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Date : 20180302


Dossier : IMM-2803-17

Référence : 2018 CF 237

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 2 mars 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

A.B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse est une enfant âgée de 8 ans, citoyenne de la Hongrie. Elle est d’origine rom et chinoise. Par l’entremise de sa mère, elle a demandé l’asile dès son arrivée au Canada, en raison d’actes d’agression sexuelle commis par son père ainsi que du fait qu’elle a été témoin d’actes de violence que commettait fréquemment son père à l’endroit de sa mère.

[2]  La revendication de la demanderesse a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, et ce rejet a ensuite été confirmé par la Section d’appel des réfugiés [la SAR].

[3]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande et je renvoie l’affaire pour nouvel examen.

I.  Les faits et la décision attaquée

[4]  En septembre 2013, la mère de la demanderesse a déposé une plainte auprès de la police hongroise au sujet des actes d’agression sexuelle commis par son époux à l’endroit de la demanderesse. Elle a demandé une ordonnance de protection contre son époux. Cette demande a été rejetée quelques semaines plus tard. La police a ensuite fait évaluer la demanderesse par un psychologue criminaliste, qui a conclu que la demanderesse n’avait probablement pas été victime d’une agression sexuelle. En mars 2014, la police a fermé le dossier sans y donner suite. Il semble que la police n’ait jamais interrogé le père de la demanderesse. Un agent de police a fourni des motifs écrits pour la fermeture de l’enquête, qui contiennent les remarques suivantes :

Le développement moral et émotionnel de l’enfant n’a pas été compromis par les agissements du père et aucun trouble psychologique n’est attendu à une étape ultérieure de sa vie en relation avec cet incident. Dans le cas de l’enfant [A.B.], les parents représentent deux très différentes langues, coutumes, conduite et caractéristiques culturelles et sociales, qui influencent le développement de l’enfant de sorte qu’elle reçoit de ses parents, non pas un exemple, mais deux exemples de comportements présentés en permanence, ce qui pourrait causer de l’insécurité et de l’anxiété. [Traduction]

(DD, p. 75)

[5]  En juillet 2014, la mère de la demanderesse a déposé une autre plainte à la police, cette fois pour des actes de violence qu’il commettait envers elle. Elle a déclaré que les deux policiers qui sont venus chez elle lui ont dit qu’elle avait probablement causé la situation et qu’« il y a toujours des problèmes avec les femmes tsiganes ». À la suite de cette intervention policière, les autorités de protection de l’enfance ont pris connaissance de la situation et ont entamé des procédures pour retirer la demanderesse de sa famille. Les autorités ont mis fin à ces procédures quand elles ont appris que l’enfant avait été amenée au Canada.

[6]  Le 31 janvier 2017, la SPR a rejeté la revendication de la demanderesse. Elle a conclu que la mère de la demanderesse manquait de crédibilité, puisque ses affirmations selon lesquelles la police hongroise n’interfère pas dans les affaires familiales étaient contredites par le fait que la police, dans son cas, a mené une enquête. Pour les mêmes motifs, la SPR a conclu que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de la Hongrie.

[7]  La demanderesse a porté cette décision en appel à la SAR, qui a rejeté l’appel le 5 juin 2017. La SAR a déclaré qu’elle acceptait la preuve documentaire corroborant les allégations d’agression sexuelle et de violence familiale de la demanderesse, étant donné que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) n’a pas été en mesure de fournir des renseignements additionnels mettant en doute l’authenticité des documents en question. Par conséquent, la protection de l’État était la question principale dont était saisie la SAR. Cette dernière a conclu que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection de l’État. À cet égard, la SAR a noté ce qui suit :

[traduction]

Des manquements isolés des autorités ne signifient pas que l’État  n’assure pas globalement la protection de ses citoyens, à moins que ces manquements ne s’inscrivent dans une tendance plus générale d’incapacité de l’État à offrir une protection ou de son refus de le faire. (Paragraphe 29)

