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Date : 20180326


Dossier : T-2141-15

Référence : 2018 CF 337

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

ODYSSEY TELEVISION NETWORK INC. et 2371349 ONTARIO INC.

demanderesses

et

ELLAS TV BROADCASTING INC., ELLAS TV CANADA INC., ELLAS TV INC. et 1606911 ONTARIO INC. (aussi connues sous le nom de GREEK WORLD MUSIC & ENCORE PRODUCTIONS)

défenderesses

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PHELAN

I.  Introduction et nature de l’affaire

[1]  Les deux requêtes en cause ont tout d’abord été présentées conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales (les Règles), mais la tenue d’une audience a été ordonnée par la suite.

[2]  Le litige porte principalement sur les droits de diffusion d’émissions en grec au Canada. Au départ, les demanderesses avaient intenté une action en vue d’empêcher les défenderesses de diffuser ces émissions. Dans les motifs invoqués, les demanderesses soutenaient qu’elles étaient les distributrices légales exclusives desdites émissions en grec, et que leur diffusion par les défenderesses portait atteinte aux droits obtenus conformément à la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, ainsi qu’à la Loi sur la radiocommunication, LRC 1985, c R-2.

[3]  Les demanderesses ont introduit la première requête afin d’obtenir un jugement par défaut contre les défenderesses pour omission de déposer une défense.

La seconde requête, présentée par les défenderesses le jour même où elles ont soumis leur réponse à la requête en jugement par défaut des demanderesses, visait à obtenir une prorogation du délai pour signifier et déposer leur défense.

[4]  Les deux requêtes ont été entièrement plaidées oralement. Il convient de souligner que Greek World Music & Encore Productions a par la suite été constituée défenderesse dans la requête introduite par les demanderesses, mais qu’elle n’a pas pris part à la présente action.

II.  Contexte

[5]  Les demanderesses sont des sociétés affiliées et se disent les titulaires exclusives du droit de recevoir, d’encoder, de fournir, d’exposer, de publier, de distribuer et de diffuser au Canada diverses émissions provenant de Grèce, ainsi que d’autoriser d’autres sociétés à les diffuser par l’entremise de la télévision (câblodistribution ou satellite) et d’Internet.

[6]  La demanderesse Odyssey Television Network Inc. (Odyssey) est titulaire desdits droits aux termes des trois accords suivants :

  1. un accord conclu le 4 avril 2013 aux termes duquel la société grecque KB Impuls Hellas AE a transféré à Odyssey les droits exclusifs sur les émissions d’Alpha Satellite Television SA (Alpha) pour le Canada;

  2. un accord conclu le 27 décembre 2012 et en mai 2014 aux termes duquel Titan Television Network LLC, une société du New Jersey, a octroyé à Odyssey le droit exclusif et la licence sur les émissions de Teletypos SA (Mega) au Canada;

  3. un accord conclu en 2005 aux termes duquel AntennaPayTVUSA,Inc., une société du Delaware, a octroyé à Odyssey les droits de distribution des émissions d’Antenna TV SA [Antenna] au Canada. À ce jour, Odyssey est l’unique titulaire de ces droits au Canada.

[7]  Le 1er janvier 2015, la demanderesse 2371349 Ontario Inc. a conclu avec la chaîne Alpha un accord lui octroyant les droits susmentionnés ainsi qu’une licence exclusive lui permettant de transmettre et de distribuer ses émissions au Canada, et d’autoriser des tiers à le faire.

[8]  Les demanderesses ont obtenu du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes les licences et autorisations requises aux fins de l’exécution des accords susmentionnés.

[9]  À l’extérieur de la Grèce, les émissions des chaînes Alpha, Mega, et Antenna sont cryptées. La programmation consiste en signaux, en chaînes et en émissions en grec provenant de la Grèce.

[10]  Les défenderesses sont les sociétés Ellas TV Broadcasting Inc., Ellas TV Canada Inc. et Ellas TV Inc. (les défenderesses Ellas), ainsi que 1606911 Ontario Inc., aussi connues sous le nom de Greek World Music & Encore Productions (Greek World Music). Les défenderesses Ellas sont des sociétés constituées dans l’État de l’Illinois dont le distributeur au Canada est la société ontarienne Greek World Music.

