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Date : 20180306


Dossier : T-1911-16

Référence : 2018 CF 258

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

HOLDING BENJAMIN ET EDMOND DE ROTHSCHILD, PREGNY ANONYME

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, une société anonyme de droit Suisse, cherche à faire enregistrer la marque de commerce « EDMOND DE ROTHSCHILD » sur la base d’un emploi projeté au Canada en lien avec la prestation de services financiers [Marque projetée]. Le Registraire des marques de commerce [Registraire] s’y oppose, estimant que cette marque n’est pas enregistrable aux termes du paragraphe 12(1)(d) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 [la Loi], puisqu’elle est susceptible de créer de la confusion avec la marque déposée « ROTHSCHILD » [Marque déposée].

[2]  Tel que le lui permet l’article 56 de la Loi, la demanderesse se pourvoit en appel de la décision du Registraire. Elle invite la Cour à examiner le dossier de novo à partir de la preuve produite au soutien de son appel, soit un affidavit signé par deux de ses représentants auquel est joint une entente intervenue sous la forme d’une « Lettre de Consentement » entre elle et le titulaire de la Marque déposée, Rothschild Continuation Holdings AG, quant à l’usage de la Marque projetée au Canada.

[3]  Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

II.  Contexte

[4]  La demanderesse a produit sa demande d’enregistrement de la Marque projetée le 15 juin 2010. Lors d’un premier examen de la dite demande effectué en octobre 2010, le Registraire a fait part à la demanderesse de son objection à l’enregistrement de la Marque projetée. Il invoquait le risque de confusion avec la Marque déposée, mais aussi avec la marque déposée « NM ROTHSCHILD & SONS LIMITED ». Ce volet de l’objection a toutefois été éventuellement retiré, le Registraire étant ultimement satisfait que les différences visuelles entre la Marque projetée et cette marque, notamment en raison du dessin faisant partie de ladite marque, réduisaient considérablement les risques de confusion.

[5]  Dans sa réponse à ce premier rapport d’examen, la demanderesse a fait valoir que la Marque déposée bénéficiait d’une protection restreinte au motif, principalement, que pas moins de 23 marques de commerce apparaissant au Registre canadien des marques de commerce [Registre] contenaient le mot « ROTHSCHILD », que les différences phonétiques et sémantiques entre la Marque déposée (ROTHSCHILD) et la Marque projetée (EDMOND DE ROTHSCHILD) suffisaient à les distinguer, et que le titulaire de la Marque déposée ne pouvait revendiquer un monopole sur le mot «ROTHSCHILD ».

[6]  Dans un second rapport d’examen daté du 13 septembre 2011, le Registraire maintenait son objection à l’enregistrement de la Marque projetée, étant d’avis qu’un consommateur possédant un souvenir imparfait de la Marque déposée serait susceptible de conclure que les services liés à la Marque projetée sont offerts par la même personne que ceux liés à la Marque déposée vu le degré de ressemblance entre les deux marques et la similarité des services qui y sont associés.

[7]  Le 12 septembre 2012, la demanderesse demandait au Registraire de reconsidérer sa décision, ce que celui-ci a toutefois refusé de faire au motif que la demanderesse n’avançait aucun nouvel argument au soutien de sa position.

[8]  Le 9 septembre 2016, le Registraire confirmait son rejet de la demande d’enregistrement de la Marque projetée, réitérant qu’elle n’est pas enregistrable suivant l’alinéa 12(1)(d) de la Loi. La décision du Registraire peut se résumer comme suit :

  • a) Afin de déterminer s’il existe un risque de confusion entre deux marques de commerce, il importe de prendre en compte toutes les circonstances de l’espèce, y compris celles spécifiées au paragraphe 6(5) de la Loi, et de « se mettre à la place d’une personne qui connaîtrait la marque de commerce déposée et qui ensuite verrait la marque du Requérant, mais, par un phénomène de réminiscence imparfaite, en arriverait à prendre une marque pour l’autre » ou à croire que « les services des marques respectives proviendraient de la même source »;

  • b) Il importe aussi, ce faisant, de considérer les marques en cause « dans leur totalité et non pas en séparant chacun des éléments pour se concentrer sur ceux qui peuvent être différents »;

