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Date : 20180115


Dossier : T‑1645‑16

Référence : 2018 CF 37

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ARKIPELAGO ARCHITECTURE INC.

demanderesse

et

ENGHOUSE SYSTEMS LIMITED, ENGHOUSE NETWORKS LIMITED, STEPHAN J. SADLER et DOUGLAS BRYSON

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel d’une ordonnance de consultation restreinte aux avocats et aux experts [l'ordonnance de consultation restreinte] rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance, la protonotaire Mandy Aylen [la juge responsable de la gestion de l’instance] le 19 octobre 2017. En vertu de cette ordonnance de consultation restreinte, le président et seul employé de la demanderesse, M. Timothy O’Hara, n’aura pas accès aux renseignements désignés par les défendeurs comme [TRADUCTION] « renseignements hautement confidentiels – réservés aux avocats et aux experts ».

[2]  La demanderesse affirme que, bien que la juge responsable de la gestion de l’instance ait correctement énoncé les règles de droit pertinentes en ce qui concerne les ordonnances de consultation restreinte, elle a commis une erreur dans l’application de ces règles.

[3]  Pour les motifs énoncés ci‑après, je suis d’avis que cet appel doit être rejeté.

II.  Contexte

[4]  La demanderesse et les défendeurs sont des concurrents directs sur le marché des produits logiciels pour les entreprises de télécommunications et les ingénieurs des télécommunications.

[5]  En septembre 2016, la demanderesse a entamé une instance contre les défendeurs relativement à une violation du droit d’auteur en ce qui concerne un programme informatique intitulé ROME v3.0 [le programme informatique Rome]. Dans sa déclaration, la demanderesse allègue que depuis environ 2015, les défendeurs reproduisent ou font reproduire au Canada le programme informatique Rome ou une partie importante de ce programme dans des logiciels qu’ils vendent, distribuent et offrent pour la vente, y compris les logiciels Aktavara OSS et NetDesigner.

[6]  En juin 2017, la demanderesse a présenté une requête  en ordonnance de confidentialité en vertu des articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106) au motif que la divulgation d’une partie des renseignements confidentiels visés par la requête, y compris le code source, pourrait causer un préjudice grave à ses droits exclusifs et commerciaux. Dans son projet d’ordonnance, la demanderesse a proposé que l’accès aux renseignements confidentiels soit accordé uniquement à M. O’Hara et aux autres employés désignés des défendeurs, aux experts et aux avocats des parties inscrits au dossier, ainsi qu’à la Cour et à son personnel et aux sténographes judiciaires.

[7]  En réponse à la requête de la demanderesse, les défendeurs ont demandé un niveau de confidentialité plus élevé et ont présenté un projet d’ordonnance leur permettant de désigner certains renseignements comme des renseignements hautement confidentiels « réservés aux avocats et aux experts », ce qui en empêcherait la divulgation à M. O’Hara. Les défendeurs ont fait valoir que, compte tenu des allégations de violation du droit d’auteur visant le programme informatique Rome présentées par la demanderesse, ils seraient tenus de divulguer des renseignements commerciaux exclusifs et d’autres renseignements de nature très délicate qui ont toujours été conservés à titre strictement confidentiel et qui ne sont généralement pas accessibles à la demanderesse, aux autres concurrents et au public. Ces renseignements, désignés par les défendeurs comme « renseignements hautement confidentiels », peuvent être classés en trois grandes catégories, à savoir 1) les renseignements exclusifs et techniques concernant le code source, la conception, la structure ou l’architecture des produits logiciels des défendeurs; 2) les renseignements commerciaux confidentiels de nature hautement délicate concernant les activités actuelles ou futures des défendeurs et 3) les renseignements financiers confidentiels concernant le rendement de certaines gammes de produits des défendeurs.

[8]  Les requêtes en ordonnance de confidentialité ont été entendues en même temps qu’une autre requête présentée par les défendeurs en vertu de l’article 107 des Règles des Cours fédérales. Tandis que la demanderesse a initialement demandé la disjonction des questions relatives à la responsabilité et des questions relatives à l’évaluation de la somme à accorder, les défendeurs ont demandé qu’une question distincte relevant de l’étape de l’examen de la responsabilité soit jugée séparément et avant les autres questions relatives à la responsabilité. La question distincte, désignée par les défendeurs comme une [TRADUCTION]« question préjudicielle », était de savoir si les programmes informatiques des défendeurs reproduisaient la totalité ou une partie importante du programme informatique Rome.