[11]  Les défenderesses offrent au grand public un service en ligne ainsi qu’un service public de télévision sur protocole Internet (TVPI), lesquels sont accessibles aux adresses http://ellastv.us, http://ellastvcanada.com, http://ellastvshop.net et http://ellastv2go.com/ (les sites contrefaits). Les sites contrefaits offrent gratuitement certains contenus à accès limité, mais les abonnés payants disposent d’un accès illimité à tous les contenus.

[12]  Les demanderesses allèguent que depuis novembre 2014, les défenderesses installent, configurent, vendent, fournissent, exposent, publient, distribuent et diffusent les émissions des chaînes Alpha, Mega, et Antenna au Canada par l’intermédiaire de leur service d’abonnement en ligne et d’installations de diffusion telles que des décodeurs numériques. Les demanderesses estiment que les défenderesses violent leurs droits découlant de la Loi sur le droit d’auteur et de la Loi sur la radiocommunication.

[13]  Elles précisent que depuis novembre 2014, les défenderesses ont diffusé 39 435 œuvres individuelles, dont des émissions d’actualités, des films et des séries. Pendant toute cette période, les défenderesses auraient décodé les signaux cryptés des émissions de manière continue et illégale afin de les rendre accessibles aux visiteurs et aux abonnés des sites contrefaits.

[14]  Les défenderesses ont fait fi des demandes des demanderesses et des propriétaires grecs de cesser cette pratique et de s’en abstenir. Aux paragraphes 88 et 100 de l’affidavit souscrit par John Maniatakos, les demanderesses ont produit des éléments de preuve attestant de la baisse du nombre de leurs abonnés et de leurs recettes d’abonnement depuis 2014, soit l’année où elles ont découvert la présence des défenderesses sur le marché.

[15]  Le 22 décembre 2015, les demanderesses ont déposé une déclaration par laquelle elles réclamaient aux défenderesses Ellas des dommages-intérêts préétablis en application de la Loi sur le droit d’auteur ou, à défaut, des dommages-intérêts pour violation en application de la Loi sur la radiocommunication. Greek World Music a été ajoutée comme défenderesse à la suite du dépôt par les demanderesses d’une déclaration modifiée le 21 novembre 2016. Outre des dommages-intérêts, les demanderesses réclament des mesures de redressement injonctives et accessoires.

[16]  En résumé, les demanderesses réclament des dommages-intérêts de 5 000 000 $ pour contrefaçon en application de la Loi sur le droit d’auteur ou, à défaut, des dommages-intérêts en application de la Loi sur la radiocommunication, ainsi que des mesures de redressement injonctives et accessoires visant notamment à interdire la retransmission des œuvres ou de leurs signaux cryptés.

[17]  Malgré leurs velléités manifestées de manière détournée, les défenderesses n’ont pas donné suite aux demandes répétées des demanderesses de déposer une défense ni aux tentatives de la protonotaire de faire avancer le dossier.

[18]  L’historique de la procédure, exposé ci-dessous, revêt une grande importance.

[19]  Elle a comporté plusieurs étapes, mais la défense n’a été déposée que le 23 octobre 2017, après le dépôt de la requête en jugement par défaut des demanderesses le 28 septembre 2017. Elles avaient déposé leur déclaration le 22 décembre 2015.

[20]  Les défenderesses Ellas affirment qu’elles ont toujours eu l’intention de contester la requête présentée contre elles par les demanderesses mais que, jusqu’au 13 octobre 2017, elles ne savaient pas que la défense n’avait pas été signifiée et déposée. Elles en imputent la faute à leur avocat de l’époque et à leur méconnaissance générale de l’appareil judiciaire canadien.

A.  Historique de la procédure

[21]  Comme je l’ai mentionné, les demanderesses ont déposé leur déclaration le 22 décembre 2015, et elle a été signifiée aux défenderesses Ellas le 4 février 2016.

Elles n’ont pas respecté le délai de 30 jours prescrit pour le dépôt d’une défense.

[22]  Le 9 mars 2016, les parties ont convenu de proroger l’échéance pour déposer une défense au 4 avril 2016. Ce délai n’a pas été respecté.

[23]  Le 29 mars 2016, les défenderesses Ellas ont déposé un avis de requête en ordonnance de radiation de la déclaration ou, à défaut, de suspension de la procédure jusqu’à l’ajout des présumés titulaires de droits d’auteur à titre de parties à la réclamation. Aucun dossier de requête n’a été déposé.

