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Date : 20170206


Dossiers : T-1056-16

T-998-16

Référence : 2017 CF 139

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2017

En présence de madame la juge Strickland

Dossier : T-1056-16

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

SHIRE LLC ET SHIRE PHARMA CANADA ULC

défenderesses

Dossier : T-998-16

ET ENTRE :

SHIRE PHARMA CANADA ULC

demanderesse

et

APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

SHIRE LLC

défenderesse brevetée

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’un appel d’une ordonnance du 3 octobre 2016 par laquelle la protonotaire Mireille Tabib (protonotaire) regroupait partiellement les instances dans les dossiers portant les numéros T-1056-16 et T-998-16 (ordonnance). L’appel est interjeté par Apotex Inc (Apotex) conformément à l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles).

[2]  L’appel est rejeté pour les motifs qui suivent.

Résumé des faits

[3]  Shire LLC est la titulaire du brevet canadien no 2 547 646 (le brevet 646), intitulé « composés d’amphétamine résistant aux abus », et qui est réputé recouvrir les capsules de dimésylate de lisdexamfétamine de Shire Pharma Canada ULC mises en marché sous la marque VYVANSEMC (Shire LLC et Shire Pharma Canada ULC sont désignées collectivement par le nom « Shire » dans les présents motifs).

[4]  Apotex souhaite commercialiser et vendre au Canada une version générique de Vyvanse. Le 11 février 2016, elle a déposé à cet égard une présentation abrégée de drogue nouvelle auprès de Santé Canada sollicitant son propre avis de conformité (AC).

[5]  Le 13 mai 2016, Apotex a signifié à Shire un avis d’allégation (AA), conformément au paragraphe 5(3) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS 93-133 (Règlement MB (AC)), promulgué en application de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 (Loi sur les brevets), alléguant l’invalidité du brevet 646 et, de toute façon, que le produit générique proposé d’Apotex ne contreferait pas le brevet 646. En réponse à cet AA, et conformément au paragraphe 6(1) du Règlement MB (AC), Shire a déposé le 24 juin 2016 une demande en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un AC à Apotex relativement au produit générique jusqu’à l’expiration du brevet 646 (dossier T-998-16 de la Cour, la « demande d’interdiction »).

[6]  Dix jours plus tard, le 4 juillet 2016, Apotex a intenté une action contre Shire, conformément à l’article 60 de la Loi sur les brevets, en vue de l’obtention d’un jugement déclaratoire portant que le brevet 646 est invalide, et que le produit générique proposé d’Apotex ne contreferait aucune des revendications valides du brevet 646 (dossier T-1056-16 de la Cour, l’« action en invalidation »).

[7]  Devant la protonotaire, Shire a fondé sa requête en réunion d’instances partielle sur la nécessité d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible des deux instances sur le fond, demandant qu’elles soient instruites au cours d’une audience conjointe par le même juge, avec des témoignages de vive voix communs, mais sous réserve de la possibilité pour les parties d’attaquer l’admissibilité ou la pertinence des éléments de preuve à une ou l’autre des instances. Apotex s’est opposée à la requête.

[8]  La protonotaire a ordonné que la demande d’interdiction et que l’action en invalidation soient entendues simultanément par le même juge. De plus, la question de savoir si les allégations contenues dans l’AC sont justifiées sera tranchée en fonction des éléments de preuve produits à l’instruction de l’action en invalidation, sous réserve de leur pertinence aux fins de la demande d’interdiction. Et les éléments de preuve concernant les prétentions formulées par Shire dans la demande d’interdiction, quant à la non-validité de l’avis d’allégation, seraient présentés durant l’instruction de l’action en invalidation.

Décision de la protonotaire

[9]  La protonotaire a conclu que les arguments d’Apotex concernant le préjudice d’ordre procédural ou tactique étaient dénudés de tout fondement et que la réunion d’instances mènerait à la solution la plus expéditive et économique des deux instances. De plus, Apotex n’avait pas soutenu que la réunion d’instances porterait préjudice à ses droits substantiels. La protonotaire était convaincue que tous les droits d’Apotex seraient protégés.

[10]  Pour en arriver à sa décision, la protonotaire a observé que comme les motifs d’invalidité et de non-contrefaçon cités par Apotex dans son avis d’allégation et dans l’action en invalidation sont les mêmes et, à ce titre, qu’il y a de nombreux points communs substantiels entre les faits dans les deux instances. Toutefois, qu’il y a des différences importantes entre les deux instances en matière de causes d’action, soit leur effet, le fardeau de la preuve ainsi que les règles de procédure applicables. La protonotaire a résumé en détail les différences entre ces deux instances aux paragraphes 6 à 8 de ses motifs.

[11]  La protonotaire a également observé que bien que la demande d’interdiction soit conçue comme une procédure sommaire menée conformément au régime établi dans le Règlement MB (AC), et comme une de demande régie par les Règles, en réalité, elles sont longues et coûteuses. Des éléments de preuve importants sont habituellement présentés par les inventeurs et les nombreux experts des deux parties, sous la forme de longs et volumineux affidavits faisant l’objet de contre-interrogatoires. Les dossiers des demandes comportent souvent des milliers de pages et la plaidoirie nécessite régulièrement de trois à cinq jours d’audience.

[12]  La protonotaire a également souligné que le fait de présenter une demande d’interdiction en parallèle avec une action en invalidation qui concerne le même brevet et le même produit représente un défi de taille pour les deux parties. Et, que les parties choisissent ou non d’utiliser les mêmes avocats ou experts, les éléments de preuve établissent que parmi les neuf inventeurs qui figurent sur le brevet 646, aucun d’entre eux ne travaille actuellement chez Shire. Il faudrait nécessairement coordonner leur présence et leur disponibilité dans deux instances distinctes, mais parallèles. De plus, les enjeux liés au dédoublement et à la coordination découlant des instances tenues en parallèle ont également une incidence sur la Cour.

