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Date : 20180302


Dossier : IMM-1869-17

Référence : 2018 CF 235

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

À Ottawa (Ontario), le 2 mars 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

KAJENTHERAN KOPPALAPILLAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Kajentheran Koppalapillai, est un citoyen sri lankais de 32 ans. Il a quitté le Sri Lanka en juillet 2010 et est arrivé au Canada en janvier 2011, date à laquelle il a déposé une demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile dans une décision datée du 3 février 2012, concluant qu’il faisait face à un risque généralisé et qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur en se réinstallant à Colombo. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable de la Section de la protection des réfugiés, laquelle a été rejetée par notre Cour le 18 juin 2012.

[2]  En 2014, le demandeur a demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR) au motif que sa famille avait récemment reçu la visite d’un groupe de soldats et de membres du groupe Karuna qui s’enquéraient de ses allées et venues et qu’elle avait été agressée par eux. Un agent d’immigration a rejeté cette demande d’ERAR dans une décision datée du 28 juillet 2014. Cette décision a toutefois été annulée à l’issue d’un contrôle judiciaire et le dossier a été renvoyé aux fins d’un nouvel examen, car l’agent s’était indûment appuyé sur une évaluation des éléments de preuve sur la situation du pays par la Cour d’appel du Royaume-Uni et sur la décision sous-jacente du Tribunal supérieur (Chambre de l’immigration et du droit d’asile). Au terme de ce nouvel examen, un agent principal d’immigration a rejeté la demande d’ERAR du demandeur pour la deuxième fois dans une décision rendue le 3 mars 2017. Le demandeur présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

I.  Contexte

[3]  Le demandeur est d’origine tamoule. Il vient d’une famille d’orfèvres et de fermiers de Munaitvu, une collectivité située dans la province de l’est du Sri Lanka, à quelque 30 kilomètres de Batticaloa. Cette région était sous le contrôle des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) durant la guerre civile sri lankaise. Depuis la fin de la guerre, bon nombre de groupes militaires et paramilitaires ont été actifs dans la région, y compris l’armée sri lankaise et les Tamils Makkal Viduthalai Pulikal, aussi connus sous le nom de groupe Karuna, que le demandeur décrit comme une organisation paramilitaire. En mai 2007, le demandeur a commencé à travailler à Kattankudi, une ville située au sud de Batticaloa. En novembre 2007, alors qu’il était en visite à Munaitvu, il a été détenu, battu, et interrogé par l’armée sri lankaise. Il a seulement été relâché après que sa famille eut accepté de verser une somme d’argent importante.

[4]  En décembre 2009, après la fin de guerre civile, le demandeur a tenté de retourner chez lui pour les funérailles de sa grand-mère, mais il a été enlevé par des membres du groupe Karuna qui l’ont interrogé sur ses liens avec les TLET ainsi que sur l’entreprise d’orfèvrerie de sa famille. Les ravisseurs ont téléphoné au père du demandeur, tandis qu’il le battait, et ont exigé le versement d’une somme importante. Cinq jours plus tard, le paiement a été effectué, et le demandeur a été relâché. Ses ravisseurs exigeaient qu’il continue à leur faire rapport de façon régulière et il soutient que le groupe Karuna a continué à harceler sa famille quant à ses déplacements, aussi récemment qu’en février 2014. Le demandeur a quitté le Sri Lanka en juillet 2010, puis après plusieurs mois de voyage, il est arrivé au Canada depuis les États-Unis et a demandé l’asile le 9 janvier 2011.

II.  Décision de l’agent chargé de l’ERAR

[5]  L’agent qui a rejeté la demande d’ERAR du demandeur a analysé deux affidavits assermentés du demandeur datés du 6 mars 2014 et du 16 novembre 2015 ainsi que plusieurs milliers de pages d’éléments de preuve sur la situation du pays produites par le demandeur. L’agent n’a ni tenu compte de ces documents, qui étaient antérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés, ni des éléments de preuve relatifs à des motifs d’ordre humanitaire, lesquels n’avaient pas été reliés par le demandeur à son risque personnel futur au Sri Lanka. L’agent a indiqué que [traduction] « tous les autres éléments de preuve écrits avaient été examinés dans le cadre de l’ERAR ».

