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Date : 20170120


Dossier : T-2105-16

Référence : 2017 CF 76

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

UNILIN BEHEER B.V. ET

FLOORING INDUSTRIES LIMITED, SARL

demanderesses

et

TRIFOREST INC., JUNWU ZHANG

ZAIRONG FENG, CONGYU ZHANG

ET MOLSON INTERNATIONAL TRADING INC.

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

I. Aperçu

[1] Dans un avis de requête modifiée du 28 décembre 2016, les demanderesses, Unilin Beheer B.V. (Unilin) et Flooring Industries Limited, Sarl (FIL) ont sollicité trois mesures de redressement à notre Cour. D’abord, elles demandent la révision de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva ex parte (l’ordonnance d’injonction Mareva) rendue par le juge Leblanc le 19 décembre 2016 à l’encontre des défendeurs Triforest Inc. (Triforest), M. Junwu Zhang, Mme Zairong Feng et M. Congyu Zhang (collectivement, les défendeurs Triforest) ainsi qu’une déclaration indiquant que l’ordonnance d’injonction Mareva a été exécutée légalement. Deuxièmement, ils cherchent à faire convertir l’ordonnance d’injonction Mareva en une ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva conformément à l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Troisièmement, ils souhaitent obtenir une ordonnance d’injonction interlocutoire à l’encontre des défendeurs Triforest ainsi que de la défenderesse Molson International Trading Inc. (Molson) aux termes de l’article 373 des Règles ou, subsidiairement et comme peuvent le décider les défendeurs, une ordonnance de dépôt à la Cour. Les trois volets de la requête des défendeurs sont collectivement désignés « requête en révision » en l’espèce.

[2] Les demanderesses affirment que les défendeurs enfreignent certains de leurs brevets portant sur des revêtements de sol stratifié. Le revêtement de sol stratifié est composé de plusieurs couches de produits à base de bois et comprend généralement plusieurs panneaux assemblés de façon à couvrir le sol.

[3] Les demanderesses soutiennent que la Cour devrait rendre une ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva à l’encontre des défendeurs Triforest en raison de l’existence d’un risque véritable que ceux-ci retirent leurs actifs liquides du Canada ou qu’ils les dilapident pour contrecarrer tout jugement prononcé à leur endroit. Les demanderesses soutiennent, en outre, que la Cour devrait également ordonner une injonction interlocutoire à l’encontre de tous les défendeurs afin de les empêcher de continuer à fabriquer, à utiliser, à vendre ou à importer au Canada des produits de revêtement de sol stratifié jusqu’à ce que les questions de validité et de contrefaçon de brevet soient tranchées par notre Cour dans l’action principale.

[4] Les défendeurs répondent que la Cour devrait rejeter la requête des demanderesses quant à l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva au motif que celle-ci a été obtenue de façon inappropriée et qu’elle est impossible à exécuter adéquatement. Les défendeurs soutiennent en outre que les demanderesses n’ont pas établi l’existence du risque réel voulant que les défendeurs Triforest retirent ou dilapident leurs ressources financières, encore moins en dehors du cours normal de leurs activités commerciales, afin d’éviter la possibilité d’un jugement. Finalement, les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas ordonner une injonction interlocutoire pour restreindre leurs activités de fabrication, d’utilisation, de vente ou d’importation au Canada du revêtement de sol stratifié enfreignant prétendument les brevets des demanderesses puisque celles-ci n’ont pas établi de préjudice irréparable ne pouvant être compensé financièrement.

[5] La présente requête en révision soulève trois questions en litige :

  1. L’ordonnance d’injonction Mareva a-t-elle été exécutée légalement?

  2. L’ordonnance d’injonction Mareva devrait-elle être convertie en ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva?

  3. L’ordonnance d’injonction interlocutoire sollicitée par les demanderesses devrait-elle être rendue?

[6] Pour les motifs qui suivent, la requête en révision des demanderesses est accueillie en partie. Je conclus que l’ordonnance d’injonction Mareva a été exécutée légalement conformément à ses modalités et suivant les règles de procédure applicables. Cependant, je ne suis pas convaincu que les éléments nécessaires à la délivrance d’une ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva soient réunis. En effet, les demanderesses n’ont pas obtenu et présenté une preuve suffisante pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a un risque réel de retrait ou de dilapidation d’actifs en vue de contrecarrer un jugement. Je ne suis également pas convaincu que le critère en trois volets, énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald] concernant les injonctions interlocutoires est satisfait, car les demanderesses ont manifestement omis de produire une preuve claire et non conjecturale démontrant, selon la prépondérance des probabilités, qu’elles subiraient un préjudice irréparable si cette injonction n’était pas accordée.

II. Contexte

A. Les parties

[7] Les demanderesses Unilin et FIL sont des sociétés sœurs membres du Groupe Unilin. Unilin est une société néerlandaise tandis que FIL est une société luxembourgeoise. Le Groupe Unilin regroupe des sociétés en tête de file des fabricants de différents produits pour l’industrie des matériaux de construction, notamment les revêtements de sol stratifié.

