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Date : 20180313


Dossier : IMM-3964-17

Référence : 2018 CF 290

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2018

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE:

DANIEL AUGUSTO ARISTIZABAL VELEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de la procédure

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR], d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 24 août 2017, établissant que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne ayant besoin de protection pour l’application des articles 96 et 97 (1) de la LIPR [la décision].

[2]  La question en litige est celle de savoir si la décision de la SPR est défendable du point de vue des faits et du droit en rapport avec la doctrine des « raisons impérieuses » dans une affaire de protection des réfugiés. J’ai conclu que ce n’était pas le cas. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

[3]  Le demandeur, âgé de 30 ans, est un citoyen colombien qui est entré au Canada depuis les États-Unis le 8 août 2012. La famille du demandeur possède des terres agricoles dans une région rurale de la Colombie. Selon le demandeur, dont la crédibilité à cet égard n’était pas en cause, en mai 2001, alors qu’il avait 14 ans, lui et son père ont été attaqués par des terroristes des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), qui étaient présents aux alentours des terres agricoles de leur famille.

[4]  Plus précisément, le demandeur et son père ont trouvé le corps sans vie du gérant de leur ferme sur les terres de cette dernière. Il avait été tué par les FARC. Quand ils ont essayé de s’enfouir à bord de leur véhicule, ils ont été poursuivis par des guérilleros des FARC qui les ont obligés à s’arrêter. Le demandeur et son père ont été sortis de force de leur véhicule et ont été blessés.

[5]  Les soldats des FARC ont vérifié qu’ils étaient morts, puis sont partis, apparemment satisfaits. Le père du demandeur a subi des blessures mortelles. Il est mort dans les bras du demandeur. Le demandeur avait 14 ans à l’époque des faits.

[6]  Plus tard en 2001, le demandeur a vu sa mère être extorquée par deux guérilleros des FARC. Puis, en février 2002, une personne inconnue, soupçonnée de faire partie des combattants des FARC, a tenté de renverser la mère du demandeur à l’aide d’un véhicule.

[7]  La SPR a conclu que les actions des FARC contre le demandeur constituaient de la « persécution ». Je ne modifierais pas cette conclusion parce qu’elle est défendable sur le plan des faits et du droit à cet égard. La SPR a conclu que le demandeur, sa mère et sa sœur pouvaient éviter davantage de « persécution » en se rendant dans une petite ville de Colombie située à trois heures de route.

[8]  Pendant les quatorze mois suivants, le demandeur et sa famille ne se sont plus heurtés aux FARC; ils avaient trouvé un endroit qui les protégeait des guérilleros des FARC.

[9]  La famille a ensuite déménagé aux États-Unis en 2003. À un moment donné, aux États-Unis, le demandeur a été reconnu coupable de possession de moins de 20 grammes de marijuana. En 2012, selon un avocat américain, cela l’a rendu inadmissible à la protection des réfugiés aux États-Unis. L’avocat des États-Unis lui a conseillé d’aller au Canada pour demander l’asile; le demandeur est venu au Canada et a présenté la demande d’asile en question.

[10]  L’audience de la SPR a eu lieu en 2017. À ce moment-là, la situation en Colombie avait changé de manière significative : les anciens combattants avaient conclu un règlement de la guerre de guérilla bien connue, de longue date et vicieuse menée entre le gouvernement de Colombie et les FARC pendant des décennies. Il n’est pas contesté que la situation en Colombie, bien qu’elle ne soit peut-être pas parfaite, a changé de façon importante, de sorte qu’il était loisible à la SPR de conclure que le demandeur n’était plus qu’exposé à un simple risque de persécution.

[11]  La SPR n'a formulé aucune conclusion sur la question des « raisons impérieuses », comme elle pourrait le faire (et devrait le faire, dans de telles circonstances) en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR :

Perte de l’asile

Cessation of Refugee Protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

II.  Question à trancher

[12]  La question déterminante de cette demande est de savoir si la SPR a traité comme il se doit la question des raisons impérieuses en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR. Je conclus qu’elle ne l’a pas fait.

III.  Norme de contrôle

[13]  Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu que l’analyse de la norme de contrôle n’est pas nécessaire lorsque la jurisprudence « établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Notre Cour a déterminé que la la norme de contrôle applicable en lien avec la question de savoir si oui ou non le paragraphe 108(4) aurait dû être pris en considération est la norme de la décision raisonnable, voir Alfaka Alharazim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1044 [Alharazim] au paragraphe 25 et Jairo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 622 [Jairo] au paragraphe 18. Par conséquent, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable.