[6]  Après avoir résumé et cité la décision de la Section de la protection des réfugiés, l’agent a ensuite analysé les risques encourus par le demandeur en raison de son profil de jeune homme tamoul en provenance de l’Est, de son origine ethnique, de ses opinions politiques perçues et de son statut de demandeur d’asile débouté. Dans l’évaluation de ces risques, l’agent a tenu compte de trois lettres traduites fournies par le demandeur : une lettre de ses parents et datée du 15 septembre 2015; une lettre non datée de sa sœur au Sri Lanka; et une lettre d’un voisin de ses parents au Sri Lanka et datée du 16 novembre 2015. L’agent a accordé peu de valeur probante à la lettre des parents du demandeur, car elle ne démontrait pas que le groupe Karuna exerçait une influence là où avait résidé le demandeur ou qu’il avait un intérêt à poursuivre le demandeur jusqu’à Colombo. L’agent a écarté la lettre de la sœur du demandeur au motif qu’elle n’indiquait pas que le demandeur s’exposait à un risque à son retour au Sri Lanka en raison de sa race, de son opinion politique, de son statut d’homme tamoul de l’Est ou de demandeur d’asile débouté, mais également, car le demandeur n’avait pas fourni de renseignements d’identification, comme une carte d’identité nationale, une pièce d’identité avec photo ou d’autres renseignements personnels à l’appui de son identité en tant que sœur du demandeur. Selon l’agent, la lettre [traduction] « n’ajoutait rien aux renseignements sur le risque personnel pour le demandeur et ne soulignait aucun nouveau risque pour lui au Sri Lanka ». Quant à la lettre du voisin, l’agent a remarqué qu’elle ne comprenait aucun renseignement quant à la nature des menaces que devrait affronter le demandeur, quant aux auteurs de celles-ci, et à leurs motifs. De plus, elle n’était accompagnée d’aucun document permettant de confirmer l’identité du voisin. L’agent a estimé que la lettre était [traduction] « vague, elle manquait de détails et elle n’était pas appuyée par des éléments de preuve corroborants ».

[7]  Après avoir examiné ces lettres, l’agent a examiné le profil du demandeur en tant que demandeur d’asile débouté. L’agent a analysé la preuve documentaire indiquant que les individus retournant au Sri Lanka après s’être vu refuser leur demande d’asile risquaient d’être détenus jusqu’à ce que leur identité puisse être corroborée par un membre de leur famille. L’agent a examiné la preuve du Haut-Commissariat du Canada indiquant qu’il connaissait seulement quatre cas de personnes ayant été détenues à leur retour au Sri Lanka, et il s’agissait de dossiers impliquant des accusations criminelles, et non de détentions fondées sur des demandes d’asile à l’étranger ou sur l’ethnie des individus. L’agent a remarqué que le demandeur avait été en mesure de quitter le Sri Lanka muni de son propre passeport, ce qui témoigne du fait qu’il ne présentait aucun intérêt pour les autorités sri lankaises. Il a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il ne soit pas mis en détention prolongée en raison de son absence de liens avec les TLET ainsi que de la présence de sa famille au Sri Lanka, qui pourra venir confirmer son identité, le cas échéant.