  • c) La Marque projetée et la Marque déposée sont toutes deux composées de mots uniquement et ne comportent aucun élément visuel servant à les distinguer; malgré les différences entre les mots qui les composent, la demanderesse s’est appropriée la Marque déposée dans sa totalité; suivant certaines de ses propres décisions, ce type d’appropriation a souvent pour effet de créer de la confusion et ce, en dépit de l’ajout de mots ou d’éléments graphiques additionnels;

  • d) La présence au Registre de plus de 20 marques déposées contenant le mot « ROTHSCHILD » n’est pas concluante puisque ces marques contiennent des éléments additionnels, tels prénoms et dessins, et qu’elles coexistent dans des domaines d’activités différents de celui dans lequel la demanderesse œuvre, soit les affaires immobilières, bancaires et financières; il n’y a d’ailleurs aucune preuve faisant état de la coexistence, au Canada, de marques de commerce contenant le mot « ROTHSCHILD » dans le secteur des affaires immobilières, bancaires et financières;

  • e) Même si l’on accepte que le titulaire de la Marque déposée ne peut revendiquer un monopole sur l’expression « ROTHSCHILD », le Registraire a néanmoins le devoir de protéger les droits de la Marque déposée en appliquant le test approprié dicté par l’alinéa 12(1)(d) de la Loi; la Marque projetée ne comportant que trois éléments dont le dernier est identique à l’entièreté de la Marque déposée, une personne possédant une mémoire imparfaite de la Marque déposée serait donc susceptible de conclure que les produits et services liés à la Marque projetée sont offerts par la même personne « étant donné que les services et la nature du commerce sont semblables et que le degré de ressemblance entre les marques de commerce est hautement similaire ».

[9]  Comme je l’ai déjà mentionné, la demanderesse plaide qu’avec la nouvelle preuve en main, le Registraire n’aurait pas conclu comme il l’a fait puisque cette preuve démontre que (i) le titulaire de la Marque déposée consent à ce que ladite Marque coexiste avec la Marque projetée sur le marché canadien; (ii) lesdites Marques coexistent déjà dans d’autres marchés, dont en Europe, dans des domaines liés aux services financiers sans qu’il n’y ait eu de cas de confusion; et (iii) le terme « ROTHSCHILD » est employé par diverses sociétés indépendantes au Canada dans le domaine viticole et les marques qui contiennent ce terme coexistent. 

[10]  Elle estime, conséquemment, que la Cour doit procéder elle-même à l’examen du risque de confusion dicté par le paragraphe 6(5) de la Loi et tirer ses propres conclusions de cet exercice, sans déférence aucune pour celles du Registraire.

[11]  Pour sa part, le Procureur général précise n’avoir aucun intérêt particulier dans l’issue du litige. Toutefois, il soutient, au terme d’un examen de la pertinence de la nouvelle preuve, de la norme de contrôle applicable et du critère juridique propre à l’analyse du risque de confusion, qu’il est loisible à la Cour de conclure que la décision du Registraire appartient aux solutions rationnelles acceptables au regard des faits du dossier et du droit.

III.  Questions en litige

[12]  Cet appel soulève, à mon avis, les deux questions suivantes :

  • a) À la lumière de la preuve produite par la demanderesse au soutien du présent appel, quelle est la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision du Registraire?

  • b) À la lumière de la norme de contrôle applicable, la décision du Registraire justifie-t-elle l’intervention de la Cour?

IV.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[13]  Règle générale, lorsque, comme en l’espèce, le Registraire est saisi de questions de fait et de droit relevant de son expertise, la norme de contrôle applicable à ses décisions est celle de la décision raisonnable (Chypre (Commerces et Industries) c Les Producteurs Laitiers du Canada, 2010 CF 719 au para 28, 393 FTR 1 [Producteurs Laitiers du Canada]; Spirits International B.V. c. BCF S.E.N.C.R.L., 2012 CAF 131, au para 10; Brasseries Molson c John Labatt Ltée, [2000] 3 FC 145 (CAF) au para 51, 180 FTR 99 [John Labatt Ltée]; Restaurants La Pizzaiolle Inc c Pizzaiolo Restaurants Inc, 2015 CF 240 au para 41).

