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Date : 20180312


Dossier : T-222-17

Référence : 2018 CF 286

Ottawa (Ontario), le 12 mars 2018

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

SYLVIE R. LEMELIN

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  À l’issue d’une enquête menée en vertu de l’article 69 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 12 et 13 [Loi], la Commission de la fonction publique [CFP] a conclu que Mme Sylvie R. Lemelin avait commis une fraude dans le cadre du processus d’appel de candidatures visant à combler le poste de Coordonnateur national, Programme des professionnels de la santé de la Garde côtière canadienne. Mme Lemelin a affirmé détenir un baccalauréat en administration des services infirmiers de l’Université Belford et elle a soumis, au soutien de sa candidature, copie d’un diplôme de cette université et d’un relevé de notes énumérant les cours suivis, les notes obtenues et lui octroyant une moyenne générale de 3.19. L’enquête a révélé que la demanderesse n’avait suivi aucun cours de cette université qui, dans les faits, n’existe pas et n’a jamais existée. La CFP a donc révoqué sa nomination et lui a imposé, pour une période de trois ans, certaines restrictions à toute nouvelle nomination au sein de la fonction publique fédérale.

[2]  Madame Lemelin demande le contrôle judiciaire de cette décision aux motifs que l’enquêteur mandaté par la CFP n’aurait pas respecté les principes d’équité procédurale et que la CFP aurait erré en concluant à l’existence d’une fraude au sens de l’article 69 de la Loi.

[3]  Pour les motifs énumérés ci-après, l’intervention de la Cour n’est pas requise et cette demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  Question préliminaire

Recevabilité des documents additionnels déposés par la demanderesse au soutien de son affidavit

[4]  Au soutien de son affidavit, Madame Lemelin a produit un certain nombre de documents qui n’étaient pas devant l’enquêteur, soit des extraits des sites internet de la plupart des universités québécoises qui concernent les conditions préalables à la reconnaissance des acquis scolaires et des acquis extrascolaires ou expérientiels.

[5]  Elle plaide que cette preuve est nécessaire puisqu’elle tend à démontrer que l’enquêteur est dans l’erreur lorsqu’il indique, au paragraphe 58 de son rapport qu’ « [u]ne personne raisonnable, dans les mêmes circonstances, devrait savoir que l’obtention de diplômes universitaires est basée sur la réussite scolaire, et non sur l’expérience de vie. »

[6]  Je suis plutôt d’avis qu’aucune des exceptions à la règle voulant que seuls les documents qui étaient devant le décideur devraient être considérés par cette Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire ne s’applique en l’espèce (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20; Smith c Canada, 2001 CAF 86 aux para 5, 7; Ritchie c Canada (Procureur général), 2016 CF 527 aux para 21-23).

[7]  Par ailleurs, ces pièces additionnelles ne contredisent pas réellement les propos de l’enquêteur. Il est clair qu’aucun des diplômes des universités québécoises ne peut être octroyé sur la seule base de l’expérience de vie et qu’il s’agit d’un moyen exceptionnel dont disposent les diverses institutions pour accorder un nombre limité de crédits par équivalence. Ce ne sont pas non plus toutes les facultés ou départements qui offrent cette possibilité et celles qui le font s’assurent de la pertinence, de la validité, de la qualité et de l’équivalence des acquis par une analyse sérieuse.

[8]  Je suis donc d’avis que ces documents sont inadmissibles et que les paragraphes 72 à 74 du mémoire de la demanderesse ne devraient pas être considérés.

III.  Faits

[9]  Mme Lemelin obtient un certificat en santé communautaire de l’Université du Québec à Trois-Rivières en 1986.

[10]  Depuis 1992, elle occupe divers postes d’infirmière au sein de la fonction publique fédérale. À compter de 2002 et jusqu’à la révocation de sa nomination au poste visé par la décision sous étude, elle travaille pour le ministère des Pêches et Océans [MPO].

