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Date : 20180301


Dossier : IMM-3490-17

Référence : 2018 CF 236

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 1er mars 2018

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

A.K.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), d’une décision par laquelle un agent principal de l’immigration (l’agent) a décrété qu’en raison de son appartenance au Parti national du Bangladesh (PNB), le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. L’agent est parvenu à la conclusion qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée et se livrera au terrorisme et que l’appartenance à celle-ci emporte interdiction de territoire suivant l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Pour les motifs exposés ci-après, la demande est accueillie.

[2]  L’intitulé de la présente affaire est modifié dans l’ordonnance qui suit. À l’origine, l’avis de demande faisait référence à trois demandeurs en raison d’une erreur des représentants du ministre défendeur. Ceux-ci avaient compris à tort que la décision de l’agent s’appliquait au demandeur, à son épouse et à sa fille.

[3]  L’erreur a été relevée dans le mémoire des arguments supplémentaires du demandeur et le défendeur en a pris acte dans une lettre adressée à la Cour avant l’audience. Le défendeur avait à tort fermé les dossiers de demande de résidence permanente de l’épouse et de la fille du demandeur en application de l’alinéa 42(1)b) de la LIPR. Le rejet de sa demande de résidence permanente n’a en effet aucune incidence sur celle de son épouse et de sa fille puisqu’elles ont qualité de personnes protégées. Le défendeur a par conséquent rouvert les demandes de résidence permanente de celles-ci, et il propose à la Cour de radier leur nom de l’intitulé de la cause. La Cour s’est montrée disposée à donner suite à cette proposition, étant entendu que les demandes de résidence permanente de l’épouse et de la fille suivront leur cours.

[4]  À l’audience, le demandeur a réclamé la protection de son identité, à tout le moins par la substitution de ses initiales à son nom dans le jugement et les motifs de la Cour. Le défendeur ne s’est pas prononcé sur cette requête. Estimant que les circonstances le justifient, la Cour rend une ordonnance en ce sens.

II.  Contexte

[5]  Le demandeur est un citoyen du Bangladesh. En mai 2013, il est arrivé au Canada avec un visa de résident temporaire puis, le 24 juillet 2013, il a présenté une demande d’asile. L’épouse et la fille du demandeur sont arrivées plus tard, et leurs demandes ont été jointes à la sienne. Le 21 octobre 2014, la Section de la protection des réfugiés a conclu que le demandeur et sa famille étaient des réfugiés au sens de la Convention. Ils ont alors présenté une demande de résidence permanente à titre de personnes protégées. Le 16 février 2016, une décision favorable a été rendue à leur égard à l’étape 1 de l’évaluation. Leur dossier a alors été transféré au bureau de réduction de l’arriéré de Vancouver, où il a été confié à l’agent afin qu’il termine la vérification de sécurité.

[6]  Dans la demande de résidence permanente, le demandeur a déclaré que de janvier 1980 à mai 2013, il avait occupé diverses fonctions au sein du PNB. Notamment, de 1980 à 1987, il a siégé au comité exécutif de son aile étudiante. En 1987, il a adhéré à l’Association des avocats nationalistes du Bangladesh, une association rattachée au PNB. De 1989 à 1996, il a été secrétaire de l’Association des avocats.

[7]  Le 25 mai 2017, il a reçu une lettre d’équité procédurale (LEP) l’informant qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance autodéclarée au PNB. Dans la lettre, l’agent soulignait que le PNB était considéré comme une organisation ayant commis des actes terroristes ou visant au renversement d’un gouvernement par la force, et que certains de ses membres pouvaient être interdits de territoire. Le demandeur a été invité à présenter ses observations.

[8]  Il a fait valoir que sa participation à l’organisation avait été limitée à son aile étudiante et à l’Association des avocats. Il a aussi indiqué qu’il avait quitté l’organisation en 2013, c’est-à-dire un an avant la perpétration d’actes de violence politique à la suite des élections de 2014 et avant que le PNB recoure à la tactique des blocus pour forcer le parti au pouvoir à déclencher des élections en 2015. Selon le demandeur, le PNB n’était pas une organisation terroriste quand il en était membre.