[9]  Le 19 octobre 2017, la juge responsable de la gestion de l’instance a défini les « questions préjudicielles » et a ordonné qu’elles soient jugées séparément et avant les autres questions relatives à la responsabilité. Plus précisément, l’ordonnance de disjonction définit les « questions préjudicielles » comme suit :

[traduction] la question de savoir si les logiciels définis dans la déclaration comme les « programmes informatiques contrefacteurs de Enghouse » reproduisent la totalité ou une partie importante du programme informatique ROME, et la question de savoir si le programme informatique ROME constitue la source à partir de laquelle les programmes informatiques contrefacteurs de Enghouse ont été créés.

[10]  Dans une décision distincte rendue le même jour, la juge responsable de la gestion de l’instance a accordé une ordonnance de consultation restreinte en ce qui concerne les « questions préjudicielles » et a ordonné aux parties de lui fournir un projet d’ordonnance rédigé conjointement. L’ordonnance de consultation restreinte a été achevée et rendue le 17 novembre 2017.

[11]  La demanderesse interjette maintenant appel de l’ordonnance de consultation restreinte au motif que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur en tirant les deux conclusions suivantes : 1) les éléments de preuve avancés par M. O’Hara à l’appui de la nécessité pour M. O’Hara d’accéder aux renseignements confidentiels de sorte que la demanderesse puisse comprendre la plaidoirie des défendeurs, prendre des décisions éclairées au sujet du litige et fournir des instructions et de l’aide à son avocat étaient de simples affirmations et n’étaient pas convaincants, et 2) il existait un [TRADUCTION] « risque » que le fait d’octroyer à M. O’Hara un accès au code source et aux renseignements connexes des défendeurs puisse influencer les décisions futures de M. O’Hara, inconsciemment ou par inadvertance.

III.  Analyse

[12]  Les parties conviennent du fait que la norme de contrôle applicable aux appels d’ordonnances discrétionnaires de protonotaires est la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [l’arrêt Housen], soit : 1) la norme de la décision correcte pour les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a un principe de droit isolable, et 2) la norme de « l’erreur manifeste et dominante » pour les conclusions de fait et les questions mixtes de fait et de droit (voir l’arrêt Housen aux paragraphes 19 à 37; l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, par. 66, et l’arrêt Mahjoub c Canada [Citoyenneté et immigration], 2017 CAF 157, par. 74).

[13]  Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable en l’espèce.

[14]  La demanderesse prétend que la norme de la décision correcte devrait être appliquée pour trancher l’appel parce que les erreurs alléguées sont des questions de droit ou des principes juridiques. La demanderesse fait valoir qu’elle n’avait pas le fardeau d’établir qu’elle souhaitait exercer le droit inhérent des parties de participer au processus judiciaire et de fournir des instructions et de l’aide à son avocat. La demanderesse fait également valoir que le risque de préjudice établi par la juge responsable de la gestion de l’instance n’était pas suffisant pour constituer les circonstances exceptionnelles  que requiert la justification de l’ordonnance rendue et que, par conséquent, la juge responsable de la gestion de l’instance a appliqué le mauvais seuil de préjudice à établir par la partie requérante.

[15]  Les défendeurs soutiennent que la demanderesse a omis de faire valoir l'existence d'une question de droit ou des principes juridiques isolables et qu’elle doit donc démontrer une erreur manifeste et dominante dans l’ordonnance de consultation restreinte rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance. Ils ajoutent en outre qu’« en raison de leur connaissance intime du procès et de sa dynamique, les protonotaires [...] doivent pouvoir jouir d’une grande latitude dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de gestion des instances » (J2 Global Communications Inc. c Protus IP Solutions Inc., 2009 CAF 41, par. 16).

[16]  La demanderesse reconnaît que la juge responsable de la gestion de l’instance a correctement énoncé les principes qui s’appliquent à une ordonnance de consultation restreinte. Bien que la demanderesse puisse faire valoir que les principes juridiques sous‑jacents ont été modifiés, après examen des arguments de la demanderesse, je suis d’avis que la demanderesse prétend essentiellement que l’application des principes juridiques aurait dû aboutir à un résultat différent. Par conséquent, les questions soulevées par la demanderesse se résument à des questions mixtes de fait et de droit, où aucun principe juridique isolable n’est en cause. La norme de contrôle appropriée est donc celle de l’erreur manifeste et dominante, et non celle de la décision correcte.