[11]  De la session d’hiver 2007 à la session d’hiver 2008, Mme Lemelin est inscrite au baccalauréat en sciences infirmières de l’Université Laval et accumule 36 des 105 crédits de cette formation, principalement par équivalence (27 sur les 36 crédits obtenus) avec son précédent certificat.

[12]  Au cours du mois de mars 2007, la demanderesse reçoit un courriel de l’Université Belford lui proposant d’obtenir différents diplômes d’études supérieures fondés sur ses expériences de vie et de travail, ne requérant donc aucune étude. Ce courriel, adressé à son adresse personnelle, se lit comme suit :

Sorry to drop in on you, but you were referred to us by a friend/working associate.

As of January 2006, our University has started a work experience degree program.

We can offer you 3 of the following choices:

-Associate Degree

-Bachelor’s Degree

-Master’s Degree

Our work experience/life experience degrees are the same degrees we give our full time students, but we base them upon your past knowledge and therefore require no studying.

Due to back logs we will need 1-2 weeks to verify your information and send your degree with transcripts in the mail.

Our Education office has someone available 24 hours a day, 7 days a week.

If you are interested then call us at: 1-270-837-3127

[TRADUCTION]

Désolé de vous prendre à l’improviste, mais vous nous avez été recommandé par un ami et collègue de travail.

En date de janvier 2006, notre université a lancé un programme de diplôme travail-études.

Nous pouvons vos offrir les trois choix suivants :

– Grade d’associé

– Baccalauréat

– Maîtrise

Nos diplômes de travail-études sont identiques aux diplômes offerts à nos étudiants à temps plein, mais ils sont fondés sur vos connaissances antérieures et n’exigent donc pas d’études.

Étant donné le travail en retard, il nous faudra de 1 à 2 semaines pour vérifier vos renseignements et vous envoyer votre diplôme par la poste, accompagné de votre relevé de notes.

[13]  Quelques jours plus tard, elle transmet ce courriel à l’adresse personnelle de sa supérieure immédiate, avec copie conforme à l’adresse personnelle de deux autres individus non identifiés. Il semble que sa supérieure de l’époque et ses collègues l’auraient encouragée à s’inscrire et à profiter de l’occasion pour obtenir un baccalauréat.

[14]  Madame Lemelin transmet donc son curriculum vitae, les frais exigés d’environ 1 500 $ et un certain nombre de lettres de recommandation fournies par des collègues de la fonction publique fédérale (incluant sa supérieure immédiate) et par des médecins avec qui elle a travaillé dans le passé.

[15]  Le 13 avril 2007, elle reçoit de l’Université Belford un diplôme de baccalauréat en administration des services infirmiers et un relevé de notes détaillé énumérant les trente cours suivis au cours de six sessions et pour lesquels elle a obtenu des notes de A à C+ (pour une moyenne générale de 3.19).

[16]  Le 11 février 2008, Madame Lemelin abandonne le programme de baccalauréat en sciences infirmières de l’Université Laval. Outre les crédits qu’elle a obtenus par équivalence, elle y a suivi sept cours, en a échoué quatre et a obtenu des notes de D et D+ dans les trois autres.

[17]  En 2009, l’Université Belford communique à nouveau avec madame Lemelin afin de sonder son intérêt à obtenir un diplôme de maîtrise. Elle accepte et transmet les frais exigés, de nouvelles lettres de recommandation et un travail d’une vingtaine de pages.

[18]  Le 29 juin 2009, elle reçoit son diplôme de maîtrise en administration des services infirmiers et un autre relevé de notes tout aussi détaillé que le précédent. À nouveau, elle obtient une moyenne générale de 3.19. On lui décerne également un certificat de distinction pour sa maîtrise.

[19]  Au cours des mois de juillet et août 2009, le MPO annonce le processus de nomination interne pour le poste sous étude. L’énoncé des critères de mérite pour ce poste requiert la formation suivante :

Diplôme d’une université reconnue avec spécialisation acceptable en soins infirmiers, ou en administration des services infirmiers, ou en enseignement infirmier ou dans une autre spécialité pertinente.

