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Date : 20161223


Dossier : T-832-16

Référence : 2016 CF 1409

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

DENNIS PEARCE, WILLIAM STODDART, DENNIS DEFOE et KEVIN BRYANT

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont des détenus sous responsabilité fédérale à qui l’on prescrivait, jusqu’au 1er avril 2016, un médicament appelé gabapentine pour le traitement des douleurs chroniques et continues. En raison de modifications à la liste des médicaments admissibles du Service correctionnel Canada (SCC), aucune nouvelle ordonnance pour la gabapentine, à compter de cette date, n’est admise pour les détenus visés par le système de soins de santé du SCC. Certaines exceptions s’appliquent aux personnes atteintes de l’une de trois maladies données, soit l’épilepsie, la douleur neuropathique diabétique et le zona, ou aux personnes pour qui la gabapentine est jugée nécessaire au traitement d’une autre maladie lorsqu’un médecin traitant fait une demande de médicament [traduction] « hors pharmacopée » ou [traduction] « pour usage exceptionnel » qui est acceptée par le pharmacien régional de l’institution du détenu.

[2]  Le 25 mai 2016, les demandeurs, qui n’ont plus accès à la gabapentine, ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire afin de contester la validité de ces modifications apportées à la liste des médicaments admissibles du SCC. Ils allèguent que ces modifications sont contraires à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi) ainsi qu’au règlement et aux politiques connexes. Ils allèguent de plus que ces modifications violent les droits que leur reconnaissent les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et ne sont pas conformes à la politique acceptée concernant l’usage adéquat de la gabapentine. Les demandeurs sollicitent diverses réparations, notamment des ordonnances enjoignant au défendeur de prendre les mesures suivantes :

  • (i) annuler sans délai ces modifications faites à la liste des médicaments admissibles du SCC;

  • (ii) rétablir la prescription de la gabapentine aux demandeurs et aux autres détenus qui se sont vu refuser ce médicament sous le régime de la liste des médicaments admissibles modifiée;

  • (iii) veiller à ce qu’ils obtiennent sans délai l’opinion d’un autre spécialiste s’ils se voient refuser la gabapentine ou d’autres médicaments, et que le médecin de l’institution examine cette opinion de façon raisonnable.

[3]  Le 18 novembre 2016, deux de ces demandeurs, M. Dennis Pearce et M. William Stoddart (appelés aussi « parties requérantes » dans les présents motifs), ont présenté une requête en vue d’obtenir un redressement interlocutoire en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire. Ils allèguent que leur douleur ne peut être réduite que par la gabapentine sur ordonnance et que, en l’absence d’une ordonnance enjoignant au défendeur de ne pas continuer de les priver de ce médicament dans l’attente de la résolution de ladite demande, ils [traduction] « continueront dans un avenir prévisible à subir de la douleur et un préjudice connexe ».

[4]  Subsidiairement, les parties requérantes sollicitent une ordonnance par laquelle ils seront dispensés de l’application de la liste des médicaments admissibles modifiée en ce qui concerne l’obtention de la gabapentine sur ordonnance. Toujours à titre subsidiaire, ils sollicitent une ordonnance enjoignant au défendeur de permettre sans délai à un médecin de leur choix de présenter, en leur nom, une demande de médicament hors pharmacopée visant l’obtention de la gabapentine sur ordonnance.

[5]  C’est cette requête que la Cour est appelée à trancher en l’espèce.

[6]  Il est désormais bien établi que, pour obtenir gain de cause, la partie requérante doit satisfaire à chaque étape du critère à trois volets suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse, qui n’est ni futile, ni vexatoire, ni vouée à l’échec;

  2. Elle subira un préjudice irréparable en cas de refus du redressement;

  3. La prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un tel redressement (RJR–MacDonald c Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 334 [RJR–MacDonald]).

[7]  Il est bien établi aussi que, lorsque le redressement interlocutoire sollicité est en somme, comme en l’espèce, semblable à celui qui est sollicité dans les procédures sous-jacentes, la Cour doit entreprendre un examen plus approfondi du bien-fondé de la demande sous-jacente afin de pouvoir conclure qu’elle soulève une question sérieuse (Première nation Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2014 CF 197, au paragraphe 23).