[17]  Pour arriver à cette conclusion, j’ai examiné la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Teal Cedar Products Ltd c Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32 [l’arrêt Teal Cedar], laquelle indique que les tribunaux doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils relèvent des questions de droit isolables parce que les questions mixtes, par définition, comportent des aspects de droit (Teal Cedar, par. 45).

[18]  Indépendamment de la norme de contrôle que la Cour doit appliquer,  je conclus à l'absence d'erreur, sous l'un ou l'autre aspect, qui justifierait l'intervention de la Cour.

[19]  La juge responsable de la gestion de l’instance a correctement énoncé les principes juridiques qui régissent la délivrance d’une ordonnance de consultation restreinte. Elle a tout d’abord établi que les ordonnances de confidentialité restreignant aux avocats l’accès aux renseignements confidentiels ne devraient être accordées que dans des circonstances exceptionnelles (voir l’arrêt Bard Peripheral Vascular Inc. c W.L. Gore & Associates, Inc., 2017 CF 585, par. 15 [l’arrêt Bard], l’arrêt Lundbeck Canada Inc. c Canada [Santé], 2007 CF 412, par. 14 [l’arrêt Lundbeck], l’arrêt Merck & Co Inc. c Brantford Chemicals Inc., 2005 CF 1360, par. 15 [l’arrêt Brantford Chemicals], et l’arrêt Merck & Co c Apotex Inc., 2004 CF 567, par. 8). Elle a ensuite cité certains des facteurs qui ont été énoncés par les cours pour définir les circonstances exceptionnelles, et indiqué que dans le cas où la divulgation des renseignements confidentiels compromettait des intérêts commerciaux ou scientifiques, le préjudice causé doit constituer une menace grave aux intérêts en question et doit être réel, important et étayé par la preuve (voir l’arrêt Bard .,par 15 et 16, l’arrêt Lundbeck, par. 5, 7 et 14 à 16, et l’arrêt Brantford Chemicals, par. 10). Elle a également indiqué que la Cour a reconnu que lorsque les parties sont des concurrents, il est parfaitement légitime que l’ordonnance de confidentialité ait pour but d’empêcher la divulgation à la partie adverse, surtout lorsque la preuve tend à démontrer que cette divulgation pourrait nuire aux intérêts de l’autre partie (voir l’arrêt Lundbeck, par. 16). Enfin, elle a reconnu qu’il incombe à la partie requérante de démontrer la nécessité d’une restriction visant à empêcher les avocats de divulguer des éléments de preuve pertinents à leur client afin d’obtenir des instructions (voir l’arrêt Bard, par. 29 et l’arrêtDeprenyl Research Limited c Canguard Health Technologies Inc. [1992], 41 C.P.R. [3d] 228).

[20]  La juge responsable de la gestion de l’instance a ensuite correctement appliqué ces principes juridiques pour en arriver à la conclusion que les renseignements confidentiels en cause étaient de nature très délicate et justifiaient une protection au moyen d’une ordonnance de consultation restreinte. Pour en arriver à cette conclusion, la juge responsable de la gestion de l’instance a jugé non convaincantes les simples affirmations de M. O’Hara à l’appui de la nécessité pour M. O’Hara d’accéder aux renseignements hautement confidentiels des défendeurs pour pouvoir comprendre la plaidoirie des défendeurs, prendre des décisions éclairées au sujet du litige et fournir des instructions et de l’aide à son avocat. Elle a également conclu qu’il y avait un risque réel et important, fondé sur la preuve, que la demanderesse puisse, par inadvertance ou inconsciemment, utiliser les renseignements confidentiels des défendeurs dans l’exercice de ses activités commerciales futures.

[21]  La demanderesse prétend qu’en concluant que les « simples affirmations » de la demanderesse n’étaient pas convaincantes, la juge responsable de la gestion de l’instance a imposé à la demanderesse le fardeau d’établir qu’elle souhaitait exercer son droit inhérent de participer au processus judiciaire et de fournir des instructions et de l’aide à son avocat.

