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Date : 20180214


Dossier : IMM-3423-17

Référence : 2018 CF 175

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 février 2018

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

NEVZAT ETIK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience tenue à Toronto (Ontario), le 31 janvier 2018)

I.  PROCÉDURE

[1]  M. Nevzat Etik (le demandeur) a déposé une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 18 juillet 2017 (la décision) par la Section d’appel des réfugiés. La décision confirme la conclusion de la Section de la protection des réfugiés voulant que le demandeur ne soit ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La présente demande est présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[2]  Le demandeur est un citoyen de la Turquie de 44 ans. Il est kurde et membre du Parti de la société démocratique, un parti prokurde. Le mariage du demandeur avec une femme turque a duré dix ans et il a deux enfants. L’ancienne épouse du demandeur est de nationalité turque sans être kurde, et son père est un nationaliste turc et un homme d’affaires riche de Canakkale (en Turquie). Le demandeur soutient que sa relation avec la famille de sa femme a toujours été tendue en raison de son ethnicité.

[3]  Le demandeur avance qu’il a eu de nombreuses interactions avec les autorités turques en raison de ses activités politiques prokurdes et qu’il a été arrêté, détenu et torturé pour avoir participé à des manifestations. Après un incident où le demandeur a été menacé de mort par les autorités turques, il a fui la Turquie pour l’Iraq en août 2014. En février 2015, le demandeur a quitté l’Iraq, car il craignait d’être renvoyé en Turquie par les agents du renseignement turc et d’être victime des attaques de l’État islamique.

[4]  Le demandeur a voyagé dans plusieurs pays à l’aide de services d’un passeur, puis le 11 avril 2015, il a traversé la frontière du Mexique vers le Texas. Par la suite, il a été arrêté, puis il a déposé une demande d’asile aux États-Unis. Cependant, il semble avoir abandonné cette demande; le 18 juillet 2015, il est entré au Canada illégalement. Ensuite, le demandeur a été appréhendé, puis détenu. Par la décision du 2 mai 2016, la Section de la protection des réfugiés rejette la demande d’asile du demandeur après avoir tiré une conclusion défavorable au sujet de sa crédibilité. Puis, la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés.

III.  DÉCISION DE LA SECTION D’APPEL DES RÉFUGIÉS

[5]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a présenté de nouveaux éléments de preuve devant la Section d’appel des réfugiés qui démontrent que le demandeur a été mêlé à une altercation impliquant son ancien beau-frère dans un restaurant de Canakkale en 2008. La preuve indique que le demandeur portait une arme non enregistrée et des munitions et qu’il avait l’intention de tirer sur son ancien beau-frère. Il a manqué sa cible et a blessé le propriétaire du restaurant et un serveur (les spectateurs). Le ministre, évoquant la preuve susmentionnée, a soutenu qu’il y avait des motifs sérieux de croire que le demandeur avait commis un crime non politique grave à l’extérieur du Canada, l’excluant ainsi de la protection des réfugiés au Canada par application de l’alinéa 1Fb) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, RT Can 1969 no 6 (la Convention) et de l’article 98 de la LIPR.

[6]  Le demandeur n’a informé ni les autorités canadiennes ni les autorités américaines du fait qu’il avait été accusé et condamné pour deux infractions en Turquie. L’une d’elles portait sur la possession d’une arme à feu (l’infraction de l’arme à feu) et l’autre, sur les tirs ayant blessé les deux spectateurs (l’infraction des tirs) [ensemble, « les condamnations »].

[7]   Le ministre a produit devant la Section d’appel des réfugiés les nouveaux éléments de preuve, à savoir :

  • Avis d’arrestation de l’Agence des services frontaliers du Canada daté du 8 septembre 2016 (l’avis d’arrestation);

  • Rapport établi conformément au paragraphe 44(1) par Citoyenneté et Immigration Canada, daté du 9 septembre 2016 (le rapport);

  • Mandat d’arrêt du bureau du procureur en chef de Canakkale (le mandat d’arrêt);

  • Dossier d’examen aux fins de jugement 2015/938, bureau des jugements et de l’exécution, bureau du procureur en chef de Canakkale, daté du 29 avril 2015 (le dossier);

  • Notice rouge d’Interpol datée du 24 novembre 2015 (la notice rouge).

