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Date : 20180423


Dossier : IMM-4881-16

Référence : 2018 CF 435

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2018

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

AUREL ZAZAJ

VASILIKA MICA

AGELOS ZAZAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Aurel Zazaj, sa femme, Vasilika Mica, et leur fils mineur, Agelos Zazaj, demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent principal A. Mazzotti (l’agent), qui a rejeté leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), en application de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  La présente demande est rejetée pour les motifs qui suivent. La décision de l’agent appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

I.  Exposé des faits

[3]  Les demandeurs sont des citoyens de l’Albanie. Au début de 2007, le père de Mme Mica a choisi un homme beaucoup plus vieux qu’elle, Orest Papa, pour devenir son futur époux. Pendant qu’ils étaient fiancés, M. Papa a été violent avec Mme Mica, sur le plan physique et sur le plan psychologique. Même si les familles étaient au courant des violences, elles ne sont pas intervenues et Mme Mica ne s’est pas adressée à la police.

[4]  Au début de 2008, Mme Mica a rencontré M. Zazaj, qu’elle a commencé à fréquenter en secret. Ils se sont mariés le 14 avril 2008 et ont décidé de l’annoncer à tout le monde dans l’espoir qu’en faisant cela, M. Papa les laisserait tranquilles. Lorsque M. Papa a appris qu’ils s’étaient mariés, il les a confrontés et les a agressés physiquement. Il a affirmé qu’ils l’avaient déshonoré ainsi que sa famille, et que la question pourrait donner lieu à une vendetta.

[5]  En juillet 2008, M. Papa a enlevé Mme Mica. Elle était alors enceinte de trois mois. Il l’a agressée physiquement et elle a fait une fausse couche.

[6]  La famille de M. Zazaj a communiqué avec les aînés du village, les autorités locales et une agence de réconciliation afin de résoudre le litige entre les deux familles. Aucune des solutions proposées n’a eu du succès. Finalement, les demandeurs se sont enfuis au Canada. À leur arrivée, ils ont immédiatement présenté une demande d’asile aux termes de l’article 97 de la LIPR, au motif que leurs vies étaient menacées en raison d’une vendetta de M. Papa et de sa famille.

II.  La décision de la Section de la protection des réfugiés

[7]  Le 24 février 2015, la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande en raison de problèmes de crédibilité et au motif que, même si les déclarations étaient vraies, l’Albanie offrait une protection adéquate de l’État.

[8]  La Section de la protection des réfugiés a estimé que les observations présentées, y compris la croyance des demandeurs selon laquelle M. Papa les laisserait tranquilles s’ils se mariaient publiquement, sonnent faux. Il n’était pas logique que ce manquement aux valeurs communautaires traditionnelles (épouser un homme alors qu’elle était fiancée à un autre) puisse résoudre les problèmes de Mme Mica avec M. Papa.

[9]  La Section de la protection des réfugiés a également découvert que Mme Mica avait fait des aller-retour entre la Grèce et l’Albanie entre 2005 et 2011 et a estimé qu’il n’était pas logique qu’elle n’ait pas tenté de demander l’asile en Grèce pendant cette période. Par conséquent, la Section de la protection des réfugiés a tiré une inférence défavorable concernant la crainte subjective alléguée de Mme Mica à l’égard de M. Papa et de sa famille.

[10]  En ce qui concerne la protection offerte par l’État, la Section de la protection des réfugiés a souligné que les éléments de preuve présentés par Mme Mica montraient que ni elle ni sa famille n’avait jamais communiqué avec la police. Cependant, un rapport de police versé au dossier contredisait ce point et la Section de la protection des réfugiés a tiré une inférence défavorable de ce rapport. La Section de la protection des réfugiés a également mis en doute d’autres aspects du rapport, comme le fait qu’il n’était pas imprimé sur un papier en-tête et que certaines parties semblaient invraisemblables.

[11]  Ces incohérences, omissions et scénarios improbables, pris ensemble, ont amené le tribunal à conclure que les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[12]  La Section de la protection des réfugiés a ensuite examiné la question de la protection offerte par l’État, affirmant qu’elle était également déterminante, puisque les demandeurs avaient omis de réfuter la présomption selon laquelle l’Albanie était capable de les protéger.