[13]  La protonotaire a reconnu qu’Apotex reconnaissait que le fait de tenir deux instances est coûteux, onéreux et répétitif, à la fois pour les parties et la Cour, mais que selon elle, la proposition de Shire n’établissait pas le juste équilibre entre la protection des droits procéduraux et stratégiques de toutes les parties et l’évitement du gaspillage. Toutefois, la protonotaire a observé que la procédure de réunion d’instances proposée de Shire avait été adoptée dans Novartis Pharmaceuticals Canada inc c Apotex inc., 2013 CF 142 [Gleevec], qu’elle a décrite. La protonotaire a déclaré qu’en l’espèce, il ne faisait aucun doute que la même façon de procéder réduirait considérablement les dédoublements entre les deux instances. Les éléments de preuve ne seraient présentés qu’une seule fois, de vive voix, devant la Cour, les parties n’auraient donc pas à préparer d’affidavits distincts ni à mener des contre-interrogatoires pour l’examen de la demande d’interdiction. Cela éliminerait également une importante source de retard potentiel, puisque la participation des inventeurs ne serait requise qu’au plus deux fois, soit une fois pour l’interrogatoire préalable et une autre fois pour le procès. La protonotaire a reconnu que la façon proposée de procéder ajoutait une dose de complexité, mais elle a conclu que la difficulté et le temps requis étaient dérisoires par rapport aux gains d’efficacité et aux économies qui en résulteraient grâce à l’élimination de la présentation de deux dossiers écrits en parallèle (Gleevec, au paragraphe 33).

[14]  La protonotaire a entendu les arguments d’Apotex quant au préjudice découlant de l’arrangement proposé et a abordé chacun d’eux tour à tour.

[15]  Pour ce qui est du fardeau de la preuve, la protonotaire a précédemment observé que dans la demande d’interdiction, le fardeau de la preuve reviendrait à Shire, tandis que dans l’action en invalidation, il reviendrait à Apotex de prouver l’invalidité du brevet 646 ou l’absence de contrefaçon. La protonotaire n’a pas retenu l’argument d’Apotex selon lequel lorsque la Cour doit trancher, lorsqu’il y a présentation d’un dossier de preuve commun, les droits respectifs de chaque partie dans deux processus judiciaires distincts auxquels s’appliquent des fardeaux de la preuve différents, elle pourrait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir appliquer le fardeau de la preuve comme il se doit ou, lorsque l’application du fardeau de la preuve l’exige, parvenir à des conclusions différentes, mais quand même adéquates, dans chaque instance. La protonotaire a observé qu’Apotex n’avait fourni aucun fondement juridique à l’appui de son argument et que l’affaire sur laquelle elle se fondait, Biovail Corporation c Canada (Santé), 2010 CF 46 [Biovail], ne l’aidait pas.

[16]  Pour ce qui est de l’ordre de présentation de la preuve, la protonotaire a reconnu qu’habituellement, mais pas toujours, la preuve de Shire serait signifiée en premier dans la demande d’interdiction, tandis que dans l’action en invalidation, Apotex, à titre de demanderesse, présenterait habituellement sa preuve en premier. Apotex a fait valoir que l’ordonnance de réunion d’instances demandée lui ferait subir un préjudice, puisqu’elle entraînerait une inversion de facto de l’ordre de présentation de la preuve. La protonotaire a observé que la Cour a conclu, dans le contexte des requêtes visant à inverser l’ordre des preuves dans les instances en application du Règlement MB (AC), que l’avantage tactique légitime dont profitait la partie qui dépose sa preuve en premier (elle veut probablement dire deuxième) n’est ni substantiel ni procédural. En conséquence, la perte de cet avantage tactique n’est ni préjudiciable ni injuste et ne constitue pas une raison suffisante pour faire échec à l’ordonnance d’inversion lorsque la Cour était par ailleurs convaincue que l’inversion mènerait probablement à la solution la plus expéditive et économique des questions en litige (Purdue Pharma c Pharmascience Inc, 2007 CF 1196, au paragraphe 19 [Purdue]; Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2008 CF 875, au paragraphe 13 [Eli Lilly Canada]; Lundbeck Canada Inc c Ratiopharm Inc, 2008 CF 579, au paragraphe 20 [Lundbeck]).

[17]  Pour ce qui est de l’argument d’Apotex selon lequel le fait de trancher la demande d’interdiction en se fondant sur les témoignages de vive voix, plutôt que sur des éléments de preuve présentés par écrit, éliminerait les éléments stratégiques et tactiques inhérents à la procédure habituelle, la protonotaire a reconnu que les stratégies et que les tactiques sont différentes lorsque la preuve est présentée de vive voix plutôt que par écrit, mais a conclu que tout désavantage s’appliquerait de façon égale aux deux parties et Apotex n’a pas indiqué comment elle serait désavantagée dans ces circonstances.

[18]  Enfin, il n’a pas été établi qu’une audience testimoniale conjointe amènerait la Cour à écarter le fardeau de la preuve, la protonotaire a conclu que la réunion d’instances proposée ne priverait pas Apotex de tout droit potentiel qui lui est offert conformément à l’article 8 du Règlement MB (AC).

[19]  La protonotaire a également fait trois observations supplémentaires, la première étant qu’Apotex avait décidé de son propre chef d’engager les deux instances en même temps. Cela a rendu le contentieux particulièrement ardu, mais a également rendu la réunion d’instances proposée possible et nécessaire afin d’alléger le fardeau. Apotex ne pouvait pas imposer son propre calendrier à Shire et à la Cour, tout en s’opposant à des moyens justes et raisonnables d’assurer l’usage le plus efficace possible des maigres ressources judiciaires, tout cela pour conserver son propre avantage tactique perçu.

Questions en litige

[20]  Apotex soutient que la question en litige est de savoir si la protonotaire a commis une erreur de droit en rendant l’ordonnance. Plus précisément, savoir si elle a commis une erreur en permettant à des préoccupations portant sur la célérité de l’emporter sur les droits procéduraux et substantiels et la nécessité de s’assurer que les parties sont traitées équitablement.

[21]  Shire soutient que la question en litige est de savoir si la protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante quand elle a conclu que la procédure adoptée pour régir les instances était juste et si c’était une erreur de la Cour d’imposer une procédure sur laquelle les parties ne s’entendent pas toutes.

[22]  À mon avis, le présent appel ne soulève qu’une question, c’est-à-dire, de savoir si la protonotaire a commis une erreur en ordonnant une réunion partielle des deux instances.

Norme de contrôle

[23]  Apotex soutient que l’ordonnance discrétionnaire de protonotaire est assujettie au contrôle judiciaire en fonction de la norme établie dans Housen c Nikolaisen, [2002] 2 RCS 235 [Housen]. Les conclusions de fait peuvent seulement être examinées s’il y a une erreur manifeste et dominante. À l’inverse, les erreurs de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Housen; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux paragraphes 66 et 79, la demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada déposée le 9 décembre 2016 [Hospira]). Apotex soutient que dans la mesure où l’ordonnance [traduction] « dépouille » ses droits procéduraux et substantiels et qu’elle lui cause un préjudice, la protonotaire a commis une erreur de droit et la norme de la décision correcte s’applique. De plus, qu’aucun des motifs de la protonotaire pour rejeter les préoccupations d’Apotex n’est convaincant.