[8]  La SAR a ensuite examiné la situation de la demanderesse et a conclu que le fait que les autorités hongroises ont mené une enquête à la suite de ses plaintes montre que la protection de l’État est adéquate. Elle a notamment remarqué que la demanderesse n’a fourni aucune preuve montrant que l’enquête était insuffisante (paragraphe 41). Enfin, la SAR a examiné la preuve relative au pays à l’égard de la situation des Roms en Hongrie et a conclu que :

[traduction]

[…] même si elle n’est pas parfaite, la protection offerte par la Hongrie aux Roms victimes de criminalité, d’abus de pouvoir de la part des policiers, de discrimination ou de persécution est adéquate, que la Hongrie déploie des efforts sérieux pour régler ces problèmes et que la police et les représentants du gouvernement veulent protéger les victimes et qu’ils sont capables de le faire. (Paragraphe 48)

[9]  La demanderesse a aussi soutenu devant la SAR que la SPR a indûment divulgué des renseignements personnels quand elle a demandé à des agents de l’ASFC d’authentifier certains documents. Selon la demanderesse, la divulgation éventuelle de ces renseignements aux autorités hongroises ou au père de la demanderesse augmenterait ses risques de persécution, donnant lieu à ce qu’on appelle une demande d’asile « sur place ». La SAR a également rejeté cet argument.

[10]  La demanderesse a ensuite demandé et a obtenu l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II.  Analyse

A.  Questions en litige et norme de contrôle

[11]  Devant la Cour, la demanderesse conteste les conclusions de la SAR concernant la disponibilité de la protection de l’État et sa demande d’asile sur place. Les deux arguments sont liés aux actes d’agression sexuelle de son père envers elle, et de violence familiale qu’il a commise envers sa mère.

[12]  La Cour examine les décisions rendues par la SAR selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157, aux paragraphes 30 à 35). Mon rôle est d’assurer que la décision de la SAR est fondée sur une interprétation défendable des principes juridiques pertinents et une évaluation raisonnable de la preuve (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

B.  Évaluation de la preuve concernant la protection de l’État

[13]  Il est maintenant incontestable que la violence familiale fondée sur le sexe peut donner lieu à une demande d’asile. Pour répondre à la définition de « réfugié au sens de la convention », une personne doit être victime de persécution en raison des motifs énoncés à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [la LIPR]. Bien que le sexe ne soit pas spécifiquement mentionné, les femmes peuvent constituer tout de même un « groupe social particulier » au sens de l’article 96. Dans l’affaire Canada (PG) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward] à la page 739, la Cour suprême du Canada a confirmé que le concept d’un groupe social particulier inclut les « groupes définis par une caractéristique innée ou immuable ». Dans cette décision, le juge La Forest a expressément souligné que cette catégorie « comprendrait les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe ». Les décisions de notre Cour ont depuis reconnu que la violence familiale peut donner lieu à une crainte fondée d’être persécutée pour un des motifs prévus par la Convention (voir Narvaez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 2 CF 55 (1re instance)).

[14]  Cependant, même si une personne a des raisons bien fondées de craindre la persécution pour un des motifs prévus par la Convention, le statut de réfugié peut être refusé à une personne qui peut se prévaloir de la protection de son propre pays. Il s’agit d’un concept connu sous le nom de « protection de l’État ». C’est la question fondamentale dans cette affaire, comme dans beaucoup d’autres affaires de violence familiale. D’entrée de jeu, il est utile de rappeler certains principes pertinents et de déterminer les genres d’éléments de preuve qui peuvent être utilisés pour évaluer la disponibilité d’une protection adéquate de l’État.

[15]  On présume qu’un État est en mesure de protéger ses ressortissants. En d’autres mots, les demandeurs d’asile assument le fardeau de prouver non seulement qu’ils ont un motif valable pour craindre d’être persécutés, mais aussi que leur pays de nationalité n’est pas en mesure ou n’a pas l’intention de les protéger, ou encore qu’ils ont des motifs valables de ne pas chercher cette protection (Ward aux pages 724 et 725).