[22]  Je suis convaincue que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas imposé un tel fardeau à la demanderesse. Elle n’a tout simplement pas été convaincue par l’affirmation de la demanderesse à l'appui de la nécessité de la divulgation de l’information. Je suis également d’avis, après examen du dossier, que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas mal interprété les affirmations de M. O’Hara. Outre sa déclaration selon laquelle la demanderesse n’a pas d’avocat interne, M. O’Hara n’expose pas en détail dans ses affidavits assermentés son affirmation voulant que la capacité de la demanderesse de comprendre la plaidoirie des défendeurs, de prendre des décisions éclairées au sujet du litige et de fournir des instructions et de l’aide à son avocat sera considérablement compromise s’il n’a pas accès aux documents, aux renseignements ou aux éléments de preuve divulgués ou présentés par les défendeurs.

[23]  La conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance au sujet des « simples affirmations » est conforme à la jurisprudence de la Cour. Dans l’arrêt Lundbeck, le juge Luc Martineau a rendu une ordonnance de confidentialité et a rejeté l’argument de la défenderesse selon lequel ses dirigeants devaient avoir accès aux renseignements confidentiels restreints de la partie requérante afin de donner des instructions à son avocat, en se fondant en partie sur le motif que l’avocat de la défenderesse pourrait transmettre les renseignements confidentiels à des experts indépendants. Comme dans l’affaire qui nous occupe, il a également conclu que la « simple assertion » selon laquelle l’avocat devrait envoyer ou exhiber les renseignements confidentiels à diffusion restreinte aux défendeurs en vue d’obtenir des instructions n’était pas convaincante (Lundbeck, par. 18).

[24]  Dans l’arrêt Rivard Instruments, Inc. c Ideal Instruments Inc., 2006 CF 1338 [l’arrêt Rivard], la Cour a également rejeté l’argument voulant qu’une ordonnance de consultation restreinte aurait entravé la capacité d’une partie de présenter sa preuve. Le juge Michel M.J. Shore a conclu que, si l’avocat d’une partie indique qu’un document réservé aux avocats doit être divulgué à son client, l’avocat de la partie peut toujours contester la désignation (Rivard, par. 41).

[25]  Le même principe s’applique dans l’affaire qui nous occupe. Afin de veiller à ce que l’ordonnance de consultation restreinte ne nuise pas indûment à la capacité de la demanderesse de mener la procédure, la juge responsable de la gestion de l’instance a conclu que ladite ordonnance ne s’appliquerait qu’aux renseignements confidentiels se rapportant aux « questions préjudicielles », tel qu’il est défini dans son ordonnance de disjonction. Elle a également décidé que l’ordonnance de consultation restreinte comprendrait une disposition permettant à l’avocat de la demanderesse de contester toute désignation « réservé aux avocats et aux experts » relative à une ordonnance de confidentialité accordée aux défendeurs si l’avocat de la demanderesse estimait que la divulgation d’un document particulier à M. O’Hara serait nécessaire pour que la demanderesse puisse présenter sa preuve. À mon avis, ces mesures permettent d’établir un juste équilibre entre la capacité de la demanderesse de présenter sa preuve et la nécessité d’assurer la confidentialité des renseignements hautement confidentiels des défendeurs. Contrairement aux arguments présentés par la demanderesse, la conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas d’incidence sur la relation avocat‑client. Si l’appel était accueilli, cela empêcherait la délivrance de toute ordonnance de consultation restreinte.

[26]  La demanderesse s’appuie sur la décision de la Cour dans l'affaire Bard pour démontrer l’importance de la relation avocat‑client et le lourd fardeau imposé à la partie qui demande une ordonnance allant à l’encontre des droits fondamentaux d’une partie. Cette instance portait sur la pertinence d’une ordonnance de confidentialité empêchant les avocats internes de la défenderesse d’avoir accès à une ordonnance rendue aux États‑Unis annulant une assignation à témoigner au motif que le témoin était inapte à subir un interrogatoire pour raison de santé, ainsi qu’aux dossiers médicaux du témoin. Après avoir conclu que l’affaire était distincte des affaires portant sur les renseignements commerciaux de nature délicate des parties au litige, la Cour s’est employée à établir si le droit du témoin à la vie privée constituait une « circonstance exceptionnelle » justifiant l’octroi d’une ordonnance de consultation restreinte aux avocats. La Cour a indiqué qu’elle n’avait reçu aucune explication démontrant en quoi la divulgation de ces renseignements aux avocats internes de la défenderesse porterait un grave préjudice à ce droit, surtout compte tenu du fait que ces avocats étaient deux officiers de la Cour et qu’à ce titre, ils avaient l’obligation de ne pas divulguer ou utiliser à d’autres fins que celles prévues dans l’instance les renseignements confidentiels découlant de l’instance en question. C’est dans ce contexte que la Cour a conclu que les allégations de préjudice n’étaient que des affirmations « lapidaires » qui ne justifiaient nullement de nuire aux rapports normaux qu’entretenaient l’avocat et son client. En fin de compte, la Cour a conclu que le protonotaire avait commis une erreur en concluant que l’ordonnance de consultation restreinte ne porterait pas préjudice à la défenderesse, puisque l’impossibilité pour ses experts externes ou ses avocats internes de consulter l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux aurait empêché la défenderesse de contester l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire.