[9]  Le 26 juillet 2017, le demandeur a été prononcé interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Dans sa décision, l’agent mentionne des rapports et des documents de sources ouvertes concernant le PNB. Il y souligne qu’au Bangladesh, les grèves généralisées, appelées hartals, sont utilisées comme moyen de protestation politique et de coercition à l’égard du gouvernement. Depuis des décennies, la violence est monnaie courante sur la scène politique bangladaise. L’agent a conclu que le PNB a lui-même commis des actes violents et n’a rien fait pour décourager le recours à la violence contre les autres partis politiques. Se fiant aux déclarations du demandeur, l’agent a établi qu’il avait été membre du PNB, une organisation qui s’est livrée, se livre ou se livrera à des actes terroristes.

[10]  Aucun élément de preuve n’indique que le demandeur a lui-même perpétré des actes violents ou qui pourraient être qualifiés de terroristes quand il était membre de l’aile étudiante et de l’Association des avocats du PNB.

III.  Questions en litige

[11]  La seule question à trancher est celle du caractère raisonnable de la décision.

IV.  Norme de contrôle

[12]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, qu’il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions fondées sur l’article 34 de la LIPR (Gazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94, aux paragraphes 17 à 23; Najafi c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2014 CAF 262; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85). L’agent a tiré des conclusions de fait qui commandent un degré élevé de déférence (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 à 61, [2009] 1 RCS 339).

V.  Dispositions législatives pertinentes

[13]  Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[14]  La définition d’activité terroriste figurant à l’alinéa 83.01(1)b) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, est également pertinente à l’examen de la présente demande :

Définitions

Definitions

83.01 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

83.01 (1) The following definitions apply in this Part.

 

[…]

activité terroriste

terrorist activity means

[…]

[…]

b) soit un acte — action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger :

(b) an act or omission, in or outside Canada,

(i) d’une part, commis à la fois :

(i) that is committed

(A) au nom — exclusivement ou non — d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique,

(A) in whole or in part for a political, religious or ideological purpose, objective or cause, and

(B) en vue — exclusivement ou non — d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, entre autres sur le plan économique, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation nationale ou internationale à accomplir un acte ou à s’en abstenir, que la personne, la population, le gouvernement ou l’organisation soit ou non au Canada,

(B) in whole or in part with the intention of intimidating the public, or a segment of the public, with regard to its security, including its economic security, or compelling a person, a government or a domestic or an international organization to do or to refrain from doing any act, whether the public or the person, government or organization is inside or outside Canada, and

(ii) d’autre part, qui intentionnellement, selon le cas :

(ii) that intentionally

(A) cause des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence,

(A) causes death or serious bodily harm to a person by the use of violence,

(B) met en danger la vie d’une personne,

(B) endangers a person’s life,

(C) compromet gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population,

(C) causes a serious risk to the health or safety of the public or any segment of the public,

(D) cause des dommages matériels considérables, que les biens visés soient publics ou privés, dans des circonstances telles qu’il est probable que l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C) en résultera,

(D) causes substantial property damage, whether to public or private property, if causing such damage is likely to result in the conduct or harm referred to in any of clauses (A) to (C), or

(E) perturbe gravement ou paralyse des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés, sauf dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C).

(E) causes serious interference with or serious disruption of an essential service, facility or system, whether public or private, other than as a result of advocacy, protest, dissent or stoppage of work that is not intended to result in the conduct or harm referred to in any of clauses (A) to (C),

[…]

[…]

Interprétation

For greater certainty

(1.1) Il est entendu que l’expression d’une pensée, d’une croyance ou d’une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique n’est visée à l’alinéa b) de la définition de activité terroriste au paragraphe (1) que si elle constitue un acte — action ou omission — répondant aux critères de cet alinéa.

(1.1) For greater certainty, the expression of a political, religious or ideological thought, belief or opinion does not come within paragraph (b) of the definition terrorist activity in subsection (1) unless it constitutes an act or omission that satisfies the criteria of that paragraph.