[16]  Déterminer si un demandeur est un réfugié au sens de la convention est un exercice prospectif. Il ne s’agit pas d’examiner la persécution passée, mais plutôt la crainte vraisemblable d’être persécuté à l’avenir. Des exemples de persécution passée ne sont pas pertinents en soi, mais plutôt à titre d’exemple de ce qui pourrait se passer dans le futur (James C. Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status, 2e ed. (Cambridge : Cambridge University Press, 2014), page 165). Il en est de même pour la protection de l’État : l’important est de savoir si une telle protection sera disponible dans l’avenir. Cependant, dans ce cas également, des exemples de manquements passés peuvent nous aider à prédire ce qui risque de se produire.

[17]  Lorsqu’un demandeur fournit la preuve selon laquelle la protection de l’État n’est pas disponible, notre Cour a statué que le décideur ne peut se borner à souligner les efforts déployés par un pays étranger pour corriger ses lacunes en matière de services de police et de justice pénale, comme l’adoption de nouvelles lois et d’autres mesures. Ces efforts doivent se refléter dans des mesures adéquates sur le plan fonctionnel (Garcia c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, [2007] 4 RCF 385 aux paragraphes 15, 18, 20; Meza Varela c Canada (Citoyenneté et immigration), 2011 CF 1364 au paragraphe 16; Majoros c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 421 [Majoros]; Beri c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 854; Juhasz c Canada (Citoyenneté et immigration), 2015 CF 300).

[18]  L’absence de protection de l’État est rarement un problème individuel. Il comporte généralement une dimension systémique (voir Majoros aux paragraphes 13 à 16). Dans certains cas, l’efficacité de l’appareil policier est contestée dans son ensemble. Dans d’autres cas, on allègue que des préjugés contre des groupes particuliers sont répandus au sein des forces policières. Pour cette raison, les éléments de preuve qui indiquent des échecs systémiques sont souvent fort pertinents. Ce qui importe, c’est la manière dont  la police est susceptible de traiter les plaintes déposées par des membres de groupes particuliers. La façon dont la police a traité une personne particulière dans le passé peut être un indicateur pertinent, mais ce n’est pas une preuve déterminante. Les demandeurs ont rarement accès à la preuve systémique. C’est pour cette raison que la SAR et la SPR se basent abondamment sur l’information compilée par les gouvernements et les ONG au sujet des violations des droits de la personne dans les pays d’origine des demandeurs d’asile.

[19]  Centrer l’analyse sur une situation isolée est susceptible de détourner notre regard des aspects systémiques et prospectifs de l’analyse de la protection de l’État. Par exemple, on dit parfois que la protection de l’État n’a pas besoin d’être parfaite et que le fait que la police n’a pas réussi à protéger une personne en particulier ne témoigne pas de l’insuffisance de la protection de l’État (voir Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 99 DLR (4th) 334 (CAF)). Il est certainement vrai que la police n’est pas tenue de résoudre la totalité des crimes; la protection de l’État ne signifie pas que le crime doit être complètement éradiqué. Toutefois, l’assertion selon laquelle la perfection n’est pas le critère approprié ne doit pas obscurcir les problèmes systémiques documentés. Des lacunes isolées dans le travail de la police ne prouvent pas que la protection de l’État est inadéquate, tout comme le fait que des policiers ont pris certaines mesures dans un cas particulier ne prouve pas que la protection de l’État est adéquate.

[20]  En évaluant la preuve concernant la protection de l’État, les décideurs ne doivent pas perdre de vue les difficultés inhérentes à l’obtention d’éléments de preuve indiquant qu’il y a eu inconduite policière dans un cas particulier. Il est peu probable que des autorités publiques, incluant la police, admettent leurs préjugés, lacunes ou inconduites. Prouver qu’il y a eu inconduite policière requiert un pouvoir d’enquête et l’accès aux dossiers de la police, ce qui est sans doute au-delà de la portée d’un simple demandeur d’asile, surtout quand il est à l’extérieur du pays. Le témoignage d’un expert serait nécessaire pour établir les pratiques policières acceptables et identifier les écarts par rapport à la norme. C’est un motif de plus qui montre que la preuve relative au pays est sans doute plus utile que celle qui concerne la situation du demandeur pour déterminer si la protection de l’État est adéquate.