[8]  L’agent a ensuite examiné [traduction] « l’imposant volume » d’éléments de preuve sur la situation du pays produits par le demandeur, soulignant que les éléments ne seraient pas tous analysés individuellement, et que, considérant Ozdemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CAF 331, au paragraphe 9, 110 ACWS (3d) 152 : « Un décideur n’est pas tenu d’expliquer, pour chaque preuve produite, les raisons pour lesquelles il n’a pas accepté telle ou telle d’entre elles. Il faut considérer l’importance relative de cette preuve par rapport aux autres éléments sur lesquels est fondée la décision. » Néanmoins, l’agent a dit que [traduction] « tous les éléments de preuve répondant aux exigences des dispositions pertinentes de la LIPR ont été examinés dans le cadre de l’ERAR ».

[9]  L’agent a ensuite cité le paragraphe 161(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, lequel prévoit ce qui suit : « Il désigne, dans ses observations écrites, les éléments de preuve qui satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a) de la Loi et indique dans quelle mesure ils s’appliquent dans son cas. » L’agent a examiné les documents sur la situation du pays et il a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre cette preuve et son risque personnel futur au Sri Lanka et que les documents n’étayaient pas la prétention du demandeur voulant que son profil soit semblable aux personnes à risque actuellement au Sri Lanka. L’agent a conclu que les éléments de preuve sur la situation du pays témoignaient des risques encourus par la population générale ou décrivaient la situation des personnes dont le profil ne correspondait pas à celui du demandeur.

[10]  Quant aux décisions de la Cour fédérale avancées par le demandeur concernant les passagers du navire Sun Sea, l’agent a conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque fondé sur son mode de transport jusqu’au Canada une fois de retour au Sri Lanka puisqu’il n’était pas passager sur le navire Sun Sea. L’agent a fait remarquer que les décisions découlant de cas semblables ou les résultats de décisions relatives à des demandes d’asile ne doivent se voir accorder aucun poids, puisqu’elles dépendent du dossier de preuve dont disposait le décideur. Conséquemment, l’agent n’a accordé aucun poids aux décisions de la Cour fédérale soumises par le demandeur à l’appui du risque évoqué au Sri Lanka.

[11]  L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas produit d’éléments de preuve objectifs permettant de réfuter la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle il disposait d’une possibilité de refuge intérieur à Colombo. Il a également conclu que les observations du demandeur voulant qu’il soit ciblé par le Parti démocratique populaire de l’Eelam ou les forces de sécurité à Colombo étaient spéculatives. L’agent a indiqué que la demande d’ERAR du demandeur avait été évaluée indépendamment des conclusions de la Section de la protection des réfugiés et il a conclu que les éléments de preuve présentés par le demandeur ne permettaient pas de tirer une conclusion différente de celle à laquelle la Section de la protection des réfugiés était parvenue. L’agent a conclu en soulignant que, bien que les éléments de preuve sur la situation du pays ne concordent pas avec les progrès réalisés au Sri Lanka depuis la défaite des TLET, la majorité des éléments de preuve venait étayer la conclusion selon laquelle il n’y avait eu aucun changement important dans les conditions du pays permettant de conférer au demandeur un statut de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger.

III.  Analyse

[12]  Bien que le demandeur soulève plusieurs questions distinctes, à mon avis, il n’est pas nécessaire de les analyser individuellement, car la question dominante est celle de savoir si la décision de l’agent chargé de l’ERAR était raisonnable.

A.  Norme de contrôle

[13]  Il est constant qu’en l’absence de questions intéressant l’équité procédurale, la décision d’un agent chargé de l’ERAR est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, notamment, Paul c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 687, au paragraphe 12, 282 ACWS (3d) 146; Khatibi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1147, au paragraphe 11, 273 ACWS (3d) 156; Fadiga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1157, au paragraphe 8, 272 ACWS (3d) 822; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 565, au paragraphe 11, 254 ACWS (3d) 901; Shilongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, au paragraphe 21, 474 FTR 121; Shaikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1318, au paragraphe 16, 223 ACWS (3d) 1020).

[14]  La norme de la décision raisonnable charge la cour de la révision d’une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont remplis dès lors que les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses].