[13]  La Section de la protection des réfugiés a reconnu que les documents sur la situation dans le pays montrent que la protection offerte par l’État est [traduction] « loin d’être parfaite » en Albanie, mais le tribunal a souligné que la protection offerte par l’État est évaluée en fonction de son « caractère adéquat ». Les éléments de preuve montraient qu’il y avait peu de meurtres découlant de vendettas, et que les responsables du gouvernement et la police travaillaient avec les chefs religieux locaux et des médiateurs afin de garantir la sécurité des familles et des enfants. La Section de la protection des réfugiés a conclu que, selon les éléments de preuve présentés, il existait un mécanisme de protection de l’État fonctionnel.

[14]  La Section de la protection des réfugiés a souligné en outre qu’il incombait aux demandeurs de faire tous les efforts raisonnables pour obtenir la protection de l’État et que la croyance subjective de Mme Mica selon laquelle ce serait une perte de temps ne constituait pas une preuve convaincante justifiant qu’elle n’ait pas cherché à obtenir cette protection.

[15]  Comme les trois demandes étaient fondées sur la même situation de fait, la conclusion concernant la protection offerte par l’État s’appliquait à chaque demandeur.

[16]  Même si les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés, cette autorisation leur a été refusée le 8 juin 2015.

[17]  L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire relativement à une demande présentée par les demandeurs en vue d’obtenir la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire leur a également été refusée le 22 novembre 2016.

III.  La décision relative à l’ERAR

[18]  Les demandeurs ont présenté une demande d’ERAR le 22 mars 2016. La décision rendue par l’agent chargé de l’ERAR et faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est datée du 6 septembre 2016 (la décision).

[19]  Dans leurs observations présentées à l’agent, les demandeurs alléguaient qu’ils seraient exposés à un risque de traitements ou peines cruels et inusités dans l’ensemble de l’Albanie en raison de la vendetta de la famille Papa.

[20]  La décision commence par l’énumération des divers risques présentés par les demandeurs devant la Section de la protection des réfugiés. Dans la section « Évaluation des risques », l’agent a ensuite reproduit plusieurs paragraphes de la décision de la Section de la protection des réfugiés, en entier ou en partie.

[21]  L’agent a conclu que les risques présentés à l’appui de la demande d’ERAR étaient essentiellement les mêmes que ceux présentés à la Section de la protection des réfugiés. L’agent a également souligné qu’un ERAR n’est pas un recours contre une décision défavorable à propos d’une demande d’asile, mais a plutôt pour but de servir de nouvelle évaluation fondée sur des faits ou éléments de preuve nouveaux, établissant qu’une personne est exposée à un risque, prévu à l’article 97 de la LIPR.

A.  Les nouveaux éléments de preuve

[22]  Les demandeurs ont présenté à l’agent trois documents postérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés, tous datés du 5 août 2015. Tous les documents ont été traduits de l’albanais à l’anglais par un traducteur agréé.

[23]  Les trois documents étaient censés présenter une mise à jour concernant la vendetta entre les familles Papa et Mica en Albanie. Un de ces documents était un certificat du commissaire de la police, du ministère des Affaires intérieures, direction de la police du district de Saranda. Un autre document provenait d’Irodhis Dalipi, le chef de la commune de Livadhja. Le troisième document provenait du père de Mme Mica, Stavro Mica.

[24]  Le certificat du commissaire de la police établissait qu’un proche parent de M. Papa, Niko Papa, avait été tué lors d’une altercation dans un café le 29 juin 2014, et que Stavro Mica avait été blessé au cours du même incident puis transporté à l’hôpital. Le certificat indiquait que le motif de la bagarre était lié un conflit ouvert entre les familles Zazaj et Papa, en raison des fiançailles rompues entre Mme Mica et M. Papa. Il indiquait aussi que certaines personnes avaient été accusées de possession illégale d’une arme en lien avec l’altercation, mais qu’aucune arrestation n’avait été faite en lien avec le décès ou les blessures, puisqu’ils semblaient avoir été causés par le ricochet des balles. Le certificat indiquait que l’enquête était toujours en cours.

[25]  Le certificat indiquait ce qui suit :

[traduction] Les membres des familles Zazaj et Mica ont à maintes reprises demandé la protection de la police, puisque la vendetta entre ces familles et la famille Papa se poursuit toujours, et pose un risque direct pour leur vie.