[14]  Suivant cette norme de contrôle, la Cour n’interviendra que si la décision du Registraire est « clairement erronée » (Mattel, Inc c 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22 au para 40, [2006] 1 RCS 772 [Mattel]; Playboy Enterprises Inc. v Germain (1979), 43 CPR (2d) 271 à la p 274 (CAF); Producteurs Laitiers du Canada au para 28). Vu sous l’angle de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], cela veut dire que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par le Registraire et qu’elle n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou encore n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au para 47; voir aussi : Hawke & Company Outfitters LLC c Retail Royalty Company, 2012 CF 1539 au para 47 [Hawke & Company Outfitters]).

[15]  Toutefois, lorsque, comme le permet le paragraphe 56(5) de la Loi, une preuve additionnelle est produite dans le cadre d’un appel d’une décision du Registraire, la Cour s’en trouve habilitée à exercer toute discrétion dont le Registraire est investi. Dans un tel cas, la Cour pourra tirer ses propres conclusions et appliquer à la décision du Registraire la norme de la décision correcte (Producteurs Laitiers du Canada au para 28).

[16]  Cependant, avant d’exercer les pouvoirs que lui confère le paragraphe 56(5) de la Loi, la Cour doit être satisfaite que la preuve nouvelle soumise par les parties est substantielle sur le fond et ajoute à ce qui a été produit devant le Registraire. En d’autres mots, la Cour doit être convaincue que cette preuve nouvelle aurait pu avoir pour effet de modifier les conclusions du Registraire, si celui-ci avait eu l’occasion de la considérer. En ce sens, une preuve nouvelle, qui n’est que répétitive de ce qui a déjà été soumis au Registraire et qui ne bonifierait pas la force probante de cette preuve, ne suffira pas pour écarter l’application de la norme déférente de la décision raisonnable aux conclusions du Registraire (Producteurs Laitiers du Canada au para 28; John Labatt Ltée au para 51). Ainsi, lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés, le critère « est un critère de qualité et non de quantité » (Conseil canadien des ingénieurs professionnels c APA – Engineered Wood Assn, [2000] ACF no 1027 (QL), 7 CPR (4th) 239 (CF) au para 36; Wrangler Apparel Corp c Timberland Co, 2005 CF 722 au para 7; Hawke & Company Outfitters au para 31).

[17]  Qu’en est-il dans le présent cas?

[18]  La demanderesse soutient que la nouvelle preuve répond largement aux préoccupations énoncées par le Registraire. D’une part, plaide-t-elle, le consentement du titulaire de la Marque déposée à l’emploi, au Canada, de la Marque projetée répond à la préoccupation du Registraire voulant qu’il ait le devoir de protéger les droits de la Marque déposée au Canada. D’autre part, dit-elle, la preuve de la coexistence des deux marques en cause dans le domaine des services financiers sur d’autres marchés, dont l’Europe, sans qu’il n’y ait eu de cas de confusion, répond aux préoccupations du Registraire voulant que les marques qui coexistent au Registre et qui contiennent le terme « ROTHSCHILD », ne se composent pas uniquement du terme « ROTHSCHILD » et coexistent dans des domaines d’activités différents de celui de la demanderesse.

[19]  Cet argument ne me convainc pas.

[20]  D’abord, le consentement du titulaire de la Marque déposée à l’emploi, au Canada, de la Marque projetée n’a, au mieux, qu’une valeur limitée. Ce consentement est fondé sur la conviction des signataires de la Lettre de Consentement qu’il y a « absence de risque de confusion entre les marques dans l’esprit du public étant donné que « Edmond De » est l’élément dominant de la marque « EDMOND DE ROTHSCHILD » détenue par Edmond de Rothschild ».

[21]  Or, cet énoncé général, à connotation mixte de fait et de droit, ne saurait de quelque manière lier le Registraire dont la mission, comme le souligne à juste titre le Procureur général, n’est pas seulement de protéger l’avantage commercial des titulaires de marques de commerce, mais aussi, de manière toute aussi importante, de protéger le public consommateur.