[24]  Le 24 juin 2016, les défenderesses Ellas ont déposé un avis de changement d’avocat et nommé Jim Koumarelas comme avocat inscrit au dossier; l’audience prévue le 28 juin 2016 a été retirée du rôle des requêtes.

[25]  Le 27 septembre 2016, la protonotaire Aylen (ultérieurement nommée juge responsable de la gestion de l’instance) a ordonné la poursuite de l’action à titre d’instance à gestion spéciale et l’audition de la requête en radiation des défenderesses Ellas le 8 novembre 2016. Il avait été demandé aux parties d’établir un projet d’échéancier pour le dépôt des dossiers et de communiquer leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance avant le 11 octobre 2016. Aucune des parties n’a soumis de projet d’échéancier.

[26]  La protonotaire Aylen a rendu une directive établissant qu’aucune des parties n’avait donné suite aux conditions de l’ordonnance du 27 septembre 2016 concernant les communications à transmettre à la Cour. Les parties avaient jusqu’au 19 octobre 2016 pour communiquer à la Cour leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance ainsi que leur projet d’échéancier pour une mise en état de la requête.

[27]  Le 24 octobre 2016, la protonotaire Aylen a rendu une directive indiquant que les défenderesses Ellas n’avaient pas respecté l’ordonnance et les directives de la Cour eu égard au dépôt d’un échéancier de mise en état de leur requête en radiation ni le délai accordé pour communiquer leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance et que, selon toute vraisemblance, elles n’avaient pas donné suite aux communications des demanderesses. L’audition de la requête en radiation prévue le 8 novembre 2016 a été annulée.

[28]  Le 2 novembre 2016, à l’issue d’une conférence de gestion de l’instance, la protonotaire Aylen a rendu une ordonnance fixant l’échéancier des activités. Cette ordonnance établissait que les défenderesses Ellas n’avaient plus l’intention de présenter une requête en radiation de la déclaration et que les demanderesses avaient jusqu’au 21 novembre 2016 pour signifier et déposer une déclaration modifiée. Les défenderesses Ellas disposaient de 21 jours à compter de la date de la signification pour déposer une défense.

[29]  Le 21 novembre 2016, les demanderesses ont déposé une déclaration modifiée afin d’ajouter Greek World Music comme défenderesse. Les défenderesses n’ont pas déposé de défense. Une fois de plus, Greek World Music n’a pas entrepris de démarche pour participer à la présente action.

[30]  Lors de la conférence de gestion de l’instance du 1er mars 2017, les parties ont été invitées à se parler et à présenter un rapport de situation à la Cour au plus tard le 31 mars 2017. La Cour n’a pas reçu de rapport. Comme le dossier n’avait toujours pas progressé au 19 septembre 2017, la protonotaire Aylen a rendu une directive enjoignant aux parties de fournir un état des lieux à la Cour et d’indiquer leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance avant le 29 septembre 2017.

[31]  Le 28 septembre 2017, les demanderesses ont déposé la présente requête en jugement par défaut contre les défenderesses. C’est l’une des deux requêtes instruites par notre Cour. Le 29 septembre 2017, les demanderesses ont communiqué leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance par l’intermédiaire de leur avocat.

[32]  Le 4 octobre 2017, la protonotaire Aylen a rendu une directive établissant que les défenderesses Ellas n’avaient pas donné suite à la directive du 19 septembre 2017 leur enjoignant de communiquer leurs dates de disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance. La Cour a fixé la date de la conférence de gestion de l’instance au 16 octobre 2017.

[33]  À l’issue de cette conférence, la protonotaire Aylen a rendu la directive suivante :

[traduction]

Même si le délai de dépôt de la défense est échu depuis longtemps, les défenderesses n’ont pas sollicité de prorogation. Les demanderesses ont présenté une requête en jugement par défaut sur laquelle il sera statué par écrit conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales. Le délai de dépôt de documents en réponse à la requête est également échu et les défenderesses n’ont pas sollicité de prorogation. Aujourd’hui, durant la conférence de gestion de l’instance sollicitée avec insistance par la Cour, l’avocat des défenderesses a fait savoir que parce qu’ils envisagent un changement d’avocat, ses clientes demandent une prorogation de délai d’environ cinq semaines pour répondre à la requête (deux semaines pour nommer un nouvel avocat et trois semaines pour préparer les documents de réponse).