[20]  Le 6 août 2009, Madame Lemelin soumet sa candidature après avoir été encouragée à le faire par ses supérieurs –  il s’agissait du deuxième affichage pour ce poste, la demanderesse n’a pas soumis sa candidature lors du premier affichage. Elle y inclut un sommaire de ses études, soit son certificat en santé communautaire de l’Université du Québec à Trois-Rivières et son baccalauréat en administration des services infirmiers de l’Université Belford. Elle ne fait mention ni des cours suivis à l’Université Laval en 2007-2008, ni de son diplôme de maîtrise reçu le 29 juin 2009.

[21]  On lui octroie le poste le 31 mai 2010.

[22]  Au printemps 2010, l’Université Belford communique à nouveau avec Madame Lemelin pour l’informer qu’elle est maintenant admissible au programme de doctorat en services infirmiers. Elle reçoit son diplôme de doctorat accompagné d’un certificat d’excellence le 29 juin 2010, après avoir payé les frais de scolarité et soumis un écrit d’une centaine de pages. Elle s’est présentée en personne au bureau de l’Université Belford au Texas, alors qu’elle visitait ses parents aux États-Unis. À l’adresse qu’on lui a donnée, il n’y a aucun pavillon; seul un bureau administratif s’y trouve.

[23]  Peu de temps après, Madame Lemelin transmet tous ses diplômes au département des ressources humaines du MPO et, jusqu’à la révocation de sa nomination, elle reçoit l’allocation de scolarité prévue à sa convention collective, soit un montant de 3 850 $ par année.

[24]  En août 2012, suite à un recours collectif institué au nom de 30 000 membres, l’Université Belford, la Belford High School et un administrateur de ces institutions sont condamnés à payer la somme de 22,7 millions de dollars US. La preuve a démontré qu’il s’agissait de fausses institutions académiques qui maintenaient une case postale aux États-Unis, mais dont les faux diplômes étaient postés à partir des Émirats arabes unis.

[25]  En décembre 2014, la nouvelle supérieure de Madame Lemelin est entrée en fonction. La relation entre elles est difficile et la nouvelle supérieure se questionne sur les compétences de Madame Lemelin et sur son autonomie. Elle trouve qu’elle requiert beaucoup de supervision.

[26]  La relation est à ce point mauvaise que de juin 2015 à janvier 2016, Madame Lemelin s’absente pour un congé de maladie. Pendant son absence, sa supérieure s’intéresse à son dossier académique et apprend en naviguant sur internet que l’Université Belford n’existe pas et qu’elle n’a émis que de faux diplômes. Une plainte est portée contre Madame Lemelin auprès du MPO qui demande à la CFP d’enquêter.

[27]  Le but de l’enquête est de déterminer si Madame Lemelin a commis une fraude dans le processus de nomination interne en soumettant son diplôme de baccalauréat émis par l’Université Belford à l’appui de sa candidature.

[28]  L’enquêteur mandaté par la CFP mène des entrevues avec sept personnes, incluant la demanderesse, sa supérieure immédiate et le conseiller en ressources humaines assigné au processus de nomination. L’enquêteur transmet un rapport factuel à ces derniers afin qu’ils puissent le commenter; pour seul commentaire, Madame Lemelin demande pourquoi le rapport ne faisait état que des trois témoignages mentionnés plus haut, omettant de fournir quelqu’information sur la version donnée par les quatre autres personnes interrogées. L’enquêteur lui répond que seules les informations pertinentes recueillies pendant l’enquête étaient incluses au rapport. Madame Lemelin demande d’avoir accès aux questions et réponses des autres témoins, ce qui lui est refusé au motif que ces informations étaient « Protégé B ». Si elle désire y avoir accès, elle doit faire une demande d’accès à l’information.