[21]  Par ailleurs, la preuve relative au pays peut fournir un contexte pertinent afin d’évaluer les éléments de preuve personnels. La situation d’un demandeur peut révéler une lacune dans la protection de l’État si elle est compatible avec les mauvais traitements documentés dans le pays en question. Cette réalité peut être obscurcie quand un décideur examine les circonstances d’un demandeur dans une perspective canadienne.

[22]  Enfin, on affirme souvent qu’il existe une très forte présomption que les pays démocratiques sont capables de protéger leurs citoyens. Il y a évidemment une part de vérité dans cette assertion. Cependant, le concept de démocratie est d’une utilité limitée au moment de trancher des cas particuliers. Comme l’a déclaré ma collègue, la juge Anne Mactavish : « les démocraties s’inscrivent dans un éventail » (Bozik c Canada (Citoyenneté et immigration), 2017 CF 961 au paragraphe 28). De plus, en évaluant la qualité d’une démocratie, on se fie normalement sur plusieurs indices qui pourraient ne pas être directement liés à la question de la protection de l’État, comme la présence d’élections libres, la liberté de presse, le contrôle civil de l’armée, l’accès aux renseignements gouvernementaux, l’absence de corruption, etc. Par conséquent, qualifier un pays de « démocratique » ne dispense pas la SAR et la SPR de leur devoir d’examiner attentivement les éléments de preuve concernant la protection de l’État. Comme l’a si bien résumé le juge Donald Rennie (maintenant juge de la Cour d’appel fédérale) : « la démocratie à elle seule n’est pas gage d’une protection efficace de l’État » (Sow c Canada (Citoyenneté et immigration), 2011 CF 646 au paragraphe 11).

C.  Le caractère raisonnable de la décision de la SAR

[23]  En tenant compte de ces principes, je peux maintenant me pencher sur la décision de la SAR en l’espèce.

[24]  Pourquoi la SAR a-t-elle conclu que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de la Hongrie? Sa décision est fondée exclusivement sur sa conclusion selon laquelle les actions de la police en réponse aux plaintes de la mère de la demanderesse constituent la preuve d’une protection adéquate de l’État. Le fait qu’il y a eu une enquête, explique la SAR, montre que la police faisait son travail. Le résultat de cette enquête s’est avéré non pertinent à cet égard.

[25]  Cependant, une analyse de la situation de la demanderesse à la lumière de la preuve relative au pays présente un tableau bien différent. Des rapports sur le pays déposés devant la SAR, dont un rapport de Human Rights Watch de 2013, un rapport du Département d’État des États-Unis de 2016 et des réponses de 2015 et 2016 relativement à des demandes d’information de la CISR, révélaient ceci :

  • La police et les autorités hongroises considèrent souvent les cas de violence familiale envers les femmes (qu’elles soient Roms ou non) comme des « problèmes familiaux » et non comme une question relevant du droit pénal. Les policiers reçoivent peu ou pas de formation à ce sujet et, quand on les appelle, ils ont tendance à blâmer la victime;
  • La loi hongroise prévoit la délivrance d’ordonnances de protection dans les cas de violence familiale; toutefois, la preuve montre que ces ordonnances sont très difficiles à obtenir et que la loi n’est pas mise en œuvre de manière efficace ;
  • Très peu d’accusations sont portées contre les auteurs de violence familiale; les statistiques montrent qu’environ deux pour cent des cas signalés à la police donnent lieu à une poursuite;
  • Des femmes ont dénoncé le fait que les services de protection de l’enfance menacent de leur retirer leurs enfants si elles déposent une plainte de violence familiale; et
  • Il y a un manque de refuges pour femmes pour accommoder et protéger les victimes de violence familiale en Hongrie, et ces refuges sont particulièrement plus difficiles d’accès pour les femmes roms.

