles de la FMM contenant des renseignements sur le processus utilisé pour fabriquer l’ingrédient pharmaceutique actif, de la création de l’intermédiaire non-darunavir final à la création de l’ingrédient pharmaceutique actif final, y compris l’ensemble des données de caractérisation pour tout composé intermédiaire de darunavir produit ou utilisé, et les données de caractérisation et de stabilité portant sur l’ingrédient pharmaceutique actif final. Apotex peut déposer son compte rendu à la Cour sous pli scellé. Le droit de Janssen de contester le caractère suffisant des efforts d’Apotex et d’obtenir un redressement supplémentaire est par les présentes réservé.

  2. Le droit de Janssen de présenter une demande informelle à la Cour, en déposant une ordonnance de vérification dont la forme et le fond auront été approuvés par Apotex et le ministre de la Santé, est par les présentes réservé.

  3. Des dépens de 5 000 $, en plus des débours raisonnables, seront versés à Janssen par Apotex.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1658-17

 

INTITULÉ :

JANSSEN INC. c APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET JANSSEN SCIENCES IRELAND UC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 mars 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA PROTONOTAIRE TABIB

DATE DES MOTIFS :

Le 16 avril 2018

COMPARUTIONS :

Andrew Skodyn

Veronica Tsou

 

Pour la demanderesse

JANSSEN INC.

 

Andrew Brodkin

Rick Tuzi

Jaro Mazzola

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

Andrew Skodyn

Veronica Tsou

Pour la défenderesse brevetée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse brevetée

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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