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Date : 20180205


Dossier : IMM-1102-17

Référence : 2018 CF 120

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

OLUFEMI TIMOTHY ILEMORI

ABIMBOLA ILEMORI

MOJOLAOLU ILEMORI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

 DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  À la conclusion de l’audience de la présente demande, j’ai indiqué que la demande était accueillie et que les motifs suivraient. J’expose les motifs de ma décision ci-après.

[2]  La présente demande est présentée par une famille composée du père, de la mère et de leur fils. Ils ont présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pour obtenir une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. Le principal fondement de la demande est qu’ils sont au Canada depuis 2009, qu’ils ont un fils handicapé et qu’ils n’ont pas de passeports ou de documents de voyage qui leur permettraient de quitter le Canada.

[3]  Le père, Olefemi Timothy Ilemori (Timothy) indique qu’il est né le 17 janvier 1965 et son nom à la naissance était Omatayo Olufemi Owolabi Olutunmilayo Adisa Sunday Salako. Je ne vois pas très clairement à partir du dossier, s’il est né à Kensington, à Londres, au Royaume-Uni, ou dans un avion en route vers le Royaume-Uni. Alors qu’il était enfant, il a déménagé au Nigéria avec ses parents. Ses parents sont Nigérians.

[4]  Timothy est retourné au Royaume-Uni en février 1999 et il y a vécu jusqu’à son arrivée au Canada en juin 2009. Le 26 avril 2002, Timothy indique qu’il a changé de nom pour Olefmei Timothy Ilemori, son nom actuel.

[5]  La mère, Abimbola Susan Ilemori (Susan) est née le 29 octobre 1975, à Hackney, à Londres, au Royaume-Uni. Comme Timothy, alors qu’elle était enfant, elle a déménagé au Nigéria avec ses parents.

[6]  Timothy et Susan se sont mariés le 21 avril 2001. Le nom inscrit sur le certificat de mariage de Timothy était Timothy Olufemi Ilemori Salako.

[7]  Leur fils, Mojolaolu Jotham Ilemori (Mojolaolu) est né au Royaume-Uni. Il souffre d’importantes difficultés d’apprentissage d’après ce que la Cour a pu comprendre.

[8]  Le 28 avril 2009, Timothy est arrivé au poste frontalier de Coutts au Canada et il a été admis comme résident temporaire détenant un visa de visiteur valide jusqu’au 8 mai 2009. Il est entré au Canada pour s’inscrire à un programme de deux ans à l’Institut de technologie du Nord (NAIT) à Edmonton, en Alberta. En juin 2009, le bureau des visas à Londres lui a délivré un permis d’études de deux ans.

[9]  Le permis d’études précisait que Susan et Mojolaolu étaient des membres de sa famille l’accompagnant. Susan et Mojolaolu sont arrivés à l’aéroport international de Calgary le 8 juillet 2009 et ils ont également été admis en tant que visiteurs. Le statut de résident temporaire de la famille était valide jusqu’au 30 juin 2011, soit environ un mois après la date prévue d’obtention du diplôme du NAIT.

[10]  Timothy et Susan ont été autorisés à travailler au Canada pendant leur séjour comme visiteurs. Le 8 juillet 2009, Susan a reçu un permis de travail ouvert à titre de conjointe d’un étudiant. Le 21 avril 2010, Timothy a obtenu un permis de travail ouvert permettant d’occuper un emploi hors campus jusqu’au 30 juin 2011.

[11]  Timothy et Susan ont présenté une demande de renouvellement de leurs permis de travail avant la date d’expiration. Leurs demandes ont été rejetées le 22 mars 2011 parce qu’ils n’ont pas présenté tous les renseignements requis. La demande de visa de visiteur de leur fils a également été rejetée.

[12]  Le 21 avril 2011, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a appris que le gouvernement du Royaume-Uni avait révoqué le passeport de Timothy. Timothy affirme que l’allégation, qu’il conteste, qui a justifié cette mesure est qu’il a utilisé un certificat de naissance comportant un faux nom pour obtenir son passeport du Royaume-Uni. Par conséquent, l’ASFC a produit un rapport indiquant que Timothy était interdit de territoire. Un mandat d’arrestation de Timothy a été délivré le 19 mai 2011aux fins d’une enquête en admissibilité.