[26]  À la lumière de ces faits que la SAR a complètement oublié de mentionner, il est déraisonnable pour la SAR de conclure que l’enquête menée par la police hongroise prouvait que la Hongrie procurerait une protection de l’État adéquate à la demanderesse. Au contraire, la situation personnelle de la demanderesse correspond à la tendance dévoilée par la preuve relative au pays. Une enquête a formellement été entamée, mais n’a mené à aucune accusation, comme c’est le cas dans la quasi-totalité des cas de violence familiale. La demande d’ordonnance de protection a été refusée. À une autre occasion, les agents de police ont blâmé la mère de la demanderesse pour la violence dont elle a été victime, en plus de faire des remarques désobligeantes envers les femmes roms. Une procédure en matière de protection de l’enfance a été engagée à la suite de cette deuxième plainte. Enfin, quand la mère de la demanderesse a cherché de l’aide auprès d’un refuge pour femmes, cette aide lui a été refusée, et on lui a dit qu’elle devrait confier sa fille en adoption.

[27]  Il était déraisonnable pour la SAR d’exiger que la demanderesse fournisse la preuve des lacunes précises de l’enquête que la police hongroise a menée à la suite de sa plainte. Comme je l’ai mentionné plus tôt, ce genre de preuve est très difficile à obtenir et peut nécessiter l’aide d’un expert. Néanmoins, le fait que le dossier ait été fermé avant même que soit interrogé le père est manifestement problématique. Le rapport du psychologue était lui aussi fondé sur un raisonnement discutable, cité plus tôt, concernant les origines ethnoculturelles différentes des parents de la demanderesse. En tout état de cause, ce qui est en jeu n’est pas les inconduites policières en soi, mais ce que ces inconduites policières nous disent sur la façon dont la demanderesse sera susceptible d’être traitée.

[28]  La SAR n’a consacré qu’un seul paragraphe à l’enquête sur la protection de l’enfant (paragraphe 43). Elle a affirmé à tort que l’enquête a été engagée par la mère de la demanderesse. Elle semble avoir considéré cette enquête comme une preuve additionnelle d’une protection de l’État adéquate. La SAR n’a pas tenu compte de la situation difficile des mères hongroises qui savent que déposer une plainte pour violence familiale peut entraîner une intervention des autorités de protection de l’enfance et le retrait de leurs enfants. Il n’y a pas assez d’éléments de preuve au dossier pour me permettre de juger si l’intervention des autorités de protection de l’enfance était justifiée en l’espèce. Cependant, une fois de plus, l’histoire de la mère de la demanderesse s’inscrit dans une tendance documentée par les ONG. À tout le moins, on ne peut pas se servir d’une enquête engagée par les services de protection de l’enfance pour montrer qu’il y a protection de l’État. Par ailleurs, si l’on présume que la violence familiale faite à l’endroit de la mère de la demanderesse constitue des motifs suffisants pour engager une enquête des services de protection de l’enfance, on se demande alors pourquoi la police n’a pas vu l’intérêt de poursuivre une enquête criminelle et de porter des accusations.

[29]  Je suis conscient que la SAR a brièvement examiné la preuve relative au pays. Cependant, son examen se limitait à la situation générale des Roms en Hongrie (paragraphe 48, précité). La SAR a mentionné que la Hongrie déploie des efforts pour accroître la protection accordée au peuple rom et a conclu que les Roms, en principe, doivent faire les efforts nécessaires pour se prévaloir de la protection de la Hongrie. Cela dit, la SAR ne tient aucunement compte des parties les plus pertinentes de la preuve relative au pays concernant la revendication de la demanderesse et qui relient la situation de la demanderesse et de sa mère à l’absence documentée de protection adéquate des victimes de violence familiale, même si la demanderesse, dans ses observations, avait attiré l’attention de la SAR sur ces éléments de preuve.