[26]  Le certificat se terminait avec la conclusion suivante :

[traduction] La police a un pouvoir limité quant aux gestes qu’elle peut poser lorsque le conflit est lié à une vendetta, parce que ces conflits sont très délicats. La police peut uniquement mener une enquête et trouver le meurtrier. Malheureusement, il est impossible d’offrir une protection à tous les citoyens concernés par la vendetta, en raison de la généralisation du conflit et du fait que beaucoup de familles sont impliquées dans ce type de conflit. Le phénomène de la vendetta constitue la principale cause des meurtres en Albanie depuis l’effondrement du régime communiste, et il requiert des efforts de haut niveau de la part de tous les organismes publics et gouvernementaux voulant éradiquer ce fléau très grave et dangereux dont la société albanaise est victime.

[27]  Le certificat est supposément signé par le commissaire de la police, Arjanit Arapi; sous son nom en lettres dactylographiées apparaît un sceau et une signature manuscrite. L’agent a souligné que le certificat est postérieur à l’audience devant la Section de la protection des réfugiés, mais qu’un document semblable avait été présenté au tribunal. L’agent a également souligné que le contenu du certificat ne faisait pas référence à des incidents survenus après le 29 juin 2014, et n’indiquait pas que des membres de la famille Papa étaient activement à la recherche des demandeurs, ou avaient tenté de causer d’autres préjudices aux membres des familles Zazaj ou Mica.

[28]  L’agent a estimé que le certificat montrait que la police avait reçu et enregistré les déclarations à propos de l’incident et qu’elle était disposée à poursuivre son enquête. L’agent a souligné également que, même si ce point n’est pas déterminant, le certificat était imprimé sur du papier blanc ordinaire et ne portait aucun en-tête.

[29]  Analysant ensuite la lettre du chef de la commune, l’agent a conclu que le contenu faisait référence à des événements qui étaient essentiellement les mêmes que ceux abordés devant la Section de la protection des réfugiés. Même si on y indiquait que les familles Zazaj et Mica avaient tenté de se réconcilier avec la famille Papa, sans succès, l’agent a souligné qu’aucun détail n’avait été fourni concernant ces tentatives de réconciliation. L’agent a souligné également qu’il n’y avait aucune mention d’événements récents ayant eu lieu après juin 2014.

[30]  De même, la lettre du père de Mme Mica faisait principalement référence à des événements qui ont eu lieu avant la date de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés. M. Mica n’a présenté aucune preuve afin de corroborer ses affirmations, selon lesquelles sa famille et la famille Zazaj avaient continué les tentatives de réconciliation avec la famille Papa. L’agent s’est dit préoccupé par le fait qu’il n’y avait aucune lettre des aînés du village ou de la commune et du comité pour la réconciliation en matière de vendettas pour soutenir ses affirmations.

B.  La question déterminante — la protection offerte par l’État

[31]  L’agent a conclu que la question déterminante concernait la protection offerte par l’État et il a souligné que le fardeau de la présentation de la preuve était proportionnel au degré de démocratie en Albanie, et qu’il incombait aux demandeurs. L’agent a examiné les éléments de preuve documentaire concernant l’Albanie et ses institutions démocratiques, soulignant, entre autres choses, que les autorités civiles exerçaient généralement un contrôle efficace de la police, mais que la police n’appliquait pas toujours la loi de manière égale.

[32]  L’agent a conclu que le niveau de démocratie en Albanie était suffisamment élevé pour exiger que les demandeurs démontrent qu’ils ont fait des efforts significatifs pour épuiser les recours existants afin d’obtenir la protection de l’État, et qu’ils ne pouvaient pas, ou ne pourraient pas, compter sur ces recours dans un avenir proche.

[33]  En ce qui concerne précisément les vendettas, l’agent a conclu que, selon les rapports nationaux sur les pratiques des droits de l’Homme pour 2015 (Country Reports on Human Rights Practices for 2015), publiés par le département d’État des États-Unis, il n’y avait aucun cas déclaré en Albanie en 2015 d’assassinats de mineurs ou de femmes liés à des vendettas. Toutefois, il a été souligné que de telles statistiques varient énormément et présentent des [traduction] « divergences profondes » dans les renseignements disponibles.

[34]  L’agent a réalisé que, lorsque vient le temps d’évaluer la protection offerte par l’État, l’adoption d’une loi ne suffit pas, il faut aussi vérifier si elle a été mise en œuvre. À cet effet, l’agent a souligné que les textes législatifs en Albanie avaient été accompagnés d’efforts afin de lutter contre la corruption au sein de la police, et que la compétence relative aux cas de vendetta avait été transférée des cours de district aux cours traitant des crimes graves. Toutefois, on a souligné que l’ombudsman de l’Albanie avait conclu que les efforts des autorités pour protéger les familles ou empêcher les assassinats liés à une vendetta étaient insuffisants.