[13]  Lorsque Timothy a obtenu son diplôme le 3 mai 2011, il a demandé un permis de travail pour un emploi postérieur à l’obtention de son diplôme, et un renouvellement du permis de travail de Susan. Cependant, dans cette demande, il n’a pas fourni de copie de son passeport, ce qui constituait une exigence. Le 30 novembre 2011, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a informé la famille que ce document faisait défaut et a demandé que le passeport soit présenté.

[14]  Les demandes de permis de travail et de renouvellement ont été rejetées le 10 février 2012. La lettre de refus précise que la raison était que le passeport n’avait pas été fourni.

[15]   La deuxième demande de visa de visiteur de Mojolaolu a également été rejetée le 10 février 2012. À ce moment, l’ASFC a demandé à la famille de quitter le pays. Timothy et Susan affirment qu’ils ont reçu la lettre de refus le 26 mars 2012 et qu’ils ont cessé de travailler à partir de cette date, puisqu’ils n’étaient plus autorisés à travailler au Canada.

[16]  Timothy indique qu’il a été informé par le centre d’appel de CIC qu’il pouvait présenter une demande de rétablissement de statut dans les 90 jours, ce qu’il a fait. Le 23 avril 2012, Timothy s’est présenté à un poste de police pour obtenir un certificat de bonne conduite canadien, ce qui constituait une exigence pour présenter sa demande de rétablissement de statut. Alors qu’il était au poste de police, Timothy a été arrêté en raison du mandat délivré contre lui.

[17]  Timothy a été déclaré interdit de territoire puisqu’il n’avait pas quitté le Canada après la fin de sa période autorisée, et une mesure d’exclusion a été rendue contre lui le 24 avril 2012. Il est resté en détention jusqu’à sa libération à la suite de son deuxième contrôle des motifs de détention le 2 mai 2012.

[18]  L’ASFC a interrogé Timothy le 16 mai 2012. Timothy indique qu’il a présenté une demande de passeport nigérian, conformément aux instructions de l’ASFC, mais il lui a été refusé. Il indique également que Susan a tenté d’obtenir un passeport nigérian, mais que sa demande a été rejetée puisqu’elle [traduction] « n’a aucun lien avec le Nigéria ».

[19]  Timothy a comparu devant la Section de l’immigration dans le cadre d’une enquête en admissibilité le 25 mai 2012. Il semble qu’il était représenté par l’avocat pour la première fois à cette audience, et il convient de noter que son avocat a continué de représenter cette famille depuis, y compris pour cette demande. La Section de l’immigration a conclu que l’allégation d’inadmissibilité n’avait pas été établie – en résumé, puisqu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que Timothy était interdit de territoire au Canada :

[traduction]

Il y a qu’une absence complète de quelque motif que ce soit me permettant de conclure ou de tirer des conclusions sur ce que le bureau des passeports du Royaume-Uni prétend que M. Ilemori a réellement fait. Il n’existe aucun élément de preuve crédible concernant des gestes ou des omissions. Je n’ai rien d’autre devant moi que de la suspicion, de la spéculation, des préoccupations, des questions et des conjectures.

 [Non souligné dans l’original]

[20]  Le 17 juillet 2012 et le 15 novembre 2012, l’ASFC a refusé les demandes de permis de travail présentées par Timothy, au motif qu’il n’était pas admissible parce qu’il était toujours visé par une mesure de renvoi exécutoire. Le 31 juillet 2012, l’ASFC a refusé une demande de rétablissement du statut de résident temporaire et des permis de travail de Timothy. Timothy a alors présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a également été rejetée.

[21]  Le 6 mars 2013, l’ASFC a délivré un permis de travail valide jusqu’au 6 septembre 2013 à Timothy et à Susan. Selon le dossier, les permis de travail ont été accordés conformément à l’alinéa 206(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) qui permet de délivrer un permis de travail « à l’étranger au Canada […] si celui-ci ne peut subvenir à ses besoins autrement qu’en travaillant et si […] il fait l’objet d’une mesure de renvoi qui ne peut être exécutée » [non souligné dans l’original].

[22]  Le seul fondement selon lequel l’ASFC pouvait déterminer que la mesure de renvoi ne pouvait être exécutée était que la famille était incapable de quitter le Canada parce qu’elle n’avait pas de documents de voyage valides.