[15]  De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [2009] 1 RCS 339. Il faut considérer la décision contestée comme « un tout » et la Cour doit s’abstenir de faire « une chasse au trésor, phrase par phrase », à la recherche d’une erreur (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

B.  La décision de l’agent chargé de l’ERAR était-elle raisonnable?

[16]  Le demandeur conteste le fait que l’agent a tenu compte [traduction] « d’anciens » éléments de preuve remontant à 2011 et à 2013, avant de faire référence à des éléments de preuve plus récents sur la situation du pays qu’il avait lui-même recherchés et de conclure à l’absence de changements importants dans la situation. Selon le demandeur, l’agent a fait fi de la majeure partie de la preuve qu’il a produite, malgré le fait que son avocate avait ajouté de nombreuses notes de bas de page afin d’identifier la preuve documentaire corroborant ses observations. Le demandeur soutient que si l’agent n’a pas fait fi de la preuve documentaire, la seule autre conclusion possible est que l’agent a fondé sa décision sur le fait que le demandeur avait omis de démontrer qu’il serait ciblé personnellement. Selon le demandeur, l’agent a tiré des conclusions qui témoignent du fait qu’il n’a pas examiné la preuve, y compris la preuve étayant les risques pour les jeunes hommes tamouls revenant de l’Occident et qui ont eu des problèmes par le passé. Le demandeur maintient que la preuve qu’il a soumise démontre que le fait qu’il a été en mesure de quitter le Sri Lanka sans encombre ne permet pas de conclure qu’il sera en sécurité à son retour. De plus, il soutient que les Tamouls dont les familles ont les moyens de payer des pots-de-vin sont plus à risque.

[17]  Le demandeur affirme que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve indiquant que l’armée sri lankaise et le groupe Karuna étaient liés. Conséquemment, la possibilité de refuge intérieur proposée à Colombo n’est pas viable, car l’agent de persécution est associé à l’État. Le demandeur maintient que l’agent a commis une erreur de droit en rejetant les trois lettres, sans attaquer la crédibilité des auteurs ou la sienne, ce qui est contraire à l’obligation de l’agent d’examiner la preuve dans son intégralité ainsi que son contenu, particulièrement lorsque celui-ci correspond à la preuve documentaire du demandeur. Selon le demandeur, l’agent a déraisonnablement fait fi de l’ensemble de ses observations et des documents à l’appui. De plus, il a exigé qu’il démontre un risque personnel. Le demandeur fait remarquer que, bien qu’il ait été victime de persécution par le passé, cela n’est pas une condition préalable pour conclure qu’une personne craint avec raison d’être persécutée.

[18]  Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable. Selon lui, l’agent a dûment tenu compte de la preuve sur la situation du pays afin de déterminer si de nouveaux risques s’étaient révélés entre la date de la décision de la Section de la protection des réfugiés et la date de la décision d’ERAR. Le défendeur affirme que l’agent a clairement indiqué que tous les documents qui respectaient les dispositions pertinentes de la LIPR avaient été analysés. De plus, l’omission de citer chacun des éléments de preuve ne signifie pas qu’ils n’ont pas été examinés ou que la décision était déraisonnable. Le défendeur affirme que l’agent chargé de l’ERAR n’a pas commis d’erreur en omettant de citer les éléments de preuve sur la situation du pays qui contredisaient ses conclusions. En l’espèce, le demandeur n’a pas souligné le moindre élément de preuve qui contredit nettement la décision de l’agent et dont l’agent a fait fi.