[35]  Malgré cette constatation, l’agent a conclu, après un examen de l’ensemble de la preuve documentaire, que le niveau de protection offert par l’État et dont pouvait se prémunir les demandeurs était adéquat. L’agent a reconnu que les personnes impliquées dans des vendettas hésitaient à demander l’aide de l’État, et que ces personnes choisissent souvent de vivre dans l’isolement en raison de ces vendettas. L’agent a reconnu que la situation n’était pas parfaite, mais l’a mis en balance avec les éléments de preuve indiquant que le gouvernement faisait des efforts raisonnables pour protéger les personnes impliquées dans des vendettas et mettait en vigueur ses lois de manière efficace. Des recours étaient disponibles pour les demandeurs.

[36]  L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve clairs et convaincants indiquant que la protection qui leur était offerte en Albanie est inadéquate. Soulignant que le risque allégué de préjudice ou de persécution devait être à la fois personnel et prospectif, l’agent a estimé que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’ils étaient exposés à un risque de préjudice supplémentaire, prospectif et personnel, en Albanie, qui n’avait pas été examiné antérieurement par la Section de la protection des réfugiés.

[37]  L’agent a conclu qu’il y avait moins qu’une simple possibilité que les demandeurs soient exposés à la persécution, au sens de l’article 96 de la LIPR, et qu’il n’y avait aucun motif sérieux de croire qu’ils seraient exposés à un risque de torture, ou de traitements ou peines cruels et inusités, au sens de l’article 97 de la LIPR.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[38]  La seule question que doit trancher la Cour est la suivante : la décision, qui comporte des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit, est-elle raisonnable? : Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 370, au paragraphe 15, [2016] ACF no 339.

[39]  La retenue s’impose à l’égard de l’analyse effectuée par l’agent des éléments de preuve, quand vient le temps de se demander si une décision concernant une demande d’ERAR est raisonnable : Belaroui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 863, aux paragraphes 9 et 10, [2015] ACF no 845.

[40]  Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de celle-ci, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

[41]  Si les motifs, lorsqu’ils sont lus dans leur ensemble, « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, les motifs répondent alors aux critères établis dans Dunsmuir » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

V.  Analyse

[42]  Les demandeurs soutiennent que le rôle de l’agent chargé de l’ERAR n’est pas en litige, mais ils allèguent que l’agent n’a pas rempli ce rôle en l’espèce. Ils affirment que l’agent a fait preuve d’une [traduction] « vision étroite » et d’un [traduction] « parti pris de confirmation », en ce sens que le travail de l’agent était de confirmer la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés. Ils soutiennent que l’énumération par l’agent de plusieurs paragraphes tirés de la décision de la Section de la protection des réfugiés en est la preuve.

[43]  Le défendeur affirme qu’il était tout à fait approprié que l’agent s’appuie sur les conclusions de la Section de la protection des réfugiés, puisque le rôle de l’agent est de décider si de nouveaux éléments de preuve auraient pu permettre à la Section de la protection des réfugiés d’en arriver à une autre conclusion, ou s’ils indiquent la présence d’un nouveau risque. Le défendeur soutient que le seul fait que de nouveaux documents soient postérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés n’est pas déterminant, si l’essentiel des éléments de preuve est similaire à ceux déjà examinés par la Section de la protection des réfugiés : Gebru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 667, au paragraphe 8, [2016] ACF no 625.

A.  Les risques auxquels seraient exposés les demandeurs s’ils devaient être renvoyés en Albanie

[44]  Même s’il est vrai que les éléments de preuve présentés à l’appui d’une demande d’ERAR ne doivent pas être rejetés uniquement parce qu’ils concernent le même risque que celui évalué par la Section de la protection des réfugiés, il est également vrai que l’agent peut à juste titre rejeter ces éléments de preuve s’ils ne peuvent établir que les faits pertinents, présentés au moment de la demande d’ERAR, sont sensiblement différents des faits constatés par la Section de la protection des réfugiés : Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au paragraphe 17, 327 NR 344 [Raza], et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 47, [2016] 4 RCF 230 [Singh].