VI.  Discussion

[15]  Dans ses observations écrites, le demandeur soutient que l’agent a conclu à tort qu’il avait été membre du PNB. Toutefois, son avocat a reconnu à l’audience que ce n’était pas son argument le plus solide. Je partage cet avis. Selon les éléments de preuve au dossier, l’aile étudiante et l’association d’avocats dont faisait partie le demandeur étaient étroitement liées au PNB. De plus, il a lui-même déclaré qu’il avait été membre du PNB dans sa demande d’asile.

[16]  Il est de jurisprudence constante que l’interprétation de l’expression « membre d’une organisation » à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR doit être libérale (Poshteh, précité, au paragraphe 38). Contrairement à ce que j’avais constaté dans l’affaire Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957, il ne me semble pas que la preuve dont je dispose ici contredit la conclusion relative à l’appartenance. La conclusion de l’agent en ce qui a trait à l’appartenance est, à mon avis, inattaquable.

[17]  Se pose alors la question de savoir si l’agent pouvait raisonnablement conclure, tel qu’il est énoncé dans la lettre de décision du 26 juillet 2017, que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée et se livrera à des activités terroristes emportant interdiction de territoire selon les alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR.

[18]  L’agent amorce son analyse de la question en citant la définition d’activité terroriste donnée à l’alinéa 83.01(1)b) du Code criminel, reproduite ci-dessus. Il fait remarquer ensuite que le passage « être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force » (alinéa 34(1)b)) n’est pas expliqué dans la LIPR, et il renvoie aux orientations données dans le manuel d’exécution de la loi ENF1 sur le sens à donner au mot « renversement » (ou subversion) et à des termes connexes comme « démocratique ».

[19]  Les motifs de l’agent dénotent une certaine hésitation entre l’alinéa 34(1)b) et l’alinéa 34(1)f) comme fondement à sa décision d’interdiction de territoire, mais il a finalement retenu ce dernier.

[20]  Après avoir cité les paragraphes 40 à 49 de la décision Maqsudi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1184 [Maqsudi], l’agent décrète que le PNB [TRADUCTION] « peut est considéré comme une organisation qui s’est livrée à des activités terroristes ou à des actes visant au renversement d’un gouvernement ».

[21]  Aux paragraphes 40 à 49 de la décision Maqsudi, le juge Diner reprend à son compte l’exposé de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Najafi, précité, au sujet de l’emploi de la force pour renverser un régime oppressif (le gouvernement iranien dans ce cas). La Cour d’appel conclut que le terme clair et non ambigu « un gouvernement » à l’alinéa 34(1)b) ne se rapporte pas uniquement aux gouvernements démocratiques, mais également aux gouvernements coloniaux, à l’occupation étrangère et aux régimes oppressifs. Bien que notre Cour soit liée par cette conclusion, je vois difficilement le rapport entre la présente affaire et les jugements Maqsudi et Najafi, cités par l’agent. Comme je l’ai déjà dit, l’agent a fondé sa conclusion d’interdiction de territoire du demandeur sur l’alinéa 34(1)f) et non sur l’alinéa 34(1)b).

[22]  Il a procédé ensuite à une analyse de l’appartenance à une organisation. Je me répète, je ne trouve aucun motif pour modifier la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur était membre du PNB, même si sa participation s’est limitée à des organes satellites comme son aile étudiante et l’association d’avocats.

[23]  L’agent a abordé la question centrale dans son analyse visant à établir si le PNB s’est livré, se livre ou se livrera à des activités terroristes. Il a effectué une recherche sommaire dans Internet au moyen des mots clés [traduction] « activité terroriste Parti national du Bangladesh ». Cette séquence d’interrogation peut sembler subjective et susceptible d’orienter les résultats, comme le soutient le demandeur dans ses observations écrites, mais il n’a pas plaidé cet argument à l’audience. Dans les résultats obtenus dans Internet, l’agent a relevé de nombreuses publications d’agences de presse, d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, ainsi que d’autres sources. Ces publications traitent essentiellement de la nature violente de l’action politique des deux principaux partis du Bangladesh, la Ligue Awami et le PNB, ainsi que des activités de leurs militants respectifs.

