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Date : 20180228


Dossier : IMM-3057-17

Référence : 2018 CF 230

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 28 février 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

THI UT VO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Thi Ut Vo, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration rejetant sa demande de parrainage, estimant qu’il avait qualité de chose jugée.

[2]  Pour les motifs énoncés ci-après, je ne vois aucune raison de remettre en question la décision de la Section d’appel de l’immigration.

I.  Résumé des faits

[3]  Mme Vo est citoyenne canadienne. En 2009, elle a épousé Xuan Khanh Phan qui réside actuellement au Vietnam. La même année, Mme Vo a présenté une demande de parrainage de M. Phan. La demande a été rejetée en 2011, et Mme Vo a interjeté appel devant la Section d’appel de l’immigration.

[4]  La Section d’appel de l’immigration a rejeté le premier appel de Mme Vo le 14 novembre 2013 (décision de 2013), concluant que le mariage de Mme Vo et de M. Phan n’était pas authentique, et qu’il avait été conclu principalement pour obtenir un statut d’immigration au Canada (Vo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CarswellNat 10632 (WL Can) (Commission de l’Immigration et du statut du réfugié du Canada – Section d’appel de l’immigration). Aucun contrôle judiciaire de la décision de 2013 n’a été sollicité. En outre, étant donné que la Section d’appel de l’immigration avait tiré une conclusion de fausse déclaration, il était interdit à Mme Vo de présenter une nouvelle demande de parrainage avant deux ans.

[5]  En 2015, Mme Vo a présenté une nouvelle demande de parrainage de M. Phan, s’appuyant sur la preuve de leur relation continue, et notamment la naissance d’un enfant. Cette demande, tout comme la demande de parrainage initiale, a été rejetée. Mme Vo a de nouveau interjeté appel à la Section d’appel de l’immigration (décision de 2017), qui a rejeté son appel le 23 juin 2017 (Re Vo et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CarswellNat 7932 (WL Can) (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada – Section d’appel de l’immigration). La décision de 2017 fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.  Analyse

[6]  Je commencerai par une brève explication de la doctrine de la chose jugée (res judicata), compte tenu de son importance dans la demande de Mme Vo, avant d’énoncer les questions litigieuses soulevées par Mme Vo et la norme de contrôle appropriée. Enfin, j’examinerai chacun des arguments de Mme Vo.

A.  La doctrine de la chose jugée

[7]  La doctrine de la chose jugée empêche les mêmes parties de soumettre une question déjà tranchée à l’examen d’un tribunal (Erdos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 419, au paragraphe 15 [Erdos]). Dans le contexte du processus de décision administrative, l’objectif poursuivi consiste à assurer un équilibre entre le respect de l’équité envers les parties et la protection du processus décisionnel administratif, dont l’intégrité serait compromise par l’introduction d’une nouvelle instance à l’égard de questions déjà tranchées. (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, au paragraphe 21 [Danyluk)].

[8]  Le volet du principe de la chose jugée pertinent à la présente demande de Mme Vo est celui de la « préclusion » qui interdit aux parties de solliciter la réouverture de litiges déjà tranchés dans une instance antérieure (Toronto (Ville) c SCFP section locale 79), 2003 CSC 63, au paragraphe 23 [SCFP]; Erdos, au paragraphe 16). Les conditions d’application de la préclusion sont les suivantes : i) que la même question ait été décidée lors d’une instance antérieure; ii) que la décision judiciaire invoquée soit finale; et iii) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée (Danyluk, au paragraphe 25).

[9]  Toutefois, même si ces trois conditions sont satisfaites, un décideur jouit tout de même du pouvoir discrétionnaire de refuser l’application de la préclusion si cela entraînait une injustice (Danyluk, aux paragraphes 33, 62 à 67 et 80). Ainsi, même lorsque les conditions sont établies, un décideur doit toujours déterminer si la préclusion devrait être appliquée. La seconde étape de l’analyse constitue donc une étape de « dérogation », et est souvent décrite comme le fait de déterminer s’il existe des « circonstances particulières » qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de refuser l’application de la préclusion (Tuccaro c Canada, 2016 CAF 259, au paragraphe 30).