[22]  En effet, le régime canadien des marques de commerce vise deux grands objectifs utiles à la fois aux consommateurs et aux entreprises. D’une part, il est utile aux titulaires de marque de commerce parce qu’il sert à maintenir un équilibre entre la libre concurrence et la juste concurrence en misant sur les principes d’équité dans les activités commerciales et en permettant ainsi à un commerçant de distinguer ses marchandises et services de ceux de ses concurrents. D’autre part, il est aussi utile aux consommateurs parce qu’il permet de leur fournir une indication fiable de l’origine des marchandises et services qu’ils consomment. En cela, ce régime offre une garantie d’origine ‒ un gage de qualité ‒ que le consommateur vient à associer à une marque de commerce en particulier (Masterpiece c Alavida Lifestyles Inc, 2011 CSC 27au para 1, [2011] 2 RCS 387 [Masterpiece]; Mattel au para 21). Comme le soulignait d’ailleurs la Cour suprême du Canada dans Mattel, le droit relatif aux marques de commerce « appartient, en ce sens, au domaine de la protection des consommateurs » (Mattel au para 2).

[23]  En somme, l’opinion, exprimée de surcroit en des termes on ne peut plus généraux, de la demanderesse et du titulaire de la Marque déposée quant au risque de confusion des deux marques en cause sur le marché canadien ne saurait raisonnablement être considérée comme reflétant le point de vue du consommateur moyen. Pourtant, c’est dans l’optique de ce consommateur moyen que doit s’apprécier, ici au Canada, le risque de confusion et c’est précisément au Registraire, en tant que fonctionnaire chargé d’examiner les demandes d’enregistrement de marques de commerces, qu’il appartient, en première ligne, de porter ce jugement (Masterpiece au para 40; Veuve Clicquot Ponsardin c Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23 [Veuve Clicquot], au para 20, [2006] 1 RCS 824; Miss Universe, Inc c Bohna, [1995] 1 CF 614 (QL) [Miss Universe], au para 9).

[24]  Les deux décisions invoquées par la demanderesse au soutien de sa position concernant l’impact que devrait avoir la Lettre de Consentement sur la norme de contrôle à appliquer en l’instance ne lui sont d’aucun secours dans les circonstances de la présente affaire. D’une part, l’ordonnance dans Dell Computer Corp. c Latitude Communications Inc., 2003 CFPI 629 [Dell Computer] est des plus succinctes et elle a été rendue dans le contexte d’un appel non‑contesté d’une décision du Registraire à l’égard de l’opposition d’un tiers à l’enregistrement de la marque en cause. Je suis d’accord avec le Procureur général pour dire qu’on ne peut inférer de cette ordonnance, face aux préoccupations que je viens d’exprimer, que le consentement du titulaire d’une marque déposée à l’enregistrement d’une marque projetée concurrente a une incidence déterminante sur la décision qu’a à rendre le Registraire au stade de l’examen de la demande d’enregistrement.

[25]  Quant au jugement rendu dans l’affaire Micro Focus (IP) Limited c Information Builders Inc., 2014 CF 632 [Micro Focus], je note que contrairement au présent dossier, la preuve nouvelle faisait état du fait que les parties exploitaient leurs entreprises dans des sphères différentes, que la marque dont l’enregistrement était en cause avait acquis un caractère distinctif et une réputation au Canada, étant employée fréquemment et de manière continue au Canada depuis la fin des années 80, et qu’il n’y avait eu aucune confusion réelle entre les marques en cause (« MICRO FOCUS » et « FOCUS ») pendant leur période de cohabitation.

[26]  L’entente de coexistence signée par les parties dans Micro Focus – de toute évidence antérieure à la demande d’enregistrement litigieuse ‒ ne faisait donc que refléter un état de fait. Ce n’est pas le cas en l’espèce où la Lettre de Consentement a été signée strictement pour les fins de l’appel et où il n’y a aucune preuve que la Marque projetée a été employée au Canada antérieurement à la demande d’enregistrement de ladite Marque. De plus, comme c’était le cas dans Dell Computer, l’appel de la décision du Registraire n’a pas été contesté, ni par écrit ni oralement, par le titulaire de la marque FOCUS.

[27]  J’en conclus donc que si elle avait été placée devant le Registraire, l’entente de coexistence des deux Marques en cause en l’espèce, tel qu’elle apparait de la Lettre de consentement, n’aurait pas eu un effet déterminant sur sa décision.

[28]  J’en arrive au même constat en ce qui a trait à la preuve, tel qu’elle apparait toujours de la Lettre de Consentement, voulant que les Marques en cause coexistent sur d’autres marchés, dont l’Europe, sans qu’il n’y ait eu de cas de confusion. À mon sens, cette preuve souffre des mêmes déficiences que celle dont il était question dans l’affaire Interstate Brands Company – Licensing Co. c Becker Milk Co., 81 CPR (3d) 270 [Interstate CF] (confirmée en appel : Interstate Brands Company – Licensing Co. C Becker Milk Co., 5 CPR (4th) 573 [Interstate CAF]) en ce qu’elle est incomplète et, donc, trop vague et imprécise.