[14]   Dans Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué les exigences auxquelles une cour qui effectue un contrôle judiciaire doit satisfaire en ce qui concerne la norme de contrôle de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel,  ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[15]  La Cour suprême du Canada ordonne en outre qu’un contrôle judiciaire ne constitue pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, la cour réformatrice doit décider si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

IV.  Analyse

[16]  L’exception des « raisons impérieuses » est, en fait, une exception à la règle générale voulant que la protection des réfugiés ne soit pas disponible s’il est sécuritaire pour un demandeur de retourner dans le pays de sa nationalité. Comme le juge Crampton, tel était alors son titre, l’a expliqué dans Villegas Echeverri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 390 [Echeverri] aux paragraphes 31 à 35 :

[31]  Il existe un courant jurisprudentiel constant établissant que la Commission est autorisée à apprécier directement et de manière prospective si le demandeur d’asile craint avec raison d’être persécuté, sans déterminer dans un premier temps si ce demandeur a déjà été persécuté par le passé et, le cas échéant, si le paragraphe 108(4) s’applique. (Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 946 (C.A.); Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 35 (C.A.), au paragraphe 2; Brown c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 988 (1re inst.), au paragraphe 7; Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 457, au paragraphe 6; Corrales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1283 (1re inst.), aux paragraphes 6 et 7; Kudar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 648 (CanLII), au paragraphe 10; Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635 (CanLII), aux paragraphes 6 à 9; Decka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822 (CanLII), aux paragraphes 15 et 16; Thiaw c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 965 (CanLII), au paragraphe 24; Cardenas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 537 (CanLII), au paragraphe 37; Kamara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 785 (CanLII), au paragraphe 40).

[32]  En revanche, il peut se présenter des situations dans lesquelles la nature de la persécution passée alléguée est si grave que quiconque omettrait de tenir compte de l’applicabilité du paragraphe 108(4) dans le cadre de l’examen de la demande d’asile irait à l’encontre de l’esprit de cette disposition et commettrait une erreur susceptible de contrôle (Alharazim, précitée, aux paragraphes 44 à 53). Pour les raisons analysées dans Alharazim, précitée, ces situations sont limitées à celles pour lesquelles il y a une preuve prima facie de persécution passée d’une gravité si exceptionnelle qu’elle atteint un degré tel qu’on la qualifie d’« épouvantable » ou d’« atroce ».

[33]  On a reconnu, dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, 1992 CanLII 8542 (FCA), [1992] 2 C.F. 739 (C.A.), aux p. 747 et 748, que ce qui est maintenant le paragraphe 108(4) s’inspire du paragraphe 1C(5) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 (la « Convention sur les réfugiés »). Ce paragraphe prévoit :

C. Cette Convention cessera, dans les cas ci-après, d’être applicable à toute personne visée par les dispositions de la section A ci-dessus :

(5) Si, les circonstances à la suite desquelles elle a été reconnue comme réfugiée ayant cessé d’exister, elle ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité;

Étant entendu, toutefois, que les dispositions du présent paragraphe ne s’appliqueront pas à tout réfugié visé au paragraphe 1 de la section A du présent article qui peut invoquer, pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures.

[34]  Concernant le second alinéa du paragraphe 1C(5), on peut lire, dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (le « Guide ») publié par les Nations Unies :

136. Le second alinéa de la cinquième clause est une exception au cas de cessation d’applicabilité prévu par le premier alinéa. Ce second alinéa prévoit le cas particulier d’une personne qui a fait l’objet de violentes persécutions dans le passé et qui, de ce fait, ne cesse pas d’être un réfugié même si un changement fondamental de circonstances intervient dans son pays d’origine. La référence au paragraphe 1 de la section A de l’article premier indique que cette exception s’applique aux « réfugiés statutaires ». Au moment où la Convention de 1951 a été élaborée, la majorité des réfugiés appartenait à cette catégorie. Néanmoins, l’exception procède d’un principe humanitaire assez général qui peut également être appliqué à des réfugiés autres que les réfugiés statutaires. Il est fréquemment admis que l’on ne saurait s’attendre qu’une personne qui a été victime – ou dont la famille a été victime – de formes atroces de persécution accepte le rapatriement. Même s’il a eu un changement de régime dans le pays, cela n’a pas nécessairement entraîné un changement complet dans l’attitude de la population ni, compte tenu de son expérience passée, dans les dispositions d’esprit du réfugié. [Non souligné dans l’original.]

