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Date : 20180315


Dossier : IMM-3224-17

Référence : 2018 CF 299

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mars 2018

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

SHERRY IQBAL, FARKHANDA ZIA, ET ALEXIA SHERRY ET JAYDEN ABRAHAM (PAR LEUR TUTEUR À L’AUDIENCE SHERRY IQBAL)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs forment une famille chrétienne originaire du Pakistan qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision menant au rejet de leur demande de résidence permanente au Canada en tant que réfugiés étrangers. Ils ont présenté une demande d’asile (catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontière) conformément à l’article 145 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR), à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et au titre de l’article 147 du RIPR (personne protégée à titre humanitaire outre‑frontière faisant partie de la catégorie des personnes de pays d’accueil). L’agent des visas (l’agent) a rejeté leur demande et a conclu qu’ils avaient une possibilité de refuge intérieur au Pakistan. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

I.  Résumé des faits

[2]  Le demandeur principal, Sherry Iqbal, sa femme et ses deux enfants vivent actuellement en Thaïlande. Ils cherchent à obtenir l’asile en raison d’un incident qui s’est produit en 2013 lorsqu’on a demandé au demandeur principal, un infirmier, de prêter assistance médicale à un patient. Le demandeur principal affirme qu’après avoir examiné le patient, il a avisé les hommes présents que le patient était dans un état critique et devait être transporté à un hôpital. Le demandeur principal affirme que l’un des hommes a sorti une arme et a exigé que le demandeur principal traite le patient sur-le-champ. Lorsque le demandeur principal a indiqué que ce n’était pas possible, on l’a attaqué. Le demandeur principal a [traduction] « supplié les hommes d’arrêter pour l’amour de Dieu ». Le demandeur principal affirme ensuite qu’on l’a qualifié d’infidèle [traduction] « parce qu’ils savaient [qu’il] était chrétien » et que lui et sa famille ont été menacés de mort s’il ne traitait pas le patient. Les hommes ont attaqué le demandeur principal et celui-ci a perdu connaissance. Lorsqu’il a repris connaissance, on l’a éventuellement libéré. Le demandeur principal affirme que ses assaillants étaient associés aux talibans.

[3]  Le demandeur principal affirme qu’après cet incident, il est parti à Lahore au Pakistan pour vivre avec des membres de la famille. Toutefois, le demandeur principal affirme que, le 1er septembre 2013, les mêmes assaillants ont attaqué sa maison, où son père et d’autres membres de la famille résidaient. Son père a été tué au cours de l’attaque.

[4]  À la suite de ces événements, le demandeur principal et sa famille ont quitté le Pakistan et sont arrivés en Thaïlande le 17 octobre 2013. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mais leur demande a été rejetée. Par la suite, le demandeur principal et sa femme ont passé une entrevue à l’ambassade canadienne à Bangkok le 27 mars 2017.

II.  Décision de l’agent des visas

[5]  La décision comprenait la lettre du 26 mai 2017 de l’agent ainsi que les notes de l’agent consignées au Système mondial de gestion des cas (SMGC). Dans la lettre, l’agent déclare que le demandeur principal ne satisfait pas aux obligations législatives de la LIPR et du RIPR pour les catégories au titre desquelles il a présenté une demande.

[6]  Dans les notes du SMGC, l’agent se demande si les assaillants du demandeur principal continueront de le rechercher après trois ans. L’agent observe en outre que, même si les assaillants étaient à la recherche du demandeur principal, ils n’avaient pas été capables de le trouver à Lahore lorsqu’il s’y est installé à la suite de l’attaque. L’agent a conclu qu’aucun élément de preuve convaincant ne démontrait que les assaillants demeuraient une menace pour le demandeur principal et sa famille.

[7]  En ce qui a trait à la crainte du terrorisme au Pakistan formulée par le demandeur principal, l’agent a conclu qu’il s’agissait d’un risque généralisé auquel tous les citoyens du Pakistan sont exposés. C’est pourquoi l’agent a indiqué qu’il ne semblait pas que le demandeur principal craignait la persécution [traduction] « en raison de son appartenance à un groupe particulier quelconque ». Pour ce motif, l’agent a conclu que la crainte générale de terrorisme du demandeur principal n’équivalait pas au niveau que vise à protéger le statut de réfugié au sens de la Convention.

[8]  L’agent a conclu que le demandeur principal avait une possibilité de refuge intérieur valable au Pakistan. L’agent a observé que le demandeur principal a vécu à différents endroits au Pakistan à divers moments, et que, bien que le demandeur principal ait été une fois victime d’une attaque au couteau alors qu’il vivait à Karachi, il avait été visé de façon aléatoire et que cette attaque n’équivalait pas à de la persécution. Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur.