[8]  Les parties requérantes soutiennent que les questions soulevées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente sont sérieuses et qu’elles auront d’importantes répercussions sur la prestation de soins de santé au SCC. Le défendeur allègue que les parties requérantes doivent faire plus que d’énumérer les questions à juger, surtout lorsque le redressement sollicité dans les procédures d’injonction interlocutoire consiste essentiellement à accorder la réparation sollicitée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Le défendeur soutient à cet égard que les questions soulevées ne sont pas explicitées dans une mesure appréciable de façon à permettre à la Cour de procéder à l’examen du bien-fondé de la demande sous-jacente du type qui s’impose dans les circonstances. Le défendeur allègue de plus que la demande sous-jacente a été déposée hors délai et qu’elle ne devrait pas être examinée de toute façon, puisque la procédure de règlement des griefs prévue à la Loi n’a pas été épuisée.

[9]  Bien que le défendeur soulève certaines préoccupations sérieuses concernant la première étape du critère à trois volets, il n’y a pas lieu que je les tranche, puisque je suis d’avis que les parties requérantes n’ont pas établi qu’elles subiront un préjudice irréparable si le redressement provisoire qu’elles sollicitent n’est pas accordé.

[10]  Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt RJR–MacDonald, précité, la notion de « préjudice irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue (à la page 341). Il est toutefois bien établi en droit que la partie requérante doit satisfaire à une norme élevée à cette étape du critère à trois volets. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] :

[31]  Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante (Renvois omis.)

[11]  En l’espèce, la Cour fait face à des éléments de preuve conflictuels quant à savoir si seule la gabapentine peut soulager les maladies des parties requérantes et la douleur qui y est associée. Comme il a été indiqué précédemment, les parties requérantes allèguent souffrir de douleurs continues qui ne peuvent être prises en charge efficacement que par l’usage de la gabapentine. M. Stoddart va jusqu’à alléguer qu’il vit une [traduction] « existence infernale » depuis qu’on ne lui donne plus accès à la gabapentine. Ces déclarations ne sont toutefois étayées par aucune preuve médicale et sont contredites par le médecin attitré des parties requérantes, la docteure Diana Wyatt, dont les éléments de preuve indiquent que les parties requérantes possèdent leurs pleines capacités fonctionnelles, qu’elles peuvent accomplir leurs activités quotidiennes normales et qu’elles n’ont pas besoin de la gabapentine, qui, à son avis, ne traitera pas leur douleur.

[12]  La docteure Wyatt n’est pas une employée du SCC. C’est un médecin indépendant travaillant à son compte qui exerce la médecine dans le système de soins de santé du SCC. Ses éléments de preuve indiquent que la prise en charge de la douleur devait viser surtout à améliorer les capacités fonctionnelles et à permettre aux patients d’accomplir leurs activités quotidiennes normales et que la douleur est prise en charge avec succès lorsqu’un patient peut faire ce qu’il veut sans que la douleur ne le gène de façon importante. Elle soutient que tel est le cas de M. Pearce et de M. Stoddart.

[13]  Au cours des 18 derniers mois, M. Pearce s’est plaint à deux reprises à l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario concernant l’approche de la docteure Wyatt en ce qui concerne la prise en charge de la douleur, notamment son approche à l’égard de la gabapentine. Ces plaintes ont été rejetées. L’Ordre a conclu que la docteure Wyatt avait évalué de façon adéquate l’état de M. Pearce et qu’il était raisonnable de sa part de se concentrer sur la capacité fonctionnelle de M. Pearce en prenant ses décisions relatives au traitement.

[14]  M. Pearce affirme qu’il ne souscrit pas aux conclusions de l’Ordre. Aux fins de la présente demande, on ne saurait faire fi de ces conclusions. De plus, la Cour ne peut s’empêcher de tirer des inférences défavorables du fait que M. Pearce a refusé l’offre de la docteure Wyatt d’être envoyé, aux frais du SCC, au Kingston Orthopedic Pain Management Institute (KOPI), un établissement de prise en charge de la douleur orthopédique à Kingston, au mois de mai 2016 et que M. Stoddard a cessé de consulter la docteure Wyatt.

[15]  À l’audience, l’avocat des parties requérantes a reconnu que ses clients n’allèguent pas que la douleur dont ils souffrent est insupportable. Il affirme que ses clients se préoccupent du rythme auquel avancent les procédures et de l’incidence de cette évolution sur leur bien-être physique et psychologique. Cela expliquerait leur défaut de présenter une requête en vue de l’obtention d’un redressement provisoire lors du dépôt de leur demande de contrôle judiciaire. Je constate, à cet égard, que les deux autres demandeurs, M. Bryant et M. Defoe, bien qu’ils soient prétendument soumis exactement à la même situation que les parties requérantes, n’ont pas encore sollicité de redressement provisoire et qu’il n’y a aucune indication qu’ils le feront.