B.  Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Devant la Section d’appel de l’immigration, Mme Vo a affirmé l’existence de deux « circonstances spéciales » qui, selon elle, justifiaient la non-application de la préclusion : a) les préoccupations concernant l’équité procédurale dans le refus du deuxième agent d’immigration, et b) les nouveaux éléments de preuve depuis la décision de 2013 – notamment, la naissance de la fille de Mme Vo, des voyages ultérieurs au Vietnam, des photographies de moments passés ensemble et des relevés démontrant des communications soutenues.

[11]  L’essentiel de l’argument de Mme Vo dans cette demande de contrôle judiciaire est que la Section d’appel de l’immigration aurait, de façon déraisonnable, mené la seconde étape de la préclusion, soit une disposition dérogatoire, en ne tenant pas compte de façon appropriée de ces « circonstances spéciales ». Mme Vo soutient également que la Section d’appel de l’immigration a ignoré des éléments de preuve et a fourni des motifs inadéquats.

[12]  Il n’est pas contesté entre les parties que l’application par un décideur administratif de la seconde étape du critère de la préclusion – c’est-à-dire, la question de savoir si la préclusion devrait être appliquée, ce qui constitue une question discrétionnaire – est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Chotai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1335, aux paragraphes 15 et 16 [Chotai]; Ping c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1121, au paragraphe 17 [Ping]).

[13]  Il n’est pas non plus contesté entre les parties que les questions connexes soulevées par Mme Vo, ayant trait aux éléments de preuve ignorés et aux motifs inadéquats, sont également susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[14]  Ainsi, en l’espèce, je me préoccupe de savoir si la décision de 2017 était justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartenait aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier à l’égard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

C.  Analyse des arguments de Mme Vo

1)  La seconde étape du critère justifiant l’application de la doctrine de la préclusion

[15]  Comme indiqué ci-dessus, Mme Vo a avancé deux types de « circonstances spéciales » devant la Section d’appel de l’immigration à l’appui de sa thèse selon laquelle la préclusion ne devrait pas interdire son appel, à savoir : a) les préoccupations concernant l’équité procédurale dans le refus du deuxième agent d’immigration, et b) les nouveaux éléments de preuve depuis la décision de 2013.

a)  Caractère équitable des procédures connexes

[16]  Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême du Canada a conclu que le facteur « le plus important » lorsqu’on envisage l’application de la préclusion est de déterminer si son application dans un cas particulier « entraînerait une injustice » (au paragraphe 80). Dans ce sens, Mme Vo a soutenu devant la Section d’appel de l’immigration que les préoccupations concernant l’équité procédurale ayant trait au refus de l’agent d’immigration justifiaient le fait de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion dans son cas.

[17]  Toutefois, la Section d’appel de l’immigration a conclu dans sa décision de 2017 qu’aucun élément de preuve ne démontrait que l’une des procédures précédentes, dont le refus du deuxième agent d’immigration, avait donné lieu à un manquement au principe d’équité procédurale ni que la cause de Mme Vo et de M. Phan n’avait pas été tranchée de façon appropriée. La Section d’appel de l’immigration a indiqué que Mme Vo a eu droit à une audience complète devant la Section d’appel de l’immigration en 2013, représentée par un avocat, et qu’elle avait choisi de ne pas solliciter le contrôle judiciaire de la décision de 2013 de la Section d’appel de l’immigration.

[18]  La Section d’appel de l’immigration a également indiqué que Mme Vo avait la possibilité de solliciter la prise d’une mesure spéciale pour motifs d’ordre humanitaire, et que rien n’empêchait Mme Vo et sa fille de vivre au Vietnam avec M. Phan. Par conséquent, la Section d’appel de l’immigration a conclu dans sa décision de 2017 qu’il n’y avait pas de [traduction« potentielle injustice » dans les circonstances de l’affaire qui justifierait la non-application de la préclusion.