Bien qu’elle soit consciente des retards pris dans la présente instance en raison du défaut répété des défenderesses de respecter les délais qu’elle leur a fixés, la Cour leur accorde néanmoins une autre prorogation et fixe l’échéance pour signifier et déposer leurs documents en réponse à la requête au 23 octobre 2017. Cette prorogation est péremptoire. Si les défenderesses n’ont pas déposé leurs documents de réponse le 23 octobre 2017, la Cour statuera sur la requête le 24 octobre 2017.

[34]  À la suite de cette directive, les défenderesses Ellas ont déposé un second avis de changement d’avocat inscrit au dossier et nommé le cabinet Heer Law.

[35]  Le 23 octobre 2017, les défenderesses Ellas ont déposé des documents en réponse à la requête en jugement par défaut des demanderesses, ainsi qu’un avis de requête en prorogation de délai pour signifier et déposer une défense. C’est la seconde requête instruite par notre Cour.

[36]  Le 1er novembre 2017, la protonotaire Aylen a rendu une directive autorisant les demanderesses à mentionner et à invoquer les documents déposés le 27 octobre 2017 en réponse aux arguments avancés par les défenderesses Ellas dans leur requête en jugement par défaut présentée à la suite de la requête de ces dernières en prorogation de délai pour signifier et déposer leur défense.

Le 9 novembre 2017, les demanderesses ont écrit à la Cour pour s’opposer à la requête présentée en réponse par les défenderesses afin d’obtenir une prorogation de délai pour signifier et déposer leur défense au motif qu’elle introduisait un [traduction] « argument totalement nouveau » à l’appui d’une nouvelle demande de redressement. Les demanderesses réclamaient le rejet de cette réponse et une ordonnance enjoignant aux défenderesses Ellas de déposer une réponse appropriée ou, à défaut, l’autorisation de déposer une réplique.

Le 10 novembre 2017, les défenderesses Ellas ont écrit à la Cour pour faire valoir le caractère approprié de leur réponse et lui demander de statuer sur le litige par la voie d’une audience plutôt que par la voie d’observations écrites.

[37]  À la suite d’un échange entre les parties concernant le caractère approprié de la requête en prorogation de délai constituant la réponse des défenderesses Ellas, la protonotaire Aylen a rendu, le 14 novembre 2017, une directive dans laquelle il déclare ce qui suit : [traduction« Après avoir pris connaissance des observations écrites des parties sur les deux requêtes ainsi que de la récente correspondance sur le caractère approprié des observations écrites du groupe Ellas dans sa requête, j’estime qu’une audition de ces requêtes est justifiée. Si elles le souhaitent, les demanderesses pourront formuler des observations supplémentaires à l’égard de la requête du groupe Ellas lors de l’audition. »

[38]  Les interactions des défenderesses Ellas avec la Cour et les demanderesses sont résumées dans les commentaires de la protonotaire Aylen qui sont reproduits au paragraphe 33 ci-dessus.

III.  Discussion

[39]  Bien qu’elles se recoupent, les deux requêtes et les plaidoiries relatives à chacune mettent en cause des questions et des critères juridiques différents. Même si elle a été présentée après, les défenderesses Ellas ont présenté leur requête en prorogation du délai pour déposer leur défense afin qu’elle soit entendue avant la requête en jugement par défaut des demanderesses.

[40]  La Cour doit trancher les questions suivantes :

  • a) Y a-t-il lieu de prononcer un jugement par défaut?

  • b) Dans la négative, y aurait-il lieu d’accorder une prorogation du délai pour signifier et déposer une défense?

A.  Jugement par défaut

[41]  La requête en jugement par défaut est fondée sur le paragraphe 210(1) des Règles. Même si cette requête et la requête en prorogation de délai sont distinctes, elles ont été instruites conjointement et elles ont des incidences l’une sur l’autre. La requête en jugement par défaut ayant été déposée en premier, l’unique objet de la requête en prorogation de délai était de s’opposer au jugement par défaut. La requête en jugement par défaut a un caractère final et elle est plus large que la requête en prorogation de délai. Vu les circonstances de l’espèce, la requête en jugement par défaut doit être examinée en premier. La Cour examinera la requête en prorogation de délai ultérieurement.

[42]  Dans la décision Kornblum c Canada (Ressources humaines et Développement social Canada), 2010 CF 656, 192 ACWS (3e) 52, notre Cour a souscrit au principe énoncé dans la décision Bruce v John Northway & Son Ltd., [1962] OWN 150 (H Ct J Master), selon lequel de manière générale, la partie requérante ne peut subir de préjudice attribuable à une démarche ultérieure au dépôt d’un avis de requête.