[29]  Dans son rapport, l’enquêteur conclut que Madame Lemelin a commis une fraude dans le processus de nomination interne en soumettant un faux diplôme de baccalauréat à l’appui de sa candidature.

[30]  La demanderesse transmet ses observations sur le rapport d’enquête et les mesures correctives proposées à la CFP, faisant à nouveau valoir qu’elle aimerait avoir accès aux témoignages des quatre autres témoins interrogés.

[31]  Le 18 janvier 2017, la CFP informe la demanderesse qu’elle accepte les conclusions et recommandations contenues au rapport d’enquête à l’effet de révoquer sa nomination au poste de Coordonnatrice nationale et de lui imposer une période de trois ans de restrictions à l’emploi au sein de la fonction publique fédérale.

IV.  Décision contestée

[32]  Adoptant intégralement les conclusions et recommandations de l’enquêteur, la CFP conclut donc qu’il y a eu fraude et que le processus de nomination interne est compromis puisque la demanderesse a été nommée au poste de Coordonnatrice nationale sans satisfaire le critère d’éducation de ce poste.

[33]  Bien que le rapport d’enquête ne fasse état que de trois des sept témoignages retenus, l’enquêteur précise ce qui suit au paragraphe 7 de son rapport :

Bien que non nécessairement reproduite dans le présent rapport, toute l’information pertinente recueillie dans le cadre de cette enquête a été prise en considération aux fins d’analyse et de conclusions du rapport d’enquête.

[34]  Dans son analyse, l’enquêteur retient la définition de fraude fournie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314, laquelle comporte deux éléments essentiels : « (1) [L]a malhonnêteté qui peut comprendre la non-divulgation de faits importants; (2) la privation ou le risque de privation » (au para 39). Il retient également que le fardeau de preuve est celui applicable en matière civile, soit la prépondérance des probabilités.

[35]  L’enquêteur a donc assumé la tâche de déterminer si la preuve démontrait, de manière prépondérante: (1) si la demanderesse a agi de façon malhonnête en soumettant sa candidature pour le poste de Coordonnatrice nationale en indiquant qu’elle détenait un baccalauréat de l’Université Belford; et (2) si le processus de nomination avait été compromis par cette action malhonnête.

[36]  L’enquêteur conclut que la demanderesse a agi de façon malhonnête puisqu’elle savait, au moment de soumettre sa candidature, que la validité de son baccalauréat et son accréditation de l’Université Belford étaient douteuses. Sans agir sur les doutes qui l’habitaient à cette époque, elle a tout de même soumis sa candidature.

[37]  L’enquêteur se fonde sur les éléments de preuve suivants :

  • Au moment de soumettre sa candidature, la demanderesse n’a pas soumis son relevé de notes de l’Université Laval – qui aurait permis de comprendre qu’à l’époque où elle a obtenu un premier diplôme de l’Université Belford, elle étudiait à l’Université Laval; elle n’a pas non plus soumis son diplôme de maîtrise de l’Université Belford;

  • Le baccalauréat, la maîtrise et le doctorat de la demanderesse n’ont aucune valeur académique puisque l’Université Belford n’existait pas et n’a jamais existé;

  • L’enquêteur n’a pas trouvé le témoignage de la demanderesse crédible. Par exemple, lorsqu’elle a reçu son premier diplôme par la poste, elle a admis s’être questionnée sur le fait de ne pas avoir de cours à suivre pour obtenir un baccalauréat, surtout que son diplôme était accompagné d’un relevé de notes détaillé pour des cours qu’elle n’a jamais suivis. À un autre moment, elle a nié s’être questionnée sur la validité des diplômes qu’elle a obtenus de l’Université Belford;

  • L’enquêteur ne croit pas que la demanderesse ait agi comme l’aurait fait une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances, surtout compte tenu de son expérience universitaire antérieure. Il souligne qu’une personne raisonnable « devait savoir que l’obtention de diplômes universitaires est basée sur la réussite scolaire, et non sur l’expérience de vie » et qu’une personne raisonnable « aurait fait plus que seulement se questionner elle-même sur le mode de fonctionnement de Belford avant d’entreprendre les démarches pour obtenir deux diplômes d’études supérieures de cette même institution » (au para 58 du rapport d’enquête).