[24]  Shire soutient que la norme de contrôle pour les ordonnances discrétionnaires des protonotaires est celle de l’erreur manifeste et dominante et que seulement lorsqu’il y a une question de droit, ou une question mixte de fait et de droit, lorsque la question en litige a trait à une question de droit isolable, que la norme de la décision correcte est applicable (Hospira, au paragraphe 65; Housen, aux paragraphes 19 à 37). Shire soutient que la question de savoir si l’ordonnance était injuste n’est pas une question de droit. Elle souligne également qu’Apotex n’a pas fait valoir que la protonotaire avait commis une erreur manifeste et dominante. Shire soutient que, peu importe la norme de contrôle appliquée par la Cour, la décision de la protonotaire est défendable.

[25]  Les deux parties ont dit, à juste titre, que la norme de contrôle qui s’appliquait précédemment aux ordonnances discrétionnaires des protonotaires avait récemment été revue par la Cour d’appel fédérale dans Hospira. Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale a déterminé que la norme précédente doit être abandonnée et elle a adopté la norme de contrôle formulée par la Cour suprême du Canada dans Housen. Suivant l’arrêt Housen, la norme de contrôle applicable aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit, si le principe juridique peut être isolé de la norme de la décision correcte et de la norme de contrôle, qui s’applique autrement aux questions mixtes de fait et de droit, en plus des questions de fait, et les inférences de fait, sont celles d’une erreur manifeste et dominante (Housen, aux paragraphes 8 à 37; Hospira, aux paragraphes 66 et 79).

[26]  À mon avis, le présent pourvoi soulève une question mixte de fait et de droit en ce qui concerne l’application par la protonotaire des règles et des principes juridiques régissant la réunion d’instances aux faits dont elle est saisie (Housen, au paragraphe 27; voir également Teva Canada Limited c Gilead Sciences Inc, 2016 CAF 176, au paragraphe 24 (Teva Canada Limited); Ledcor Construction Ltd c Northbridge Indemnity Insurance Co, 2016 SCC 37, au paragraphe 33) et la détermination des circonstances de fait à cet égard (Housen, aux paragraphes 36 et 37). Par conséquent, l’ordonnance ne doit pas être infirmée, à moins qu’il n’y ait une erreur manifeste et dominante.

[27]  Bien que la décision de la protonotaire ne recense pas explicitement les dispositions applicables des Règles, il est évident qu’elle tenait compte de l’alinéa 105a), qui permet de réunir des instances, de l’article 3, qui exige que les Règles soient interprétées et appliquées de façon à apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible de chaque instance sur le fond et des éléments de preuve dont elle disposait saisie pour décider si une réunion d’instances était appropriée dans les circonstances de l’espèce.

[28]  Une erreur manifeste et dominante a été décrite comme étant une erreur qui est « à la fois évidente et déterminante, en ce sens qu’elle mine l’issue de l’instance inférieure » (Teva Canada Limitée, au paragraphe 24). En outre, que « [...] [l]orsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier. » (Keay c Canada, 2016 CAF 281, au paragraphe 6). Autrement dit, il s’agit d’une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue.

Argument

Thèse du demandeur

[29]  Apotex soutient que les actions sont incompatibles et ne peuvent être réunies parce que les questions à trancher sont différentes, qu’il y a conflit sur le plan du fardeau de la preuve et que des normes de conduite différentes s’appliquent (Canadien Pacifique Ltée c Sheena M (Le)), [2000] 4 CF 159 (CF) [Canadien Pacifique]). Par conséquent, il ne s’agit pas d’une affaire où la réunion d’instances était appropriée. De plus, il a été conclu que la perte d’avantages tactiques ou de nature procédurale constitue le genre de préjudice qui milite contre l’accueil d’une requête en réunion d’instances (Eli Lilly and Co c Novopharm Ltd, [1994] ACF no 680 (CF 1re inst.), au paragraphe 8 [Eli Lilly]; des raisons semblables dans Eli Lilly and Co c Apotex Inc, [1994] ACF no 681 (CF 1re inst.)). Apotex soutient également que cette idée est une variante d’un principe plus vaste qui sous-tend les Règles, à savoir que la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance (Merck and Co c Apotex Inc, 2003 CAF 438, au paragraphe 13 [Merck]).

[30]  Apotex affirme que la protonotaire a commis une erreur de droit en ne reconnaissant pas que les différences dans la nature des instances font en sorte qu’il est impossible de les entendre ensemble sans altérer la nature de la demande d’interdiction, et, en rendant une décision qui portait préjudice à Apotex.

[31]  Apotex soutient que la jurisprudence établit que les instances qui comportent des questions de droit différentes, des fardeaux de la preuve différents et des principes différents ne doivent généralement pas être réunies. La protonotaire n’a pas tenu compte du fait que, malgré les mêmes arguments techniques et scientifiques en cause, la demande d’interdiction et l’action en invalidation sont fondamentalement différentes et ne peuvent pas être réunies sans en modifier fondamentalement la nature. De plus, que l’ordonnance remplace effectivement et à tort une instance prévue par le Règlement MB (AC) par une instance différente qui comporte des avantages et des fardeaux différents.

[32]  Apotex reconnaît que dans Gleevec, une ordonnance de réunion d’instances semblable a été accordée. Toutefois, elle soutient que cela a été fait avec le consentement des deux parties, ce qui constitue une distinction importante. De plus, que son expérience dans Gleevec explique sa réticence à consentir encore une fois à la même procédure. Plus précisément, un examen des observations finales sur ce sujet illustre qu’il y avait un débat continu sur la question de savoir quelles allégations étaient propres à l’action et lesquelles étaient propres à la demande dans la mesure où un résultat différent devrait s’ensuivre dans chaque instance.

[33]  Pour ce qui est du préjudice, Apotex soutient que la réunion d’instances a eu pour effet d’éliminer la différence dans le fardeau de la preuve dans chaque instance. Si l’action en contrefaçon est refusée, alors Apotex ne pourra en aucun cas entrer sur le marché, même si elle gagne la demande d’interdiction. Un résultat plus probable est que la Cour prêtera moins d’attention aux différents fardeaux et qu’elle privilégiera plutôt la norme qui s’applique à l’action en invalidation. Et, même si le juge qui préside est en mesure de soupeser les différences quant au fardeau, Apotex aura subi un préjudice dans l’élaboration de ses éléments de preuve en reconnaissance du fardeau applicable dans chaque cas.