[23]  La famille a présenté trois demandes pour motifs d’ordre humanitaire. Leur première demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire a été présentée le 23 juillet 2013 après que l’ASFC eut déterminé qu’ils ne pouvaient pas être renvoyés du Canada. Elle a été rejetée le 27 février 2014 et la famille a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire. Avant la tenue de l’audience de contrôle judiciaire, des permis de travail ouverts ont été renouvelés le 23 mai 2014 et étaient valides jusqu’au 23 mai 2015.

[24]  Le 25 février 2015, la juge Gleason, alors à la Cour fédérale, a soutenu que la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était déraisonnable et incohérente puisque la décision précisait que la famille était incapable de retourner au Royaume-Uni, mais décrivait pourtant un examen des facteurs d’ordre humanitaire comme si la famille pouvait retourner au Royaume-Uni. La juge Gleason a également jugé que l’agent n’avait pas déterminé [traduction] « si les demandeurs seraient obligés de rester au Canada pour une période prolongée, sans statut, et si une telle exigence équivalait à une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive appelant à une conclusion favorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ». La décision a été annulée et renvoyée pour un nouvel examen par un agent différent.

[25]  La famille s’est également vu accorder une [traduction] « occasion raisonnable de présenter des observations mises à jour ». Le 8 mai 2015, la famille a présenté une lettre et d’autres observations pour soutenir sa deuxième demande pour motifs d’ordre humanitaire. Le nouveau matériel comprenait des documents qui illustraient leur établissement au Canada, qui confirmait que Mojolaolu continuait d’être aux prises avec ses difficultés d’apprentissage et qu’ils étaient incapables d’obtenir des documents de voyage pour le Royaume‑Uni ou le Nigéria. D’autres documents ont été fournis par l’avocat de la famille, notamment des copies de la correspondance entre leurs avocats au Royaume-Uni et les autorités des passeports du Royaume-Uni et entre un politicien du Royaume-Uni et les autorités des passeports du Royaume-Uni. Aucun de ces efforts pour obtenir un renouvellement du passeport britannique de Susan et de son fils n’a abouti.

[26]  Le deuxième agent a rejeté la demande pour motifs d’ordre humanitaire de la famille le 4 août 2015. Ils ont de nouveau présenté une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur a accepté que la demande pour motifs d’ordre humanitaire soit à nouveau renvoyée à CIC pour un nouvel examen.

[27]  Le troisième examen de la demande pour motifs d’ordre humanitaire de la famille a eu lieu. L’agent a rejeté la demande.

[28]  En appui à la demande, l’avocat de la famille a écrit ce qui suit :

[traduction]

Pour réitérer, les Ilemori ne peuvent pas retourner au Royaume‑Uni ou au Nigéria. Ils ont épuisé toutes les avenues. L’ASFC a épuisé toutes les démarches et n’a pas réussi à obtenir ne serait-ce que des documents de voyage valides pour un aller simple, après avoir fait des demandes directes au Nigéria et aux autorités britanniques. C’est en soi très révélateur, puisque l’ASFC obtient tous les jours des documents de voyage pour des ressortissants étrangers. Les Ilemori ont collaboré et fait tout ce que l’ASFC leur a demandé dans ce processus. Ils ont dépensé des milliers de dollars en honoraires pour les services d’un avocat britannique qui conteste la révocation du passeport de M. Ilemori et le refus de renouveler le passeport de Mme Ilemori. D’autre part, les autorités nigérianes ont refusé catégoriquement de délivrer quelque document de voyage que ce soit, même après qu’ils eurent participé à une entrevue avec les autorités nigérianes.

Il n’y a tout simplement pas d’autre conclusion à tirer, à part que la famille Ilemori est au Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Les Ilemori se sont établis ici non pas parce qu’ils avaient indûment prolongé leur séjour, ou évité les autorités de l’immigration, mais parce qu’ils n’avaient tout simplement pas d’endroit où retourner. Il est difficile d’imaginer des facteurs d’ordre humanitaire plus convaincants. Cette famille est dans une situation unique liée à des circonstances atténuantes.