[8] Traditionnellement, le revêtement de sol stratifié était installé en rassemblant des panneaux embouvetés à l’aide d’un adhésif, comme une colle. Le Groupe Unilin a conçu une technologie révolutionnaire permettant de joindre des panneaux de plancher stratifié sans adhésif (la technologie d’assemblage sans colle), puis l’a mise en marché en 1997. La technologie d’assemblage sans colle consiste à tailler les extrémités embouvetées des panneaux de plancher de façon à ce qu’ils soient « verrouillés » une fois rassemblés. Les panneaux de plancher embouvetés peuvent être rassemblés par rotation ou déplacement latéral. La technologie d’assemblage sans colle est protégée partout dans le monde grâce à un large éventail de brevets appartenant au Groupe Unilin.

[9] Unilin détient les droits des brevets relatifs à la technologie d’assemblage sans colle et FIL est responsable de l’attribution de licences et du respect des droits des brevets du Groupe Unilin. Les demanderesses ne fabriquent pas ou ne vendent pas directement de revêtement de sol stratifié au Canada, mais ils sont présents sur le marché canadien par l’entremise d’importateurs de leurs produits sous licence.

[10] Les défendeurs Triforest sont des importateurs, distributeurs et détaillants canadiens de revêtement de sol stratifié. Triforest exploite trois magasins au Canada, un à Markham, en Ontario, et deux dans la région de Vancouver, en Colombie-Britannique. Elle emploie 20 personnes. Triforest vend ses revêtements de sol stratifié aux détaillants en association avec les marques de commerce TOUCAN et TOUCAN FOREST PRODUCTS, puis les détaillants les revendent aux consommateurs canadiens. Triforest ne détient pas de licence des demanderesses pour les revêtements de sol stratifié (les produits non autorisés) qu’elle vend actuellement.

[11] Les trois défendeurs individuels sont tous administrateurs de Triforest. Ils sont membres de la même famille : M. Zhang et Mme Feng sont mari et femme, tandis que Mme Zhang est leur fille.

[12] Les produits non autorisés importés par Triforest sont fabriqués par au moins deux sociétés situées en Chine, nommément Chuzhou Runlin Wood Industry Co Ltd (Runlin) et Shenglang Wood Co, Ltd (Shenglang). Triforest, Runlin, Shenglang et les trois défendeurs individuels sont également associés à une troisième entreprise chinoise, Chuzhou Jiude Wood Co, Ltd (Jiude). Shenglang était titulaire d’une licence du Groupe Unilin de janvier 2014 à mars 2016; or celle-ci a été révoquée, car Shenglang a omis de déclarer tous les produits fabriqués et vendus sous licence et donc, les droits dus à Unilin. Runlin et Jiude ne sont pas titulaires de licences d’Unilin et n’en ont jamais eues. M. Zhang, Mme Feng et Mme Zhang sont également les actionnaires et les représentants légaux des trois fabricants chinois Runlin, Shenglang et Jiude.

[13] En d’autres termes, les trois défendeurs individuels sont engagés dans les activités commerciales de Triforest au Canada ainsi que dans les entreprises chinoises qui fabriquent et exportent les produits non autorisés importés et distribués au Canada par Triforest.

[14] La défenderesse Molson vend les revêtements de sol stratifié importés au Canada par Triforest dans deux de ses magasins situés à Markham et à Mississauga, en Ontario. Selon l’examen mené par les demanderesses concernant les données disponibles publiquement, on estime que Molson est le deuxième plus important importateur de revêtement de sol stratifié non autorisé fabriqué par Runlin, après Triforest.

B. Les brevets des demanderesses

[15] Unilin détient un large éventail de brevets et de demandes de brevets déposées partout dans le monde concernant la technologie d’assemblage sans colle, y compris les brevets canadiens nos 2 475 076 (le brevet 076) et 2 522 321 (le brevet 321) portant sur certains éléments de la technologie d’assemblage sans colle (ci-après collectivement, les brevets canadiens). FIL est titulaire d’une licence quant aux brevets canadiens et a le droit d’accorder des sous-licences.

[16] Au fil des ans, le Groupe Unilin a élaboré un programme de licences exhaustif en lien avec sa technologie d’assemblage sans colle. Au chapitre de celui-ci, Unilin accorde des licences à des fabricants partout dans le monde afin qu’ils produisent et vendent des revêtements de sol incorporant cette technologie. À l’heure actuelle, le Groupe Unilin compte 150 titulaires de licences actifs pour la technologie d’assemblage sans colle et, selon les données de base disponibles aux demanderesses, quelque 49 importateurs canadiens de revêtement de sol stratifié ont importé exclusivement des produits sous licence d’Unilin en 2016.

[17] En 2012, les demanderesses ont élaboré un programme aux termes duquel les fabricants sous licence dans certains pays (y compris la Chine) doivent apposer une étiquette d’authentification holographique (l’étiquette L2C) sur chaque boîte de revêtement de sol fabriqué sous licence (le programme L2C). L’objectif du programme L2C est de faciliter l’identification des produits sous licence d’Unilin sur le marché et de tracer plus exactement le volume complet de produits intégrant la technologie d’assemblage sans colle fabriqué par ses titulaires de licence.