[45]  La conclusion de l’agent était que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve indiquant qu’il existait un risque personnel de préjudice en Albanie qui n’avait pas été antérieurement examiné par la Section de la protection des réfugiés. À mon avis, pour les motifs qui suivent, il s’agissait d’une conclusion raisonnable.

[46]  L’agent a examiné les trois nouveaux documents produits par les demandeurs, mais a conclu qu’ils faisaient tous référence au même événement que dans les éléments de preuve dont disposait la Section de la protection des réfugiés, soit l’altercation dans un café le 29 juin 2014.

[47]  L’avocat des demandeurs a laissé entendre que les éléments de preuve présentés à la Section de la protection des réfugiés, en particulier le rapport de police, ne se trouvaient pas au dossier et qu’il n’était pas possible de connaître les différences entre les éléments de preuve examinés par la Section de la protection des réfugiés et ceux dont disposait l’agent.

[48]  Les demandeurs soutiennent également qu’une ressemblance entre le rapport de police présenté à la Section de la protection des réfugiés et le certificat présenté à l’agent ne suffit pas. L’agent doit en fait analyser les éléments de preuve.

[49]  À mon avis, l’agent a bien effectué une analyse indépendante des éléments de preuve et les a examinés de manière raisonnable. Il a examiné les termes employés dans la décision de la Section de la protection des réfugiés pour décrire le rapport de police dont elle était saisi, et a observé, à juste titre, que le document était semblable au certificat présenté avec la demande d’ERAR. Les similarités n’étaient pas abstraites — elles traitaient directement du fondement de la demande d’asile des demandeurs. Les deux documents faisaient référence au même incident et indiquaient que les familles Zazaj et Mica avaient demandé une protection constante de la police. Cette déclaration, qui contredit le témoignage de Mme Mica devant la Section de la protection des réfugiés, n’a pas été expliquée devant la Section de la protection des réfugiés ni devant l’agent.

[50]  L’agent a conclu également que le certificat présenté avec la demande d’ERAR ne faisait pas mention d’autres incidents et n’indiquait pas non plus que la famille Papa était activement à la recherche des demandeurs. L’agent a également souligné que la police avait affirmé être disposée à pousser plus loin l’enquête concernant l’incident, mais qu’aucun renseignement supplémentaire utile à l’enquête n’avait été présenté.

[51]  Les demandeurs ont ensuite indiqué que le fait que les trois nouveaux documents, et surtout le certificat, montrent qu’une vendetta est en cours donne une certaine crédibilité à l’existence d’une telle vendetta.

[52]  Reconnaissant, sans être tout à fait convaincu, que les documents peuvent avoir une [traduction] « certaine crédibilité », j’estime que la qualité de cette crédibilité doit être suffisante au point qu’elle aurait pu permettre de modifier la conclusion à laquelle est parvenue la Section de la protection des réfugiés.

[53]  Dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale a indiqué que le critère énoncé dans l’arrêt Raza, et permettant de déterminer le caractère substantiel de nouveaux éléments de preuve, devrait être adapté dans le contexte d’une demande d’ERAR, afin de tenir compte de la déférence dont doit faire preuve un agent chargé de l’ERAR à l’égard de la Section de la protection des réfugiés, aux termes de l’alinéa 113a) de la LIPR. La Cour a ainsi ajusté le quatrième critère de l’arrêt Raza en affirmant que, dans une demande d’ERAR, la nouvelle preuve doit être « d’une telle importance qu’elle aurait permis de conclure différemment de la SPR » : Singh, au paragraphe 47.

[54]  Le nouvel élément de preuve était-il si important qu’il aurait pu changer l’issue de l’instance devant la Section de la protection des réfugiés? La similitude entre les deux documents de la police est indéniable. L’événement déclencheur de la fusillade au café est abordé dans les deux documents. Un nouveau risque ne peut être établi simplement parce qu’un vieil événement est mentionné dans un document plus récent.

[55]  En ce qui concerne la question de savoir si les éléments de preuve dont disposait l’agent auraient pu amener la Section de la protection des réfugiés à en arriver à une conclusion différente, la Section de la protection des réfugiés a conclu que la vendetta alléguée n’était pas soutenue de manière crédible par les éléments de preuve qui lui avaient été présentés. Les éléments de preuve dont disposait l’agent ne dissipent pas ces doutes. Pour paraphraser le juge de Montigny, alors qu’il était juge de notre Cour, pour que la Section de la protection des réfugiés puisse accepter que les éléments de preuve présentés à l’agent établissaient que la famille Papa continue à menacer les demandeurs, la Section de la protection des réfugiés aurait d’abord dû conclure que les demandeurs avaient déjà été menacés : Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 386, au paragraphe 33, 431 FTR 71. Ce n’est pas le cas.