[38]  L’enquêteur conclut que le processus de nomination est compromis parce que la demanderesse n’aurait clairement pas rencontré toutes les qualifications essentielles du poste. L’enquêteur s’est donc dit satisfait que les deux éléments de la fraude étaient présents dans cette affaire.

V.  Questions en litige et norme de contrôle

[39]  Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  • A.Y a-t-il eu violation des règles d’équité procédurale?

  • B.La CFP a-t-elle erré en adoptant le rapport d’enquête et en concluant que la demanderesse avait commis une fraude?

[40]  Il est bien établi que la norme de la décision correcte s’applique à toute question concernant l’équité procédurale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

[41]  Par ailleurs, la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision elle-même puisque l’application et l’interprétation de l’article 69 de la Loi relèvent de la compétence de la CFP (Canada (Procureur général) c Shakov, 2017 CAF 250 au para 61).

[42]  La Cour devra donc examiner la décision de la CFP pour déterminer si cette dernière fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et si la décision rencontre les exigences prescrites en termes d’intelligibilité et de transparence (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

VI.  Analyse

A.  Y a-t-il eu violation des règles d’équité procédurale?

[43]  Il est bien établi que l’obligation d’un décideur administratif en matière d’équité procédurale varie selon le contexte propre à chaque affaire, selon la loi applicable et selon les droits de l’administré visés par la décision (Baker c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 21). En matière de relation de travail, où le droit d’une personne au maintien de son emploi est en jeu, « une justice de haute qualité est exigée » (Kane c Conseil d’administration de l’UCB, [1980] 1 RCS 1105 à la p 1113). Il s’ensuit que le processus décisionnel visant à démettre un(e) employé(e) de ses fonctions, ou à révoquer sa nomination au poste qu’il ou elle occupe, requiert un degré élevé d’équité procédurale.

[44]  J’ajouterais qu’une allégation de fraude dans ce contexte exige un niveau encore plus élevé d’équité procédurale, compte tenu de l’impact de telles accusations sur la carrière de l’individu et sur ses perspectives d’emplois futures. Je cite ici les propos de mon collègue le juge Luc Martineau dans l’affaire Samatar c Canada (Procureur général), 2012 CF 1263 :

[124]  Or, le principal actif, sinon le seul, d’un fonctionnaire, c’est son intégrité. La fraude constitue l’accusation suprême pouvant entraîner la peine capitale : la perte de confiance de l’employeur et du public dans l’intégrité personnelle du fonctionnaire. Dans le cas où la Commission décide de dévoiler le nom d’une personne visée (section des résumés divulgués), sa participation personnelle à la fraude commise est publiquement exposée, ce qui bien entendu, aura un impact considérable sur sa réputation et ses chances d’emploi futur.

[125]  Il est vrai que, techniquement parlant, les fonctionnaires visées par l’ordonnance contestée ont le droit d’être présumées innocentes. Il n’empêche, dans l’esprit du public ou d’un employeur – pour qui les subtilités d’ordre juridique sont souvent incompréhensibles – les fonctionnaires visées sont « coupables de fraude », même si leur culpabilité n’a pas été établie hors de tout doute devant une cour criminelle. D’ailleurs, dans certains résumés publics, on peut lire que la Commission « a déclaré coupable de fraude » telle ou telle personne nommément désignée : Mme Marin-Vuletic - Rapport d’enquête 2010-CSD-00088.10365/2010-CSD-00089.10367; Mme Vuletic - Rapport d’enquête 2010-CSD-00088.10366/2010-CSD-00089.10368 et Mme Lavoie - Rapport d’enquête 2008-IPC-00333.6908.

