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Date : 20180223


Dossier : T-1407-17

Référence : 2018 CF 209

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 février 2018

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

NARIMAN ZAKI ABDULFATTAH YOUNIS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Nariman Zaki Abdulfattah Younis (la demanderesse), en application du paragraphe 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue par un juge de la citoyenneté (le juge de la citoyenneté ou le juge). Le juge de la citoyenneté a conclu, dans une décision datée du 31 juillet 2017, que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Il a donc rejeté sa demande de citoyenneté (la décision).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie, et la question est renvoyée à un juge de la citoyenneté différent pour une nouvelle détermination.

II.  Résumé des faits

A.  Antécédents personnels de la demanderesse

[3]  La demanderesse est une femme de 39 ans qui est née à Dubaï, aux Émirats arabes unis, le 1er décembre 1978. Cependant, la demanderesse est uniquement citoyenne de la Jordanie et n’est citoyenne d’aucun autre pays.

[4]  La demanderesse est une mère au foyer qui prend soin de ses trois enfants. Les trois enfants sont des citoyens canadiens. Un enfant est né aux Émirats arabes unis en 2015 et les deux autres enfants plus âgés sont nés au Canada.

[5]  La demanderesse est mariée à un citoyen canadien, Fouad Blasi. En 2007, ils se sont rencontrés aux Émirats arabes unis et se sont mariés à Dubaï le 18 février 2008. Avant de rencontrer la demanderesse, le mari était devenu résident permanent au Canada le 29 octobre 2006, grâce au Programme des travailleurs qualifiés (fédéral). La demanderesse est arrivée au Canada le 15 février 2010, après que sa demande de résidence permanente a été approuvée. L’époux de la demanderesse a reçu sa citoyenneté canadienne le 8 novembre 2013.

[6]  De décembre 2008 à mai 2013, l’époux de la demanderesse a travaillé chez Nav Canada à titre de technologue en installation; cependant, il a été informé que son poste ne serait pas renouvelé à la fin de son contrat. M. Blasi n’a pas réussi à trouver un autre poste au Canada; cependant, il a obtenu un poste d’ingénieur de la circulation aérienne à Dubaï. Il a commencé à occuper ce poste en mai 2013, deux jours après la fin de son emploi chez Nav Canada.

[7]  La demanderesse a quitté le Canada le 1er juillet 2013 avec ses enfants, afin de vivre avec son époux aux Émirats arabes unis. La demanderesse n’a pas vécu au Canada depuis qu’elle a déménagé aux Émirats arabes unis pour rejoindre son époux, à l’exception d’un retour au Canada à deux reprises en lien avec sa demande de citoyenneté.

B.  Demande de citoyenneté de la demanderesse

[8]  Le 3 mai 2013, la demanderesse a déposé une première demande de citoyenneté. À l’époque, la demanderesse estimait qu’elle aurait respecté le critère de résidence fondé sur la présence effective. Elle avait été effectivement présente au Canada pendant 1 102 jours, à partir du 15 février 2010, et ses seules absences étaient liées à deux voyages à l’extérieur du Canada d’une durée de 35 jours aux Émirats arabes unis ou en Jordanie.

[9]  La demande de citoyenneté de 2013 de la demanderesse a été retournée le 29 juin 2013 avec la mention « incomplète », avec une explication selon laquelle la preuve de compétence linguistique (programme de formation au Conseil scolaire de district Ottawa-Carleton) n’était pas admissible et le ou les passeports fournis ne couvraient pas la totalité de la période en cause.

[10]  Le 20 avril 2014, la demanderesse a présenté une nouvelle demande de citoyenneté, dans laquelle elle a omis de mentionner un séjour de 19 jours aux États-Unis. Toutefois, la demanderesse a remédié à cette lacune dans son questionnaire de résidence déposé le 10 avril 2016.

[11]  La demande de 2014 a été mise de côté par le défendeur aux fins de suivi, puisqu’elle ne comportait aucune adresse au Canada. Le défendeur a alors envoyé une lettre le 9 janvier 2015 en s’excusant du retard et en demandant une adresse canadienne; la demanderesse a répondu à cette lettre le 22 janvier 2015 en fournissant l’adresse d’un ami au Canada.

[12]  La demanderesse a passé son examen de citoyenneté le 2 mars 2016 après être arrivée au Canada le 27 février 2016. Elle est revenue une fois de plus au Canada le 7 juillet 2017 pour son audience devant le juge de la citoyenneté le 17 juillet 2017. Pour chacune de ces visites, la demanderesse est entrée au Canada au moyen d’un visa parce que sa carte de résident permanent était arrivée à échéance le 20 mars 2015. Pendant cette période, la demanderesse a reçu le questionnaire de résidence le 14 mars 2016, questionnaire qu’elle a soumis comme je l’ai indiqué précédemment. La demanderesse a également reçu des demandes pour des documents à l’appui supplémentaires, demandes auxquelles la demanderesse a répondu en envoyant plusieurs documents.