[24]  L’agent a accordé une importance particulière au recours aux grèves générales (appelées hartal dans diverses langues sud-asiatiques). Ces grèves sont une forme de protestation populaire et de désobéissance civile inspirée du modèle préconisé par les dirigeants du mouvement indépendantiste indien comme le Mahatma Ghandi. L’agent a constaté que la Ligue Awami et le PNB avaient eu recours à de telles tactiques quand ils formaient l’opposition. Il a conclu que le véritable objectif des hartals était [traduction] « de perturber l’économie pour contraindre le gouvernement à agir dans un but précis ». L’autre problème lié aux hartals, selon l’agent, est qu’elles donnent souvent lieu à des actes violents utilisés comme moyens de coercition contre le gouvernement.

[25]  Des rapports cités par l’agent décrivent les conflits acrimonieux opposant le PNB et la Ligue Awami. Selon un rapport du service de recherche du Congrès américain, les deux partis [traduction] « ont tour à tour cherché à faire tomber le parti au pouvoir en multipliant les boycottages parlementaires, les protestations et les grèves. Ces grèves permettent souvent d’atteindre l’objectif ultime, immobiliser le gouvernement et perturber l’activité économique. »

[26]  L’agent a conclu que « sous la coupe du PNB, les hartals ont fortement ébranlé l’économie du pays et la prestation des services. Les militants et les membres ont causé des dommages matériels considérables, des blessures et même des décès. » Bien que les dirigeants du PNB, souligne l’agent, aient nié toute responsabilité dans certains actes et condamné la violence, ils l’ont fait après les événements.

[27]  La fréquence des hartals et les violences engendrées ont mené l’agent à croire que le PNB avait implicitement cautionné la violence comme moyen d’action et n’en avait pas découragé l’utilisation par ses membres. Après avoir fait ce constat et parce que le demandeur avait été membre du PNB, l’agent l’a prononcé interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) (selon lequel l’appartenance à une organisation à l’égard de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera à des activités terroristes condamnées par l’alinéa 34(1)c) emporte interdiction de territoire).

[28]  Le demandeur fait valoir que l’agent a retenu à tort la définition d’activité terroriste telle qu’elle figure à l’alinéa 83.01(1)b) du Code criminel, qui exige d’établir le caractère intentionnel de l’action ou de l’omission reprochée. Selon le demandeur, la définition du Code criminel vise des particuliers, et non des organisations, dont les actes délibérés peuvent causer la mort, des blessures graves, des dommages matériels, ou perturber gravement ou paralyser des services, des installations ou des systèmes essentiels, tel qu’il est précisé dans la disposition applicable.

[29]  Le demandeur reproche en outre à l’agent de ne pas avoir tenu compte de la disposition limitative de la division 83.01(1)b)(ii)(E), qui précise qu’il est « entendu que sont exclus de la présente définition » les actes posés dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions 83.01(1)b)(ii)(A) à (C). Le demandeur déplore aussi que l’agent ait ignoré la disposition limitative du paragraphe 83.01(1.1) concernant l’expression d’une pensée, d’une croyance ou d’une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique.

[30]  Le point de vue de l’agent selon lequel les hartals organisées par le PNB sont terroristes par nature pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’organisation de la grève générale de 1919 par le Winnipeg Trades and Labour Council et, corollairement, au Citizen’s Committee of 1000 qui l’a violemment réprimée avec l’aide de briseurs de grève et de la Royale Gendarmerie à cheval du Nord-Ouest.

[31]  Le défendeur allègue que notre Cour a déjà établi qu’il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que le PNB s’était livré au terrorisme en organisant des hartals, qui dégénèrent souvent en violences, pour paralyser l’économie et faire pression sur le gouvernement : Gazi, précitée, aux paragraphes 11, 38 et 39.

[32]  Au paragraphe 30 de la décision Gazi, le juge Brown cite un passage des motifs de la décision de l’agent. Je remarque que la décision visée ici reproduit textuellement un passage de six pages et demie des motifs susmentionnés qui porte sur le recours aux hartals par le PNB, donnant à penser qu’il a simplement fait du « couper-coller ». Le juge Brown a examiné plusieurs autres questions soulevées par le demandeur. Après avoir pris en compte la preuve fournie, il a conclu qu’il était loisible à l’agent de trancher que le PNB se livrait au terrorisme.