[18] Le Groupe Unilin a distribué plus de 143 millions d’étiquettes L2C à ses titulaires de licence depuis le début du programme L2C en avril 2012. Les titulaires de licences ont ainsi rapporté la fabrication et la vente d’environ 280 millions de mètres carrés de revêtement de sol stratifié depuis cette date. De plus, les demanderesses ont consacré temps et ressources à faire respecter les brevets reliés à la technologie d’assemblage sans colle partout dans le monde, y compris au Canada.

C. Historique des procédures

[19] Vers août 2014, les demanderesses ont été informées des présumées activités de contrefaçon de Triforest. Une enquête effectuée par les demanderesses a permis de découvrir que Triforest importait, distribuait et vendait au Canada des revêtements de sol stratifié fabriqués par Runlin sans licence, s’adonnant ainsi à la contrefaçon de plusieurs revendications des brevets canadiens et ne comportant pas l’étiquette L2C.

[20] De septembre 2014 à septembre 2015, les demanderesses et leur avocat ont transmis plusieurs lettres à Triforest lui enjoignant de cesser d’importer et de vendre le revêtement de sol stratifié non autorisé. En octobre 2015, les représentants de Triforest (y compris Mme Feng) ont rencontré l’avocat des demanderesses. La preuve soumise par les demanderesses démontre que, durant cette rencontre, Triforest a confirmé qu’elle importait des produits non autorisés fabriqués par Runlin. Mme Feng a également indiqué que Triforest ne serait pas en position de dédommager les demanderesses pour les redevances impayées découlant de l’importation et de la vente antérieures de produits non autorisés; si elle était forcée de le faire, Triforest déclarerait faillite. Triforest a également confirmé, lors de cette rencontre, qu’elle cesserait de vendre des revêtements de sol stratifié non autorisés au Canada.

[21] Au début de l’année 2016, les demanderesses ont appris que, malgré la rencontre d’octobre 2015, Triforest avait continué d’importer au Canada des quantités importantes de revêtement de sol stratifié non autorisé de Runlin. Selon l’enquête des demanderesses datée d’août 2016, Triforest avait importé au Canada près d’un million de mètres carrés de revêtement de sol stratifié non autorisé de Runlin.

[22] D’octobre 2013 à avril 2015, les demanderesses ont également écrit à Molson. En premier lieu, ils ont informé Molson du programme L2C, de l’étiquette L2C ainsi que des brevets détenus par le Groupe Unilin quant aux revêtements de sol stratifié comprenant la technologie d’assemblage sans colle. Puis, lorsque les demanderesses ont appris que Molson vendait le revêtement de sol stratifié fabriqué par Runlin et importé par Triforest, ils ont demandé à Molson de cesser l’importation et la vente du produit non autorisé.

[23] En mai et en juin 2016, les demanderesses ont retenu les services d’enquêteurs afin qu’ils se procurent des échantillons des produits vendus par Triforest et Molson à Toronto et à Vancouver. La grande majorité des boîtes de produit non autorisé obtenues par les enquêteurs ne portaient pas l’étiquette L2C. En juin et en juillet 2016, l’expert technique des demanderesses, M. Joseph Loferski, a testé et analysé certains échantillons de revêtement de sol achetés par les enquêteurs afin de déterminer s’ils enfreignaient certaines revendications particulières des brevets canadiens. M. Loferski a rendu ses conclusions en octobre 2016 : tous les éléments des revendications 13 à 17, 19, 20 et 21 du brevet 076 ainsi que des revendications 10, 11 et 12 du brevet 321 se retrouvaient sur chacun des échantillons du produit analysés.

[24] En octobre 2016, les demanderesses ont confié à M. Olivier Soucisse, enquêteur analyste, la mission d’enquêter sur la situation financière des défendeurs Triforest. M. Soucisse a analysé les antécédents des défendeurs, a confirmé la propriété de biens immobiliers et d’autres actifs, et a obtenu des renseignements sur leur situation financière et leur patrimoine. M. Soucisse a rendu son rapport en novembre 2016. Il a conclu que les actifs canadiens des défendeurs Triforest incluaient des biens immobiliers fortement hypothéqués ainsi que des comptes bancaires dont les détails et les contenus sont inconnus.

[25] Le 6 décembre 2016, les demanderesses ont entrepris une action en contrefaçon de brevet à l’encontre des défendeurs et ont présenté une demande d’injonction Mareva ex parte contre les défendeurs Triforest. Notre Cour, s’appuyant sur la preuve présentée par les demanderesses, y compris les affidavits des enquêteurs, de M. Loferski, de M. Soucisse et d’une représentante de FIL, Mme Christine Walmsley-Scott, a entendu et accueilli cette demande ex parte le 19 décembre 2016. L’ordonnance d’injonction Mareva était dirigée contre Triforest, les trois défendeurs individuels, ainsi que différentes banques et institutions financières.

D. Question du privilège relatif au règlement

[26] Les défendeurs Triforest soutiennent que les demanderesses se sont indûment appuyées sur certains documents lesquels bénéficient du privilège relatif au règlement. Ces documents font état de la rencontre qui s’est tenue en octobre 2015 entre les représentants de Triforest et le procureur des demanderesses et des discussions sur les importations de produits non autorisés ainsi que la contrefaçon alléguée des brevets canadiens des demanderesses.