[56]  Quoi qu’il en soit, l’analyse des risques effectuée par l’agent ne constituait pas la question déterminante. L’agent a estimé que la protection offerte par l’État constituait la question déterminante.

B.  La protection offerte par l’État

[57]  La protection offerte par l’État, si elle a été évaluée par l’agent de manière raisonnable, est la question qui mène au rejet de la présente demande. Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas déterminé s’ils pourraient ou non être personnellement protégés par l’État. Ils soutiennent que l’agent a cité des renseignements généraux sur les vendettas, qu’il a copié-collé des extraits choisis de la preuve documentaire, et qu’il a effectué une analyse qui à leur avis est vague.

[58]  Les demandeurs s’appuient sur la décision rendue par la juge Strickland dans Taho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 718, [2015] ACF no 717, afin de démontrer que le raisonnement de l’agent, selon lequel la protection de l’État est disponible parce que le gouvernement de l’Albanie tente de régler le problème des vendettas, était erroné. Ils soulignent que les efforts réalisés par un gouvernement ne sont pas suffisants.

[59]  La décision Taho portait sur le contrôle judiciaire d’une décision en première instance relative à une conclusion de la Section de la protection des réfugiés, selon laquelle les demandeurs en l’espèce, qui étaient aussi des citoyens de l’Albanie, n’avaient pas qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. La Section de la protection des réfugiés a jugé que les demandeurs étaient crédibles et a reconnu l’existence d’une vendetta.

[60]  En l’espèce, la Section de la protection des réfugiés n’a tiré aucune de ces conclusions. Au contraire, après un examen rigoureux des éléments de preuve documentaire et du témoignage de Mme Mica, la Section de la protection des réfugiés a conclu qu’en raison des [traduction« incohérences, omissions et scénarios improbables » qui ont été présentés, les éléments de preuve produits par les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[61]  La juge Strickland a également affirmé dans la décision Taho que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas rejeté les allégations des demandeurs selon lesquelles ils avaient sollicité la protection de l’État. En l’espèce, il n’est pas contesté que les demandeurs n’ont pas demandé la protection de l’État.

[62]  Les demandeurs affirment que la décision Taho montre quel type de raisonnement est inacceptable concernant l’existence des vendettas. Plus précisément, ils attirent l’attention sur le paragraphe 35, où la juge Strickland a conclu que la question de savoir si la diminution du nombre de meurtres commis dans le cadre d’une vendetta peut signifier que la protection de l’État est adéquate n’est pas claire. Cette conclusion a été tirée dans un contexte où la preuve documentaire dont disposait la Section de la protection des réfugiés était limitée, et où la Section de la protection des réfugiés n’a pas traité de manière appropriée les éléments de preuve contradictoires qui auraient pu appuyer les allégations des demandeurs. Elle ne peut être ramenée à une déclaration péremptoire selon laquelle une diminution du nombre de meurtres liés à une vendetta équivaut ou n’équivaut pas à une protection adéquate offerte par l’État. La juge Strickland a expressément affirmé que la question n’était pas claire.

[63]  Essentiellement, les arguments des demandeurs concernant la protection offerte par l’État se concentrent largement sur le fait qu’ils croient que l’agent a omis d’effectuer une évaluation individualisée de leur situation. Ils allèguent que l’agent n’a pas expliqué clairement la raison pour laquelle certains éléments de preuve portant sur le caractère adéquat de l’appareil policier albanais ont été préférés à d’autres, notamment ceux provenant de l’ombudsman de l’Albanie, qui a déclaré que les efforts pour protéger les familles étaient insuffisants.

[64]  Des documents mis à jour et portant sur la situation dans le pays de 2014 à 2015 ont été présentés à l’agent, en plus des trois nouveaux documents produits par les demandeurs. L’agent a souligné qu’il existait plusieurs conclusions contradictoires concernant la prévalence des vendettas et la capacité de l’État à protéger les personnes contre ces vendettas, mais il a ajouté que la protection offerte par l’État n’avait pas à être parfaite. Il s’agit d’une affirmation raisonnable.