[19]  Dans la présente demande, Mme Vo soutient que la décision de 2017 était déraisonnable étant donné qu’elle ne prenait pas en considération d’une façon appropriée ses préoccupations en matière d’équité procédurale relativement au refus du deuxième agent d’immigration. Elle soutient que l’agent d’immigration avait un parti pris contre elle et a ignoré des éléments de preuve et de l’information pertinente de façon sélective. Elle fait référence au comportement « inacceptable » de l’agent pendant l’interrogatoire, et soutient que M. Phan a été « trompé » lorsqu’il a été interrogé au sujet de sa fille.

[20]   Je ne retiens pas les arguments de Mme Vo.

[21]  Premièrement, il est évident que la Section d’appel de l’immigration a explicitement examiné la question de l’équité procédurale, et a conclu que rien ne démontrait un manquement au principe d’équité, que ce soit dans la décision de 2013 de la Section d’appel de l’immigration, dans le refus du deuxième agent d’immigration, ou dans l’une des autres procédures de Mme Vo.

[22]  En outre, alors que Mme Vo a effectivement soulevé certaines préoccupations d’équité procédurale devant la Section d’appel de l’immigration, elle n’a pas soutenu que le refus de l’agent d’immigration suscitait une crainte raisonnable de partialité. Généralement, une cour de révision refuse d’examiner des questions soulevées pour la première fois au cours d’un contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 22 et 23).

[23]  Même si l’on ne tenait pas compte de ce principe ni du fait que le refus du deuxième agent d’immigration ne fasse pas l’objet du présent contrôle judiciaire, l’observation de Mme Vo serait sans fondement. Les allégations de partialité sont sérieuses et doivent être étayées par des éléments de preuves concrets (Panov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 716, au paragraphe 20). Il était loisible au deuxième agent d’immigration d’examiner les aspects de la demande de Mme Vo qui ont suscité des préoccupations de crédibilité dans les décisions antérieures, et qui continuaient d’en susciter. Je suis convaincu qu’une personne informée, qui étudie la question de façon réaliste et pratique, n’arriverait pas à la conclusion que ce type de préoccupation suscitait une crainte raisonnable de partialité (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie et al., [1978] 1 RCA 369 (CSC), à la page 394).

[24]  Particulièrement en ce qui concerne l’allégation de « question piège », je souscris à la thèse du défendeur voulant qu’aucun argument de partialité ne puisse être retenu lorsqu’on examine l’échange dans son ensemble :

Q : Qu’avez-vous décidé de faire, vous et M. Phan, après le rejet de l’appel? Nous étions déprimés et tristes étant donné qu’on ne nous permettait pas d’être ensemble. Donc, on a décidé de donner naissance à un enfant. Q : Pourquoi? Je pense que le fait d’avoir un bébé est une preuve de l’authenticité de notre mariage. Q : Donc, vous avez eu un bébé pour démontrer que votre mariage était authentique? Oui.

[Non souligné dans l’original]

[25]  Manifestement, la question ne faisait que confirmer une affirmation de M. Phan, et n’était pas une question piège visant à le tromper.

[26]  En somme, je conclus que la Section d’appel de l’immigration a conclu de façon raisonnable qu’aucune préoccupation concernant l’équité procédurale ou une injustice ne justifiait le fait de ne pas appliquer la préclusion dans le cas de Mme Vo, même si ces préoccupations sont reformulées en tant qu’allégations de partialité, comme l’a fait Mme Vo dans la présente demande.

b)  Nouveaux éléments de preuve

[27]  De nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pas été soumis à l’examen de l’une des parties, peuvent constituer des « circonstances spéciales » justifiant de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion. Dans l’arrêt SCFP, il a été conclu que l’existence de « nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pas été présentés auparavant » qui « jettent de façon probante un doute sur le résultat initial », peuvent signifier qu’un décideur ne devrait pas appliquer la doctrine de la préclusion à un cas particulier (au paragraphe 52). Dans la décision Ping, la juge Kane a conclu que pour justifier le fait de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion, les nouveaux éléments de preuve doivent être « pour ainsi dire déterminants dans l’affaire » (au paragraphe 23). Autrement dit, il ne suffit pas qu’une partie présente simplement de nouveaux éléments de preuve. Les nouveaux éléments de preuve doivent plutôt être déterminants des questions que la partie souhaite voir examinées de nouveau.