[19]  Le défendeur conteste l’argument du demandeur selon lequel l’agent n’a pas dûment évalué les risques qui pèsent sur les jeunes hommes tamouls revenant de l’Occident. Il fait remarquer que cet élément a clairement été examiné par l’agent. Selon le défendeur, la Cour n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau la preuve, et le demandeur doit relier la preuve sur les conditions générales du pays à ses circonstances personnelles. Le défendeur affirme que l’agent n’a pas conclu qu’aucun risque ne pesait sur le demandeur en raison du fait qu’il avait quitté le Sri Lanka sans difficulté; il a plutôt mentionné ceci à titre de démonstration de son absence de lien avec les TLET qui pourrait le mettre en danger à son retour. Le défendeur maintient que les trois lettres ont bien été prises en compte par l’agent et que l’agent n’a pas remis en doute la crédibilité des auteurs, mais il a raisonnablement conclu qu’elles avaient une faible valeur probante puisqu’elles n’avançaient aucun élément de preuve concret quant au risque auquel le demandeur serait confronté à son retour au Sri Lanka. Quant à l’argument du demandeur selon lequel l’agent exigeait qu’il démontre un risque personnel, le défendeur soutient qu’il n’est pas fondé parce que le demandeur n’a pas démontré que sa situation ou ses circonstances personnelles étaient substantiellement différentes de celles examinées par la Section de la protection des réfugiés.

[20]  Il est vrai que l’agent n’a pas précisément fait référence à chaque élément de preuve. Toutefois, ceci ne signifie pas que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve et cela ne rend pas la décision déraisonnable. Le décideur, comme l’agent en l’espèce, est présumé avoir « soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée, à moins que l’on fasse la preuve du contraire » (Boulos c Alliance de la fonction publique, 2012 CAF 193, au paragraphe 11, [2012] ACF no 832, citant Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au paragraphe 1). Le défaut de se référer à des éléments de preuve pertinents ne justifie généralement pas la conclusion selon laquelle la décision a été prise sans tenir compte des éléments de preuve, ce qui oblige la Cour à accorder la réparation prévue à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Toutefois, cela ne se produit pas toujours, puisque « [...] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les [...] motifs, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” » (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 38, [2012] 1 RCF 257 [Hinzman], citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17, 157 FTR 35 (TD) [Cepeda-Gutierrez]).

[21]  La jurisprudence de notre Cour est quelque peu divisée sur la question de savoir si on peut tirer une conclusion de Cepeda-Gutierrez lorsque la preuve prétendument négligée est celle des documents sur la situation du pays. Il s’agit habituellement d’une preuve exhaustive qui peut être (comme en l’espèce) volumineuse, incluant non seulement les documents produits ou cités par les demandeurs, mais également tout ce qui se trouve dans le cartable national de documentation sur le pays visé (Avila Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1291, aux paragraphes 42, 44, [2014] 2 RCF 254).

[22]  Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Balogh, 2014 CF 932, au paragraphe 25, 245 ACWS (3d) 915, la Cour a fait observer que l’obligation qui pèse sur la Section de la protection des réfugiés « de mentionner expressément une preuve contredisant ses conclusions principales ne s’applique pas lorsque la preuve en question se révèle être une preuve documentaire de nature générale sur la situation dans le pays ». Plusieurs décisions viennent appuyer cette position (voir : p. ex., Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1001, au paragraphe 6, 160 ACWS (3d) 1048; Zupko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1319, au paragraphe 38, 196 ACWS (3d) 817; Camacho Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 746, au paragraphe 34, 204 ACWS (3d) 370; Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 466, aux paragraphes 59 et 60, [2013] ACF no 527). Par contre, elle a également été rejetée. Par exemple, dans Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190, au paragraphe 16, 238 ACWS (3d) 436, la Cour a rejeté un argument selon lequel la décision Cepeda-Gutierrez devrait être interprétée de façon restrictive afin qu’elle ne s’applique pas lorsque les documents en question sont des documents généraux sur le pays et ne sont pas spécifiques à un demandeur, et a déclaré que la « décision Cepeda-Gutierrez n’appuie nulle part une interprétation aussi étroite ayant pour effet de limiter sa valeur de précédent aux éléments de preuve se rapportant à la situation personnelle du demandeur » (voir aussi Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 750, au paragraphe 56, 460 FTR 221; Pinto Ponce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 181, au paragraphe 66,[2012] ACF no 189; Gonzalo Vallenilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 433, aux paragraphes 13 à15,[2010] ACF no 507).