[34]  Pour ce qui est de l’ordre de présentation de la preuve, la demande d’interdiction exigerait que Shire présente sa preuve en premier et qu’Apotex y réponde. Cela fournit à Apotex l’avantage procédural de connaître les moyens de preuve qu’elle doit réfuter. La réunion d’instances inverse en fait cet ordre et retire explicitement ainsi un avantage procédural important. De plus, la protonotaire a minimisé à tort cette perte comme étant de nature purement tactique ou comme étant négligeable [Eli Lilly; Merck].

[35]  Apotex soutient également que la demande d’interdiction serait habituellement tranchée en fonction d’un dossier papier et de contre-interrogatoires extrajudiciaires. Cela permet aux parties de prendre des décisions stratégiques quant à la manière dont elles produisent des éléments de preuve et dont elles procèdent aux contre-interrogatoires, qui diffèrent de ce qui se fait dans le cas d’une action, qui aurait recours au témoignage de vive voix, et dont l’ordonnance élimine cet élément tactique de la demande d’interdiction. En ce qui concerne la conclusion de la protonotaire, selon laquelle l’élimination de cet avantage tactique pourrait également causer un préjudice à Shire, cela n’a guère d’importance. Un préjudice est un préjudice et la propension de Shire à accepter un préjudice ne signifie pas qu’Apotex doit le faire aussi.

[36]  Même s’il n’est pas clairement formulé, Apotex avance aussi l’argument que, dans la mesure où la demande d’interdiction est rejetée à cause du préjudice découlant de la réunion d’instances, le résultat est qu’elle serait également privée de manière inéquitable des dommages-intérêts prévus à l’article 8 du Règlement MB (AC) et qu’il s’agit d’un autre motif pour lequel la présente réunion d’instances n’est pas appropriée.

Position de l’intimée

[37]  Shire soutient qu’aucune erreur de droit ne découle de la réunion partielle des deux instances. La Cour a une compétence inhérente pour ordonner que des instances, de même type ou non, dans la mesure où elles portent sur les mêmes questions, soient organisées de manière à éviter la multiplicité des instances et à favoriser la solution la plus expéditive et économique des instances, et que la réunion d’instances totale ou partielle soit l’un de ces moyens (Montana Band c Canada, [1999] ACF no 1631 (CF), confirmé en 2000 par CarswellNat 2646 (CAF) [Montana Band]; Global Restaurant Operations of Ireland Ltd c Boston Pizza Royalties Ltd Partnership, 2005 CF 317 [Boston Pizza]; Gleevec; Sanofi-Aventis Inc c Novopharm Limited, 2009 CF 1285, aux paragraphes 36 et 37 [Sanofi-Aventis]; article 3 et alinéa 105a) des Règles). La question clé est de savoir si la réunion d’instances partielle répond aux critères de l’article 3.

[38]  L’argument d’Apotex selon lequel il était inapproprié pour la Cour d’imposer une autre voie qui n’avait pas de consentement et qui ne tient pas compte du fait que la Cour, et non les parties, contrôle ses propres processus et procédures. En outre, la Cour accorde systématiquement des requêtes sans consentement. De plus, le Règlement MB (AC) ne stipule aucune procédure pour les demandes d’interdiction, ce sont plutôt les Règles qui régissent les instances et les délais. Dans tous les cas, comme l’a conclu la protonotaire, il est nettement plus expéditif et économique d’entendre la demande d’interdiction fondée sur une preuve commune, comme il a été établi dans l’ordonnance, que d’avoir un dossier complètement distinct et parallèle et une audience distincte pour la demande d’interdiction. Quant aux préoccupations d’Apotex concernant Gleevec, l’absence d’accord entre les parties n’est pas propre à l’instance réunie utilisée dans cette affaire et, dans ce cas-là, le débat était en fait assez limité (Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, aux paragraphes 90 à 92, autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée dans 2015 CarswellNat 1120); Alcon Canada Inc. c Apotex Inc., 2014 CF 791, aux paragraphes 72 à 97; AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] ACF no 855 (CAF), aux paragraphes 21 à 25).

[39]  Shire soutient que les modifications apportées à la procédure normale dans la demande d’interdiction ne sont pas préjudiciables et que cela mènera à une instance plus juste. Le témoignage de vive voix est préférable à un dossier, car il permet d’apprécier la crédibilité (Amgen Canada Inc. c Apotex Inc., 2015 CF 1261, au paragraphe 15 [Amgen]; Gleevec, au paragraphe 33). Ainsi, la procédure mise en œuvre par l’ordonnance ne constitue pas une erreur de droit simplement parce que la nature de la demande d’interdiction peut avoir été modifiée.

[40]  Shire soutient également que la protonotaire n’a commis aucune erreur manifeste et dominante. En ce qui concerne la prétention d’Apotex selon laquelle la réunion d’instances est préjudiciable parce qu’elle élimine effectivement la différence dans le fardeau de la preuve dans chaque instance, Shire soutient qu’aucun élément de preuve n’étaye cette allégation.

[41]  Pour ce qui est de l’ordre de présentation de la preuve, le Règlement MB (AC) ne stipule aucun droit de procéder dans un certain ordre de la présentation de la preuve. La Directive sur la procédure de la Cour concernant les directives sur la gestion de cas pour les demandes d’AC prévoit expressément [traduction] « la question de savoir si la demande fera une demande d’inversion de l’ordre de présentation de la preuve », ce qui est systématiquement ordonné (voir par exemple Biovail, au paragraphe 1). En outre, il n’y a aucun élément de preuve selon lequel Apotex subira un préjudice par l’inversion de l’ordre de présentation de la preuve et toute préoccupation à l’égard des préjudices est également atténuée par le fait que les éléments de preuve sont présentés par le témoignage de vive voix, ce qui donne au juge qui préside l’occasion de poser des questions et de demander des clarifications [Lundbeck].

[42]  Shire soutient également que la possibilité qu’Apotex puisse avoir de modifier son approche tactique ne constitue pas un préjudice. Il n’y avait aucun élément de preuve qui indiquait qu’Apotex subirait un préjudice du fait de recourir au témoignage de vive voix plutôt qu’à des affidavits et des contre-interrogatoires extrajudiciaires. L’article 3 exige seulement que l’instance soit juste. Si un préjudice existe et se produit de la même façon pour les deux parties, aucune des parties ne peut donc se plaindre d’une instance injuste parce qu’elle a été défavorisée.