[126]  Pour tous les motifs mentionnés plus haut, je suis d’avis que l’exercice par la Commission du pouvoir prévu à l’article 69 de la LEFP justifie une « protection procédurale accrue » […].

[45]  Cela dit, la demanderesse ne m’a pas convaincue que les principes d’équité procédurale n’ont pas été respectés dans le cadre du processus d’enquête ayant mené à la décision de la CFP.

[46]  La demanderesse a eu l’opportunité de fournir ses commentaires sur le rapport factuel et sur le rapport d’enquête, et bien que la demanderesse ait demandé à deux reprises d’avoir accès au compte-rendu de tous les témoignages fournis à l’enquêteur, celui-ci n’avait pas l’obligation de les lui fournir.

[47]  Dans l’affaire Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, la Cour suprême du Canada énonce ce qui suit à la page 902 de ses motifs :

[...] il incombait à la Commission d'informer les parties de la substance de la preuve réunie par l'enquêteur et produite devant la Commission. Celle-ci devait en outre offrir aux parties la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s'y rapportant.

[48]  C’est exactement le processus suivi par la CFP dans le présent dossier.

[49]  L’enquêteur n’avait pas « à faire état, dans son rapport, de tous et chacun des éléments de preuve soumis par les parties », ni à « transmettre aux parties toute preuve déposée au dossier » (Jean c Société Radio-Canada, 2015 CF 541 aux para 25-26). Je fais également miens les propos de ma collègue la juge Anne L. Mactavish dans l’affaire El-Helou c Service administratif des tribunaux judiciaires, 2012 CF1111 :

[75]  Je conviens avec les défendeurs que M. El-Helou n’avait pas nécessairement le droit de consulter toutes les transcriptions de tous les interrogatoires des témoins ou de chacun des documents remis à l’enquêteure [sic]. La jurisprudence se borne plutôt à exiger qu’il soit informé des « éléments essentiels de la preuve » (arrêt Radulesco) ou de la « substance de la preuve réunie par l’enquêteur » (arrêts SEPQA et Mercier).

[76]  Généralement, la remise du rapport de l’enquêteur et la possibilité offerte de le commenter satisfont à cette exigence. […].

[50]  L’enquêteur a fourni à la demanderesse l’essentiel de la preuve pertinente qui lui a été soumise et il lui a donné l’opportunité de présenter ses observations avant que la CFP ne rende sa décision. Cette façon de procéder est conforme aux enseignements de la jurisprudence et rencontre les principes d’équité procédurale applicables en pareille situation.

B.  La CFP a-t-elle erré en adoptant le rapport d’enquête et en concluant que la demanderesse avait commis une fraude?

(1)  Le droit applicable

[51]  Le test pour conclure à l’existence d’une fraude au sens de l’article 69 de la Loi est énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Seck, précité. Il est importé du droit criminel et comporte deux éléments essentiels : « (1) [L]a malhonnêteté qui peut comprendre la non-divulgation de faits importants; (2) la privation ou le risque de privation » (au para 39). Cependant, le fardeau de preuve applicable à la question de savoir s’il y a eu fraude dans un processus de nomination est celui de la prépondérance des probabilités.

[52]  Dans l’arrêt Seck, la Cour d’appel fédérale ne fait pas une référence explicite aux deux composantes de tout acte criminel, soit l’actus reus et la mens rea. Toutefois, elle le fait implicitement en se fondant sur trois précédents qui font état du rôle de chacune de ses composantes dans la détermination de l’existence d’une fraude. Par exemple, dans R c Théroux, [1993] 2 RCS 5 aux pages 25 à 26, la Cour suprême indique que :

[…] Pour établir l’actus reus de la fraude, le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a eu recours à la supercherie ou au mensonge, ou qu’il a accompli quelque autre acte frauduleux. […] il faudra démontrer que l’acte reproché en est un qu’une personne raisonnable considérerait comme malhonnête. Il faut ensuite démontrer qu’il y a effectivement eu privation ou risque de privation. Pour établir la mens rea de la fraude, le ministère public doit démontrer que l’accusé a sciemment employé le mensonge, la supercherie ou un autre moyen dolosif alors qu’il savait qu’une privation pouvait en résulter.