[27] Je ne partage pas l’avis des défendeurs Triforest. Il est bien établi que le privilège relatif au règlement exige la présence de trois conditions : un différend litigieux doit s’être élevé ou être envisagé; la communication doit être faite sous la réserve explicite ou tacite qu’elle ne soit pas divulguée au tribunal en cas d’échec des négociations; la communication doit avoir pour but un règlement à l’amiable (Kirkbi AG c Ritvik Holdings Inc, [2002] ACF no 793, au paragraphe 175). Cependant, il existe une exception à la règle du privilège relatif au règlement lorsque la communication visée par le privilège n’est pas utilisée pour établir la responsabilité de la conduite visée par les négociations ou la faiblesse de la cause d’action, c’est-à-dire lorsqu’elle est utilisée à d’autres fins. Dans de telles circonstances, le privilège n’empêche pas la production devant la Cour (Sopinka, Lederman & Bryant, The Law of Evidence in Canada, 4e éd., Markham : LexisNexis Canada Inc, au paragraphe 14.343; Sabre Inc v International Air Transport Assn, [2009] OJ no 903, aux paragraphes 20 et 21).

[28] En l’espèce, les demanderesses ne s’appuient pas sur les documents contestés pour établir la responsabilité des défendeurs Triforest concernant la contrefaçon alléguée de leurs brevets canadiens. En outre, les documents sont déposés pour démontrer le fait que Triforest connaissait l’existence des licences des demanderesses et que ses représentants avaient indiqué qu’elle n’aurait pas la capacité financière de verser toutes les redevances liées aux produits non autorisés, si elle était tenue de le faire.

[29] Ces documents et les arguments se fondant sur leur contenu peuvent donc être examinés par notre Cour dans le cadre de la requête en révision des demanderesses.

III. Discussion

A. Exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva

[30] La première question à trancher est à savoir si l’ordonnance d’injonction Mareva rendue le 19 décembre 2016 a été exécutée légalement.

[31] La question en litige quant à la première partie de la requête déposée par les demanderesses vise la révision de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva afin de déterminer si celle-ci a été effectuée légalement. Il ne s’agit pas d’un appel interjeté concernant le fond de l’ordonnance d’injonction Mareva ou d’une requête en sursis d’exécution. Il ne s’agit pas non plus d’une requête visant à modifier ou à écarter l’ordonnance d’injonction Mareva conformément à l’article 399 des Règles.

[32] Étant donné le dossier qui m’a été présenté, je conclus que l’ordonnance d’injonction Mareva a été exécutée légalement en l’espèce par les demanderesses.

1) Injonctions Mareva

[33] Une injonction Mareva est un type d’injonction interlocutoire où les actifs d’une partie sont gelés afin qu’ils ne puissent être retirés du ressort ou dilapidés dans le but de contrecarrer un jugement. Il s’agit d’une forme exceptionnelle d’injonction, accordée au motif qu’il existe un risque véritable que les défendeurs dilapident les actifs ou les retirent du territoire avant le jugement, ce qui rendrait un jugement à leur encontre inutile, car il n’y aurait plus aucun actif permettant son exécution.

[34] Une injonction Mareva est une mesure des plus extraordinaire. La règle générale en droit a été établie dans l’arrêt Lister & Co v Stubbs, [1886-90] All ER 797 (CA) : aucune mesure exécutoire n’est possible avant jugement et aucun jugement ne peut être obtenu avant procès (Aetna Financial Services c Feigelman, [1985] 1 RCS 2 [Aetna], au paragraphe 10; Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2010 CF 241 [Eli Lilly], au paragraphe 15). Le principe fondamental est qu’un demandeur n’a pas droit à une mesure de redressement ou d’exécution à l’encontre des actifs du défendeur sans avoir d’abord établi sa responsabilité. Au surplus, une ordonnance d’injonction Mareva est habituellement rendue ex parte, ce qui rend le fardeau plus lourd pour la partie requérante. L’obtention d’une injonction Mareva n’est donc uniquement possible lorsque certaines conditions rigoureuses sont réunies; les cours devraient par conséquent se montrer prudentes avant d’émettre une telle ordonnance.

[35] Le critère à remplir pour accorder une injonction Mareva est bien établi; il a d’abord été élaboré par Lord Denning dans Third Chandris Shipping Corporation v Unimarine SA, [1979] 1 QB 645 (CA) [Third Chandris]. Les exigences décrites par Lord Denning dans l’arrêt Third Chandris ont été approuvées et citées au Canada, puis les cours canadiennes les ont adaptées et reformulées dans différentes décisions (Chitel et al v Rothbart et al (1982), 141 DLR (3d) 268 (Ont CA) [Chitel], aux paragraphes 43 à 57; arrêt Aetna, aux paragraphes 19 à 21; Marine Atlantic Inc c Blyth et al (1993), 113 DLR (4th) 501 (CAF) [Marine Atlantic], aux paragraphes 5 à 10; décision Eli Lilly, aux paragraphes 17 à 20; Cho v Twin Cities Power-Canada, 2012 ABCA 47, au paragraphe 5).