[43]  Shire soutient également que la date du procès avait déjà été prévue pour avril 2018 et que de revenir à des instances parallèles à cette étape serait indéniablement un gaspillage et plus coûteux. L’ordonnance prévoit également le résultat le plus juste, car les demandes en application du Règlement MB (AC) utilisent une instance qui est loin d’être idéale pour la Cour (Gleevec, au paragraphe 33; Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Ltd, 2007 CF 596, aux paragraphes 46 à 50; Amgen, au paragraphe 15) et l’ordonnance corrige beaucoup de ces lacunes. De plus, cette meilleure option résulte de la stratégie d’Apotex de signifier sa déclaration peu après le début de l’instruction de la demande d’interdiction.

[44]  Shire conteste également l’argument d’Apotex voulant que le principe juridique selon lequel la « justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance » sous-tend les Règles et le processus d’instruction de façon plus générale. Shire soutient que l’article 3 est le principe juridique approprié qui sous-tend les Règles et que l’arrêt Merck est différent. L’arrêt Merck soutient que l’article 385 n’autorise pas un protonotaire à l’emporter sur un droit juridique expressément prévu par les Règles. Cependant, en l’espèce, Apotex n’a pas démontré qu’elle a perdu un droit précis prévu par les Règles, ou un droit juridique, suite à l’ordonnance. Comme la protonotaire l’a reconnu, Apotex n’a même pas fait valoir qu’il y a eu atteinte à ses droits substantiels et elle a conclu qu’Apotex ne serait privée d’aucun droit potentiel prévu par l’article 8 aux termes du Règlement MB (AC).

[45]  Shire présente également un certain nombre d’arguments écrits pour expliquer les raisons pour lesquelles il serait injuste de procéder séparément, ce que je n’ai pas à trancher dans le présent appel.

Discussion

[46]  À mon avis, la protonotaire n’a pas commis une erreur manifeste et dominante en ordonnant une réunion d’instances partielle de la demande d’interdiction et de l’action en invalidation, compte tenu des faits dont elle disposait.

[47]  L’alinéa 105a) stipule que la Cour peut ordonner, à l’égard de deux ou plusieurs instances, qu’elles soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement. En outre, l’article 3 des Règles stipule que les règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Notre Cour a également conclu que le fait d’éviter la multiplication des instances et celui de favoriser le déroulement rapide et à moindre coût des instances sont les principes directeurs et les objectifs recherchés par la réunion d’instances (Halifax (Municipality) c Canada, 2008 CF 1159, au paragraphe 10); Boston Pizza, au paragraphe 11; Sanofi-Aventis, au paragraphe 8) et a ordonné la réunion des instances dans diverses circonstances, y compris la réunion partielle d’instances de nature différente et de sa propre initiative (Boston Pizza; Gleevec; Sanofi-Aventis; Janssen-Ortho Inc c Apotex, 2009 CF 866; Montana Band).

[48]  Dans Sanofi-Aventis, la juge Snider a résumé les principes tirés de la jurisprudence concernant une requête en application de l’article 105, y compris le principe selon lequel c’est la partie qui présente la requête qui doit prouver que la réunion d’instances ne causera « ni préjudice ni injustice » à la partie intimée (citant Eli Lilly, au paragraphe 6) :

[8]  Une ordonnance de réunion d’instances en application de l’article 105 des Règles des Cours fédérales doit être fondée sur un certain nombre d’objectifs de manière « à éviter la multiplication des instances et à favoriser un règlement rapide et peu coûteux des instances » (Global Restaurant Operations of Ireland Ltd. c Boston Pizza Royalties Ltd. Partnership, 2005 CF 317, 38 CPR (4th) 551 (CF) (Boston Pizza), au paragraphe 11; John E. Canning Ltd. c Tripap Inc. (1999), 167 FTR 93, 88 ACWS (3d) 543 (CF 1re inst.), au paragraphe 27 [Canning]. Dans le cas d’un procès en brevet, la réunion d’instances élimine la multiplication des préparations préliminaires, ce qui comprend la production de documents, l’interrogatoire des témoins et la longueur du procès lui-même (Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd. (1993), 69 FTR 178, 51 CPR  (3d) 480 (CF 1re inst.), au paragraphe 7 [Apotex-Wellcome]). Dans la décision Canning du juge Lemieux, ces objectifs contribuent à « l’intérêt général de la justice, [à] sa bonne administration et [à] l’intérêt véritable des parties » (précitée, paragraphe 26).

9  La jurisprudence a soulevé un certain nombre de facteurs dont il peut être tenu compte au moment de décider si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire en application de l’article 105 (voir Boston Pizza, précitée, au paragraphe 11; John E. Canning, précitée, au paragraphe 27; Knappett Construction Ltd. c Canada (Ministre du Travail), 87 ACWS (3d) 30, [1999] ACF no 308 (CF 1re inst.), au paragraphe 18 [Knappett]; Sivamoorthy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 307, 121 ACWS (3d) 1125 (CF 1re inst.) (Sivamoorthy); Montana Band c Canada (1999), 182 FTR 161, 93 ACWS (3d) 44 (CF 1re inst.) (Montana Band). Ces facteurs comprennent la similitude des parties, des questions en litige, des faits et des réparations et le préjudice causé.

10  Concernant le facteur de la similitude des faits et des questions de droit, le protonotaire Hargrave a conclu dans la décision Fibreco Pulp Inc. c Star Dover (The) (1998), 145 FTR 125, 78 ACWS (3d) 437 (CF 1re inst.) [Fibreco], que la règle portant sur la réunion des instances « n’exige pas que les causes d’actions distinctes ne soulèvent que des questions de droit ou de fait communes, mais simplement que certaines de ces questions le soient » (paragraphe 42).

11  En matière de préjudice causé, le fait que la Cour juge que la réunion causerait un préjudice à l’une des parties joue contre la réunion des instances (Boston Pizza, précitée, paragraphe 11). Le juge Rothstein (tel était alors son titre) a conclu que c’est la partie qui sollicite la réunion d’instances qui doit prouver que la réunion ne causera ni préjudice ni injustice aux parties intimées; voir la décision Eli Lilly and Co. v. Novopharm Ltd. (1994), 55 CPR (3d) 429, 48 ACWS (3d) 31, paragraphe 6 (CF 1re inst.) [Eli Lilly]). Dans la décision Apotex-Wellcome, le juge Mackay constate, en accord avec la jurisprudence, que le fardeau de la preuve repose sur la partie qui présente la requête (la défenderesse le plus souvent) pour ce qui est de prouver que la poursuite des actions séparément serait un abus de procédure ou porterait atteinte à la partie présentant la requête (voir le paragraphe 15 de la décision précitée et les décisions Mon-Oil Ltd. c Canada, (1989) 27 FTR 50, 26 CPR (3d) 379 (CF 1re inst.) (Mon-Oil); Fruit of the Loom Inc. c Chateau Lingerie Manufacturing Co. (1984), 79 CPR (2D) 274 (CF 1re inst.)). La partie qui présente la requête doit prouver l’existence d’un préjudice et non pas seulement d’un inconvénient (Apotex-Wellcome, précitée, au paragraphe 15).