[16]  Je dois tenir compte du fait que, quelques jours après le transfert de M. Pearce vers l’institution à laquelle il est actuellement détenu, une fouille de la cellule de M. Pearce a révélé la présence d’une [traduction] « quantité astronomique » de gabapentine et de Tylenol 3 dans sa cellule. Dans le cas de M. Stoddart, qui reçoit de la gabapentine depuis 2006, il a eu des problèmes liés à la drogue auprès du SCC à au moins deux occasions. La première fois, il a échoué une vérification de carte concernant les médicaments en sa possession, alors que la seconde fois, il a été jugé avoir pris moins que la quantité prescrite.

[17]  Les éléments de preuve qui m’ont été présentés indiquent que la prise en charge de la douleur en milieu correctionnel est difficile en raison de l’importance de trouver l’équilibre entre le traitement de la douleur et la prévention de l’usage abusif d’analgésiques et du trafic dans ce milieu. Plus précisément, les éléments de preuve révèlent que les médicaments comme la gabapentine, laquelle a de la valeur en prison en raison de ses propriétés psychoactives, sont susceptibles de faire l’objet d’un usage abusif et constituent donc un risque pour le bien-être médical des détenus et pour la sécurité des institutions correctionnelles. Plus précisément, le détournement, c’est-à-dire le fait pour un détenu, volontairement ou par coercition, de détourner des médicaments et de les vendre ou les donner, représente un problème constant pour le SCC.

[18]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, lorsque les éléments de preuve sont examinés dans leur ensemble, l’opinion professionnelle de la docteure Wyatt selon laquelle les parties requérantes possèdent leurs pleines capacités fonctionnelles, ont reçu un traitement adéquat et n’ont pas besoin de la gabapentine doit être préférée aux propres déclarations des parties requérantes selon lesquelles le fait d’être privé de gabapentine constitue un préjudice irréparable. En d’autres mots, les parties requérantes n’ont pas établi au moyen d’éléments de preuve clairs et probants qu’il existe une forte probabilité qu’un préjudice irréparable soit inévitablement causé, sauf si le redressement provisoire est accordé (Glooscap, au paragraphe 31).

[19]  Étant donné que le critère à trois volets doit s’interpréter de façon conjonctive, le défaut des parties requérantes de satisfaire au critère du préjudice irréparable suffit pour statuer sur la présente requête. Quoi qu’il en soit, j’aurais aussi rejeté la requête au motif que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’octroi du redressement provisoire sollicité. À mon avis, l’intérêt du public dans le fait que la gabapentine ne soit prescrite que dans des circonstances exceptionnelles aux personnes qui ne remplissent pas les exigences de la liste des médicaments admissibles du SCC en raison de la nature de ce médicament et de son usage abusif possible en milieu correctionnel l’emporte dans les circonstances de l’espèce sur l’intérêt des parties requérantes à ce que le SCC soit enjoint de leur donner accès à la gabapentine.

[20]  Le défendeur demande des dépens de 2 203,90 $, débours compris. Les parties requérantes ne demandaient pas de dépens dans le cadre de la requête. Elles allèguent qu’il n’y a pas lieu que la Cour adjuge des dépens en l’espèce ou, si elle décide de le faire, qu’elle prenne en compte leurs moyens financiers limités. La Cour possède un pouvoir discrétionnaire complet concernant le montant des dépens à adjuger (Shotclose c Première nation de Stoney, 2011 CF 1051), et j’estime que des dépens de 400 $, débours compris, sont indiqués dans les circonstances de l’espèce.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée, avec dépens de 400 $, débours compris, adjugés en faveur du défendeur.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -832-16

 

INTITULÉ :

DENNIS PEARCE, WILLIAM STODDART, DENNIS DEFOE et KEVIN BRYANT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 décembre 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 décembre 2016

 

COMPARUTIONS :

J. TODD SLOAN

 

POUR LES DEMANDEURS

 

KIRK SHANNON ET

AILEEN JONES

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

TODD SLOAN LEGAL SERVICES

Avocats

Kanata (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

WILLIAM F. PENTNEY

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

OTTAWA (ONTARIO)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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