[36] Conformément à ces précédents, la partie requérante doit satisfaire au critère suivant pour obtenir une injonction Mareva :

  1. déposer un dossier qui repose sur une forte preuve prima facie;

  2. répondre aux cinq directives suivantes élaborées dans l’arrêt ThirdChandris, telles qu’elles ont été modifiées et reformulées dans l’arrêt Chitel :

    1. faire une divulgation complète et franche de toutes les questions connues de la partie requérante qu’il est important que le juge connaisse;

    2. donner les détails de sa réclamation contre le défendeur, en indiquant le motif de la réclamation et la somme demandée et en exposant franchement les points soulevés par le défendeur contre la réclamation;

    3. donner certains motifs de croire que le défendeur a des actifs dans le ressort;

    4. donner certains motifs de croire qu’il y a un risque que les actifs soient retirés du ressort ou dilapidés pour contrecarrer le jugement; et

    5. s’engager à acquitter les dommages-intérêts si la requête sur le fond n’est pas accueillie ou si l’injonction s’avère injustifiée; et

  3. satisfaire au critère en trois volets pour l’obtention d’une injonction interlocutoire décrit dans l’arrêt RJR-MacDonald, soit la présence d’une question sérieuse à trancher, la survenance d’un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas ordonnée, ainsi que le fait que la prépondérance des inconvénients la favorise.

[37] Si la partie requérante ne parvient pas à remplir l’une ou l’autre de ces conditions, les cours devraient refuser de délivrer une injonction Mareva.

2) Exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva

[38] Les modalités entourant l’exécution de l’injonction Mareva ont été indiquées dans l’ordonnance.

[39] L’ordonnance d’injonction Mareva exigeait des demanderesses qu’elles remettent à la Cour la somme de 50 000 $ en garantie en cas de dommages-intérêts avant la signification de celle-ci aux défendeurs, aux banques ou aux institutions financières. Les demanderesses ont dûment remis 50 000 $ à la Cour le 20 décembre 2016.

[40] L’injonction Mareva a été signifiée en bonne et due forme ainsi que par télécopieur les 21 et 22 décembre 2016 à huit banques et institutions financières (nommément, la Banque de Montréal, la CIBC, la HSBC, la Banque Royale du Canada, la Banque Scotia, la Banque TD Canada Trust (la Banque TD), la Bank of China et la Industrial and Commercial Bank of China (la ICBC)). L’ordonnance d’injonction Mareva était accompagnée d’une lettre de l’avocat des demanderesses enjoignant aux banques et institutions financières d’exécuter les modalités de l’injonction. Entre autres, la lettre mentionnait aux banques et aux institutions financières que l’ordonnance visait à empêcher les défendeurs Triforest de transférer des actifs (y compris des virements en argent) à l’extérieur du Canada.

[41] L’ordonnance d’injonction Mareva a ensuite été signifiée en bonne et due forme à Triforest, à Mmes Feng et Zhang le 21 décembre 2016, puis le jour suivant à M. Zhang et à Molson. Les affidavits déposés par les demanderesses à l’appui de la requête en révision en témoignent.

[42] Comme l’exigeait l’ordonnance, les demanderesses ont déposé leur requête en révision de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva dans les 14 jours suivant la signification à tous les défendeurs, soit le 4 janvier 2016, la veille de la date d’expiration prévue de l’ordonnance. L’avocat des demanderesses a également déposé à la Cour les rapports écrits reçus des banques et des institutions financières suivant l’exécution de l’ordonnance. Il n’y a aucune indication voulant que les demanderesses n’aient pas dédommagé les banques et les institutions financières pour les frais raisonnables découlant de la recherche et du gel des actifs de la manière ordonnée.

[43] Après avoir examiné la preuve, je conclus que la procédure suivie respectait les modalités de l’ordonnance d’injonction Mareva et qu’aucune erreur n’a été commise dans l’exécution de celle-ci. Par ailleurs, le comportement des demanderesses et de leur avocat a été irréprochable dans l’exécution de l’ordonnance. J’estime que l’injonction a été obtenue à des fins appropriées et je remarque que, lorsque l’ordonnance a été rendue, toutes les conditions nécessaires à l’obtention d’une injonction Mareva ex parte ont été respectées à la satisfaction du juge qui l’a délivrée.

[44] Les défendeurs Triforest avancent que l’ordonnance d’injonction Mareva ne peut pas avoir été exécutée légalement pour deux motifs : ils soutiennent que les demanderesses n’ont pas effectué une divulgation complète et franche; et ils se plaignent du fait que les banques et les institutions financières ont finalement gelé tous les comptes bancaires des défendeurs Triforest, outrepassant grandement la portée de l’ordonnance.

[45] Je ne suis pas convaincu que les arguments soulevés par les défendeurs Triforest démontrent une exécution illégale de l’ordonnance d’injonction Mareva.

[46] Une partie demandant une injonction Mareva ex parte est tenue d’effectuer une divulgation complète et franche de tous les faits importants, puisque la Cour est appelée à rendre une ordonnance fondée uniquement sur la preuve avancée par la partie requérante. Il s’agit en effet d’un principe bien établi dans notre droit qu’une partie cherchant à obtenir la mesure extraordinaire d’une injonction ex parte doit présenter les faits de façon complète et pondérée. Par ailleurs, un fait peut être important sans être déterminant. Cependant, je ne considère pas qu’il y ait eu défaut dans la divulgation franche et complète des demanderesses dans le cadre de leur requête visant à obtenir une ordonnance d’injonction Mareva ou qu’elles ont omis des faits importants ou qu’elles en ont fait une présentation erronée. Au contraire, je conclus que les demanderesses ont respecté les obligations et les devoirs imposés par la loi.