[13]  Le dossier de la demanderesse a été renvoyé à un juge de la citoyenneté, puisqu’elle avait elle-même déclaré un déficit de 17 jours de présence effective au Canada après avoir tenu compte des 19 jours passés aux États-Unis.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[14]  La seule question à trancher consiste à savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[15]  Les parties et la Cour s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Les conclusions du juge de la citoyenneté commandent une déférence considérable de la part de la Cour : Al-Askari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 623, aux paragraphes 17 et 18, 255 ACWS (3d) 34.

[16]  Une décision est raisonnable si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible et si la décision rendue appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Les motifs, lorsqu’ils sont lus comme un tout, « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

IV.  Analyse de la décision visée par le présent contrôle

[17]  La demanderesse, le défendeur et le juge de la citoyenneté s’entendent pour dire que pendant la période en cause (du 20 avril 2010 au 20 avril 2014), la demanderesse a été effectivement présente pendant 1 078 jours, ce qui représente 17 jours de moins que la période de résidence exigée par la Loi.

[18]  Le juge de la citoyenneté a choisi d’appliquer le critère énoncé dans la décision Koo (Re), [1993] 1 CF 286, [1992] ACF no 1107 (QL) (CFPI) [Koo], ainsi que les six facteurs qui y sont abordés, pour décider si la demanderesse satisfaisait à l’exigence en matière de résidence. Les facteurs peuvent aider à déterminer si un demandeur a un mode de vie centralisé au Canada, permettant à un demandeur d’avoir une résidence réputée pendant les périodes d’absence effective. Au moment d’appliquer ce critère, il incombe au juge de la citoyenneté de se demander si le demandeur a au moins trois ans de « résidence au Canada », au cours de la période pertinente; la « résidence au Canada » étant définie comme le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada, et elle est déterminée à l’aide des facteurs de la décision Koo, et n’est pas fondée uniquement sur la présence effective : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huang, 2016 CF 1348, au paragraphe 6, 275 ACWS (3d) 33. En l’espèce, le juge n’était pas si convaincu.

[19]  Le juge de la citoyenneté a conclu que depuis le 15 février 2010, la demanderesse avait été absente du Canada plus qu’elle n’y avait été présente. Il a reconnu que la plupart des absences se situaient en dehors de la fin de la période pertinente, mais il a qualifié une absence de près d’un an à l’intérieur de la période visée de [traduction] « prélude à une résidence permanente aux Émirats arabes unis ».

[20]  Bien que la demanderesse ait soulevé plusieurs questions, une seule doit être abordée afin de permettre ce contrôle judiciaire : l’erreur commise à l’égard de la citoyenneté de la demanderesse. Le juge de la citoyenneté a affirmé dans ses motifs que la demanderesse est une ressortissante des Émirats arabes unis. Ce n’est pas le cas. Elle est une citoyenne de la Jordanie qui est née à Dubaï. Cette déclaration du juge est donc contraire à la preuve.

[21]  Les notes manuscrites du juge indiquent que la demanderesse est une citoyenne de la Jordanie, née aux Émirats arabes unis. De plus, le questionnaire de résidence indique clairement que la demanderesse est une citoyenne de la Jordanie. Le modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (MPAD) indique également que la demanderesse est une citoyenne de la Jordanie. La demande de citoyenneté indique qu’elle est citoyenne de la Jordanie. Aucun élément de preuve n’indique qu’elle est une citoyenne des Émirats arabes unis. En fait, le MPAD indique également que, non seulement la demanderesse n’a pas de statut de résidence permanente dans un autre pays, mais aussi qu’elle n’a présenté de demande de résidence permanente dans aucun autre pays.

[22]  En théorie, l’erreur ne serait pas déterminante. En effet, le défendeur reconnaît que la déclaration du juge était une erreur, mais il soutient qu’elle était sans importance puisqu’elle n’a eu aucune incidence sur la conclusion finale. Le défendeur souligne que, dans la décision, la nationalité n’est pas de nouveau mentionnée par le juge, et il affirme que rien ne portait sur cette question.