[35]  Il ressort clairement des mots soulignés dans le passage qui précède que les persécutions antérieures dont il est question au second alinéa du paragraphe 1C(5) sont censées s’étendre aux persécutions dont ont été victimes les membres de la famille du demandeur d’asile. Cette thèse a été reconnue par mon collègue le juge Martineau dans la décision Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125 (CanLII), aux paragraphes 13 et 22. À mon sens, cela est particulièrement vrai lorsque les persécutions ont été subies par les membres de la famille immédiate du demandeur d’asile, à savoir sa fratrie, ses enfants et ses parents.

[17]  La Cour d’appel fédérale a établi les critères permettant de déterminer si l’exception fondée sur les raisons impérieuses s’applique dans l’arrêt Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 458 (CAF) [Yamba] :

[6]  En bref, lorsqu’elle conclut qu’un demandeur de statut a déjà été persécuté, mais qu’il y a eu un changement de situation dans le pays en question conformément à l’alinéa 2(2)e ), la Section du statut de réfugié a, en vertu du paragraphe 2(3), l’obligation de se demander si les éléments de preuve soumis établissent l’existence de « raisons impérieuses ». Elle est soumise à cette obligation, que le demandeur de statut invoque ou non expressément le paragraphe 2(3). Cela étant dit, il incombe toujours au demandeur de statut de présenter les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il est fondé à invoquer cette disposition.

[18]  De l’avis du demandeur, la SPR a constaté les deux faits essentiels nécessaires pour justifier l’exception : (1) le demandeur a subi des persécutions par le passé et (2) il y a eu un changement dans les conditions du pays. Pour cette raison, le demandeur affirme que la SPR aurait dû examiner l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR. Je suis du même avis. Elle a conclu à une persécution passée, et à un changement des circonstances en Colombie.

[19]  En réponse, le défendeur soutient que le volet de la persécution du critère en deux parties pour déclencher l’application de l’exception des raisons impérieuses n’a pas été respecté parce qu’il existait une possibilité de refuge intérieur [PRI] pour le demandeur en 2002, à savoir le village où lui et les membres restants de sa famille se sont réfugiés après le meurtre de son père, les attaques contre sa mère, l’attentat par les FARC à la vie du demandeur lui-même alors qu’il était âgé de 14 ans, et le meurtre du gérant de leur ferme. Le défendeur dit en effet que la conclusion selon laquelle le village a offert un refuge équivaut à une conclusion qu’en fait et en droit, il s’agissait d’une PRI aux fins de la LIPR et de la Convention.

[20]  J’accepte l’argument du défendeur selon lequel un demandeur qui a une PRI au moment de sa persécution est, par définition, exclu de la protection des réfugiés et donc exclu de l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR. Cela a été établi par la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 RCF 589 [CAF] aux paragraphes 2-3 :

Le droit

2.  Malgré l’arrêt Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706, de cette Cour, il existe encore une certaine confusion au sujet de la nature de "la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays" dans les cas de revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Je dois tout de suite signaler que la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays n’est pas une défense légale. Ce n’est pas non plus une théorie juridique. C’est simplement une expression commode et concise qui désigne une situation de fait dans laquelle une personne risque d’être persécutée dans une partie d’un pays, mais pas dans une autre partie du même pays. Le concept de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est "inhérent" à la définition de réfugié au sens de la Convention (voir les motifs du juge Mahoney dans l’arrêt Rasaratnam , précité, à la page 710); il ne lui est pas du tout distinct. Selon cette définition, les demandeurs du statut doivent craindre avec raison d’être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d’origine. S’il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n’y a aucune raison de conclure qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays. Comme l’a dit le juge Mahoney dans l’arrêt Rasaratnam, précité, à la page 710 :

[L]a Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

Le juge Mahoney a poursuivi en ces termes, à la page 710 :

[P]uisque, par définition, le réfugié au sens de la Convention doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays, le demandeur ne peut être un réfugié au sens de la Convention s’il existe une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Il s’ensuit que la décision portant sur l’existence ou non d’une telle possibilité fait partie intégrante de la décision portant sur le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur. Je ne vois aucune raison de déroger aux normes établies par les lois et la jurisprudence et de traiter de la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays comme s’il s’agissait d’un refus d’accorder ou de maintenir le statut de réfugié au sens de la Convention.

3.  Le juge Décary a exprimé le même avis dans un arrêt antérieur, soit Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 605 (C.A.), quand il a dit ceci, aux pages 614 et 615 :

Je sais qu’en principe une persécution dans une région donnée ne sera pas une persécution au sens de la Convention si le gouvernement du pays est en mesure, ailleurs sur son territoire, d’assurer la protection voulue.