[30]  La SAR insiste sur le fait que la protection étatique n’a pas à être parfaite. Donc, du point de vue de la SAR, le fait que la conclusion de l’enquête de la police hongroise ne « plaisait » pas à la demanderesse ne constituait pas une absence de protection de l’État (paragraphe 42). Or, avec égards, cela n’a rien à voir. L’analyse de la protection de l’État doit être centrée sur la question de savoir s’il y a des lacunes systémiques qui empêcheraient la demanderesse de se prévaloir d’une protection adéquate contre la persécution qui l’attend. Le traitement passé qui a été infligé à la demanderesse est peut-être un indicateur pertinent du caractère adéquat ou non de cette protection, mais il n’est pas déterminant. En l’espèce, il y avait une preuve non contredite que les autorités hongroises n’accordent pas, dans les faits, une protection adéquate aux victimes de violence familiale. La SAR a complètement omis de prendre en compte ces éléments de preuve.

[31]  Par conséquent, dans son analyse de la protection de l’État, la SAR a négligé des éléments de preuve cruciaux montrant que la demanderesse ne pouvait pas se prévaloir de la protection de son pays de citoyenneté. Comme mentionné dans l’affaire maintes fois citée Cepeda-Gutiérrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) :

[…] l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle [sic] n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. (Paragraphe 17)

[32]  C’est donc dire, pour reprendre les mots du juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale, qu’une décision est déraisonnable quand elle est fondée sur une « conclusion totalement incompatible avec le dossier de preuve » (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Attorney General), 2017 CAF 128 au paragraphe 72). C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[33]  Avant de passer à la prochaine question, j’aimerais examiner un aspect particulièrement troublant de la décision de la SAR. Pour appuyer son assertion selon laquelle la protection de l’État n’a pas à être parfaite, la SAR a mentionné un nombre d’incidents dans lesquels des agents de police canadiens ont fait usage de force excessive (paragraphe 38), et a comparé la situation des Roms en Hongrie à celle des Premières Nations du Canada :

[traduction]

Je suis certain que plusieurs membres des Premières Nations du Canada citeraient facilement des exemples d’attitudes discriminatoires à leur égard dans notre propre pays. C’est peut-être vrai. Cependant, cela ne signifie pas que le Canada ne procure pas de protection aux les membres de ses Premières Nations. Tout comme la Hongrie. (Paragraphe 49)

[34]  J’ai de sérieuses réserves quant à ce raisonnement. La SAR a présumé que des événements ayant lieu au Canada ne pourraient jamais constituer le fondement d’une demande d’asile dans un autre pays. C’est donc dire, selon cette logique, que des événements qui se produisent dans un pays étranger ne peuvent pas donner lieu à une demande d’asile quand des événements semblables se produisent au Canada.

[35]  Les décideurs ne doivent pas banaliser la situation des peuples autochtones ni présumer qu’une protection adéquate leur est toujours accordée. Les préoccupations actuelles en ce qui concerne la relation entre les peuples autochtones et la police sont à un point où les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont lancé une enquête publique. Dans ce contexte, et sans disposer de quelque preuve que ce soit, il était imprudent pour la SAR de faire des affirmations générales sur la situation des peuples autochtones du Canada.

[36]  Par-dessus tout, ce raisonnement a obscurci la véritable question soumise à la SAR, celle de savoir si la demanderesse pouvait s’attendre à recevoir une protection adéquate de l’État en Hongrie. Il convient de répéter que la demanderesse n’a pas allégué qu’elle a été victime d’une bavure policière, mais plutôt qu’il y a une négligence systémique à l’endroit des cas de violence familiale en Hongrie. La façon dont les policiers traitent certaines personnes ou certains groupes de personnes au Canada n’est tout simplement pas pertinente à cet examen.

D.  La revendication de la demande d’asile « sur place »

[37]  Comme j’accueille la demande au motif que la décision est déraisonnable en ce qui concerne la protection de l’État, je n’ai pas besoin de me pencher sur la deuxième question présentée par la demanderesse, celle de savoir si la divulgation de renseignements personnels a donné lieu à une demande d’asile sur place.