[28]  Le nouvel élément de preuve le plus important que Mme Vo a produit devant la Section d’appel de l’immigration était la naissance de sa fille, un événement qui a eu lieu en 2014. Mme Vo a également soutenu que les éléments de preuve liés à sa relation constante avec M. Phan, démontrée par des visites, des photographies et des communications soutenues, constituaient de nouveaux éléments de preuve déterminants, de sorte que la doctrine de la préclusion ne devrait pas être appliquée.

[29]  La Section d’appel de l’immigration a entamé son analyse sur ce point en reconnaissant que des éléments de preuve établissant une relation continue peuvent, dans certains cas, constituer de [traduction] « nouveaux éléments de preuve déterminants » justifiant la non-application de la doctrine de la préclusion. Toutefois, la Section d’appel de l’immigration a souligné que la naissance d’un enfant n’est pas, en soi, déterminante de l’authenticité d’un mariage, citant la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 565, au paragraphe 12, et que les éléments de preuve présentés par Mme Vo concernant ses communications et voyages ultérieurs étaient semblables aux éléments de preuve dont il avait été question dans la décision de 2013, qui n’avaient à l’époque pas dissipé les préoccupations de la Section d’appel de l’immigration relatives à la crédibilité.

[30]  La Section d’appel de l’immigration avait alors pris en considération la décision de notre Cour dans l’affaire Tang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 754 [Tang], et avait observé que la décision de 2013 reposait sur deux décisions prises en application du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), décision portant : a) que le mariage de Mme Vo avec M. Phan n’était pas authentique et b) qu’il avait été conclu principalement aux fins d’obtenir un statut d’immigration au Canada.

[31]  Dans son analyse de 2017 du caractère déterminant des nouveaux éléments de preuve produits par Mme Vo, la Section d’appel de l’immigration a conclu que, même si les nouveaux éléments de preuve de Mme Vo pouvaient potentiellement appuyer l’authenticité de son mariage, ils ne pouvaient servir à réfuter les conclusions de la Section d’appel de l’immigration de 2013 concernant l’objectif principal du mariage.

[32]  Par conséquent, la Section d’appel de l’immigration a conclu que les nouveaux éléments de preuve de Mme Vo ne constituaient pas des « circonstances spéciales » qui justifieraient la non-application de la doctrine de la préclusion.

[33]  Dans la présente demande, Mme Vo soutient que la Section d’appel de l’immigration a conclu de façon « inéquitable » que ses nouveaux éléments de preuve n’équivalaient pas à des « circonstances spéciales ». Elle présente un certain nombre d’arguments à ce sujet.

[34]  Premièrement, Mme Vo soutient que la décision de 2013 n’avait en fait pas conclu que son mariage avait été contracté avec l’objectif principal d’obtenir un statut d’immigration au Canada, et qu’il était par conséquent déraisonnable de la part de la Section d’appel de l’immigration de s’appuyer sur cette conclusion dans sa décision de 2017.

[35]  Selon le libellé clair de la décision de 2013, cet argument est sans fondement. Les paragraphes pertinents sont libellés comme suit :

[traduction]
[57]  Comme j’ai conclu que l’appelante et la demandeure n’étaient pas crédibles et que le mariage n’est pas authentique, j’estime que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi.

[58]  Par conséquent, je conclus que l’appelante ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le mariage est authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[59]  Je conclus que le mariage n’est pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[60]  Le demandeur est donc exclu de la catégorie du regroupement familial en application du paragraphe 4(1) du Règlement.