[29]  Comme la Cour d’appel fédérale l’a rappelé dans Interstate CAF, l’absence de confusion entre deux marques données à l’extérieur des frontières canadiennes ne signifie pas nécessairement qu’il n’existe aucune probabilité de confusion entre les mêmes marques ici au Canada (Interstate CAF au para 10; voir aussi Fournier Pharma Inc. c Warner Lambert Canada Inc., 82 CPR (3d) 493 au para 9; 153 FTR 277 [Fournier]). Comme le souligne le Procureur général, la situation du marché, les voies commerciales empruntées par les titulaires des marques en cause, le genre de services offerts, le critère juridique applicable pour établir le risque de confusion peuvent tous varier d’un pays à l’autre. La Lettre de Consentement est muette à cet égard.

[30]  Une preuve sur la façon dont des marques de commerce sont utilisées dans d’autres juridictions peut être pertinente aux fins de déterminer s’il y a risque de confusion (Fournier au para 10). Toutefois, il ne s’agit pas là du type de preuve soumise par la demanderesse, qui s’est contentée, je le rappelle, d’un énoncé général quant à l’absence de cas de confusion « sur d’autres marchés, dont en Europe » dans le domaine des services financiers. Le genre de preuve produite par la demanderesse servira normalement à confirmer une analyse de probabilité de confusion qui tendrait à démontrer qu’il y a absence de risques de confusion (Weetabix of Canada Ltd. c Kellogg Canada Inc., 2002 FCT 724 aux para 52-53). Inversement, si cette analyse tend à démontrer un risque de confusion ici au Canada, la preuve de l’absence de cas de confusion à l’étranger ne suffira pas pour renverser ce constat.

[31]  Il est aussi possible que les titulaires de ces marques n’aient pas été informés de l’existence de cas de confusion. Dans Interstate CAF, la Cour a jugé que la preuve de l’absence de confusion produite dans cette affaire au stade de l’appel était insuffisante pour permettre de tirer des inférences quant aux probabilités de confusion ici au Canada puisque cette preuve ne faisait état de la présence d’aucun mécanisme, dans les bureaux de l’affiant, facilitant la notification de cas de confusion (Interstate CAF au para 10; Interstate CF au para 34).

[32]  Enfin, la preuve relative à la présence au Registre de marques de commerce employées dans le domaine viticole et comprenant le mot « ROTHSCHILD » n’est pas une preuve nouvelle puisque la demanderesse a soumis au Registraire, en avril 2011, en réponse à son objection à l’enregistrement de la Marque projetée, des extraits du Registre étayant la présence de marques contenant le terme « ROTHSCHILD ». Or, dans la très grande majorité des cas, ces marques sont liées au domaine viticole. Comme on l’a vu plus tôt, cette preuve, et les arguments qui y sont associés, ont été considérés par le Registraire.

[33]  En somme, la demanderesse ne m’a pas convaincu que la preuve qu’elle a produite au soutien du présent appel justifie que l’on applique à la décision du Registraire la norme de la décision correcte. Il y a donc maintenant lieu de se demander si la décision du Registraire satisfait aux normes de la décision raisonnable.

B.  La décision du Registraire est-elle raisonnable?

[34]  Suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve d’une certaine déférence envers les conclusions de fait et mixtes de fait et de droit tirées par le Registraire puisqu’on lui reconnaît une certaine expertise à l’égard des questions relevant de sa juridiction (Mattel aux para 36-37; Producteurs Laitiers du Canada au para 28).

[35]  Je répète que suivant cette norme de contrôle, la Cour n’interviendra que si la décision du Registraire est « clairement erronée » ou encore, vu sous l’angle de l’arrêt Dunsmuir, que si elle ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[36]  L’alinéa 12(1)(d) de la Loi prohibe l’enregistrement d’une marque de commerce si celle‑ci « crée de la confusion avec une marque de commerce déposée ». Lorsqu’il est saisi d’une demande d’enregistrement d’une marque de commerce, le Registraire, suivant l’alinéa 37(1)(b) de la Loi, doit la refuser s’il est convaincu que la marque n’est pas enregistrable.