[29]  Lorsqu’il a lu ces observations, l’agent a fait des demandes de renseignements à l’ASFC pour savoir si elle était d’accord avec ces observations. L’agent a écrit en ces termes à l’avocat de la famille le 8 février 2017 :

[TRADUCTION]

Veuillez noter que l’ASFC a été contactée relativement à vos observations indiquant qu’elle a épuisé toutes les démarches pour obtenir les documents de voyage et que vos clients ont coopéré. La réponse de l’ASFC a été qu’elle n’était pas d’accord avec ces affirmations.

La présente lettre vise à vous informer que je ferai référence à cette information dans ma décision.

[30]  Il n’est pas surprenant que l’avocat ait réagi avec une certaine indignation à la réponse de l’ASFC. Dans un courriel à l’agent très long et détaillé daté du 13 février 2017, l’avocat a présenté en détail les efforts faits par la famille pour obtenir un passeport ou des documents de voyage du Royaume-Uni ou du Nigéria pour n’importe quel membre de la famille. En tout, il a relaté les 12 étapes qu’ils ont suivies auprès des autorités du Royaume-Uni et les trois étapes suivies auprès des autorités du Nigéria avant que l’ASFC leur demande de la laisser traiter avec le Nigéria. Il conclut :

[TRADUCTION]

Je soutiens avec égards que, pour le moment, et après toutes ces années, il ne suffit pas de simplement dire que l’ASFC n’est pas en accord avec ces affirmations. Le seul fait que l’ASFC l’affirme ne prouve rien en l’absence d’autres explications. Nous demandons de nouveau quelques précisions sur ce que les Ilemori n’auraient pas fait dans leurs efforts visant à obtenir des documents de voyage et ce qu’ils pourraient faire si ces renseignements sont utilisés dans une décision et pour qu’ils aient l’occasion d’y répondre. Les principes de justice naturelle et d’équité procédurale requièrent que ces gens sachent ce qu’on entend faire valoir contre eux pour qu’ils puissent répondre à vos préoccupations. Il est impossible de répondre à une déclaration générale selon laquelle l’ASFC nie qu’ils ont fait tout ce qu’ils ont pu. De plus, si la crédibilité des Ilemori est remise en question (ce qui semble être le cas), alors une entrevue devrait être menée.

[31]  L’ASFC n’a présenté aucune précision. L’agent n’a convoqué aucune audience, mais il a rendu une décision qu’il affirmait être fondée sur les trois volumes de documents devant lui.

[32]  L’agent fait référence aux directives touchant les demandes pour motifs d’ordre humanitaire des demandeurs qui, comme la famille Ilemori, n’ont pas de passeports :

[traduction]
Je remarque que les directives relatives aux demandeurs pour motifs d’ordre humanitaire qui n’ont pas de passeport précisent que, lorsqu’un demandeur n’a pas de passeport valide, l’agent peut envisager une dispense de l’obligation d’avoir un passeport pour des motifs d’ordre humanitaire s’il est convaincu de l’identité de la personne. Des exemples de situations pouvant justifier une dispense de l’obligation de produire un passeport comprennent, sans toutefois s’y limiter, celles où le demandeur :

  avait un passeport qui a été saisi par l’ASFC et qu’il n’y a pas de mention dans le système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) indiquant que l’identité constitue une préoccupation;

  avait présenté d’autres documents d’identité établissant son identité;

  avait un passeport valide maintenant échu.

[33]  Je remarque que cette directive émane du défendeur et porte sur une demande de résidence permanente postérieure à une décision favorable à la première étape. La décision à la première étape consiste à déterminer s’il y a des considérations d’ordre humanitaire suffisantes permettant à une personne de présenter une demande de résidence permanente au Canada. La deuxième étape est une décision sur le bien-fondé de la demande.

[34]  Après un examen des éléments de preuve, et, plus précisément, de la situation de l’enfant, l’agent écrit :

J’estime que, dans le cas présent, il manque des éléments et que par conséquent, je ne peux pas établir l’identité des demandeurs.