[Non souligné dans l’original]

[36]  En outre, alors que Mme Vo soutient que la conclusion sur l’objectif du mariage de la décision de 2013 est déraisonnable, elle n’a jamais sollicité le contrôle judiciaire de la décision de 2013. Cette décision doit donc être considérée comme finale. Contester maintenant son caractère raisonnable constitue une contestation incidente que je n’admettrai pas.

[37]  Mme Vo s’appuie ensuite sur les commentaires de notre Cour dans l’affaire Sandhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 834 [Sandhu]. Dans cette affaire, le juge Martineau a conclu :

[13]  Des éléments de preuve montrant un engagement ultérieur peuvent servir à établir le but principal du mariage. Ces éléments de preuve peuvent comprendre l’existence d’une relation continue ou la naissance d’un enfant. En outre, il est possible de tenir compte de nouveaux éléments de preuve dans l’analyse de l’authenticité ou du but principal du mariage, même si le même type de preuve a été présenté lors de la première instance dont était saisie la SAI […]

[…]

[15]  En fonction des faits de certaines affaires, la naissance d’un enfant peut suffire à faire exception au principe de la chose jugée. Cependant, dans la mesure où les faits en fonction desquels la décision antérieure avait été prise établissent avec un haut niveau de confiance que le but principal du mariage était d’acquérir un statut sous le régime de la LIPR, il est moins probable que cela suffise. Pour constituer de nouveaux éléments de preuve déterminants, les éléments de preuve doivent avoir des répercussions véritables sur l’évaluation de l’intention. Des éléments de preuve qui ne font que renforcer les éléments antérieurs ou tentent d’établir l’intention rétroactivement ne sont pas suffisants (Gharu, précité, au paragraphe 17). Ce qui rend la présente espèce unique est l’admission de la part du défendeur que les nouveaux éléments de preuve établissent l’authenticité du mariage.

[38]  Mme Vo soutient que la conclusion de la décision de 2013 en ce qui a trait à l’objectif de son mariage s’appuyait sur des conclusions faibles. Par conséquent, elle soutient que les éléments de preuve qu’elle a produits relatifs à un engagement constant et à la naissance d’un enfant devraient constituer de nouveaux éléments de preuve déterminants, permettant de témoigner de l’authenticité et du but légitime du mariage.

[39]  Enfin, Mme Vo s’appuie plus largement sur la décision Sami c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 539 [Sami]. Dans cette affaire, la Section d’appel de l’immigration avait conclu qu’un appel était interdit par le principe de la préclusion, malgré les éléments de preuve de la demanderesse sous forme de visites, photographies et relevés téléphoniques. Notre Cour a annulé la décision de la Section d’appel de l’immigration au motif que des éléments de preuve établissant un engagement constant au fil du temps peuvent constituer un nouvel élément de preuve déterminant qui pourrait changer l’issue du premier appel (aux paragraphes 77 à 79).

[40]  Lors du contrôle judiciaire touchant le caractère raisonnable de la décision de la Section d’appel de l’immigration d’appliquer le principe de la préclusion, notre Cour a conclu, de manière cohérente, que chaque cas est unique et doit être tranché selon les faits particuliers (Tiwana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 831, au paragraphe 32 [Tiwana]; Sandhu, au paragraphe 14). Le simple fait que dans les affaires Sami et Sandhu la preuve d’une relation constante ou de la naissance d’un enfant justifiait une intervention judiciaire n’est pas déterminant dans la demande de Mme Vo. Comme l’a plutôt observé la juge Kane dans l’affaire Ping : « ce n’est pas la nature de la preuve qui est déterminante, mais bien comment cette preuve invalide les conclusions antérieures » (au paragraphe 24).

[41]  Autrement dit, pour justifier l’intervention de notre Cour dans la décision de 2017 de la Section d’appel de l’immigration, Mme Vo doit établir que ses nouveaux éléments de preuve étaient de nature à répondre aux préoccupations suscitées dans la décision de 2013, ou encore de nature à changer l’analyse de la Section d’appel de l’immigration de 2013 de façon importante (Chotai, aux paragraphes 21 et 22; Sandhu, au paragraphe 15).