[27]  À mon avis, les circonstances dans l’arrêt Bard sont tout à fait différentes des circonstances de l’affaire qui nous occupe. En l'espèce, les renseignements commerciaux de nature délicate sont le code source des programmes informatiques des défendeurs. Les parties sont des concurrents directs et le président et seul employé de la demanderesse est M. O’Hara. Comme l’ont affirmé les défendeurs, une fois que M. O’Hara aura reçu des renseignements de nature hautement délicate des défendeurs, il ne pourra pas « désapprendre » ce qu’il aura appris dans le contexte de l’action de la demanderesse.

[28]  La demanderesse s’appuie également sur l’arrêt Novopharm Limited c Nycomed Canada Inc., 2011 CF 109, en ce qui concerne la proposition selon laquelle une ordonnance de consultation restreinte ne devrait pas être accordée lorsque la partie exclue de la divulgation est une petite entreprise sans avocat interne.

[29]  À mon avis, l’absence d’un avocat interne peut, dans certaines circonstances, justifier le refus d’accorder une ordonnance de consultation restreinte. Cependant, chaque instance doit être jugée sur son propre fond. Dans l’affaire qui nous occupe, la juge responsable de la gestion de l’instance a effectivement tenu compte du fait que la demanderesse n’a pas d’avocat interne. Elle était également consciente qu’en raison de l’ordonnance de consultation restreinte, personne au sein de l’entreprise demanderesse n’aurait accès aux renseignements hautement confidentiels. Bien qu’elle ait manifesté sa sensibilité à l’égard des arguments présentés par la demanderesse, la juge responsable de la gestion de l’instance a fait remarquer que la demanderesse pourrait retenir les services d’un expert qui aurait accès à l’information et qui pourrait en discuter avec l’avocat de la demanderesse et l’expliquer à ce dernier. Elle a également souligné que M. O’Hara serait aussi en mesure de transmettre l’information sur le programme informatique ROME à l’expert de la demanderesse et que cela aiderait cet expert dans son analyse des programmes informatiques des défendeurs.

[30]  La demanderesse prétend également que la juge responsable de la gestion de l’instance a appliqué le mauvais seuil de préjudice à respecter par la partie qui demande une ordonnance de consultation restreinte lorsqu’elle a conclu qu’il existait un « risque »  que le fait d’octroyer à M. O’Hara un accès au code source et aux renseignements connexes des défendeurs puisse influencer les décisions futures de M. O’Hara, inconsciemment ou par inadvertance. La demanderesse fait valoir qu’un tel « risque » que les renseignements « influencent, inconsciemment ou par inadvertance », les décisions futures de M. O’Hara n’est pas suffisant pour constituer les « circonstances exceptionnelles » que requiert la justification de l’octroi d’une ordonnance de consultation restreinte.

[31]  Je ne suis pas d’accord. Les arguments de la demanderesse ne sont appuyés ni par la jurisprudence ni par la preuve dont la juge responsable de la gestion de l’instance était saisie.