[49]  En l’espèce, Apotex et Shire ne contestent pas que la demande d’interdiction et l’action en invalidation portent des points communs, ce qui indiquerait normalement qu’une réunion d’instances est une option appropriée, y compris le fait qu’elles portent sur le même brevet, les mêmes parties et les mêmes allégations importantes d’invalidité et de non-contrefaçon. Cependant, Apotex soutient que la protonotaire a commis une erreur en accordant la réunion d’instances, car elle a omis de reconnaître que, à cause des différences dans la nature des instances, la nature de la demande d’interdiction sera nécessairement modifiée du fait de la réunion d’instances et, en conséquence, Apotex subira un préjudice.

[50]  À mon avis, et comme il a été mentionné précédemment, l’espèce ne soulève aucune question de droit. En outre, la protonotaire n’a pas commis d’erreur en cernant et appliquant les règles de droit concernant les réunions d’instances énoncées précédemment. Plus précisément, elle a expressément examiné les arguments d’Apotex quant au préjudice et elle a accordé la réunion d’instances au motif qu’ils étaient sans fondement. En outre, elle a conclu que la réunion d’instances n’a violé aucun des droits procéduraux qui sont prévus par le Règlement MB (AC) ou par les Règles et qui ne peuvent pas être modifiés à la discrétion de la Cour.

[51]  À mon avis, les motifs de la protonotaire indiquent clairement qu’elle a reconnu et apprécié les natures différentes de la demande d’interdiction et de l’action en invalidation. La protonotaire a décrit et a comparé chaque instance dans les paragraphes 6 à 8 de ses motifs.

[52]  La protonotaire a également reconnu qu’en réunissant partiellement les deux instances, le type de procédure suivie habituellement pour une demande d’interdiction serait modifié, principalement par le recours au témoignage de vive voix plutôt qu’à des affidavits aux transcriptions des contre-interrogatoires extrajudiciaires des déposants des affidavits, et, par l’ordre de présentation de la preuve. Elle a également expressément reconnu que la réunion d’instances partielle a ajouté un niveau de complexité qui pourrait donner lieu à un débat sur la question de savoir si des parties des éléments de preuve présentés au procès ne sont pas visées par l’AA et, par conséquent, doivent être écartées dans le règlement définitif de la demande d’interdiction. La protonotaire a soupesé ces modifications à l’instance par rapport à une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible des deux instances, et elle a exercé son pouvoir discrétionnaire pour procéder à la réunion d’instances. À mon avis, Apotex est essentiellement en désaccord avec l’évaluation de la protonotaire à cet égard. Cela ne donne pas lieu à une erreur de droit et Apotex n’a pas établi une erreur manifeste et dominante dans l’évaluation.

[53]  Apotex cite Canadian Pacific pour appuyer la proposition selon laquelle les actions sont incompatibles et ne peuvent être réunies parce que les questions à trancher sont différentes, qu’il y a conflit sur le plan du fardeau de la preuve et que des normes de conduite différentes s’appliquent. Tout d’abord, je souligne encore une fois que les allégations substantielles dans la demande d’interdiction et dans l’action en invalidation sont les mêmes. Quoi qu’il en soit, l’arrêt Canadian Pacific est différent. Dans cette affaire, la demanderesse cherchait à réunir une action en limitation de responsabilité, par laquelle le propriétaire du navire cherchait à limiter sa responsabilité en application de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, et une action en dommages-intérêts. La demande a été rejetée au motif que les actions soulevaient des questions à trancher différentes; qu’elles avaient des conflits sur le plan du fardeau de la preuve et que des normes de conduite différentes s’appliquaient. La Cour a conclu que l’action en limitation de responsabilité devrait ressembler à une procédure sommaire, alors que l’action en dommages-intérêts serait un contentieux complexe et la réunion d’instances permettrait d’économiser très peu et pourrait, en fait, entraîner de frais supplémentaires importants. En outre, l’action en limitation de responsabilité était nettement plus avancée que l’action en dommages-intérêts et elle ne devrait pas être retardée. Cette situation n’était pas semblable aux circonstances factuelles présentées à la protonotaire.

[54]  Apotex soutient également que le principe selon lequel la « justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance » (Merck, au paragraphe 13) sous-tend les Règles et le processus d’instruction de façon plus générale. À mon avis, la protonotaire n’a pas subordonné la justice au caractère expéditif. L’article 3 exigeait qu’elle examine la réunion d’instances proposée dans le contexte d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible aux deux instances. C’est ce qu’elle a fait. En outre, la citation tirée de Merck a été faite dans le contexte de la privation d’un droit précis d’avoir des réponses aux questions posées lors de l’interrogatoire préalable en application de l’article 240. La Cour d’appel fédérale a affirmé que le droit n’était pas simplement théorique et qu’il ne pourrait pas être remplacé par le libellé général de l’alinéa 385(1)a) ou de l’article 3 des Règles. C’est dans ce contexte que la Cour d’appel fédérale a observé que le terme « juste », qui figurait dans les deux dispositions des Règles, confirmait que la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance. En l’espèce, Apotex n’allègue pas qu’elle a perdu des droits substantiels et la protonotaire avait le pouvoir discrétionnaire pour accorder la réunion d’instances (Lundbeck, au paragraphe 18).

[55]  En ce qui concerne l’argument d’Apotex voulant que la réunion d’instances remplace effectivement une instance prévue par le Règlement MB (AC) par une instance différente qui comporte des avantages et des fardeaux différents, tandis que le Règlement MB (AC) précise que lorsqu’un fabricant de produits génériques reçoit signification d’un AA, il peut présenter une demande devant la Cour en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction (paragraphe 6(1)) et les délais concernant ce processus, comme l’a indiqué la protonotaire, le reste de l’instance se fait en application des Règles. Puisque les Règles permettent la réunion d’instances, une instance prévue par la loi n’est pas remplacée. En plus, comme il est indiqué ci-après, la protonotaire a également examiné les allégations d’Apotex sur le préjudice. Il n’y a pas d’erreur à cet égard.