[33]  Au paragraphe 38, le juge Brown observe que la définition du terme « terrorisme » est si vaste dans le Code criminel qu’il est possible d’affirmer raisonnablement qu’elle englobe les hartals.

[38] En outre, et j’insiste, le Canada définit le terme « terrorisme » de façon très vaste et, selon moi, d’une façon qui permet d’affirmer raisonnablement que les hartals sont visées par cette définition. Je le répète, la définition du terrorisme que fait le Canada comprend des actions et des omissions commises à l’étranger (p. ex., qui ont été commises au Bangladesh), qui possèdent des éléments d’intimidation du public ou d’une partie de ce dernier (p. ex., peut-être, des hartals) qui touchent la sécurité, y compris la sécurité économique (p. ex., peut-être, des hartals), qui contraignent un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir (p. ex., peut-être, des hartals), qui causent des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence, qui mettent en danger la vie d’une personne, qui compromettent gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population (p. ex., peut-être, des hartals), causent des dommages matériels considérables (p. ex., peut-être, des hartals), ou qui perturbent gravement ou paralysent des services, installations ou systèmes essentiels intentionnellement (p. ex., peut-être, des hartals).

[34]  Le défendeur s’appuie également sur la décision S.A. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494 [S.A.], rendue par le juge Fothergill à l’issue du contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration similaire à plusieurs égards à la décision Gazi et à la présente affaire.

[35]  Dans la décision S.A., la Section de l’immigration adhère à la définition que la Cour suprême du Canada donne au terrorisme dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 98 [Suresh], ainsi qu’à la définition du Code criminel. Selon l’un des arguments invoqués, si la Section de l’immigration se fonde sur la définition du terrorisme contenue dans le Code criminel, elle doit l’appliquer correctement. En particulier, soutient le demandeur dans l’affaire S.A., la Section de l’immigration doit être convaincue que le PNB avait le but et l’intention nécessaires lorsqu’il organisait des hartals. Le demandeur cherche par ailleurs à se démarquer de la décision Gazi, dans laquelle le juge Brown répète à l’envi « p. ex., peut-être, des hartals », donnant l’impression qu’il est seulement proposé que les hartals peuvent correspondre à la définition canadienne du terrorisme. La preuve doit être évaluée en fonction des faits de chaque espèce.

[36]  Le juge Fothergill, aux paragraphes 17 à 19 de la décision S.A., souligne les conclusions de la Section de l’immigration selon lesquelles les éléments de preuve dont il a été saisi démontrent que le dirigeant du PNB était parfaitement au courant de ce que représentaient pour les partisans du parti ses appels à déclencher des grèves, des protestations et des blocus. La Section de l’immigration a jugé qu’il s’agissait d’appels à des actions violentes assimilables à du terrorisme au sens de l’article 34 de la LIPR. Le juge Fothergill n’a rien trouvé à redire à l’analyse de la Section de l’immigration selon laquelle, au vu des éléments de preuve dont elle avait été saisie, le PNB était conscient des conséquences de ses actes.

[37]  En l’espèce, le défendeur a répliqué aux observations du demandeur en faisant valoir que la définition d’activité terroriste dans le Code criminel n’est pas immuable, et que l’agent a appliqué une définition plus large. Si tel est le cas, l’agent ne le formule pas explicitement dans ses motifs. À mon avis, ses motifs reposent exclusivement sur la définition du Code criminel. De plus, comme l’a soutenu le demandeur, les motifs dénotent une compréhension pour le moins incomplète de cette définition.

[38]  Je me range à l’argument du demandeur quand il plaide qu’un tribunal administratif qui se fonde sur la définition d’« activité terroriste » telle qu’elle figure au Code criminel doit se montrer attentif au contexte dans lequel elle sera appliquée. Le décideur doit démontrer hors de tout doute raisonnable l’existence d’au moins une action ou omission, comme il est formulé dans la disposition, ainsi que l’élément psychologique requis.