[43]  Une requête en jugement par défaut appelle une décision discrétionnaire de la Cour. Dans la présente affaire, il convient de soupeser les facteurs déterminants de l’annulation d’un jugement par défaut. Au vu de l’historique de la procédure, la requête des demanderesses aurait été réglée ex parte et par écrit n’eurent été les retards et les défauts répétés des défenderesses de donner les réponses requises. Compte tenu des faits établis, particulièrement dans l’affidavit souscrit par John Maniatakos, cette requête aurait été accueillie puisque les défenderesses n’avaient tout simplement pas déposé de défense.

[44]  Comme il a été statué au paragraphe 4 de la décision Louis Vuitton Malletier S.A. c Lin, 2008 CF 45, 164 ACWS (3d) 594, le critère est bien établi :

  • a) Existe-t-il une explication raisonnable de son défaut de présenter une défense?

  • b) Existe-t-il une défense prima facie sur le fond à opposer à la demande des demanderesses?

  • c) La partie a-t-elle agi promptement?

[45]  À ces facteurs s’ajoute la question du bien-fondé de la demande de redressement des demanderesses.

1)  Explication raisonnable

[46]  Les défenderesses Ellas imputent une grande part de la responsabilité de leurs retards à leur ancien avocat, M. Koumarelas (qui était en fait leur deuxième représentant dans ce litige). Elles font valoir également, comme si cela était pertinent, qu’elles étaient parties à une action en justice aux États-Unis.

[47]  Elles expliquent que leur ancien avocat est en partie responsable étant donné qu’elles ont transféré des fonds à la défenderesse canadienne Greek World Music en vue de la défense contre l’action. Les relations entre ces deux groupes sont aujourd’hui rompues.

[48]  Les éléments de preuve, et tout particulièrement les courriels mettant en cause M. Koumarelas, ne révèlent aucune explication raisonnable des retards. M. Koumarelas a informé les défenderesses qu’il était risqué de ne pas déposer de défense et qu’il attendait une avance sur honoraires avant de s’exécuter. Les communications adressées par M. Koumarelas à ses clientes à la fin de décembre 2016 sont truffées de phrases comme [traduction] « [i]l est impératif que la défense soit signifiée et déposée », « [l]e délai pour le dépôt de votre défense est échu » ou « [n]ous avons épuisé toutes les astuces pour gagner du temps ». Les défenderesses Ellas n’ont jamais déposé de défense.

[49]  M. Koumarelas a aussi prévenu ses clientes qu’il serait très surprenant qu’on leur accorde une prorogation de délai pour déposer une défense. Les défenderesses n’ont pas suivi ces conseils pourtant très judicieux.

[50]  M. Koumarelas les avait averties des conséquences graves de leur inaction, mais elles ont continué de temporiser sans motif raisonnable. En cas de violation des droits de propriété intellectuelle, il est bien connu que les retards avantagent plutôt le contrefacteur présumé que le titulaire des droits ou de la licence visés.

[51]  Aucune preuve n’a été donnée à l’appui des allégations liées au transfert de fonds à Greek World Music en vue de la défense contre la présente action. Si elles ont fait ce transfert, les défenderesses Ellas auraient dû effectuer un suivi et s’assurer qu’un avocat avait été engagé.

Il n’existe aucune preuve que les défenderesses Ellas ont intenté quelque action contre Greek World Music par suite de son défaut d’engager un avocat, ni que l’ancien avocat a été avisé qu’une action serait intentée contre lui pour manquement à ses responsabilités professionnelles de déposer une défense.

[52]  Il est difficile de croire les défenderesses Ellas quand elles affirment que la requête en jugement par défaut les a prises de court. Le présent dossier à gestion spéciale a donné lieu à de nombreuses communications, mises à jour et directives de la protonotaire. Avant l’échéance du délai, l’ancien avocat avait averti les défenderesses Ellas à deux reprises qu’elles avaient l’obligation de déposer une défense et qu’un manquement à cette obligation serait à leur détriment.

[53]  Selon ce que j’ai pu constater, aucun motif raisonnable ne justifiait ce retard. L’avantage stratégique de ce délai pour les défenderesses Ellas n’échappe pas à la Cour et même si ce n’était pas intentionnel, les éléments de preuve n’étayent pas leur explication.