E.  L’intitulé

[38]  Après l’audition de la présente demande, j’ai donné des instructions aux parties leur demandant des observations à savoir si l’intitulé devrait être modifié pour préserver l’anonymat de la demanderesse, une enfant qui a été présumément victime d’agressions sexuelles. La demanderesse appuie une telle modification, mais l’intimé soutient que le principe de la publicité des débats judiciaires devrait prévaloir.

[39]  Les procédures devant la Cour sont ouvertes au public. Les parties sont identifiées publiquement par leur nom. La transparence des procédures judiciaires est garantie constitutionnellement en vertu de la liberté de presse (Edmonton Journal c Alberta (Procureur général), [1989] 2 RCS 1326). La publication, cependant, peut être restreinte afin de protéger les intérêts opposés importants. La Cour suprême du Canada a statué dans plusieurs affaires que différents types d’ordonnances de confidentialité peuvent être appropriés quand on a fait la preuve de « la nécessité de l’interdiction de publication » et de « la proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de l’interdiction » (R c Mentuck, 2001 CSC 76 au paragraphe 32, [2001] 3 RCS 442 ; voir également Dagenais c Canadian Broadcasting Corp, [1994] 3 RCS 835 ; Sierra Club of Canada c Canada (ministre de la Finance), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522).

[40]  Les tribunaux canadiens ont souvent permis aux victimes d’agressions sexuelles d’engager un procès civil de façon anonyme (voir MHB c AB, 2016 NSSC 137 ; ABC c Nouvelle-Écosse (Procureur général), 2011 NSSC 476 [ABC] ; CW c LGM, 2004 BCSC 1499 ; JLD c Vallée, [1996] RJQ 2480 (CA)). Dans certaines de ces affaires, les tribunaux ont exigé la preuve du préjudice particulier que subira le demandeur s’il n’y a pas d’ordonnance de confidentialité. En l’espèce, c’est pour cette raison que l’intimé affirme qu’aucune ordonnance ne devrait être rendue puisque la demanderesse n’a déposé aucun élément de preuve en ce sens. Cependant, dans l’affaire AB c Bragg Communications Inc, 2012 CSC 46, [2012] 2 RCS 567, la juge Abella de la Cour suprême du Canada a remarqué que : « bien que la preuve des conséquences préjudiciables directes que subirait un demandeur soit pertinente, les tribunaux peuvent aussi conclure à l’existence d’un préjudice objectivement discernable » (au paragraphe 15). Ainsi, un jugement peut être rendu anonyme même quand aucun élément de preuve n’a été présenté à la Cour concernant la diffusion de l’identité du demandeur.

[41]  La Cour peut prendre connaissance d’office des conséquences hautement néfastes de la divulgation de l’identité des victimes d’agressions sexuelles. En particulier, les victimes peuvent subir de nouveaux traumatismes quand leurs noms sont rendus publics, et le processus de guérison peut être plus difficile (ABC au paragraphe 4). Dans certains contextes, la divulgation publique peut aussi avoir l’effet de dissuader les victimes d’agressions sexuelles de déposer une plainte. Ironiquement, dans ce cas, le principe de la publicité des débats restreint l’accès à la justice. De plus, l’article 486.4 du Code criminel rend automatique l’émission d’ordonnances protégeant l’identité des victimes de crimes sexuels. Cela confirme également que les victimes d’agressions sexuelles ont généralement intérêt à rester anonymes dans le processus judiciaire. Notons que, dans l’affaire Canadian Newspapers Co c Canada (Procureur général), [1988] 2 CSC 122, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité constitutionnelle d’une version antérieure de l’article 486.4 du Code criminel. Par conséquent, protéger les renseignements personnels des victimes d’agressions sexuelles est compatible avec le principe de la publicité des débats.