[8]  Il importe de souligner que l’avis d’arrestation de l’ASFC, le rapport de Citoyenneté et Immigration Canada, le mandat d’arrêt et la notice rouge d’Interpol portent tous sur l’infraction de l’arme à feu. Bien que la notice rouge mentionne l’infraction des tirs, ce n’est pas cette infraction qui justifie la notice. À l’inverse, le dossier relève les deux infractions, mais porte principalement sur l’infraction des tirs.

[9]  La Section d’appel des réfugiés a admis les nouveaux éléments de preuve du ministre énumérés ci-dessus et a ordonné la tenue d’une audience en personne.

[10]  Elle a reconnu que l’exclusion prévue à l’alinéa 1Fb) nécessite une analyse d’évaluation en deux étapes. Premièrement, il faut déterminer la sentence qui aurait pu être imposée si le crime avait été commis au Canada. Deuxièmement, il faut examiner les facteurs suivants du point de vue turc : les éléments du crime, le mode de poursuite pénale, la sentence imposée et les circonstances atténuantes ou aggravantes à la base de la condamnation.

IV.  Discussion et conclusions

[11]  À mon avis, si la décision de la Section d’appel des réfugiés contient certaines conclusions raisonnables, il demeure qu’elle est déraisonnable, car la Section a commis des erreurs importantes qui sont décrites ci-dessous.

A.  L’embuscade

[12]  La Section d’appel des réfugiés s’est demandé si les chefs d’accusation ayant mené aux condamnations avaient des motivations politiques; sa décision est rédigée comme suit :

[23]  [traduction]

Même si le demandeur admet qu’il était impliqué dans l’incident ayant causé des blessures à deux spectateurs innocents, le demandeur soutient qu’il n’est pas responsable des blessures. Il avance que les accusations déposées à son encontre seraient issues de motivations politiques et découleraient de menaces constantes et de longue date proférées par des nationalistes, notamment des membres de la famille de son ex-épouse. Selon le témoignage du demandeur, le beau-père est un nationaliste turc riche et puissant. Il soutient que sa belle-famille ne l’a jamais accepté et que son beau-père lui aurait tiré une balle dans la jambe peu après le mariage, sans qu’aucune accusation ne soit déposée à son encontre par les autorités.

[24]  Le demandeur soutient que les membres de la famille de son ex-épouse ne voulaient avoir aucune relation avec ses enfants après sa séparation, car ses membres considéraient ceux-ci comme étant des enfants kurdes. Selon son témoignage, le beau-frère avait organisé la rencontre au restaurant pour discuter de la garde des enfants que l’appelant devait assumer. Il dit dans son témoignage que le demandeur était accompagné d’un ami commun à lui et à son beau-frère, tandis que le beau-frère était accompagné de deux hommes qu’il a reconnus comme étant des soldats ou des policiers en civil. Il continue son témoignage en disant que l’arme qu’il portait a été aperçue à un certain moment, que le garde du corps et son beau-frère ont quitté le restaurant avant de commencer à tirer en sa direction à travers les fenêtres et que ce sont eux qui ont blessé les spectateurs. Il soutient que l’ami commun a tenté de se saisir de son arme et que celle-ci s’est déchargée accidentellement contre une patte de la table. [Non souligné dans l’original.]

[25]  Il explique dans son témoignage que les procureurs de la poursuite ont comploté pour faire disparaître la preuve médico-légale afin de le piéger pour l’accuser d’être le tireur. Son avocat en Turquie lui aurait dit que la seule raison pour laquelle il a été accusé était son ethnicité kurde.

[...]

[38]  Bien que l’appelant ait qualifié cet incident d’embuscade menée par des nationalistes turcs et des membres de la famille de son ex-épouse, son témoignage à ce chapitre n’a pas été jugé crédible. De plus, la Section d’appel des réfugiés note que, selon le témoignage de l’appelant, seules deux personnes accompagnaient son beau-frère, et non une douzaine selon ses allégations.

[Non souligné dans l’original.]

[13]  Le témoignage du demandeur diffère de la description que la Section d’appel des réfugiés en a faite. Aux pages 876 et 877 de la transcription du témoignage devant la Section d’appel des réfugiés, le demandeur a dit sous serment que son beau-frère était arrivé au restaurant avec trois véhicules transportant de dix à quinze personnes, y compris deux officiers militaires. Le défendeur accepte que la conclusion de la Section d’appel des réfugiés selon laquelle le beau-frère n’était accompagné que de deux personnes soit erronée.