[56]  Apotex soutient également que son expérience dans Gleevec donne un exemple des raisons pour lesquelles ce genre de réunion d’instances ne devrait pas être permis. Plus précisément, que dans Gleevec, il y avait un débat important pour savoir quelles allégations devraient faire partie de quelle instance. Cependant, la protonotaire a particulièrement examiné et rejeté cet argument et a observé que deux dossiers de preuve seront constitués et auxquels deux fardeaux de la preuve différents doivent s’appliquer, ce qui pourrait conduire à des arguments complexes, mais elle a conclu que cette complexité paraît « dérisoire par rapport aux gains d’efficacité et des économies qui en résulteraient grâce à l’élimination de la présentation de deux dossiers écrits distincts » (au paragraphe 15). Apotex semble laisser entendre que, contrairement à Gleevec, où on a donné le consentement à une réunion d’instances semblable, la protonotaire a commis une erreur en imposant une réunion d’instances en l’espèce; cet argument est sans fondement. La protonotaire a rendu une décision détaillée à l’égard une requête attaquée. Elle a examiné les arguments, elle a appliqué les Règles et les considérations juridiques pertinentes aux faits dont elle disposait et elle a rendu sa décision. C’était son rôle. Un consentement n’était pas exigé.

[57]  La véritable question en l’espèce est de savoir si la protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la réunion d’instances était juste et expéditive. Ce qui soulève la question du préjudice.

[58]  Pour étayer sa proposition selon laquelle la perte d’un avantage tactique en l’espèce équivaut à un préjudice, Apotex se fonde exclusivement sur le paragraphe suivant de la décision de la Cour rendue en 1994 dans Eli Lilly :

8  [traduction] En outre, je me demande si une réunion des instances ou une ordonnance visant à instruire les affaires en même temps pourrait mener à un avantage tactique pour l’une ou l’autre des parties. L’avocat d’Apotex soutient que la réunion d’instances permettra à Eli Lilly de contre-interroger Novopharm au sujet de l’accord Apotex-Novopharm. Ce ne serait probablement pas possible sans une telle ordonnance. Je ne crois pas qu’une ordonnance de réunion d’instances ou une ordonnance visant à instruire les affaires en même temps avaient pour but de causer un bouleversement de l’équilibre procédural dans les instances de façon à donner un avantage tactique à l’une ou l’autre des parties. À ce stade-ci, je ne suis pas convaincue que cela ne se produira pas.

[59]  À mon avis, Eli Lilly se distingue quant aux faits. Dans Eli Lilly, le juge Rothstein (tel était alors son titre) était saisi d’une requête du titulaire du brevet, Eli Lilly, visant à ordonner que deux actions en contrefaçon de brevet, contre deux parties distinctes, Novopharm Ltd et Apotex Inc, soient entendues ensemble. La demande de réunion d’instances d’Eli Lilly était fondée sur un accord conclu entre Novopharm Ltd et Apotex Inc concernant une licence obligatoire accordée à Novopharm Ltd, accord qui, selon Eli Lilly, liait les deux actions de telle sorte qu’elles devraient être réunies. Les préoccupations concernant l’avantage tactique ont été soulevées du fait que Eli Lilly pouvait contre-interroger des témoins de Novopharm Ltd sur l’accord Apotex-Novopharm si les instances étaient réunies, ce qui ne serait vraisemblablement pas possible autrement. Le juge  Rothstein a également observé que la réunion d’instances n’était pas sollicitée pour le motif que les instances étaient semblables, mais en raison de l’existence de l’accord Novopharm-Apotex, ce qui, à son avis, ne devrait pas justifier que les instances soient instruites ensemble. En outre, que la réunion d’instances s’applique normalement lorsque les causes d’action sont les mêmes et que les preuves sont parallèles et que l’issue d’une affaire règlerait selon toute vraisemblance l’autre. En plus, le juge Rothstein a observé que l’avocat du demandeur a indiqué au cours des plaidoiries que la d’instances n’était pas le recours approprié.

[60]  Je ne suis pas non plus convaincue que l’arrêt Eli Lilly appuie la proposition selon laquelle toute perte d’un avantage tactique entraîne nécessairement des préjudices et, par conséquent, empêche les réunions d’instances. Il ne laisse pas non plus entendre que les considérations tactiques à elles seules justifient le rejet d’une demande de réunion d’instances lorsque les considérations de politique générale sous-jacentes au règlement d’instances de la manière la plus expéditive et économique militent fortement en faveur d’une forme de réunion d’instances. À cet égard, le juge Rothstein a également déclaré que [traduction] « […] Quant à savoir si les instances peuvent être instruites en même temps, de façon concomitante ou de façon séquentielle, je crois qu’il convient pour l’instant de laisser cette question de côté. Je ne suis pas prêt à dire qu’un certain avantage d’efficacité n’est pas possible si cette réunion d’instances peut être faite » (au paragraphe 9).

[61]  Apotex a soutenu devant la protonotaire que si les instances étaient réunies, la Cour pourrait ne pas vouloir ou ne pas pouvoir appliquer le fardeau de la preuve comme il se doit ou, lorsque l’application du fardeau de la preuve l’exige, parvenir à des conclusions différentes, mais quand même adéquates, dans chaque instance. La protonotaire a rejeté cet argument pour les motifs qu’elle a exposés. Devant moi, Apotex soutient que même si la Cour était en mesure de mettre en équilibre des fardeaux différents, elle subirait un préjudice parce qu’on « l’empêcherait d’élaborer ses éléments de preuve en fonction du fardeau applicable en l’espèce ». Elle a donné en exemple le fait que, dans la demande d’interdiction, Apotex peut choisir de se fonder sur le défaut de Shire d’examiner certains arguments qu’elle soulève en matière d’utilité. Dans l’instance réunie, Apotex soutient qu’elle pourrait être privée d’agir de cette manière, parce qu’il lui faudrait s’acquitter du fardeau applicable à l’action en invalidation, fardeau qui favorise Shire. Cependant, Shire soutient que dans la demande d’interdiction, Apotex doit quand même présenter au moins certains éléments de preuve pour étayer chacune de ses allégations avant que le fardeau ne passe à Shire. Par conséquent, Apotex a tort si elle laisse entendre qu’elle peut simplement, dans la demande d’interdiction, se fonder sur le fardeau, et non sur ses propres éléments de preuve, pour étayer toute allégation non abordée par Shire (Pharmascience Inc c Canada (Santé), 2014 CAF 133, au paragraphe 36). En outre, puisque les éléments de preuve s’appliquent à l’action en invalidation et à la demande d’interdiction, il est difficile de déterminer comment Apotex subirait un préjudice en élaborant des éléments de preuve supplémentaires pour s’acquitter de son fardeau dans l’action en invalidation.