[32]  Les défendeurs ont fait valoir qu’en cas de divulgation de renseignements hautement confidentiels, comme des renseignements exclusifs et techniques relatifs aux logiciels du groupe Enghouse, à ses activités commerciales ou à son rendement financier, ils seraient exposés à des conséquences négatives importantes. Les défendeurs ont allégué que a) des concurrents ou des concurrents potentiels pourraient copier ou reproduire la propriété intellectuelle du groupe Enghouse et l’intégrer dans leurs produits, ce qui ferait le groupe Enghouse perdrait son avantage concurrentiel et aurait une incidence négative sur la valeur de ses investissements dans les activités d’acquisition, de recherche ou de développement liées à ses produits logiciels; b) la position commerciale du groupe Enghouse serait négativement touchée en ce que des concurrents ou des concurrents potentiels auraient l’occasion de cibler les clients du groupe Enghouse, de reproduire les activités du groupe Enghouse ou de modifier leurs efforts de vente de sorte à nuire à la stratégie commerciale du groupe Enghouse, et c) des concurrents ou des concurrents potentiels pourraient offrir des prix inférieurs aux prix du groupe Enghouse ou mieux positionner leurs produits concurrentiels, ce qui aurait une incidence négative sur les activités du groupe Enghouse dans l’avenir (voir l’affidavit de M. Vaduva du 7 juillet 2017,, par. 16).

[33]  La Cour a conclu que lorsque les parties sont des concurrents, il est parfaitement légitime que l’ordonnance de confidentialité ait pour but d’empêcher la divulgation à la partie adverse, surtout lorsque la preuve tend à démontrer que cette divulgation « pourrait nuire aux intérêts de l’autre partie » (Lundbeck, par. 16, et Rivard, par. 40), que « les intérêts commerciaux d’une partie pourraient être compromis en l’absence d’ordonnance » (Rivard, par. 39), ou que la divulgation des renseignements confidentiels « causera un préjudice potentiel si ceux‑ci sont divulgués » (Lundbeck, par. 19).

[34]  La Cour a également reconnu dans l’arrêt Lundbeck que la divulgation des stratégies de marketing et de vente d’une partie conférerait un avantage concurrentiel à ses concurrents, même si la partie qui reçoit l’information n’a pas l’intention de les utiliser à mauvais escient. Plus précisément, le juge Martineau a déclaré qu’il était possible que :

[...] de tels renseignements confidentiels puissent être utiles à tout concurrent [...], lui conférant ainsi un avantage concurrentiel s’il connaît le résultat des ventes et le plan de commercialisation de Lundbeck. Si Genpharm, Genpharm ou Taylor étaient autorisées à obtenir la divulgation de ces documents non divulgués, des renseignements de nature commerciale s’avérant utiles à ces entreprises seraient portés à la connaissance de leurs employés qui pourraient, involontairement ou par inadvertance, les utiliser à mauvais escient sans que Lundbeck ne puisse le savoir et en l’absence de recours adéquat.

[35]  Cette même préoccupation a été formulée par le juge Shore dans l’arrêt Rivard : « une fois que les employés de Rivard auraient eu accès à ces renseignements délicats et exclusifs, on ne pourrait s’attendre à ce qu’ils  “n’y pensent pas” au moment de prendre des décisions d’affaires touchant leurs produits concurrentiels » (Rivard, par. 39).

[36]  On peut en dire autant des renseignements que les défendeurs cherchent à protéger au moyen d’une ordonnance de consultation restreinte. La conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance à cet égard est donc étayée par la preuve et le droit.

IV.  Conclusion

[37]  Après avoir examiné le dossier et les observations des parties, je suis convaincue que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a établi l'existence de circonstances exceptionnelles permettant l’octroi de l’ordonnance de consultation restreinte. En l’absence d’une erreur susceptible de révision justifiant l’intervention de la Cour, la requête en appel doit être rejetée avec dépens. Les dépens, taxés à 2 300 $, doivent être payés par la demanderesse aux défendeurs, quelle que soit l’issue de la cause.


ORDONNANCE dans l’affaire T‑1645‑16

LA COUR ORDONNE que la requête de la demanderesse en appel de l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats et aux experts rendue par la protonotaire Mandy Aylen et datée du 19 octobre 2017 soit rejetée avec dépens. Les dépens, taxés à 2 300 $, doivent être payés par la demanderesse aux défendeurs, quelle que soit l’issue de la cause.

« Sylvie E. Roussel »

Juge
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1645‑16

INTITULÉ :

ARCHITECTURE ARKIPELAGO INC. c ENGHOUSE SYSTEMS LIMITED ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 DÉCEMBRE 2017

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JANVIER 2018

COMPARUTIONS :

John C. Cotter

POUR LA DEMANDERESSE

Ara Basmadjian

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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