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Date : 20180124


Dossier : IMM-2461-17

Référence : 2018 CF 69

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

TIBOR LAJOSNE BOZIK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Tibor Lajosne Bozik (la « demanderesse ») conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ch. 27 (« LIPR »). La demanderesse est une citoyenne hongroise d’origine ethnique rom qui a demandé que l’Agence des services frontaliers du Canada diffère son renvoi en Hongrie, conformément à l’article 48 de la LIPR.

[2]  La demande de la demanderesse a été refusée par une agente d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’« agent ») par la voie d’une décision (la « décision ») datée du 1er juin 2017. L’agente a déterminé que la preuve était insuffisante pour établir que la situation de la demanderesse était de nature si exceptionnelle qu’elle justifiait le report du renvoi.

II.  Faits

[3]  La demanderesse, âgée de 40 ans, est une citoyenne de la Hongrie qui appartient au groupe ethnique des Roms. Elle est arrivée au Canada avec son mari, ses cinq enfants, et ses petits-enfants le 23 octobre 2011.

[4]  La demanderesse et sa famille ont déposé une demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») les considère tous comme des réfugiés au sens de la Convention à l’exception de la demanderesse, qui a été exclue parce qu’elle est présumée avoir commis un crime grave de droit commun (fraude) en Hongrie.

[5]  La demanderesse a interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés (la « SAR »), qui a rejeté sa demande pour défaut de compétence; en raison de l’entrée en vigueur de la Loi sur les mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, LC 2010, ch. 8, la bonne voie d’appel étant auprès de la Cour fédérale et non auprès de la SAR. La demanderesse a alors présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l’« ERAR »), qui a été rejetée, tout comme l’a été la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR. Tout au long de cette procédure, la demanderesse était représentée par Joseph Farkas, un avocat qui a par la suite fait l’objet d’une mesure disciplinaire par le Barreau du Haut-Canada pour faute professionnelle dans son traitement de plusieurs affaires concernant des demandeurs d’asile roms.

[6]  La demanderesse a retenu les services d’un nouvel avocat et a demandé que son renvoi soit différé au motif qu’elle avait fait une demande de résidence permanente, que son renvoi mettrait un terme à sa relation avec son conjoint et ses enfants, et que le renvoi l’exposerait à un risque d’itinérance et de traitement inhumain à son retour en Hongrie.

III.  Question en litige

[7]  Ni les faits ni la norme de contrôle ne sont contestés dans la présente instance. La seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si la décision est raisonnable, particulièrement en ce qui concerne le risque de préjudice auquel la demanderesse ferait face si elle devait être expulsée vers la Hongrie, l’intérêt supérieur de l’enfant, et l’incidence de la conduite de M. Farkas sur les procédures d’immigration antérieures.

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[8]  Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la bonne norme de contrôle est établie dans la jurisprudence, une analyse complète de la norme n’est pas nécessaire. Lorsqu’il examine une décision d’un agent d’exécution de refuser de différer un renvoi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Baron c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25).

B.  Décision sur le report

[9]  Tout d’abord, je tiens à noter que la décision a été rendue à la même date que celle où la demanderesse a présenté sa demande de sursis. Je trouve extraordinaire que l’agente ait été en mesure d’examiner l’intégralité des longues observations de la demanderesse, de statuer sur la question, et de formuler ses motifs le même jour où la demande de report a été reçue.

[10]  La décision se fonde principalement sur quatre motifs. Premièrement, l’agente note que les observations de la demanderesse ne comportent aucun élément de preuve probant et objectif démontrant que sa présence au Canada est nécessaire pour traiter sa demande de résidence permanente. Deuxièmement, notant que le report de la mesure de renvoi est une mesure temporaire visant à atténuer des circonstances exceptionnelles, l’agente estime qu’il n’y a pas suffisamment d’« éléments de preuve nouveaux et convaincants d’un préjudice grave » pour justifier un report dans la situation de la demanderesse. Troisièmement, l’agente estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle serait exposée à un risque d’itinérance à son retour en Hongrie, étant donné qu’elle a de la parenté en Hongrie et qu’elle peut compter sur le soutien des « entités de protection » de l’État. Enfin, l’agente conclut que la séparation de la demanderesse de son conjoint, de ses enfants et de ses petits-enfants n’est ni irréparable ni permanente et donc, elle ne justifie pas un report.