[53]  En d’autres termes, l’actus reus et la mens rea doivent être prouvés à l’égard de chacun des deux éléments du test de fraude.

[54]  C’est l’exercice fait par cette Cour dans l’affaire Egbers c Canada (Procureur général), 2015 CF 1342, exactement dans le contexte de l’application de l’article 69 de la Loi. Dans cette affaire, la Cour indique que : « [L]a mens rea de la fraude est subjective. La question n’est pas ce que les demandeurs auraient dû savoir, ou ce qui était raisonnable, mais ce qu’ils savaient réellement. Cela nécessite un examen du contexte factuel global » (au para 46). Appliquant ce test, la Cour conclut que la CFP n’a pas considéré la mens rea ou l’élément subjectif propre aux individus accusés de fraude, mais plutôt le critère de la personne raisonnable. Ce dernier critère peut servir à déterminer si l’actus reus est établi et non si la mens rea est établie.

(2)  Le droit tel qu’appliqué aux faits de la cause

[55]  Seul le premier élément du test énoncé dans l’arrêt Seck est en cause dans la présente affaire. Puisque la demanderesse a été nommée au poste de Coordonnatrice nationale – et qu’elle a obtenu une allocation de scolarité en conséquence, sans détenir la diplomation requise – la privation est établie.

[56]  Je crois également qu’il était raisonnable pour la CFP de conclure que l’actus reus d’acte malhonnête ou de dissimulation de faits importants est démontré. Il s’agissait en effet de « démontrer que l’acte reproché en est un qu’une personne raisonnable considérerait comme malhonnête » (Théroux, précité aux pp 25-26). Soumettre un diplôme d’études universitaires obtenu sans avoir suivi quelque cours que ce soit et sur la simple foi de quelques lettres de référence et du paiement d’un montant déterminé est sans aucun doute un geste malhonnête et qui serait considéré comme tel par une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Une personne raisonnable aurait eu davantage que de simples doutes en considérant i) que l’Université Belford a transmis non seulement un diplôme, mais également un relevé de notes détaillé avec la liste des cours prétendument suivis chaque semestre et la note prétendument obtenue pour chacun des cours suivis; et ii) qu’il a été presqu’aussi facile d’obtenir un diplôme de maîtrise et un diplôme de doctorat dans les mêmes circonstances.

[57]  En ce qui concerne le caractère malhonnête des actions de la demanderesse, celle-ci fait valoir que la décision de la CFP est déraisonnable puisque l’enquêteur n’applique pas le test énoncé par les tribunaux de façon appropriée. Elle plaide que la CFP a appliqué le critère objectif, soit celui de la personne raisonnable, à l’examen de la mens rea ou de son intention coupable.

[58]  De plus, la demanderesse met l’emphase sur les faits qui, selon elle, tendent plutôt à démontrer une absence d’intention coupable :

  • Elle a obtenu son baccalauréat de l’Université Belford deux ans avant l’affichage du poste sous étude;

  • Elle a transmis le premier courriel reçu de l’Université Belford à sa supérieure de l’époque dans l’espoir d’obtenir conseil de sa part;

  • Elle n’a pas même soumis sa candidature pour le poste lors du premier affichage; elle l’a fait lors du second affichage sur recommandation de ses supérieurs;

  • Elle a poursuivi sa démarche et obtenu un diplôme de maîtrise et un diplôme de doctorat de l’Université Belford alors que le poste ne requérait qu’un diplôme de baccalauréat;

  • Elle a elle-même était victime d’une fraude, de concert avec des milliers de personnes; elle n’a réalisé que dans le cadre de l’enquête de la CFP que les diplômes pour lesquels elle avait payé n’avaient aucune valeur;

  • Elle était à ce point convaincue de la valeur de ses diplômes qu’elle les affichait dans son bureau, à la vue de tous.