2)  Défense prima facie

[54]  Il faut ensuite déterminer s’il existe au moins une défense prima facie. En l’espèce, le principal moyen invoqué en défense consiste à nier que les demanderesses possèdent les droits revendiqués et que, si elles en sont titulaires, ils découlent d’accords invalides. Les défenderesses Ellas estiment que les demanderesses ne sont pas les titulaires de droits sur les émissions des chaînes Alpha, Mega et Antenna, et nient avoir contrevenu à la Loi sur le droit d’auteur et à la Loi sur la radiocommunication.

[55]  Cette déclaration est suivie d’une cascade de dénégations totales ou partielles. Prétendant posséder les mêmes droits exclusifs que les demanderesses et ne pas retransmettre leurs signaux, les défenderesses Ellas affirment qu’elles redistribuent simplement les émissions en cause et qu’elles exploitent un service de TVPI par l’intermédiaire de sources publiques et non cryptées en Grèce.

[56]  Au vu des documents produits, le système de défense des défenderesses Ellas repose sur des dénégations générales et des allégations vagues, non corroborées et peu vraisemblables.

[57]  Même si elles avaient eu un motif raisonnable justifiant leurs atermoiements, les défenderesses Ellas n’ont pas établi une défense prima facie.

3)  Promptitude de l’action

[58]  Comme l’a souligné la protonotaire Aylen dans sa directive du 16 octobre 2017, aucune requête en prorogation n’a été présentée malgré l’expiration du délai pour déposer des documents en réponse à la requête en jugement par défaut. Une prorogation a été accordée pour permettre aux défenderesses de retenir les services d’un nouvel avocat et de déposer des documents de réponse.

[59]  Je n’ai rien à redire sur le travail du nouvel avocat (ni, du reste, sur celui de l’avocat précédent). Cependant, à ce stade-ci, il est trop tard pour remédier au défaut de respecter les délais, tel qu’il est expliqué dans la section Explication raisonnable.

[60]  Les défenderesses Ellas savaient, ont été informées ou auraient dû être informées que le délai pour le dépôt d’une défense était échu, mais elles n’ont pas agi promptement, bien au contraire.

4)  Réclamation des demanderesses

[61]  Je suis convaincu que les demanderesses ont satisfait au critère pour obtenir un jugement par défaut en établissant le bien-fondé de leur réclamation et leur droit au redressement recherché.

[62]  Elles réclament 5 millions de dollars au titre des dommages-intérêts, une somme importante qui a cependant été établie prudemment selon les valeurs fixées à l’extrémité inférieure de l’échelle (de 500 à 20 000 $ par œuvre). Cette somme, calculée suivant la formule établie dans la décision Telewizja Polsat S.A. c Radiopol Inc., 2006 CF 584, [2007] 1 RCF 444, semble juste.

La formule de calcul semble raisonnable au vu des facteurs énoncés au paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, y compris la mauvaise foi dont ont fait montre les défenderesses Ellas en temporisant, la nécessité de créer un effet dissuasif pour autrui, et particulièrement les contrefacteurs qui adoptent à escient des tactiques dilatoires, ainsi que l’absence de réponse de Greek World Music.

[63]  L’attitude des défenderesses Ellas depuis le début de la présente action a considérablement nui aux tentatives des demanderesses de plaider leur cause. Il ne faut pas oublier qu’en raison de la nature de la réclamation, tout retard procure un avantage financier aux défenderesses Ellas. Voici les étapes procédurales que l’attitude des défenderesses Ellas a compromises :

  • Aucune défense n’a été déposée en réponse à la déclaration du 22 décembre 2015, en dépit de la prorogation du délai accordée sur consentement des parties le 9 mars 2016 (un avis de requête en radiation a été déposé le 29 mars 2016, laquelle n’a jamais été mise en état; l’avocat a fait savoir en novembre 2016 que les défenderesses Ellas avaient renoncé à déposer cette requête).

  • Aucun projet d’échéancier n’a été présenté pour le dépôt des documents et aucune date de disponibilité n’a été donnée en vue d’une conférence de gestion de l’instance, contrairement à l’ordonnance du 27 septembre 2016 de la protonotaire Aylen (les demanderesses n’ont pas non plus donné suite à la demande).

  • L’avocat des défenderesses Ellas a indiqué leur disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance le 21 octobre 2016 (alors que la protonotaire Aylen avait fixé le 19 octobre 2016 comme échéance), mais il n’a pas proposé d’échéancier pour la mise en état de la requête en radiation. La date d’audition de la requête a été annulée.