[47] Les défendeurs Triforest sont particulièrement contrariés par le fait que les demanderesses s’appuient sur une action similaire en contrefaçon de brevet intentée contre une tierce partie, MGA Commodities Inc. (MGA), qui est devenue insolvable avant que les demanderesses puissent exécuter un jugement à son encontre. Dans leurs observations, les demanderesses ont fait état de préoccupations importantes voulant que les défendeurs Triforest agissent comme MGA et demandent la protection contre la faillite afin d’éviter de payer toute somme qu’ils pourraient être condamnés à verser aux demanderesses pour contrefaçon de brevet. Les défendeurs Triforest avancent que les demanderesses ont omis d’informer la Cour qu’il n’y avait aucune relation entre MGA et Triforest et qu’en date de novembre 2016, les enquêtes menées sur les finances des défendeurs Triforest faisaient état d’actifs considérables au Canada et d’une absence de risque d’insolvabilité. Au surplus, avancent-ils, le dossier contre MGA portait sur la contrefaçon de revêtements de sol des demanderesses ainsi que sur des allégations de violation du droit d’auteur et de contrefaçon de marque de commerce, contrairement à la présente instance, qui se limite à des allégations de contrefaçon de brevet.

[48] Je conclus que les demanderesses ont fait une divulgation complète et franche de la situation de MGA dans leur tentative d’établir un parallèle entre ce dossier et la présente instance. À aucun moment les demanderesses n’ont affirmé ou suggéré qu’il existait une relation entre MGA et les défendeurs Triforest. De plus, le résultat des enquêtes des demanderesses sur l’état des finances des défendeurs, l’existence d’actifs immobiliers au nom des trois défendeurs individuels ainsi que la situation financière de tous les défendeurs Triforest ont été entièrement divulgués dans l’affidavit de M. Soucisse. Finalement, l’omission de mentionner précisément le volet « contrefaçon » du dossier MGA n’équivaut pas, à mon avis, à un défaut de communiquer un élément important. En outre, Mme Walmsley-Scott a témoigné qu’à son avis, la contrefaçon de brevet et la contrefaçon de produits étaient des problèmes graves de nature semblable aux yeux du Groupe Unilin. Finalement, le parallèle dressé avec le dossier de MGA portait sur l’incapacité d’obtenir un paiement en raison de l’insolvabilité du contrefacteur, plutôt que sur les caractéristiques et l’ampleur de la contrefaçon commise par MGA.

[49] Les défendeurs Triforest se plaignent également du fait que les demanderesses n’ont pas pu faire exécuter l’ordonnance d’injonction Mareva convenablement, qui permettait seulement d’interdire les transferts de fonds des défendeurs Triforest à des bénéficiaires situés à l’extérieur du Canada. Les banques et les institutions financières ont plutôt entièrement gelé les comptes bancaires et les cartes de crédit des défendeurs Triforest, les empêchant ainsi de déposer ou de retirer des fonds dans le cours normal de leurs habitudes de vie ou des activités de leur entreprise.

[50] Les demanderesses admettent que tous les actifs des défendeurs Triforest ont été entièrement gelés et que ceci n’était pas la mesure ordonnée par l’ordonnance d’injonction Mareva, une situation qui a outrepassé les modalités de l’injonction. Les banques et les institutions financières à qui l’ordonnance d’injonction Mareva a été signifiée ont informé l’avocat des demanderesses qu’il ne leur était pas possible de limiter leur application de l’ordonnance d’injonction Mareva à la portée prévue de celle-ci. Or, la preuve en l’espèce ainsi que les observations de l’avocat à l’audience témoignent que les demanderesses, aussitôt informées de cette situation, ont mandaté leur avocat afin qu’il entreprenne des discussions avec les banques et les institutions financières pour parvenir à une solution. Ceci s’est avéré particulièrement difficile en raison de la période des Fêtes.

[51] Bien que ceci aurait pu soulever une question quant au caractère exécutoire de l’ordonnance d’injonction Mareva et donner un motif aux défendeurs Triforest pour obtenir une modification de celle-ci ou son annulation, je ne suis pas prêt à conclure que les demanderesses ou leurs représentants ont exécuté l’ordonnance d’injonction de façon illégale ou inappropriée. Afin que celle-ci demeure valide, je remarque que l’ordonnance intérimaire rendue le 5 janvier 2017 avec le consentement des défendeurs Triforest a été adaptée de façon à ce que les modalités dites impossibles à appliquer par les banques et les institutions financières soient modifiées et les comptes bancaires des défendeurs Triforest soient dégelés.

3) Conclusion quant à la requête en révision

[52] Pour les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’ordonnance d’injonction Mareva a été exécutée légalement par les demanderesses. Les demanderesses sont donc autorisées à retirer les 50 000 $ qu’elles avaient laissés en dépôt à la Cour le 20 décembre 2016.

