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Date : 20180213


Dossier : IMM-2129-17

Référence : 2018 CF 167

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ASHREF ABOU EMHEMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur est un citoyen de la Libye venu au Canada en juin 2014 muni d’un visa d’étudiant. Trois mois plus tard, il a présenté une demande d’asile, alléguant qu’il était la cible de la brigade de Zintan en Libye depuis une altercation survenue dans un café en février 2014.

[2]  Le 12 novembre 2014, la Section de la protection des réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur et a conclu que ce dernier n’était pas crédible et disposait d’une possibilité de refuge intérieur viable en Libye. La Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel du demandeur le 4 mars 2015. La Section d’appel des réfugiés a confirmé les conclusions de la Section de protection des réfugiés en matière de crédibilité, mais a conclu que la possibilité de refuge intérieur n’était plus viable parce que la situation s’était détériorée en Libye. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés, mais l’autorisation lui a été refusée le 4 septembre 2015.

[3]  Le 24 juin 2016, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La demande présentée par le demandeur reposait sur deux motifs, à savoir les difficultés auxquelles il ferait face à son retour en Libye et son établissement au Canada. Le 19 avril 2017, un agent d’immigration principal (l’agent) a rejeté la demande pour le motif que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour justifier qu’on lui accorde une exemption qui aurait permis que sa demande de résidence permanente soit traitée depuis le Canada.

[4]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Il soutient que l’agent a commis une erreur en n’évaluant pas les difficultés auxquelles il ferait face à son retour en Libye. Il soutient aussi que la conclusion de l’agent concernant l’établissement du demandeur est déraisonnable.

II.  Analyse

[5]  Il est bien établi que les décisions concernant les considérations d’ordre humanitaire impliquent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44). Pour apprécier le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit examiner si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59 [Khosa]; Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[6]  De plus, le décideur administratif est présumé avoir tenu compte de tous les éléments de preuve pour rendre sa décision (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] ACF n° 598 (CAF) (QL)), et l’insuffisance des motifs ne permet à elle seule de casser une décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor)), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 16).

A.  Difficultés

[7]  Le demandeur soutient que l’agent n’a pas mené une analyse des difficultés et a plutôt entravé son pouvoir discrétionnaire en se fondant erronément sur le fait que le demandeur ne serait pas renvoyé du Canada jusqu’à ce que la suspension administrative des renvois en Libye soit levée. Le demandeur soutient que le raisonnement de l’agent est circulaire. D’une part, l’agent accepte que des difficultés existent en Libye, ce qui est démontré par la suspension administrative des renvois en Libye. D’autre part, l’agent conclut qu’il n’existe pas de difficultés parce que le demandeur demeurera au Canada jusqu’à ce qu’il puisse retourner dans son pays en sécurité. Le demandeur fait valoir que l’agent aurait dû réaliser sa propre analyse afin de déterminer s’il ferait face à des difficultés à son retour en Libye, et de considérer la suspension administrative des renvois en Libye comme un facteur militant en sa faveur pendant l’évaluation. Il soutient aussi que l’agent aurait dû alors soupeser l’importance du facteur des difficultés et des autres facteurs d’ordre humanitaire.

[8]  Après examen de la décision de l’agent et du dossier, je conclus que l’argument du demandeur ne justifie pas l’intervention de notre Cour.

[9]  Premièrement, il est bien établi qu’un moratoire sur les renvois n’empêche pas qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire soit rejetée (Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328, au paragraphe 18, [Ndikumana]; Likale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 43, au paragraphe 40, [Likale]; Alcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 55; Nkitabungi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 331, au paragraphe 12).

[10]  Deuxièmement, contrairement à ce que prétend le demandeur, l’agent a bel et bien évalué le facteur des difficultés soulevé par le demandeur. L’agent a tenu compte des observations du demandeur selon lesquelles la situation générale en Libye se détériorait et qu’on observait une recrudescence de la violence, et qu’il y avait des problèmes liés à la sécurité, à la nourriture, au logement, aux moyens réduits d’obtenir un revenu, aux pannes de courant et à la satisfaction des besoins essentiels. L’agent a aussi pris note de l’argument du demandeur selon lequel la suspension administrative des renvois en Libye confirmait que le Canada reconnaissait qu’un retour en Libye entraînerait un niveau de difficulté inacceptable. L’agent a ensuite examiné les rapports sur la situation en Libye ainsi que la suspension administrative des renvois en Libye, et il a noté que la suspension administrative des renvois en Libye était censée être une mesure temporaire prise lorsqu’il faut intervenir immédiatement pour suspendre temporairement les renvois dans une situation de crise humanitaire. Une fois la situation stabilisée dans un pays, la suspension administrative des renvois est levée. C’est dans ce contexte que l’agent a affirmé qu’en raison de la suspension administrative des renvois, le demandeur ne serait pas renvoyé en Libye avant que la situation dans ce pays soit considérée comme stable, et qu’il est fort probable que les motifs de préoccupation soulevés par le demandeur soient maîtrisés avant qu’il ne soit exposé au renvoi. L’agent a ensuite examiné les allégations de risque soulevées par le demandeur en ce qui a trait aux milices qu’il craignait en Libye, en notant toutefois que la Section de protection des réfugiés avait conclu que le risque pour le demandeur n’était pas crédible et qu’il n’avait pas à réexaminer cette conclusion. L’agent a indiqué qu’il retenait les préoccupations du demandeur quant à son retour en Libye, notant que les rapports sur la situation dans ce pays montraient que la population civile était touchée par plusieurs difficultés et qu’il y avait des problèmes associés à divers groupes de milices en Libye, même si le demandeur n’était pas personnellement ciblé. L’agent a ensuite réitéré que la suspension administrative des renvois ne serait pas levée avant que la situation ne s’améliore.