  • L’avocat des défenderesses Ellas n’a pas donné suite aux communications transmises par les demanderesses en septembre et octobre 2016.

  • Aucune défense n’a été déposée en réponse à la déclaration modifiée du 21 novembre 2016.

  • Au 31 mars 2017, aucune des parties n’avait fourni le rapport sur la situation exigé par la protonotaire Aylen.

  • L’avocat des défenderesses Ellas n’a fait part d’aucune disponibilité pour participer à une conférence de gestion de l’instance, contrairement à la directive du 19 septembre 2017.

  • Les défenderesses Ellas n’ont pas présenté de réponse ni de requête en prorogation (dans les délais prescrits) pour déposer les documents en réponse à la requête en jugement par défaut déposée par les demanderesses le 28 septembre 2017.

  • Le 16 octobre 2017, la protonotaire Aylen a accordé aux défenderesses [traduction] « une autre prorogation de délai » pour signifier et déposer les documents en réponse à la requête en jugement par défaut étant donné qu’elles cherchaient un nouvel avocat.

[64]  Leur conduite inacceptable et les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) (notamment, la somme et le nombre d’œuvres en cause, la complexité et les retards attribuables aux défenderesses Ellas) justifient l’adjudication de dépens sur la base avocat-client (ne serait-ce qu’une indemnisation partielle ou une somme globale). Par ailleurs, le montant de 50 000 $ qui est réclamé est conforme à la décision Microsoft Corporation c PC Village Co. Ltd., 2009 CF 401, 345 FTR 57.

[65]  Dans ces circonstances, il ne serait pas juste de faire traîner davantage le litige en permettant aux défenderesses de déposer une défense. Il serait injuste envers les demanderesses, mais également envers les autres parties touchées par des violations de droit, de prolonger l’instance si l’on considère la cause solide des demanderesses et leur droit à un jugement par défaut, les lacunes de la défense présentée, les antécédents des défenderesses Ellas quant aux tactiques dilatoires, leur indifférence à l’égard de la procédure, les directives et les instructions de la Cour, et la prorogation de délai supplémentaire qui leur a été accordée.

[66]  Depuis l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87, l’approche plus moderne prônée par la Cour suprême du Canada en matière de litiges a été appliquée à la procédure de gestion des instances de notre Cour, et c’est au nom de ce principe que notre Cour condamne la conduite ou, plus justement, l’inaction des défenderesses en l’espèce.

[67]  En outre, les demanderesses ont droit à un redressement par voie d’injonction. Compte tenu du temps écoulé depuis l’introduction de leur action, la Cour autorisera les demanderesses à proposer les conditions de l’injonction et à les signifier aux défenderesses, qui disposeront de quinze jours pour y répondre. Les demanderesses auront ensuite cinq jours pour donner leur réplique.

B.  Requête en prorogation de délai

[68]  Compte tenu des conclusions précédentes, la requête des défenderesses Ellas ne sera pas accordée. Par souci d’exhaustivité, la Cour résume ainsi ses conclusions relatives à la requête.

[69]  Comme je l’ai déjà indiqué, la Cour ne souscrit pas, particulièrement dans le cadre d’une instance faisant l’objet d’une gestion spéciale, comme c’est le cas ici, à la thèse voulant qu’une requête en prorogation du délai pour déposer une défense remédie au manquement et puisse exclure ou empêcher la présentation d’une requête en jugement par défaut.

[70]  Au paragraphe 3 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly (1999), 167 FTR 158, 89 ACWS (3e) 376 (CAF), la Cour a statué que pour obtenir une prorogation de délai, la requérante doit faire la preuve :

1.  de son intention constante de poursuivre sa demande;

2.  du bien-fondé de la demande;

3.  de l’absence du préjudice causé à la défenderesse par le délai;

4.  de l’existence d’une explication raisonnable du délai.

[71]  On doit tout d’abord se demander si, au vu des circonstances, une prorogation du délai est nécessaire pour que justice soit faite entre les parties (Grewal c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 CF 263, 1985 CarswellNat 43 (WL Can), au paragraphe 14 (CA)). Plus précisément, « une prorogation de délai peut être accordée même si l’un des volets du critère n’est pas respecté » (Canada (Développement des Ressources humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 33, 154 ACWS (3e) 1238).