[9]  L’agent a rejeté la demande au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil au sens de l’article 147 du RIPR puisqu’il a conclu que rien ne démontrait qu’une guerre civile ou un conflit armé avait cours au Pakistan, ou encore qu’il y avait une atteinte massive des droits de la personne.

[10]  L’agent a conclu que le demandeur principal, et, par conséquent, sa famille, ne satisfaisaient pas aux exigences législatives pour les catégories concernées du RIPR, et la demande a été rejetée.

III.  Questions en litige

[11]  Bien que les demandeurs soulèvent plusieurs préoccupations, les questions suivantes seront abordées :

  1. L’agent devait-il tenir compte de la persécution à caractère religieux?
  2. L’analyse relative à la possibilité de refuge intérieur était-elle adéquate?
  3. Les demandeurs ont-ils droit à des dépens?

IV.  Norme de contrôle

[12]  La décision d’un agent des visas quant à l’admissibilité à des catégories de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de personnes de pays d’accueil est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, au paragraphe 25 [Saifee]; Bakhtiari c Canada [Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1229, au paragraphe 22).

[13]  La norme de la décision raisonnable est aussi la norme qui s’applique à l’évaluation de la possibilité de refuge intérieur en fonction des faits (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au paragraphe 17 [Reci]). Toutefois, que l’agent ait appliqué ou non le critère adéquat à l’évaluation d’une possibilité de refuge intérieur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Reci, au paragraphe 16).

V.  Analyse

A.  L’agent devait-il tenir compte de la persécution à caractère religieux?

[14]  Le demandeur principal soutient que l’agent a totalement négligé de prendre en considération l’aspect de sa demande touchant la persécution pour des motifs religieux même s’il a expressément indiqué qu’il était exposé à des risques en tant que chrétien. En fait, le demandeur principal soutient que l’incident qui l’a forcé, lui et sa famille, à fuir le Pakistan était l’attaque et les menaces proférées en raison de sa foi chrétienne.

[15]  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême a établi « qu’il n’incombe pas au demandeur d’identifier les motifs de persécution. Il incombe à l’examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies; habituellement, il y a plus d’un motif. »

[16]  En l’espèce, il ressort de la décision que l’agent n’a tenu compte que de la catégorie du « groupe social » du statut de réfugié au sens de la Convention lorsqu’il a affirmé que le demandeur principal n’avait aucune crainte liée à son appartenance à un groupe social en particulier. Le défendeur soutient qu’il s’agit d’une analyse raisonnable parce que le demandeur principal n’a pas fait valoir de motifs touchant ses opinions religieuses ou politiques, et il lui incombe de présenter des observations concernant tous les motifs de sa demande d’asile (Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, au paragraphe 71).

[17]  Quoi qu’il en soit, la déclaration de la Cour suprême du Canada est claire et elle oblige l’agent à tenir compte de tous les motifs de persécution possibles et pertinents formulés dans les déclarations du demandeur principal. Il est vrai que le demandeur principal a déclaré au cours de l’entrevue qu’il n’est qu’une [traduction] « personne ordinaire qu’on peut cibler ». Toutefois, l’agent n’a pas porté attention aux autres déclarations du demandeur principal, dans lesquelles il dit : [traduction] « Ils savaient que j’étais chrétien, et c’est pourquoi ils m’ont dit “Nous avons de bons motifs de te tuer” ». Le demandeur principal ayant affirmé que les agents de persécution lui avaient dit qu’ils avaient [traduction] « de bons motifs de [te] tuer » parce qu’il est chrétien, l’agent aurait dû analyser ce motif de persécution.

[18]  Le défaut de l’agent d’analyser ce motif de persécution a une incidence sur la conclusion de l’agent quant à la PRI disponible pour le demandeur principal. Bien que l’agent soulève que la PRI puisse être accessible aux chrétiens, il n’a pas tenu compte du fait que les croyances chrétiennes du demandeur principal constituent un élément de preuve contradictoire dans le dossier. Puisque cet élément de preuve est important, et qu’il faut présumer que l’agent en a tenu compte (Saifee, au paragraphe 28), il accroît la probabilité que la décision de l’agent quant à cet aspect soit déraisonnable s’il n’y fait pas référence (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425).

[19]  Le défaut d’aborder les éléments de preuve contradictoires à la lumière du défaut d’analyser tous les motifs de la demande présentée par le demandeur principal rend la décision de l’agent déraisonnable.