Même si les demandeurs habitent au Canada depuis 2009 et que, pendant cette période de temps, ils ont dû juguler les problèmes soulevés par leur identité, je n’estime pas qu’il s’agit d’une situation qui justifie une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Les demandeurs sont capables de travailler, de s’impliquer dans leur communauté et de gagner un bon revenu au Canada. Leur fils reçoit du soutien et une éducation. [...] Je conclus que les éléments de preuve dont je dispose ne m’amènent pas à conclure que rester au Canada avec un statut d’immigration incertain comme perspective d’avenir constitue un malheur qui doit être réglé en accordant une dispense de passeport donnant lieu à une résidence permanente dans la situation où se trouvent ces demandeurs.

[35]  Un certain nombre de questions ont été soulevées par les demandeurs, dont le fait que l’agent a rendu des conclusions déraisonnables quant à leurs efforts pour obtenir des documents de voyage du Royaume-Uni et du Nigéria et au fait qu’il ne leur ait pas accordé d’entrevue à la lumière des conclusions relatives à leur identité.

[36]  À mon avis, un certain nombre d’aspects de la décision font en sorte que permettre sa mise en œuvre serait imprudent.

[37]  L’un des aspects les plus problématiques de la décision est que l’agent a traité la demande pour motifs d’ordre humanitaire comme s’il déterminait si la famille devait se voir accorder la résidence permanente au Canada. Comme indiqué ci-dessus, il écrit : [traduction« je conclus que les éléments de preuve dont je dispose ne m’amènent pas à conclure que rester au Canada avec un statut d’immigration incertain comme perspective d’avenir constitue un malheur qui doit être réglé en accordant une dispense de passeport donnant lieu à une résidence permanente dans la situation où se trouvent ces demandeurs » [non souligné dans l’original].

[38]  Ce dont était saisi l’agent constituait la première étape d’un processus en deux étapes. Son travail était d’évaluer s’il y avait des circonstances d’ordre humanitaire suffisantes justifiant que la famille soit autorisée à demander la résidence permanente depuis le Canada. Faire une telle demande ne mène pas nécessairement à l’octroi de la résidence permanente comme il le suggère. De plus, les préoccupations relatives à l’identité qu’il soulève ne semblent être pertinentes uniquement qu’à la deuxième étape du processus.

[39]  Le deuxième aspect problématique de cette décision est qu’en faisant cette évaluation, l’agent a complètement omis de tenir compte de la préoccupation de la juge Gleason à savoir [traduction] « si les demandeurs seraient tenus de rester au Canada pendant une période prolongée, sans statut, et si une telle exigence équivalait à une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive légitimant une conclusion favorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ». À cet égard, sa décision comporte les mêmes erreurs que la première décision pour motifs d’ordre humanitaire qui a été annulée par notre Cour.

[40]  Le troisième aspect problématique de la décision est que l’agent ne s’est concentré que sur l’identité des demandeurs. Il écrit [traduction] « J’estime que, dans le cas présent, il manque des éléments et que par conséquent, je ne peux pas établir l’identité des demandeurs ». Ce qu’il n’a pas fait, et ce qu’il était tenu de faire, était d’entreprendre une évaluation de l’établissement et des difficultés.

[41]  Dans la décision Abeleira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1340, le juge LeBlanc a procédé au contrôle judiciaire d’une décision rejetant une demande pour motifs d’ordre humanitaire où l’identité du demandeur ne pouvait pas être établie. Le juge LeBlanc a conclu au paragraphe 25 qu’il ne suffisait pas à l’agente de refuser la demande présentée par le demandeur en raison de la question de l’identité sans d’abord tenir compte de son établissement et de ses difficultés :

« Il ressort clairement des motifs de l’agente qu’elle n’a pas jugé crédibles les affirmations du demandeur portant qu’il est bien apatride. Même si elle ne pouvait confirmer son identité ou sa nationalité, l’agente était encore tenue d’évaluer l’établissement du demandeur et les difficultés auxquelles il se heurterait. » [Non souligné dans l’original]

[42]  Dans le cas présent, un court paragraphe de l’agent énonce les points positifs militant en faveur du fait que la famille reste au Canada malgré son absence de statut. Par exemple, ils ont de bons emplois, et leur fils ne changera pas d’école. Le seul point négatif mentionné est la perspective d’avenir incertaine de la famille en matière d’immigration. Cependant, l’agent n’a tenu compte d’aucune des nombreuses autres difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés en étant au Canada sans statut, notamment qu’ils ne seraient pas protégés par le paragraphe 6(2) de la Charte qui permet aux citoyens et aux résidents permanents d’établir leur résidence et de gagner leur vie dans toutes les provinces ou territoires, qu’ils ne seraient pas admissibles au régime public d’assurance maladie et qu’ils devraient continuellement renouveler leurs permis de travail.