[72]  Tel que je l’ai mentionné dans la section Explication raisonnable ci-dessus, les défenderesses Ellas n’ont pas démontré une intention continue de faire avancer l’instance. Elles ont plutôt cherché à la retarder, ce qui est différent.

[73]  En dépit des nombreuses mises en garde de leur avocat, elles ne lui ont jamais donné l’instruction de déposer une défense. Les défenderesses Ellas admettent avoir retardé la procédure à des fins stratégiques, en raison de l’instance engagée aux États-Unis.

[74]  Elles ont fait preuve de mépris envers les règles, les ordonnances et les directives de la Cour. La conformité aux ordonnances et aux directives sur la gestion d’une instance n’est pas facultative. Les défenderesses ne peuvent pas affirmer aujourd’hui qu’elles avaient l’intention de présenter une défense alors qu’elles faisaient tout pour ne pas respecter le processus judiciaire.

[75]  Au paragraphe 1 de la décision Louis Vuitton Malletier S.A. c Singga Enterprises (Canada) Inc., 2011 CF 247, 198 ACWS (3e) 926, le juge Shore a résumé l’approche adoptée par la Cour devant ce type de conduite :

Les exigences, y compris celles relatives aux délais, lesquelles sont établies par la Cour, tant en vertu des Règles que des ordonnances, ne sont pas seulement des cibles à viser, mais elles doivent être respectées, à la fois parce que le retard peut causer un préjudice et parce que le litige doit aboutir à une conclusion en temps opportun. Faire fi des ordonnances d’un juge responsable de la gestion de l’instance ou d’un protonotaire constitue un abus de procédure, qui peut être réglé en rejetant les actes de procédure par lesquels une partie cherche à obtenir l’aide de la Cour.

[76]  Le critère de la « cause bien fondée » est moins rigoureux que le critère de la défense prima facie applicable aux requêtes en jugement par défaut, comme nous l’avons vu plus tôt, mais il reste qu’une défense vague et infondée peut difficilement trouver grâce aux yeux de la Cour. Les défenderesses Ellas n’ont pas pu établir, ne serait-ce que partiellement, le bien-fondé de leur défense. Pour établir ce bien-fondé, il ne suffit pas de déposer un acte de procédure : celui-ci doit être appuyé par des éléments de preuve réels et concrets. Les défenderesses Ellas n’ont pas démontré le bien-fondé de leur défense.

[77]  Du reste, même si elles l’avaient fait, le préjudice n’aurait pas été moindre pour les demanderesses puisqu’elles ont constamment cherché à retarder le dénouement du litige.

[78]  Enfin, le critère de l’explication raisonnable du retard a été examiné en long et en large ci-dessus eu égard à la requête en jugement par défaut. Les conclusions de la Cour à ce sujet s’appliquent à la requête en prorogation de délai des défenderesses Ellas.

[79]  Pour les mêmes raisons, il ne peut être fait droit à cette requête. Si tant est qu’il faille le préciser, la requête sera rejetée. Les dépens font partie de la somme globale accordée.

IV.  Conclusion

[80]  La Cour accueillera la requête en jugement par défaut des demanderesses, agréera à la réclamation de 5 000 000 $ en dommages-intérêts avec les intérêts avant jugement, et accordera un montant global de 50 000 $ au titre des dépens afférents aux 2 requêtes, lesquels devront tous être payés solidairement, tel que l’ont proposé les demanderesses. Les conditions de l’injonction et du redressement accessoire seront fixées conformément aux présents motifs.

[81]  Un jugement définitif sera rendu après la présentation des observations relatives aux mesures injonctives et accessoires.

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 26 mars 2018

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2141-15

 

INTITULÉ :

ODYSSEY TELEVISION NETWORK INC. et 2371349 ONTARIO INC. c ELLAS TV BROADCASTING INC., ELLAS TV CANADA INC., ELLAS TV INC. et 1606911 ONTARIO INC. (aussi connue sous le nom de GREEK WORLD MUSIC & ENCORE PRODUCTIONS)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 décembre 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Peter Mantas

Alexandra Logvin

 

Pour les demanderesses

 

Toba Cooper

 

POUR LES DÉFENDERESSES

ELLAS TV BROADCASTING INC., ELLAS TV CANADA INC. et ELLAS TV INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Heer Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

ELLAS TV BROADCASTING INC., ELLAS TV CANADA INC. et ELLAS TV INC.

 

 

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