[23]  Le juge O’Keefe a su adopter une démarche pragmatique quant à cette question dans Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, aux paragraphes 35 à 39, 237 ACWS (3d) 189 [Vargas Bustos]. Le juge O’Keefe n’adhérait pas à la notion voulant que la documentation portant sur la situation du pays non mentionnée ne puisse jamais étayer la conclusion selon laquelle elle a été négligée. Il reconnaissait cependant que serait souvent trop peu pratique du point de vue administratif que la Section de la protection des réfugiés discute précisément de chaque source d’information contradictoire. Par conséquent, « si la Commission explique sur quels éléments de preuve documentaire elle se fonde et qu’il s’agit d’une preuve fiable qui appuie raisonnablement ses conclusions, le fait de déceler quelques citations qui contredisent cette preuve et que le tribunal a rejetées sans expressément avoir donné des explications à l’appui de ce rejet ne rendra pas la décision déraisonnable » (Vargas Bustos, au paragraphe 39; voir également Hernandez Montoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 808, aux paragraphes 35 à 36, 50 et 51, 462 FTR 73). Dans le même ordre d’idées, la Cour dans Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929, au paragraphe 18, [2013] ACF no 1026, a affirmé que : « Il serait trop lourd pour la Commission de mentionner chacun des éléments de preuve n’allant pas dans le sens de ses conclusions. Tout ce qu’elle avait l’obligation de faire était d’examiner la preuve et de fonder raisonnablement ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés [...] »

[24]  Il importe de retenir que les principes émanant de Hinzman et de Cepeda-Gutierrez ne sont pas obligatoires. Ce n’est que lorsque l’élément de preuve non mentionné est « important et contredit la conclusion du tribunal que la cour de révision peut décider que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait » (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 39, 213 ACWS (3d) 1003 [souligné dans l’original]). De plus, ce principe ne prime pas sur la norme de la décision raisonnable, en application de laquelle les cours doivent « se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 17). Tant et aussi longtemps que les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16), il n’y a aucune raison de déduire que la preuve contradictoire a été négligée (Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, aux paragraphes 11 à 13, [2012] ACF no 1594).

[25]  En l’espèce, les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi l’agent a rendu cette décision et de conclure qu’elle fait partie des issues possibles acceptables. L’agent a clairement indiqué que tous les documents correspondant aux dispositions pertinentes de la LIPR ont été examinés, exception faite des documents antérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés et ceux que le demandeur n’avait pas reliés à son risque personnel futur au Sri Lanka. L’agent a explicitement énoncé la preuve sur laquelle il s’était appuyé, laquelle, selon moi, était fiable et étayait ses conclusions. L’agent a effectué une analyse indépendante des éléments de preuve sur la situation du pays quant aux risques pour les jeunes hommes tamouls retournant au Sri Lanka, non seulement en s’appuyant sur les éléments de preuve présentés par le demandeur, mais également sur les éléments de preuve que l’agent a recueillis de façon indépendante et énoncés dans sa décision. On ne peut pas reprocher à l’agent, comme l’a soutenu le demandeur à l’audience en l’espèce, de ne pas s’être appuyé sur des éléments de preuve plus récents sur la situation du pays ou de ne pas y avoir fait référence parmi ceux soumis par le demandeur dans le cadre de son dossier de demande, mais qui n’avaient pas été présentés à l’agent rendant la décision d’ERAR.

IV.  Conclusion

[26]  Les motifs de l’agent pour rejeter la demande d’ERAR du demandeur sont transparents, intelligibles et justifiables et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est donc rejetée.

[27]  Comme aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1869-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1869-17

 

INTITULÉ :

KAJENTHERAN KOPPALAPILLAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

Pour le demandeur

 

Marcia Pritzker Schmitt

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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