[65]  En l’espèce, la conclusion de l’agent, selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate, appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’agent a expressément souligné que, d’après le propre témoignage de Mme Mica, les demandeurs n’ont jamais communiqué avec la police en vue d’obtenir une protection. Les demandeurs soutiennent que le certificat du commissaire de la police contredit cette conclusion. L’agent avait examiné antérieurement les documents de la police; il n’y avait aucun besoin de les examiner encore une fois plus explicitement dans le cadre d’un exercice visant à évaluer les éléments de preuve sur la protection offerte par l’État. Selon le dossier dans son ensemble, il est clair que l’agent a estimé que peu importait la valeur probante accordée au certificat, il ne pouvait suffire pour réfuter les conclusions défavorables de la Section de la protection des réfugiés. Il ne pouvait pas non plus peser plus lourd que l’évaluation effectuée par l’agent concernant les éléments de preuve sur la situation dans le pays.

[66]  À l’avant-dernier paragraphe de la décision, l’agent indique clairement que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur obligation de démontrer qu’ils sont exposés à un risque prospectif en Albanie, et qu’ils n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve documentaire montrant qu’ils sont exposés à un risque ou à un préjugé prospectif personnel en Albanie qui n’avait pas été mesuré en février 2015. Ces deux conclusions sont raisonnables en fonction de la preuve au dossier.

VI.  Conclusion

[67]  L’agent a appliqué de manière raisonnable les principes énoncés dans les arrêts Raza et Singh aux documents présentés par les demandeurs. Le même événement déclencheur a été examiné par la Section de la protection des réfugiés. L’agent a examiné les éléments de preuve, les dispositions de la LIPR, et la décision de la Section de la protection des réfugiés. La question dominante mentionnée par l’agent était qu’il n’existait aucun nouveau risque. L’autre question légitime était que les demandeurs ne s’étaient pas renseignés au sujet de la possibilité d’obtenir la protection offerte par l’État, et qu’ils n’avaient pas tenté de s’en prévaloir avant de présenter une demande d’asile.

[68]  À mon avis, étant donné les solides conclusions défavorables de la Section de la protection des réfugiés, et les maigres nouveaux éléments de preuve présentés à l’agent, qui, même s’ils ont été acceptés par l’agent, ne satisfaisaient sans doute pas au critère permettant à un élément de preuve d’être « nouveau », la décision de la Section de la protection des réfugiés n’aurait pas changé, même si elle avait disposé de ces mêmes éléments de preuve.

[69]  Le rôle de l’agent n’était pas d’effectuer un nouvel examen de la question de savoir si les demandeurs pouvaient compter sur la protection de l’État. Son rôle était plutôt de décider si les nouveaux éléments de preuve auraient pu changer la conclusion de la Section de la protection des réfugiés, que la protection offerte par l’État était adéquate. Étant donné les éléments de preuve contradictoires concernant les rapports sur la situation dans le pays, la conclusion de l’agent selon laquelle ils n’auraient pu modifier la conclusion de la Section de la protection des réfugiés appartient aux issues possibles acceptables. Cette analyse relève précisément de l’expertise de l’agent.

[70]  Les critères de l’arrêt Dunsmuir ont été respectés. Les motifs montrent que la décision a été rendue en fonction des documents dont disposait l’agent. L’agent a présenté une analyse approfondie, avec laquelle les demandeurs ne sont pas d’accord, mais il est bien connu qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve. Même si les demandeurs avaient apprécié les éléments de preuve différemment, la décision est justifiée, transparente et intelligible, en ce qui concerne la raison pour laquelle l’agent est arrivé à la conclusion 1) qu’il y avait moins qu’une simple possibilité que les demandeurs soient exposés à la persécution s’ils retournaient en Albanie et 2) qu’il n’y avait aucun motif sérieux de croire qu’ils seraient exposés un risque de torture, ou de traitements ou peines cruels et inusités, au sens de l’article 97 de la LIPR.

[71]  Pour tous ces motifs, la décision est raisonnable.

[72]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et les faits en l’espèce n’en soulèvent aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4881-16

LA COUR rejette la présente demande. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4881-16

 

INTITULÉ :

AUREL ZAZAJ, VASILIKA MICA, AGELOS ZAZAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

H. J. Yehuda Levinson

 

POUR LES DEMANDEURS

Brad Bechard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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