B. Injonction interlocutoire Mareva

[53] La deuxième question à trancher est celle de savoir si l’ordonnance d’injonction Mareva devrait être convertie en ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva. Pour ce faire, les demanderesses doivent démontrer que la présente instance satisfait à tous les critères nécessaires à la délivrance d’une injonction Mareva à la suite de la preuve obtenue lors de l’exécution de l’ordonnance d’injonction et des documents produits en réponse par les défendeurs Triforest.

[54] J’ai examiné la preuve imposante obtenue par les demanderesses auprès des quatre banques et institutions financières quant aux renseignements bancaires des défendeurs Triforest, ainsi que tous les éléments de preuve remis par ceux-ci dans les affidavits de M. Steve Wang, comptable de Triforest, et de Mme Zhang. La preuve des demanderesses est présentée sous la forme des différents affidavits de Mme Julie Morin et de Mme Van Khai Luong, lesquels comprennent des lettres et des rapports des banques et des institutions financières. Elle comporte également des extraits des relevés bancaires et des passeports des défendeurs Triforest préparés par l’avocat des demanderesses aux fins de l’audience devant notre Cour. Je ne suis pas convaincu que la preuve qui m’est présentée est suffisamment claire et convaincante pour me permettre de conclure à la nécessité d’ordonner une mesure aussi exceptionnelle et extraordinaire qu’une injonction interlocutoire Mareva. Plus particulièrement, je ne considère pas que la preuve démontre, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque réel que les défendeurs Triforest retirent leurs actifs du Canada ou qu’ils les dilapident à l’extérieur du cours normal et légal des activités de leur entreprise aux fins d’éviter ou de contrecarrer un jugement éventuel en faveur des demanderesses dans l’action en contrefaçon. La preuve découverte à la suite de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva ne vient simplement pas confirmer le risque anticipé et craint par les demanderesses lorsque l’ordonnance ex parte a été rendue.

[55] Le « risque véritable » figurant parmi les cinq facteurs énoncés dans les arrêts Third Chandris/Chitel est la « considération essentielle » à la délivrance d’une injonction Mareva (Aetna, au paragraphe 24). Or, j’estime que les demanderesses ne sont pas parvenues à en faire la preuve. Ceci étant suffisant pour refuser de délivrer une injonction interlocutoire Mareva, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres facteurs et conditions prescrits par la jurisprudence concernant cette mesure.

1) Forte preuve prima facie

[56] Ceci dit, puisque les parties et leurs avocats respectifs ont consacré une part considérable de leurs observations verbales et écrites à la question de la « forte preuve prima facie » quant à la contrefaçon alléguée, et étant donné l’analyse qui suivra quant au critère établi par l’arrêt RJR-MacDonald, je ferai les remarques suivantes.

[57] Les défendeurs Triforest contestent l’affirmation des demanderesses voulant qu’ils détiennent une forte preuve prima facie à leur encontre. Leur position repose sur quatre arguments. Les défendeurs Triforest affirment d’abord que l’analyse de la contrefaçon effectuée par M. Loferski est viciée, car il n’a pas mesuré la densité de l’âme des produits non autorisés. Or, les revendications des brevets 076 et 321 exigent que le produit soit fait de HDF ou de MDF. Les défendeurs Triforest soutiennent également que la revendication 10 du brevet 321 exige une [traduction] « déformation élastique de la rainure ». Toutefois, M. Loferski a admis que la lèvre inférieure des produits Triforest se déformait, mais pas la rainure. Ils avancent de plus que les brevets 076 et 321 sont invalides, fondés sur différents motifs, y compris les suivants : portée excessive, revendications ambiguës, imprécision, antériorisation par d’autres brevets et absence d’utilité. Finalement, les défendeurs Triforest ont présenté des décisions d’autres pays où les brevets du Groupe Unilin, correspondant apparemment aux brevets canadiens, ont été invalidés. Par ailleurs, les revendications des brevets européens correspondants ont vu leur portée réduite.

[58] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que les défendeurs Triforest ont présenté une preuve claire et convaincante contestant la validité des brevets 076 et 321 au point de renverser la présomption légale de validité et de débouter l’action des demanderesses au motif qu’elle ne comporte pas une forte preuve prima facie de contrefaçon. Les défendeurs Triforest ont peut-être jeté les bases de certains points défendables quant au bien-fondé de l’action en contrefaçon des demanderesses, mais ceci devra être tranché au procès. Cependant, à ce stade-ci, j’estime que la preuve présentée par les demanderesses répond aux différents arguments avancés par les défendeurs Triforest quant à la validité des brevets canadiens, et ce, de façon suffisante pour me convaincre que les demanderesses ont une forte preuve prima facie.

[59] Je remarque que l’avocat des défendeurs Triforest s’oppose à la production du deuxième affidavit complémentaire de Mme Luong, présenté pour le compte des demanderesses, lequel comprend des éléments de preuve en réponse aux documents sur l’art antérieur présentés au Bureau des brevets en 2006 dans le cadre de la procédure d’examen de la demande de brevets canadiens. Je ne suis pas de cet avis. Je conclus plutôt que l’affidavit peut être admis, car il est pertinent et permet d’éclairer la Cour sur une question soulevée par les défendeurs Triforest dans leur réponse et abondamment discutée lors du contre-interrogatoire de Mme Walmsley-Scott. Je suis également d’avis qu’il ne cause aucun préjudice indu aux défendeurs Triforest. Au surplus, son ajout au dossier sert les intérêts de la justice (Atlantic Engraving Ltd c Lapointe Rosenstein (2002), 23 CPR (4th) 5 (CAF), aux paragraphes 8 et 9).