[39]  Dans une affaire d’immigration, je trouve plus utile de m’appuyer sur l’arrêt Suresh de la Cour suprême du Canada, précité, qui porte sur un contrôle judiciaire d’un avis de danger délivré en vertu la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2. À l’instar de la LIPR, la Loi sur l’immigration ne donne pas de définition du terme « terrorisme » dans la disposition pertinente, soit l’article 19. Comme en l’espèce, le décideur avait conclu que même s’il n’existait aucun motif raisonnable de croire qu’il avait personnellement commis des actes de violence ou s’était directement livré à des actes de terrorisme, la déportation de M. Suresh a été ordonnée parce qu’il avait été membre d’une organisation terroriste.

[40]  Au paragraphe 98, la Cour suprême se fonde sur la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et décrète que le terme « terrorisme », tel qu’il s’entend à l’article 19 de la Loi :

[...] inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Il est toujours loisible au législateur de donner une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. En l’espèce, il s’agit de déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Il semble bien que ce soit le cas.

[41]  Je conçois très mal qu’un appel à la grève générale par un parti politique en vue d’inciter le parti au pouvoir à prendre des mesures telles que la prorogation du Parlement ou la tenue d’élections partielles fait partie de « ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” à l’échelle internationale ». Il n’est pas exagéré d’affirmer, à l’instar du demandeur dans la présente instance, que l’interprétation de la loi par le défendeur pourrait comprendre des activités politiques qui, si elles étaient menées au Canada, seraient protégées par l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés s’il n’y a pas d’intention d’avoir recours à la violence à des fins politiques.

[42]  En l’espèce, j’ai eu du mal à comprendre les conclusions de l’agent, qui a tenu à nuancer ses commentaires relatifs aux intentions des dirigeants du PNB eu égard aux appels aux hartals. Notamment, après avoir reconnu que les dirigeants ont condamné le recours à la violence, l’agent observe qu’ils l’ont fait trop tard, bien après le fait accompli. Contrairement à la décision S.A., l’agent en cause ici ne dit jamais explicitement que les appels aux hartals équivalent à des appels à commettre des actes qui pourraient être visés par la définition du terrorisme.

[43]  Je ne suis donc pas convaincu que la décision de l’agent est justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, j’accueillerai la demande.

VII.  Question à certifier

[44]  Dans l’arrêt Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, au paragraphe 3, la Cour d’appel fédérale a réitéré « qu’une question ne peut être certifiée que dans la mesure où elle est déterminante quant à l’issue de l’appel et transcende les intérêts des parties au litige de par ses conséquences importantes » dans le cas d’appels fondés sur l’alinéa 74d) de la LIPR. Autrement dit, la question doit avoir une incidence sur le résultat du litige.

[45]  Le défendeur demande la certification de la question suivante aux termes du paragraphe 18(1) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 :

Peut-on considérer que les actes violents qui sont fréquents et prévisibles dans le cadre d’une grève générale ou d’une hartal organisée afin de contraindre le gouvernement d’un pays à prendre une mesure quelconque constituent du terrorisme au sens du paragraphe 34(1) de la LIPR en dépit du contexte dans lequel ils se produisent?

[46]  Le demandeur s’oppose à la certification de cette question à ce stade-ci des procédures. À son avis, selon les faits particuliers au dossier, l’agent ne s’est pas prononcé, tel qu’il est indiqué dans la décision S.A. précitée, sur le but et l’intention des appels du PNB à des grèves générales. Le demandeur juge par ailleurs que la question proposée pour certification est ambiguë parce qu’elle ne précise pas si elle s’applique à n’importe quelle grève entraînant un préjudice ou uniquement aux grèves organisées dans le but avoué d’engendrer des violences.

[47]  Je conviens avec le demandeur que la question proposée ne peut être convenablement certifiée en raison de son ambiguïté, et qu’elle ne serait pas déterminante quant à l’issue d’un appel au vu des faits de l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3490-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. L’intitulé est modifié de manière à radier les noms des deux demanderesses figurant sur l’avis de demande et d’autres documents dans le dossier de la Cour, et à substituer les initiales A.K. au nom du demandeur dans le présent jugement et ses motifs.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3490-17

INTITULÉ :

A.K. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 février 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 1er mars 2018

COMPARUTIONS :

Robert J. Kincaid

Pour le demandeur

Cheryl D. Mitchell

Pour le DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert J. Kincaid Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le DÉFENDEUR

 

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