[59]  La demanderesse soutient qu’elle a fait une erreur de bonne foi en croyant que l’Université Belford était une institution accréditée et que ses diplômes avaient une valeur académique, mais qu’elle n’a jamais eu l’intention de frauder quiconque. Elle demande à la Cour d’annuler le rapport de décision de la CFP et d’ordonner sa réintégration au poste de Coordonnatrice nationale avec pleine compensation.

[60]  D’abord, puisqu’elle ne rencontre pas les exigences du poste, je suis d’avis que cette Cour ne peut pas ordonner la réintégration de la demanderesse.

[61]  À première vue, on pourrait croire qu’il y a eu confusion entre ce qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que la demanderesse aurait su, et ce que la demanderesse savait ou faisait sciemment.

[62]  Au paragraphe 58 de son rapport, l’enquêteur fait référence à deux reprises au concept de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que la demanderesse.

[63]  Toutefois, une lecture attentive de son rapport indique que l’enquêteur s’est questionné sur l’intention coupable de la demanderesse. Je suis d’avis que l’enquêteur a conclu non seulement que la demanderesse a fait preuve d’une naïveté et d’une cupidité surprenantes, mais qu’elle a commis une fraude en dissimulant un fait important au moment de présenter sa candidature, dissimulation qui a causé une privation.

[64]  Après avoir revu l’ensemble de la preuve recueillie, l’enquêteur fait deux constats importants à cet égard :

[56] Le témoignage de Mme Lemelin n’est pas crédible.

[…]

[60] Considérant ce qui précède, il est raisonnable de croire, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Lemelin savait, au moment de soumettre son application pour le processus de nomination, que la validité de son diplôme de baccalauréat était douteuse tout comme l’accréditation de Belford University. La preuve a démontré que Mme Lemelin n’a rien signalé en ce sens aux autorités responsables du processus de nomination, mais qu’elle a indiqué, dans son application, avoir obtenu un diplôme de Belford University….[I]l est également raisonnable de croire, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Lemelin a agi de façon malhonnête en ne divulguant pas ces faits importants puisqu’elle savait qu’elle ne pouvait pas être nommée sans rencontrer les exigences du poste et plus spécifiquement l’éducation.

[65]  Considérant la preuve qui se trouvait devant l’enquêteur, je suis d’avis que cette conclusion fait partie des issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[66]  Il est vrai que certains éléments de preuve sur lesquels la demanderesse met l’emphase militent dans le sens d’une grande naïveté/cupidité de sa part plutôt que dans le sens de la fraude. Cependant, il appartenait à l’enquêteur et à la CFP de soupeser l’ensemble des éléments de preuve et de se satisfaire, selon la prépondérance des probabilités, de l’existence d’une fraude au sens de l’article 69 de la Loi. Dans la mesure où leur analyse et leur conclusion font partie des issues possibles, il n’appartient pas à la Cour d’y substituer sa propre appréciation.

VII.  Conclusion

La demanderesse ne m’a pas convaincue qu’il y a eu violation d’un principe d’équité procédurale dans le processus d’enquête mené par la CFP, ni que l’enquêteur aurait erré en appliquant  le test pour conclure qu’elle avait dissimulé un fait important dans le processus de nomination interne et qu’une privation aurait résulté de cette dissimulation.


JUGEMENT au dossier T-222-17

LA COUR STATUE que :

  • 1.La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée;

  • 2.Les dépens au montant de 750 $, déboursés et taxes inclus, sont accordés au défendeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-222-17

INTITULÉ :

SYLVIE R. LEMELIN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

QUÉBEC (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 FÉVRIER 2018

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 12 MARS 2018

COMPARUTIONS :

Francis Fortin

Pour LA DEMANDERESSE

Chantal Labonté

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tremblay Bois Mignault Lemay

Québec (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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