B.  L’analyse relative à la possibilité de refuge intérieur était-elle adéquate?

[20]  L’analyse relative à la possibilité de refuge intérieur comporte deux aspects, soit 1) y a-t-il une possibilité sérieuse que le demandeur principal soit exposé à de la persécution dans la région du pays où existe une possibilité de refuge intérieur, et 2) serait-il déraisonnable que le demandeur principal cherche refuge à la possibilité de refuge intérieur (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), à la page 711). Quant au deuxième volet du critère, le refuge serait déraisonnable seulement si la réinstallation présente des difficultés indues (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 RCF 589 (CA), à la page 688 [Thirunavukkarasu]).

[21]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a négligé d’appliquer le bon critère de la « possibilité sérieuse » dans la première partie du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur et qu’il a plutôt conclu que le fait que le demandeur principal soit blessé une autre fois représente un [traduction« faible risque ».

[22]  Les motifs de l’agent dans la lettre ou les notes du SMGC ne font pas référence au critère à deux volets applicable à la possibilité de refuge intérieur. Comme la Cour le soulève dans la décision Estrada Lugo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 170, au paragraphe 36, « La Commission doit non seulement énoncer le bon critère, mais elle doit aussi appliquer le bon critère ». L’établissement du critère de base pour déterminer l’existence d’une possibilité de refuge intérieur constitue une question de droit à l’égard de laquelle l’agent n’a droit à aucune déférence (Kamburona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1052, au paragraphe 17 [Kamburona]). En l’espèce, aucun indice ne démontre que l’agent a porté son attention sur le bon critère parce que ce n’est indiqué nulle part. Par conséquent, rien n’indique que le décideur a appliqué le bon critère pour déterminer l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (Reci, au paragraphe 29).

[23]  De plus, même en présumant que l’agent connaissait le bon critère, en examinant la décision dans son ensemble, il n’est pas possible de conclure qu’il a appliqué le critère correspondant aux faits du dossier dont il disposait (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14). L’agent cite un rapport du Home Office qui déclare [traduction] « [l]a réinstallation interne peut être une option valable lorsqu’il n’est ni déraisonnable ni inutilement difficile de l’obliger à le faire… ». Toutefois, ce passage à lui seul ne constitue pas une affirmation du bon critère sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur. Par conséquent, ce cas ne ressemble pas à l’affaire Abdalghader c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 581 [Abdalghader] où les motifs indiquaient que le décideur avait appliqué le bon critère même si ce n’était pas formulé explicitement (Abdalghader, au paragraphe 23).

[24]  En l’espèce, l’agent a conclu qu’il y avait un [traduction] « faible risque » de [traduction] « préjudice » dans la possibilité de refuge intérieur, mais il n’y a pas d’évaluation du caractère raisonnable de la réinstallation en fonction de la norme relative aux [traduction] « difficultés indues » établie par l’arrêt Thirunavukkarasu.

[25]  Même à la lecture attentive de la décision, il est impossible d’établir que l’agent a appliqué le bon critère relatif à la possibilité de refuge intérieur (Kamburona, au paragraphe 34). Il s’agit d’une erreur.

C.  Les demandeurs ont-ils droit à des dépens?

[26]  Les demandeurs sollicitent l’attribution de dépens en raison de ce qu’ils appellent la négligence flagrante de l’agent de ne pas tenir compte de la persécution à caractère religieux.

[27]  Selon l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, aucuns dépens ne sont accordés dans des instances en immigration, sauf ordonnance contraire rendue par une Cour pour des raisons spéciales. Et j’ordonne qu’il en soit ainsi.

[28]  La Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, au paragraphe 7, [Ndungu] explique les circonstances possibles donnant lieu à des « raisons spéciales » :

Des « raisons spéciales » justifiant les dépens à l’encontre du ministre ont été constatées lorsque :

i)  le ministre cause au demandeur une perte considérable de temps et de ressources en adoptant des perspectives incohérentes devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale.

ii)  un agent d’immigration contourne une ordonnance de la Cour.

iii)  un agent d’immigration adopte des agissements trompeurs ou abusifs.

iv)  un agent d’immigration délivre une décision après un délai déraisonnable et injustifié.

v)  le ministre s’oppose déraisonnablement à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire (références omises).

[29]  Des dépens ne seront pas adjugés contre le ministre sous le seul prétexte qu’un agent d’immigration, comme en l’espèce, a rendu une décision erronée (Ndungu, au paragraphe 7; Sapru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35).

[30]  Je conclus qu’aucune raison spéciale ne découle de la présente affaire. Par conséquent, il n’y aura aucune adjudication de dépens.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3224-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent des visas est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent aux fins de réexamen.

  2. Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3224-17

INTITULÉ :

SHERRY IQBAL, FARKHANDA ZIA, ET ALEXIA SHERRY ET JAYDEN ABRAHAM (PAR LEUR TUTEUR À L’AUDIENCE SHERRY IQBAL) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 15 mars 2018

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

POUR LES DEMANDEURS

Alex Kam

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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