[43]  Le quatrième aspect problématique de la décision visée par le présent contrôle judiciaire est que l’agent estime que la famille n’a pas tenté par tous les moyens possibles d’obtenir des documents du Royaume-Uni ou du Nigéria. Cependant, comme le soulignent les demandeurs dans leur mémoire en ce qui concerne le Royaume-Uni, l’agent s’est fondé sur des renseignements qu’il a obtenus de l’ASFC, qui présentait un énoncé général sans précisions selon lequel elle n’était pas d’accord que la famille n’avait pas épuisé tous les efforts pour obtenir un document de voyage. L’ASFC n’a fourni aucune précision concernant les mesures tangibles qu’elle voulait que les demandeurs prennent et qui n’avaient pas déjà été prises pour obtenir les documents de voyage ni pourquoi leurs démarches ne démontraient pas qu’ils avaient fait tous les efforts possibles pour obtenir des documents de voyage. D’un autre côté, les déclarations de l’avocat de la famille affirmant que des demandes ont été faites au Royaume-Uni, soutenues par tous les documents disponibles ont été rejetées par l’agent parce que les déclarations de l’avocat n’étaient pas « étayées » par une copie du refus ou de la demande. L’agent a accepté l’affirmation générale de l’ASFC, mais il a pourtant rejeté les déclarations de l’avocat du Canada et de celui du Royaume-Uni selon lesquelles les demandes avaient été présentées et rejetées. Il est très injuste que l’agent s’attende à ce que les demandeurs fassent davantage en l’absence de précisions indiquant exactement ce qui pouvait être fait, tout en rejetant les déclarations faites par des fonctionnaires judiciaires attestant que les demandes avaient été faites et rejetées.

[44]  Il est également abusif que l’agent estime que les demandeurs n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour obtenir des documents de voyage nigérians alors que le dossier indique que l’ASFC leur avait ordonné de la laisser traiter avec les autorités nigérianes. Étant donné cette directive, s’il y a quelque manquement que ce soit, il est attribuable à l’ASFC et non aux demandeurs.

[45]  À mon avis, un examen juste et réfléchi du dossier indique que, en l’absence de changements de circonstances, l’ASFC a accepté que la mesure de renvoi des demandeurs ne puisse être exécutée puisqu’ils ne peuvent pas obtenir des documents de voyage d’aucun des deux pays. Le dossier indique également que les demandeurs eux-mêmes, et tant par l’intermédiaire d’avocats au Canada et en Angleterre, et même d’un député britannique, ont présenté des demandes de documents de voyage pour le Royaume-Uni, sans succès. Il démontre également que, malgré la coopération des demandeurs avec l’ASFC pour tenter d’obtenir les documents de voyage du Nigéria, ces efforts n’ont pas porté fruit.

[46]  À moins que l’ASFC puisse démontrer qu’il existe des mesures que ces demandeurs peuvent prendre qu’ils n’ont pas encore prises, ou produire une réponse positive du Royaume‑Uni ou du Nigéria, il est raisonnable de conclure que cette famille ne peut pas quitter le Canada. C’est sur ce fondement que l’agent doit décider s’il doit exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par la Loi de permettre aux demandeurs de faire une demande de résidence permanente depuis le Canada. Actuellement, il m’apparaît clairement au vu du dossier qu’il leur est très certainement impossible de le faire de l’extérieur du Canada.

[47]  Cette décision repose sur ces faits, espère-t-on uniques, et il n’y a pas de question à certifier.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1102-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.  La demande est accueillie et la demande pour motifs d’ordre humanitaire est renvoyée pour une quatrième fois afin d’être tranchée par un autre agent, en tenant compte des présents motifs, et les demandeurs ont le droit de compléter la preuve étayant leur demande, s’ils le souhaitent.

2.  Aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-1102-17

INTITULÉ :

OLUFEMI TIMOTHY ILEMORI ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

Le 5 février 2018

 


COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

Pour les demandeurs

Galina Bining

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Région des Prairies

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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