[Non souligné dans l’original.]

[21]  Dans l’affaire dont je suis saisi, la SPR n'a pas procédé à une évaluation de la PRI pour tirer une conclusion relative à la PRI. La SPR a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Le fait que le [demandeur] et sa famille ont effectivement pu éviter davantage de persécution en se réinstallant à trois heures de route, malgré le retour du demandeur à son domicile pendant quelques semaines; et qu’il n’a pas établi que d’autres membres de sa famille restés en Colombie ont été pris pour cible par les FARC, malgré le fait que la propriété de la ferme soit restée dans la famille, donne à penser qu’il y a une très faible probabilité que les FARC poursuivent le [demandeur] jusqu’à la [PRI proposée], une ville encore plus éloignée, plus de 15 ans plus tard.

[22]  Au centre de cette facette de l’argumentation du défendeur est sa demande explicite à la Cour de conclure que le village où le demandeur et sa famille ont fui après les attentats meurtriers mentionnés ci-dessus, constituait en fait et en droit, une PRI. On me demande de tirer cette conclusion à partir de la conclusion acceptée par la SPR selon laquelle ils étaient là pendant 14 mois avant de parvenir à s’échapper complètement du pays.

[23]  En toute déférence, je refuse de le faire et pour plusieurs raisons.

[24]  Premièrement, la question de savoir s’il existe ou non une PRI viable est une question de fait et, dans certains cas, une question de fait et de droit. Tirer de telles conclusions sont l’une des fonctions et des tâches principales de la SPR. Une déférence est accordée pour de telles conclusions par la SPR en partie en raison de l’expertise présumée de la SPR à l’égard de telles conclusions.

[25]  Deuxièmement, notre Cour ne devrait généralement pas procéder à un examen de novo en matière de contrôle judiciaire; la Cour fédérale doit déterminer si le tribunal a agi de façon raisonnable, ce qui, bien sûr, suppose que la décision soit justifiée au regard du droit selon Dunsmuir.

[26]  De plus, je reconnais que la Cour est généralement obligée de tenter d’appuyer les motifs d’un tribunal à partir du dossier, c’est-à-dire que la Cour doit relier les points où les lignes peuvent facilement être tracées. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a établi que cette obligation n’existe pas lorsqu’il n’y a pas de point sur la page, voir Lloyd c. Canada (Procureur Général) (et voir 2251723 Ontario Inc. (VMedia) c. Rogers Media Inc. 2017 CAF 186 selon le juge Near, avec l’accord du juge Webb, le juge Gleason dissident) :

[traduction]

[24]  À la lumière des conclusions de l’arbitre, même selon une application généreuse des principes de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, le fondement sur lequel la suspension de 40 jours était justifiée ne peut pas être discerné sans se livrer à la spéculation et à la rationalisation. Comme je l’ai fait remarquer dans la décision Komolafe c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 431, au paragraphe 11 :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser.   C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle.  Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées.   C’est appliquer la jurisprudence à l’envers.   L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées.   Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

[27]  Comme dans Komolave, en l’espèce, il n’y a pas de points sur la page à relier, parce que rien n’est dit par la SPR au sujet d’une PRI.

[28]  Pour cette raison, je refuse de tirer une conclusion relative à la PRI; cela sera fait par la SPR lors du réexamen.

[29]  Comme il a été noté, l’exception pour raisons impérieuses doit être entreprise une fois que chacun des deux critères énoncés dans Yamba est satisfait. Le demandeur n’est pas tenu de soulever lui-même l’exception; la SPR doit explicitement tenir compte de raisons impérieuses, que cette question soit soulevée par le demandeur d’asile ou non. La SPR ne peut pas éviter la question des raisons impérieuses en ne tirant pas de conclusion explicite au sujet de la persécution passée. Comme le juge de Montigny, tel était alors son titre, a déclaré dans Jairo au paragraphe 27 :

[27]  Je conviens avec l’avocat des demandeurs que lorsque des raisons impérieuses découlant d’une persécution passée entrent en jeu dans l’examen d’une demande d’asile, la disposition des raisons impérieuses doit être explicitement prise en compte, qu’elle ait été ou non soulevée par le demandeur d’asile. La Commission ne peut pas éviter la question des raisons impérieuses en ne tirant pas une conclusion expresse quant à la persécution passée BTB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1181 (CanLII); Yamba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 457; Nagaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1208 (CanLII); Rose c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 537 (CanLII).

[Non souligné dans l’original.]