[62]  À mon avis, la thèse d’Apotex à cet égard est simplement une autre réitération de la perte d’un avantage tactique concernant l’inversion du fardeau de la preuve, que la protonotaire a réglée, comme il est indiqué ci-après.

[63]  En ce qui concerne l’inversion de l’ordre de présentation de la preuve, la protonotaire a cité Lundbeck, qui a examiné une demande d’interdiction en application du Règlement MB (AC) visant à inverser l’ordre dans lequel les éléments de preuve devaient été présentés. En l’espèce, il a été conclu que la Cour doit être convaincue de l’efficacité de la proposition sans, cependant, modifier « les droits substantiels des parties ni l’équité de leurs droits procéduraux » (au paragraphe 19, citant Purdue, au paragraphe 8). Quant à savoir si la fabricante de médicaments génériques défenderesse sera privée de son « droit » de signifier sa preuve en réponse que lui garantit l’article 307, la Cour, dans Lundbeck, a soutenu que cette disposition confère un droit procédural plutôt qu’un droit substantiel, sous réserve toujours du pouvoir discrétionnaire de la Cour de l’exempter de l’application de la règle. En outre, que l’inversion de l’ordre de présentation de la preuve ne constitue pas non plus une iniquité de procédure lorsque le défendeur démontre qu’un droit de réponse est requis et qu’il a la possibilité de le faire. La protonotaire a cité également Purdue, au paragraphe 19, et Eli Lilly Canada, au paragraphe 13.

[64]  En conséquence, contrairement à l’argument d’Apotex, la protonotaire a reconnu, comme il se doit, qu’une inversion de l’ordre de présentation de la preuve n’était pas un droit substantiel. En outre, dans la mesure où l’ordre de présentation de la preuve peut être modifié, dans les circonstances appropriées, il n’est pas non plus un « droit » procédural. Il s’agit, comme le décrit Apotex, d’un avantage procédural. Ainsi, il s’agit également d’un avantage tactique, qui est la façon dont l’a décrit la protonotaire. La protonotaire a examiné les circonstances factuelles, mais a conclu que la perte de cet avantage n’était pas un préjudice suffisant pour l’emporter sur les avantages d’une réunion d’instances.

[65]  Apotex soutient également que la réunion d’instances supprime les avantages tactiques associés à la poursuite d’une demande d’interdiction par le biais d’un dossier écrit plutôt qu’un témoignage de vive voix. La protonotaire a conclu que tous les préjudices qui en découlent s’appliqueraient de façon égale aux deux parties. Apotex soutient que la propension de Shire à accepter un préjudice ne signifie pas qu’elle doit le faire aussi. Tout d’abord, je soulignerais qu’Apotex n’a pas démontré qu’elle subirait un désavantage réel, tactique ou autre, si ces éléments de preuve sont présentés de vive voix. Ensuite, à mon avis, le fait que tout préjudice s’appliquerait de façon égale aux deux parties compromet fortement l’argument selon lequel une des parties subirait un préjudice réel important s’il y avait réunion d’instances. En plus, ce qu’Apotex affirme est un avantage tactique perçu dans l’ordre de présentation de la preuve. Enfin, cependant, les éléments de preuve parlent d’eux-mêmes et leur objectif est de permettre de rendre une décision juste et équitable.

[66]  Dans tous les cas, la protonotaire a tenu compte du fait que la réunion d’instances ferait en sorte que les éléments de preuve ne seraient présentés qu’une seule fois, de vive voix, devant la Cour et elle a conclu que cela éliminerait la nécessité de préparer et de déposer des affidavits et de mener des contre-interrogatoires, et que cela éliminerait également une source de retard potentielle. Elle n’était pas convaincue que tout préjudice découlant d’un témoignage de vive voix uniquement donnerait lieu à une décision injuste ni que cela l’emporterait sur les avantages d’une décision plus expéditive et moins coûteuse.

[67]  Je ne suis pas convaincue non plus qu’Apotex fait face à un préjudice relativement à son droit éventuel à des dommages-intérêts aux termes de l’article 8 du Règlement MB (AC) en raison de la réunion d’instances. Si je comprends correctement l’argument d’Apotex, elle reconnaît que la réunion d’instances ne la prive d’aucune façon de son droit procédural aux dommages-intérêts prévus à l’article 8. Au contraire, que dans la mesure où une défaite concernant la demande d’interdiction peut être attribuée à la réunion d’instances et, plus précisément, aux désavantages tactiques qu’elle a créés pour Apotex, la réunion d’instances a l’effet domino de priver Apotex d’un recours par ailleurs justifié aux termes de l’article 8. Je ne vois aucune erreur dans la conclusion de la protonotaire selon laquelle, étant donné que tout désavantage tactique est sans fondement, cet argument est dépourvu de fondement.

[68]  Essentiellement, devant moi, Apotex simplement réaffirme sa thèse présentée à la protonotaire, qui se résume à son allégation qu’elle subira un préjudice du fait qu’elle est privée d’avantages tactiques. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Hospira, « […] le juge des requêtes saisi d’un appel fondé sur l’article 51 des Règles fera toujours bien de se rappeler que le protonotaire responsable de la gestion de l’instance connaît très bien les questions et les faits particuliers de l’affaire, de sorte que l’intervention ne doit pas être décidée à la légère » (au paragraphe 103). Je suis convaincue que la protonotaire a compris le Règlement MB (AC), les Règles, la jurisprudence et les principes régissant les requêtes en réunion d’instances et tous les autres faits pertinents, qu’elle en a tenu compte et qu’elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante dans ses conclusions de fait ou autres.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. Le présent appel est rejeté.

  2. L’intimée a droit à ses dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1056-16

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c SHIRE LLC ET SHIRE PHARMA CANADA ULC

 

ET DOSSIER :

T-998-16

 

INTITULÉ :

SHIRE PHARMA CANADA ULC c APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET SHIRE LLC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 décembre 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 février 2017

 

COMPARUTIONS : (Dossier T-1056-16)

Sandon Shogilev

 

Pour la demandeRESSE

 

Jay Zakaïb

Alex Gloor

 

Pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demandeRESSE

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défendeRESSES

 

COMPARUTIONS : (Dossier T-998-16)

Jay Zakaïb

Alex Gloor

 

Pour lA demandeRESSE

 

Sandon Shogilev

Pour la défenderesse

APOTEX INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

APOTEX INC.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour lE défendeUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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