C.  Caractère raisonnable de la décision

[11]  La demanderesse soutient que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve documentaire personnelle qui a été présentée à l’appui de la demande de report en ce qui a trait au risque qu’elle pourrait subir à son retour en Hongrie. À l’appui de cet argument, la demanderesse souligne la conclusion de la SPR selon laquelle les membres de sa famille sont des réfugiés au sens de la Convention, et indique que la demande d’ERAR était déficiente en raison de la négligence de l’ancien avocat. En outre, la demanderesse affirme que sa preuve documentaire est claire à l’égard du risque d’itinérance et d’incarcération possible qu’elle pourrait subir si elle devait retourner en Hongrie, d’après les conditions socioéconomiques relatives à la population rom en Hongrie et la situation particulière du voisinage de la demanderesse, qui a été démoli.

[12]  Le défendeur soutient que la décision était raisonnable. Il fait valoir que le pouvoir discrétionnaire dont jouit l’agente est limité et ne devrait être exercé que dans des circonstances extraordinaires. Le défendeur soutient que l’agente a raisonnablement examiné les conclusions de l’agent d’ERAR et de la SPR, faisant observer les préoccupations quant à la crédibilité, l’incohérence du témoignage et les omissions importantes soulevées dans ce dernier. Le défendeur a en outre fait valoir que l’allégation de la demanderesse voulant qu’elle risque d’être incarcérée en Hongrie est diminuée par son propre témoignage selon lequel la procédure pénale contre elle est suspendue.

[13]  Je conclus que la décision de l’agente est déraisonnable en ce qui a trait à la question du risque, car elle ne parvient pas à examiner avec le soin voulu les éléments de preuve présentés quant aux circonstances auxquelles la demanderesse serait exposée à son retour en Hongrie. Bien que le dossier soit rempli de preuve documentaire à propos de la persécution de la population rom en Hongrie, l’agente n’avait pas à chercher plus loin que la décision de la SPR sur la demande d’asile de la demanderesse pour savoir qu’elle risquait de subir de la persécution et de la discrimination à son retour. Le seul fait qui établit une distinction entre la situation de la demanderesse et celle de sa famille est l’allégation de fraude. À ce titre, la conclusion est inévitable : la demanderesse est exposée à des risques importants (ceux qui normalement lui donneraient qualité de demandeur d’asile) et la décision ne fournit aucun motif sur la raison pour laquelle ces risques ne sont pas admissibles à titre de « circonstances exceptionnelles » qui permettent à l’agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi. Quoi qu’il en soit, la simple déclaration de l’agente qu’elle n’est [traduction] « pas convaincue que les éléments de preuve soumis étayent le récit présenté » ne constitue pas une justification adéquate; à tout le moins, il lui incombait d’expliquer comment elle est arrivée à cette conclusion, et son omission de le faire constitue une erreur susceptible de révision.

[14]  En tirant cette conclusion quant à la question du risque, il n’est pas nécessaire que notre Cour examine les autres questions présentées par la demanderesse. Permettez-moi de dire brièvement, néanmoins, que je trouve que l’agente a également omis de prendre en considération l’incidence de la décision sur l’intérêt supérieur des enfants. Comme la Cour suprême du Canada l’a dit dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la page 75, un agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant. La décision dont je suis saisi ne révèle pas de telles qualités; au lieu de cela, l’agente évoque la présence de l’époux de la demanderesse au Canada pour laisser entendre que les enfants recevront les soins minimaux requis, et que, par conséquent, la présence de la mère au Canada n’était pas nécessaire. Cette approche, à mon avis, ne correspond pas à ce que l’on entend par « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant, comme elle ne tient pas compte de la souffrance émotionnelle que subiront les enfants si leur mère est renvoyée à un endroit où elle est susceptible d’être victime de discrimination et de persécution. Je trouve que la douleur découlant de la séparation serait particulièrement grave pour les enfants plus jeunes (qui ne sont âgés que de 8 ans et de 12 ans), ainsi que pour le petit-fils (qui est âgé de 6 ans).

V.  Question à certifier

[15]  On a demandé à l’avocat de chacune des parties s’il y avait des questions à certifier; chacun a indiqué qu’il n’avait pas de questions à soulever à des fins de certification et je suis d’accord.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2461-17

LA COUR infirme la décision visée par le présent contrôle et renvoie l’affaire pour réexamen par un autre décideur.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2461-17

INTITULÉ :

TIBOR LAJOSNE BOZIK c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 24 janvier 2018

COMPARUTIONS :

Ian Sonshine

Pour la demanderesse

Leanne Briscoe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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