[14]  À mon avis, cette erreur à elle seule suffit pour conclure au caractère déraisonnable de la décision. Le fait que des coups de feu aient été tirés durant une embuscade impliquant de 10 à 15 hommes à laquelle les agents auraient participé est un élément essentiel de la thèse du demandeur voulant qu’il y ait eu une motivation politique pour les accusations déposées à son endroit.

B.  L’achat de l’arme

[15]  Aux paragraphes 26 et 27 de la décision, la Section d’appel des réfugiés a examiné les éléments de preuve relativement à l’achat de l’arme à feu que le demandeur a apportée au restaurant. Elle a ensuite rendu une conclusion défavorable quant à sa crédibilité à cause de « l’évolution » de son témoignage. Cependant, la transcription ne montre pas que son témoignage s’est modifié.

[16]  Contrairement à l’énoncé de la Section d’appel des réfugiés au paragraphe 26 de la décision, le demandeur n’a pas dit en témoignage qu’il avait acheté l’arme après avoir reçu des menaces en avril 2013. Selon la page 873 de la transcription, il a plutôt affirmé avoir été attaqué à cette époque. Selon les pages 875 à 891 de la transcription de son témoignage, il a acheté l’arme à feu après avoir reçu des menaces de nationalistes turcs, sans mentionner de date. De plus, il n’a pas dit dans son témoignage qu’il a acheté l’arme en 2010. À la page 893 de la transcription, le demandeur corrige la Section d’appel des réfugiés sur ce point et nie avoir dit qu’il avait acquis l’arme en 2010. À la page 893 de la transcription, l’avocat du demandeur lui a finalement demandé le moment de l’achat de l’arme et le demandeur a dit sous serment qu’il s’était procuré l’arme en 2006.

C.  Les documents relatifs aux appels

[17]  La raison que le demandeur a donnée pour expliquer sa non-déclaration des accusations et des condamnations était que la procédure n’était pas terminée; en effet, en droit turc, les peines ne sont pas imposées lorsque des appels sont en cours. Dans son témoignage, il affirme que son avocat turc a déposé des appels, mais qu’il n’a appris le rejet des appels avant d’être détenu au Canada. La Section d’appel des réfugiés a tenu les propos suivants à ce sujet au paragraphe 31 de la décision :

[Traduction] [31] […] La Section d’appel des réfugiés note que l’audience présente a été retardée à la demande de l’avocat du demandeur justement pour que celui-ci reçoive des documents juridiques de la Turquie. Néanmoins, aucune mesure n’a été prise pour communiquer avec l’avocat de l’appelant en Turquie afin d’obtenir les documents relatifs aux appels. La Section d’appel des réfugiés conclut que le fait de ne pas présenter ces documents et l’absence de mesures prises pour obtenir lesdits documents nuit aux allégations de l’appelant voulant qu’il ait interjeté appel des accusations à son encontre et porte davantage atteinte à l’explication qu’il a avancée pour justifier la non-divulgation des condamnations criminelles en Turquie.

[Non souligné dans l’original.]

[18]  Il se trouve que l’avocat du demandeur a tenté d’obtenir les documents relatifs aux appels et transmis une lettre au représentant du ministre datée du 23 mai 2017 qui décrit les mesures prises à ce chapitre. Une copie de cette lettre a été acheminée au bureau du greffe de la Section d’appel des réfugiés. De plus, le dossier et la notice rouge mentionnent tous deux que les condamnations avaient été portées en appel.

V.  Conclusion

[19]  La décision est annulée parce que la Section d’appel des réfugiés a omis de tenir compte du témoignage du demandeur qui a dit avoir été pris en embuscade au restaurant et parce qu’elle a rendu deux conclusions défavorables qui ne sont pas étayées par la preuve quant à la crédibilité du demandeur.

VI.  Question à certifier

[20]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3423-17

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée aux fins d’un nouvel examen par un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3423-17

 

INTITULÉ :

NEVZAT ETIK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 JANVIER 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

DATE DES MOTIFS :

LE 14 FÉVRIER 2018

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LE DEMANDEUR

Ada Mok

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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