[37]  Suivant le paragraphe 6(2) de la Loi, l’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre :

[…] lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les produits liés à ces marques de commerce sont fabriqués, vendus, donnés à bail ou loués, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces produits ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

[…] if the use of both trade-marks in the same area would be likely to lead to the inference that the goods or services associated with those trade-marks are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the goods or services are of the same general class.

[38]  Comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner également, le concept de probabilité de confusion s’apprécie en fonction du consommateur moyen et de la première impression que lui laissent les marques en cause. C’est ainsi que pour déterminer s’il y a probabilité, de confusion en l’espèce, le Registraire devait se demander si, comme première impression dans l’esprit du consommateur ordinaire plutôt pressé, la vue de la Marque projetée est susceptible de donner l’impression, alors que ce consommateur n’a qu’un souvenir vague de la Marque déposée et qu’il ne s’arrête ni pour réfléchir à la question en profondeur ni pour examiner de près les ressemblances et les différences entre les deux Marques, que les marchandises ou services associés à ces Marques sont fabriqués, vendus ou fournis, selon le cas, par la même personne (Veuve Clicquot au para 20; Masterpiece au para 40; Miss Universe au para 9).

[39]  Ce critère de première impression, je le rappelle encore, requiert un examen global des marques en cause et non un examen minutieux ou une comparaison côte à côte desdites marques (Veuve Clicquot au para 20; Masterpiece au para 40; Miss Universe au para 10).

[40]  Le paragraphe 6(5) de la Loi précise pour sa part qu’en décidant si une marque de commerce crée de la confusion avec une autre, le Registraire « tient compte de toutes les circonstances de l’espèce », y compris :

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

(a) the inherent distinctiveness of the trade-marks or trade-names and the extent to which they have become known;

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

(b) the length of time the trade-marks or trade-names have been in use;

c) le genre de produits, services ou entreprises;

(c) the nature of the goods, services or business;

d) la nature du commerce;

(d) the nature of the trade; and

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.

(e) the degree of resemblance between the trade-marks or trade-names in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

[41]  La demanderesse ne prétend pas – et elle a raison de ne pas le faire selon moi ‒ que le Registraire a mal tracé le cadre d’analyse du concept de la probabilité de confusion. Si l’on fait abstraction des circonstances autres que celles énumérées au paragraphe 6(5) de la Loi, lesquelles sont liées à la preuve nouvelle que j’ai déjà écartée parce qu’elle n’aurait pas eu d’effet déterminant sur la décision du Registraire et qui, de ce fait, n’a pas à être prise en compte dans l’examen de la raisonnabilité de ladite décision, la demanderesse reproche essentiellement au Registraire d’avoir mal appliqué deux facteurs : celui du caractère distinctif inhérent des Marques en cause et celui de leur degré de ressemblance. Sur ce plan, elle reprend, pour l’essentiel, ce qu’elle a plaidé devant le Registraire. Je note aussi qu’elle ne discute point des autres facteurs énumérés audit paragraphe, soit la mesure dans laquelle les Marques en cause sont devenues connues; la période pendant laquelle elles ont été en usage; le genre de produits, services ou entreprises qui leur est associé et la nature du commerce.

[42]  Au sujet du premier facteur, elle plaide que comme le terme « ROTHSCHILD », qui est le seul point de similitude entre les Marques en cause, ne possède qu’un faible caractère distinctif inhérent et ne bénéficie, par conséquent, que d’un faible degré de protection, la présence de distinctions mineures entre lesdites Marques, comme celle d’un prénom, en l’occurrence « EDMOND DE », suffit pour éviter un risque de confusion.

[43]  Quant au facteur lié au degré de ressemblance, la demanderesse soutient que malgré la présence du terme commun « ROTHSCHILD », les Marques en cause présentent des différences notables sur les plans visuel, phonétique et sémantique, particulièrement lorsqu’on tient compte du premier segment de la Marque projetée (EDMOND DE), que l’on ne retrouve pas dans la Marque déposée. Encore là, en raison du faible degré de protection du terme « ROTHSCHILD », la présence de ces différences renforce, selon elle, les distinctions entre les Marques et réduit, par le fait même, le risque de confusion.