[42]  De plus, l’équilibre entre la protection de la vie privée et le besoin de maintenir le principe de la publicité des débats doit prendre en compte les réalités du cyberespace (voir généralement K. Eltis, « The Judicial System in the Digital Age: Revisiting the Relationship between Privacy and Accessibility in the Cyber Context » (2011) 56:2 McGill LJ 289). Les moteurs de recherche modernes rendent beaucoup plus facile la recherche d’information sur une personne en particulier. Par conséquent, quand un jugement publié contient des renseignements personnels délicats qui ne sont pas rendus anonymes, l’information qu’il contient devient accessible à n’importe qui.

[43]  Conformément à ces principes, notre Cour a fréquemment ordonné que les demandeurs, dans les affaires d’immigration, soient identifiés par leurs initiales, dans le but de protéger leurs renseignements personnels au moment de la publication du jugement. De tels cas sont survenus, par exemple, dans les affaires où le demandeur ou la demanderesse a allégué qu’il ou elle avait été victime d’une agression sexuelle (voir AB c Canada (Citoyenneté et immigration), 2009 CF 640 ; IMPP c Canada (Citoyenneté et immigration), 2010 CF 259 ; LF c Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 CF 534) ou qu’il a été dévoilé qu’il ou elle était séropositive (AB c Canada (Citoyenneté et immigration), 2017 CF 629). Des ordonnances semblables ont été délivrées parce que la divulgation exposerait le demandeur ou la demanderesse à des risques si il ou elle retournait dans son pays d’origine (voir AB c Canada (Citoyenneté et immigration), 2009 CF 325, [2010] 2 RCF 75).

[44]  En l’espèce, je suis convaincu que la divulgation publique de l’identité de la demanderesse suite à la publication de ces motifs aurait de graves effets préjudiciables. La demanderesse serait reconnue publiquement comme une présumée victime d’agression sexuelle. Comme je l’ai mentionné plus tôt, cela pourrait avoir pour effet de victimiser à nouveau la demanderesse et de freiner son processus de guérison. Je suis convaincu que rendre anonyme l’intitulé est nécessaire pour assurer à la demanderesse une protection cruciale. L’atteinte au principe de la publicité des débats est minimale. Par conséquent, j’ordonne que l’intitulé soit modifié pour désigner la demanderesse par les initiales « A.B. »

[45]  Il convient de souligner que je n’émets pas une ordonnance de confidentialité de portée plus vaste et que le dossier de la Cour ne sera pas scellé. Dans l’affaire AB c Canada (Citoyenneté et immigration), 2002 CFPI 471, [2003] 1 RCF 3, le juge O’Keefe a conclu qu’une ordonnance de mise sous scellé conforme à la Règle 151 des Règles des Cours fédérales, SOR/98-106, ne pouvait pas être délivrée une fois que l’ensemble du dossier est déposé et qu’une telle ordonnance constituerait une limitation trop sévère au principe de la publicité des débats. Toutefois, le juge O’Keefe a tout de même conclu qu’il était approprié de modifier l’intitulé dans de pareilles circonstances. Je note aussi que, dans certaines des affaires précitées, une ordonnance semblable a été délivrée sur demande pendant l’audience (voir aussi EF c Canada (Citoyenneté et immigration), 2015 CF 842).

F.  La certification d’une question

[46]  La demanderesse m’a demandé de certifier une question : « La vulnérabilité d’un demandeur d’asile mineur doit-elle être prise en considération quand une demande d’asile est déposée conformément à l’article 96 de la LIPR? »

[47]  Selon la Cour d’appel fédérale, « pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Mudrak c Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 CAF 178 au paragraphe 16).

[48]  Bien qu’elle soit intéressante, la question proposée n’est pas déterminante en l’espèce. Par conséquent, je ne peux pas la certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre membre de la Section d’appel des réfugiés pour réexamen;

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. L’intitulé est modifié avec effet immédiat pour désigner la demanderesse par les initiales A.B.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2803-17

 

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

le 2 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Maureen Silcoff

 

Pour la demanderesse

 

Me Prathima Prashad

 

pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Silcoff, Shacter

Avocats et conseillers juridiques

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Le procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour l’intimé

 

 

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