[42]  À ce stade, les interactions entre les éléments de preuve qui témoignent de l’authenticité d’un mariage et les éléments de preuve qui témoignent de son objectif, c’est-à-dire les deux facteurs énoncés au paragraphe 4(1) du Règlement, justifient des commentaires plus détaillés.

[43]  Les alinéas 4(1)a) et b) sont disjonctifs : un étranger ne peut pas être considéré comme l’époux d’une personne si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR ou s’il n’est pas authentique (Lawrence c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 369, au paragraphe 8). Tandis que des liens forts existent entre les deux critères, ceux-ci demeurent distincts (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522, aux paragraphes 29 et 30 [Gill]). Par exemple, notre Cour a reconnu qu’une conclusion d’authenticité du mariage ferait pencher la balance en faveur d’un mariage ne visant pas l’acquisition d’un statut au Canada (Sandhu, au paragraphe 12), mais, étant donné le caractère distinct des alinéas 4(1)a) et b), la constatation de l’authenticité d’un mariage n’est pas déterminante de celle de l’objectif (Gill, aux paragraphes 29 et 32; Sandhu, au paragraphe 12).

[44]  Tout ce que l’on peut dire est que la preuve de l’authenticité d’un mariage peut également s’avérer pertinente pour décider si un mariage visait principalement une fin d’immigration, en fonction des faits propres à l’affaire (Trieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 925, aux paragraphes 36 à 38). Habituellement, l’élément de preuve le plus probant en ce qui concerne le but principal d’un mariage est le témoignage des parties au sujet de ce qu’ils pensaient faire à l’époque où le mariage a été conclu (Gill, au paragraphe 33).

[45]  Dans le contexte des principes énoncés ci-dessus, il me semble évident que le cas de Mme Vo est très différent des circonstances inhabituelles dont le juge Martineau a tenu compte dans la décision Sandhu, où le défendeur a concédé que le mariage était authentique. La décision Sami se distingue également par le fait que seule l’authenticité du mariage, et non son objectif principal, était en question.

[46]  L’analyse de notre Cour dans la décision Tiwana est plus utile. Dans cette affaire, la Section d’appel de l’immigration avait conclu au premier appel devant ce tribunal qu’en raison de graves préoccupations relatives à la crédibilité, le mariage n’était pas authentique et avait été conclu dans le but d’acquérir un statut d’immigration. Lors du contrôle judiciaire de l’application par la Section d’appel de l’immigration du principe de la préclusion pour interdire un appel, notre Cour a conclu que la décision de la Section d’appel de l’immigration était raisonnable, malgré les éléments de preuve d’une relation continue, et de la naissance d’un enfant, au motif que les nouveaux éléments de preuve ne l’emportaient pas sur les préoccupations initiales de la Section d’appel de l’immigration, y compris les préoccupations relatives la crédibilité (Tiwana, aux paragraphes 33 à 37). Autrement dit, les éléments de preuve relatifs à des événements postérieurs au mariage ne se rapportaient pas, dans les circonstances de cette affaire, à la nature du mariage au moment où il a été conclu (Tiwana, aux paragraphes 36 et 37).

[47]  J’ai en l’espèce examiné la décision de 2013 de la Section d’appel de l’immigration, la nature des nouveaux éléments de preuve produits à la Section d’appel de l’immigration en 2017, et la barre élevée établie par l’arrêt SCFP et la décision Ping avant que de nouveaux éléments de preuve puissent justifier la non-application de la préclusion. Ces éléments à l’esprit, je conclus qu’il était raisonnable pour la Section d’appel de l’immigration de conclure que, même si les nouveaux éléments de preuve que Mme Vo a produits appuyaient potentiellement l’authenticité de son mariage, ce n’était pas suffisamment déterminant de l’objectif du mariage pour justifier que l’on n’impose pas le principe de la préclusion.