[44]  Le Registraire a considéré ces arguments, mais ne les a pas retenus. Ce qui parait avoir été déterminant aux yeux du Registraire, lorsque l’on considère sa décision dans son ensemble, c’est le fait que les Marques en cause sont toutes deux composées de mots uniquement sans qu’aucun élément visuel ne vienne les distinguer alors qu’elles sont destinées à coexister dans un même marché et qu’elles seront les seules à le faire en ayant, en commun, le terme « ROTHSCHILD », lequel constitue, par surcroît, l’intégralité la Marque déposée.

[45]  Le Registraire a aussi considéré l’argument de la demanderesse fondé sur la présence au Registre de plus de 20 marques déposées contenant le mot « ROTHSCHILD ». Comme on l’a vu, il ne l’a pas trouvé concluant puisque ces marques coexistent, dans la plupart des cas, dans des domaines d’activités différents de celui dans lequel la demanderesse et le titulaire de la Marque déposée œuvrent.

[46]  Le Registraire s’est donc dit satisfait qu’un consommateur moyen possédant une mémoire imparfaite de la Marque déposée serait susceptible de conclure que les produits et services liés à la Marque projetée sont offerts par la même personne « étant donné que les services et la nature du commerce sont semblables et que le degré de ressemblance entre les marques de commerce est hautement similaire ».

[47]  Mon rôle ici n’est pas de déterminer si j’en serais venu à une autre conclusion que celle à laquelle en est arrivé le Registraire. Il est plutôt de décider si la conclusion à laquelle en est arrivé le Registraire appartient aux issues possibles, acceptables en regard des faits qu’il avait devant lui et du droit. Or, l’analyse de la probabilité de confusion à laquelle s’est livré le Registraire m’apparait complète et les constats qui en ressortent, raisonnables. Je ne vois donc pas matière à intervenir.

[48]  J’ajouterais que la présence d’un élément commun entre deux marques de commerce peut effectivement avoir une grande incidence sur la question de la probabilité de confusion, particulièrement lorsque ces marques sont employées, comme ici, dans un même marché (Eclectic Edge Inc. c Victoria's Secret Stores Brand Management, Inc., 2015 CF 453 au para 81; Kellogg Salada Canada Inc c Canada (Registraire des marques de commerce), [1992] ACF no 562 à la p 358). Cette incidence sera atténuée lorsque l’élément commun aux marques en cause est suggestif des produits ou services en cause, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, le terme « ROTHSCHILD » n’évoquant en rien le domaine des services financiers. Dans un tel contexte, qui n’est pas le nôtre, les différences, mêmes  mineures, entre les marques concurrentes serviront à les distinguer (Assurant, Inc. c Assurancia, Inc., 2018 CF 121 au para 47 ; Kellogg Salada Canada Inc. c Maximum Nutrition Ltd (1992), 43 CPR (3d) 349 (CAF) au para 12 ; Ultravite Laboratories Ltd. c Whitehall Laboratories Ltd., [1965] RCS 734 à la p 737, citant Sealy Sleep Products Limited c Simpson’s-Sears Limited (1960), 33 CPR 129 à la p 136).

[49]  Ma conclusion serait du même ordre si j’avais procédé de novo à l’analyse de la probabilité de confusion entre les Marques en cause à la lumière de la preuve produite au soutien du présent appel, preuve dont la qualité et la valeur probante me sont apparues, comme je l’ai déjà souligné, fort limitées. Je ne crois pas que la simple présence d’un prénom devant le terme commun aux deux Marques, « ROTHSCHILD », qui évoque un nom de famille, alors que lesdites Marques se feront concurrence dans le même marché et qu’elles seront les seules à partager ce terme commun, suffise pour amener le consommateur moyen ayant un souvenir imparfait de la Marque déposée à penser que les produits et services associés aux deux Marques proviennent de deux sources distinctes.

[50]  L’appel de la demanderesse sera donc rejeté, avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté, avec dépens contre la demanderesse.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1911-16

 

INTITULÉ :

HOLDING BENJAMIN ET EDMOND DE ROTHSCHILD, PREGNY ANONYME c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 octobre 2017

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Elodie Dion

 

Pour LA DEMANDERESSE

 

Me Lindy Rouillard-Labbé

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goudreau Gage Dubuc, S.E.N.C.R.L

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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