[11]  Je n’estime pas que l’agent a limité indûment son analyse des difficultés ou a entravé son pouvoir discrétionnaire en s’en remettant à la suspension administrative des renvois. L’agent a tenu compte de tous les facteurs pertinents que le demandeur avait soulevés dans ses observations. Je note également que le demandeur n’a pas présenté d’observations indiquant en quoi la situation en Libye le touchait personnellement. Dans l’ensemble, je conclus que l’évaluation des difficultés par l’agent est raisonnable. Je conclus aussi qu’il n’était pas déraisonnable qu’au cours de son évaluation des difficultés, l’agent se fonde sur le fait que le demandeur ne serait pas renvoyé du Canada. La Cour en est venue à une conclusion semblable dans la décision Ndikumana, au paragraphe 18, et dans la décision Likale, au paragraphe 38.

B.  Établissement

[12]  Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent du facteur de l’établissement est déraisonnable parce qu’elle a été réalisée sous l’angle des difficultés. Il s’oppose à une affirmation que l’agent a faite dans sa conclusion, où ce dernier affirme que, [traduction] « d’après la preuve dont [il est] saisi, le demandeur ne fera pas face à des difficultés excessives, disproportionnées ou inhabituelles en ayant à quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente ». Le demandeur croit aussi que l’agent a mal énoncé le critère s’appliquant à l’évaluation de l’établissement lorsqu’il a écrit que [traduction] « le fait qu’une personne devenue à ce point établie au Canada qu’il serait intenable qu’elle quitte le pays repose sur la prémisse selon laquelle la raison du séjour prolongé au Canada n’était pas de son ressort ».

[13]  Bien que lues seules, les affirmations de l’agent peuvent indiquer que ce dernier a utilisé le mauvais critère pour évaluer l’établissement du demandeur, les mots de l’agent doivent être examinés dans le contexte de la décision en entier. À la lecture de la décision, il est clair que l’agent a appliqué le bon critère pour évaluer l’établissement du demandeur, qu’il a tenu compte de tous les éléments de preuve du demandeur et qu’il a réalisé une évaluation générale des facteurs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur.

[14]  Au début de sa décision, l’agent affirme qu’il incombe au demandeur de présenter tout facteur d’ordre humanitaire qu’il estime pertinent à sa situation. Il indique par la suite qu’il doit tenir compte des facteurs individuels d’ordre humanitaire de façon globale, et non pas isolément. Après avoir pris note de l’historique des procédures du demandeur, l’agent a retenu les lettres d’appui du demandeur et y a accordé un poids positif. Ces lettres présentaient le demandeur comme une personne compatissante, vaillante, aimable et altruiste, et indiquaient qu’il avait fait du bénévolat et participé à certaines activités dans sa communauté. L’agent a toutefois noté que le demandeur était au Canada depuis relativement peu de temps (à savoir trois années) et que la lettre de l’employeur présumé du demandeur indiquait que ce dernier était un bénévole. L’agent a en outre noté que le demandeur n’avait pas démontré qu’il exerçait des fonctions lui permettant de subvenir à ses besoins financiers; que les renseignements bancaires du demandeur montraient que ce dernier n’avait pas d’argent au moment où les renseignements ont été générés; et, en dernier lieu, qu’aucune information démontrant de bonnes habitudes de gestion financière au Canada n’avait été présentée.

[15]  Il incombait au demandeur de démontrer par des éléments de preuve suffisants son établissement au Canada (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 5). Le demandeur ne l’a pas fait à la satisfaction de l’agent.

[16]  Après examen des observations du demandeur, je conclus qu’il demande essentiellement à la Cour de réexaminer la preuve qui a été présentée à l’agent et d’arriver à une conclusion différente. Tel n’est pas le rôle de notre Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Khosa, au paragraphe 59; Dunsmuir, au paragraphe 47).

[17]  Dans l’ensemble, j’estime qu’il était loisible à l’agent, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de conclure que le demandeur n’avait pas démontré de facteurs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier l’exemption demandée. La conclusion de l’agent était raisonnable et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Khosa, au paragraphe 59; Dunsmuir , au paragraphe 47). En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[18]  Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties. Aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2129-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2129-17

INTITULÉ :

ASHREF ABOU EMHEMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 13 février 2018

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

Pour le demandeur

Neeta Logsetty

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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