[23]  Au cours des plaidoiries, le défendeur a affirmé devant la Cour que les notes d’audience du juge indiquent que la demanderesse est née aux Émirats arabes unis et est citoyenne de la Jordanie. Je ne suis pas convaincue, cependant, que l’erreur quant à la citoyenneté de la demanderesse, inscrite dans les motifs du juge au moment de rédiger sa décision, peut être corrigée au seul motif que durant l’audience, le juge a écrit correctement la citoyenneté et le lieu de naissance de la demanderesse. Plusieurs documents, énumérés ci-dessus, étaient disponibles dans le dossier, en plus des notes du juge, confirmant la citoyenneté et la résidence permanente de la demanderesse. Aucun de ces nombreux documents n’a empêché le juge de conclure quand même, de façon erronée, que la demanderesse était une citoyenne des Émirats arabes unis, au moment de rédiger les motifs de sa décision.

[24]  Contrairement à l’argument de non-pertinence présenté par le défendeur, la demanderesse invoque divers extraits de la décision qui soulignent que la demanderesse réside aux Émirats arabes unis, et affirme qu’il semble que d’après ces extraits, le juge a cru que la demanderesse avait le droit et l’intention de résider de façon permanente aux Émirats arabes unis, ce qui n’est pas le cas. La demanderesse soutient que cette conviction a influencé son examen des facteurs de la décision Koo.

[25]  Je ne suis pas en mesure de conclure que l’erreur concernant la citoyenneté de la demanderesse était sans importance. En l’espèce, l’erreur est importante.

[26]  Les liens de la demanderesse avec les Émirats arabes unis semblent avoir été très importants pour le juge. Une des principales questions soulevées par le juge concernait les liens de la demanderesse avec les Émirats arabes unis. Il estime, par exemple, qu’elle a des liens plus importants avec les Émirats arabes unis qu’elle n’en a avec le Canada, puisqu’elle a résidé au Canada [traduction] « pendant seulement 40 mois » avant de retourner aux Émirats arabes unis pour y vivre. Au moment où la demanderesse a présenté sa demande de citoyenneté, l’exigence prévue par la Loi pour obtenir la citoyenneté était que le demandeur devait, dans les quatre ans (48 mois) précédant immédiatement la date de la demande, avoir résidé au Canada pendant au moins trois ans (36 mois). À cet égard, en affirmant que la demanderesse avait résidé au Canada pendant « seulement » 40 mois au moment où elle a quitté le Canada pour les Émirats arabes unis (1er juillet 2013), le juge semble conclure implicitement qu’elle satisfaisait au critère de résidence, puisque 38 de ces 40 mois (du 20 avril 2010 au 1er juillet 2013) avaient cours pendant la période en cause. Cette remarque et d’autres remarques du juge selon lesquelles les trois premières absences (89 jours d’absence) [traduction] « étaient temporaires » et constituaient des « périodes d’absence raisonnables » illustrent davantage le fait que les motifs du juge ne respectent pas le principe d’intelligibilité, puisqu’ils semblent ne pas tenir suffisamment compte du fait que la résidence est exigée pendant seulement trois des quatre années précédant immédiatement le dépôt de la demande, qu’il s’agisse d’une résidence réputée selon les facteurs de la décision Koo ou d’une présence effective.

[27]  Lorsque j’examine la remarque du juge quand il parle de [traduction] « seulement 40 mois », en faisant référence aux liens de la demanderesse avec le Canada et les Émirats arabes unis, tout en gardant à l’esprit que seulement 36 mois de résidence étaient exigés, elle semble inintelligible.

[28]  À titre de citoyenne des Émirats arabes unis, il est certain que la demanderesse aurait des droits menant à des liens importants avec les Émirats arabes unis. Cependant, comme la demanderesse n’a ni la citoyenneté ni la résidence permanente aux Émirats arabes unis, je ne suis pas en mesure de dire que le juge de la citoyenneté aurait tiré la même conclusion s’il ne s’était pas trompé sur sa citoyenneté.

[29]  Compte tenu des déclarations faites par le juge concernant l’importance des Émirats arabes unis pour la demanderesse, je suis d’avis que l’erreur concernant la nationalité de la demanderesse était importante. En tirant la conclusion qu’elle avait un lien important avec les Émirats arabes unis, le juge a estimé que les 40 mois pendant lesquels, selon lui, elle a résidé au Canada – et qui satisfont clairement aux exigences de la Loi au cours de la période en cause – n’étaient pas suffisants.

[30]  En raison de cette erreur, la décision n’est ni transparente ni intelligible, et je ne suis pas en mesure de conclure qu’elle appartient aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[31]  La présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour une nouvelle détermination. Il n’y a aucune question à certifier selon les faits en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1407-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un juge de la citoyenneté différent pour une nouvelle détermination.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1407-17

 

INTITULÉ :

NARIMAN ZAKI ABDULFATTAH YOUNIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

Pour la demanderesse

 

Abigail Martinez

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional

Corporation

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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