[48]  En l’espèce, comme dans la décision Tiwana, la décision de 2013 de la Section d’appel de l’immigration reposait sur des préoccupations importantes relatives à la crédibilité qui, selon la conclusion de la Section d’appel de l’immigration en 2017, n’étaient pas abordées dans les nouveaux éléments de preuve de Mme Vo. En outre, et également similaire à la décision Tiwana, les efforts de Mme Vo et de M. Phan pour avoir des enfants ont été pris en considération par la Section d’appel de l’immigration en 2013, et ces efforts ne l’ont pas emporté sur d’autres préoccupations suscitées à l’époque (Tiwana, aux paragraphes 31 et 34; Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1182, au paragraphe 11).

[49]  Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, je suis convaincu que la Section d’appel de l’immigration a conclu, de façon raisonnable, dans sa décision de 2017, que les nouveaux éléments de preuve de Mme Vo ne justifiaient pas la non-application de la doctrine de la préclusion : les nouveaux éléments de preuve ne remédiaient pas précisément aux préoccupations relatives à la crédibilité, et ils étaient semblables aux éléments de preuve déjà examinés par la Section d’appel de l’immigration dans sa décision de 2013.

2)  Les éléments de preuve ignorés et les motifs inadéquats

[50]  Je me pencherai brièvement sur les deux dernières questions soulevées par Mme Vo, étant donné que leur détermination découle en partie de mes conclusions ci-dessus. Mme Vo soutient que la Section d’appel de l’immigration a ignoré les éléments de preuve dont elle était saisie, et a rendu sa décision d’une manière perverse ou capricieuse, et que la Section d’appel de l’immigration a donné des motifs inadéquats pour expliquer sa décision de 2017.

[51]  Lorsque la Section d’appel de l’immigration conclut que certains éléments de preuve ne donnent pas lieu à l’issue souhaitée par l’appelant, cela ne signifie pas qu’elle a ignoré ces éléments de preuve. Autrement dit, le simple fait que la Section d’appel de l’immigration a déterminé que la doctrine de la réclusion interdisait l’appel de Mme Vo ne signifie pas que ses allégations voulant que les éléments de preuve qu’elle a produits pour alléguer des « circonstances spéciales » ont été ignorés par la Section d’appel de l’immigration. Au contraire, la Section d’appel de l’immigration a examiné ces éléments de preuve en détail pour déterminer si l’un de ces éléments justifiait la non-application de la doctrine de la préclusion. Par conséquent, je conclus que les éléments de preuve présentés par Mme Vo n’ont pas été ignorés par la Section d’appel de l’immigration, et que la décision de 2017 n’était ni perverse ni capricieuse.

[52]  Pour ce qui est des motifs inadéquats, les motifs de la Section d’appel de l’immigration doivent être examinés au regard du dossier et de l’issue de la décision menant à l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 à 16 [NLNU]. La Section d’appel de l’immigration n’est pas tenue de tirer des conclusions explicites sur chaque élément de preuve présenté (NLNU, au paragraphe 16; Tang, au paragraphe 33). En l’espèce, les motifs touchant la question de la chose jugée étaient exhaustifs, et étaient également intelligibles, justifiés et transparents (Tiwana, au paragraphe 40).

III.  Conclusion

[53]  Par les motifs susmentionnés, je conclus que l’analyse de la Section d’appel de l’immigration de la deuxième étape concernant la préclusion était raisonnable et qu’elle n’a ignoré aucun élément de preuve. Je conclus en outre que, lorsqu’ils sont interprétés au regard du dossier et de l’issue, les motifs de la Section d’appel de l’immigration étaient adéquats; la Section d’appel de l’immigration a expliqué les motifs pour lesquels les nouveaux éléments de preuve produits par Mme Vo, et les questions qu’elle a soulevées concernant l’équité procédurale, ne constituaient pas des « circonstances spéciales » justifiant la non-application de la doctrine de la préclusion.

[54]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3057-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été proposée pour certification et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3057-17

 

INTITULÉ :

THI UT VO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Leonard H. Borenstein

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

David Joseph

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leonard H. Borenstein

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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