[30]  Voir également l’affaire Yamba où la Cour d’appel fédérale en est venue à la même conclusion :

[6]  En bref, lorsqu’elle conclut qu’un demandeur de statut a déjà été persécuté, mais qu’il y a eu un changement de situation dans le pays en question conformément à l’alinéa 2(2)e ), la Section du statut de réfugié a, en vertu du paragraphe 2(3), l’obligation de se demander si les éléments de preuve soumis établissent l’existence de « raisons impérieuses ». Elle est soumise à cette obligation, que le demandeur de statut invoque ou non expressément le paragraphe 2(3). Cela étant dit, il incombe toujours au demandeur de statut de présenter les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il est fondé à invoquer cette disposition.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Comme je l’ai déjà conclu, les deux critères énoncés dans l’arrêt Yamba ont été respectés : il y a eu une conclusion de persécution et il y a eu une conclusion d’un changement des conditions du pays. Ainsi, la SPR avait l’obligation légale d’examiner explicitement les raisons impérieuses. Elle a omis de le faire.

[32]  Une autre considération importante à l’égard de l’exception fondée sur les raisons impérieuses est celle de savoir si le renvoi d’un demandeur serait « atroce » ou « épouvantable ». Cette évaluation, logiquement, doit être faite si le critère à deux volets de Yamba est satisfait. Étant donné que le contrôle judiciaire est discrétionnaire, je considère également cet aspect de la présente affaire; s’il n’y a rien à l’appui d’une telle allégation, il ne sert à rien d’ordonner un contrôle judiciaire.

[33]  L’exigence que le retour d’un demandeur soit « atroce » ou « épouvantable » est expliquée par le juge Crampton, tel était alors son titre, dans Echeverri, au paragraphe 49 :

[49]  Bref, si la Commission avait reconnu que les déclarations de Mme Villegas étaient, dans l’ensemble, crédibles, elle aurait en outre disposé d’éléments de preuve crédibles indiquant : (i) que Mme Villegas elle-même, ou le groupe social constitué par sa famille, avait été victime de persécutions par le passé; (ii) que deux de ses frères avaient été victimes de persécutions dont l’intensité était, prima facie, « épouvantable » ou « atroce », puisqu’ils avaient été assassinés par les FARC. Dans ces circonstances, la Commission se devait de déterminer expressément – et d’expliquer dans ses motifs – si Mme Villegas ou sa famille, en tant que groupe social, avaient en fait été victimes de persécutions par le passé et s’il existait des raisons impérieuses d’ordre humanitaire, suivant le paragraphe 108(4), de ne pas l’obliger à se réclamer de la protection de son pays, laquelle est, selon la Commission, désormais adéquate à Bogota.

[34]  À mon avis, les critères « atroce » ou « épouvantable » pourraient être satisfaits en l’espèce. Le père du demandeur est mort dans ses bras après qu’ils aient tous deux été attaqués par des terroristes des FARC. Le demandeur et son père ont trouvé le gérant de la ferme assassiné par les FARC. Les FARC ont tenté d’assassiner le demandeur lui-même alors qu’il était âgé de 14 ans. Les FARC ont tenté d’extorquer sa mère, et il semble que les FARC aient par la suite attaqué sa mère, une attaque dont les conséquences auraient pu être mortelles.

[35]  L’argument du défendeur selon lequel seuls les parents du demandeur, plutôt que le demandeur lui-même, ont été pris pour cible par les FARC est sans fondement : il se réfugie sous les attaques des FARC contre son père et sa mère.

[36]  À mon humble avis, la décision n’est pas raisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des faits et du droit, comme l’exige Dunsmuir; la SPR n'a pas tenu compte de l’exception fondée sur les raisons impérieuses en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR. Le contrôle judiciaire doit donc être accueilli. Puisqu’il y aura une nouvelle audience, le demandeur peut produire de nouveaux éléments de preuve lors du réexamen.

[37]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

[38]  En ce qui concerne la procédure, l’avocat du demandeur a demandé que l’intitulé soit modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur; comme il n’y a pas d’objection, l’intitulé est ainsi modifié avec effet immédiat.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié pour désigner le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté en tant que défendeur;

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision de la SPR est annulée.

  4. L’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

  5. Le réexamen sera effectué conformément aux présents motifs.

  6. Le demandeur peut produire de nouveaux éléments de preuve lors du réexamen.

  7. Aucune question n’est certifiée.

  8. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-3964-17

 

INTIULÉ :

DANIEL AUGUSTO ARISTIZABAL VELEZ c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MARS 2018

 

Comparutions :

Lisa Winter-Card

 

Pour le demandeur

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orange LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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