[60] Quant aux arguments des défendeurs Triforest, je ne suis pas convaincu que le contre-interrogatoire de M. Loferski permette de statuer qu’il lui était impossible de conclure que les produits enfreignaient les revendications désignées des brevets canadiens, au motif que la densité de l’âme des produits non autorisés de Triforest n’a pas été mesurée. M. Loferski a affirmé dans son témoignage qu’il a été en mesure de confirmer que les produits non autorisés de Triforest étaient faits de panneaux de fibre haute densité (HDF) et de panneaux de fibre à densité moyenne (MDF). Triforest a explicitement publicisé que ses produits étaient faits de HDF, comme le démontrent certains éléments de preuve. Quant à la question de la déformation élastique de la rainure, je partage l’avis des demanderesses que la preuve démontre que M. Loferski assimile la rainure à la lèvre inférieure.

[61] En ce qui a trait aux décisions issues d’autres ressorts, je ne suis pas convaincu qu’elles viennent éroder la forte preuve prima facie des demanderesses. En dépit de certaines contestations en Europe, les brevets des demanderesses sont toujours valides et ont été légèrement modifiés à la suite de ces décisions, et ce, avant l’émission des brevets canadiens. Ces décisions ne sont pas, à mon sens, suffisantes pour remettre en question la validité des brevets canadiens. Les lois sur les brevets varient d’un ressort à l’autre; par conséquent, la portée des revendications et des monopoles accordés par les différents brevets des demanderesses quant à leur technologie d’assemblage sans colle variera d’un pays à l’autre. En l’absence de témoignages d’experts remettant en question la validité des brevets canadiens, je considère que ni les décisions rendues au Royaume-Uni, en France et aux Pays-Bas quant aux brevets du Groupe Unilin dans ces ressorts ni les deux éléments d’art antérieur cités par les défendeurs Triforest sont suffisants pour contester, mettre en doute ou attaquer la validité présumée des brevets canadiens des demanderesses.

[62] Plus particulièrement, la preuve démontre que le brevet, une fois modifié, a été déclaré valide au Royaume-Uni. Le brevet européen correspondant a également été déclaré valide à la suite d’une procédure de contestation de celui-ci. De même, en France, il a été convenu d’infirmer la décision française invalidant certaines revendications d’un brevet européen suivant un jugement favorable aux demanderesses rendu après la décision française à l’issue d’une procédure parallèle d’opposition au brevet. Quant à la décision rendue aux Pays-Bas, je souscris à l’argument des demanderesses voulant qu’elle ne soit pas pertinente. En outre, elle porte sur un brevet lié à une invention différente de celles visées par les brevets canadiens. Finalement, les demanderesses soulignent que les éléments d’art antérieur présentés par les défendeurs Triforest ont été présentés et examinés par les autorités canadiennes des brevets avant l’émission des brevets canadiens.

[63] Je suis donc d’avis que les demanderesses ont démontré une forte preuve prima facie à l’appui de leur action en contrefaçon contre les défendeurs Triforest. Il faut plus que présenter un dossier défendable pour détenir une forte preuve prima facie; il faut que la partie requérante ait de fortes chances d’avoir gain de cause sur le fond. En l’espèce, les demanderesses détiennent les droits découlant des brevets 076 et 321, y compris le droit, la faculté et le privilège de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention. Cette prétention a été confirmée par les affidavits de Mme Walmsley-Scott et de M. Loferski. La validité est présumée. Les brevets canadiens sont en vigueur depuis 1997 et leur validité n’a jamais été contestée au Canada. Au surplus, le témoignage d’expert de M. Loferski démontre que les produits non autorisés importés et vendus par les défendeurs Triforest comportent tous les éléments de nombreuses revendications des brevets 076 et 321 et portent atteinte aux droits exclusifs issus des brevets des demanderesses. La preuve au dossier me convainc également que les défendeurs Triforest vendent et distribuent des produits non autorisés qui pourraient contrevenir aux brevets 076 et 321 et qui sont dénués de l’étiquette L2C. Les enquêtes menées par les demanderesses démontrent, de plus, que les défendeurs détiennent des stocks importants des produits non autorisés. Tous ces éléments laissent entendre que les demanderesses ont de fortes chances d’obtenir gain de cause à l’issue de leur action en contrefaçon.

[64] Les défendeurs Triforest affirment que la présomption légale ne peut à elle seule établir la forte preuve prima facie nécessaire à la délivrance d’une injonction interlocutoire lorsque la preuve par affidavit conteste la validité du brevet, selon Teledyne Industries Inc et al c Lido Industrial Products Ltd (1977), 33 CPR (2d) 270, à la page 276 [Teledyne]. Toutefois, dans la décision Teledyne, on avait produit un affidavit d’expert d’un agent des brevets pour contester la validité et la contrefaçon du brevet. De plus, il s’agissait d’un cas où le brevet était récent et dont la validité n’avait jamais été établie. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Au contraire, les défendeurs Triforest n’ont présenté aucune preuve d’expert par affidavit contestant la validité des brevets canadiens des demanderesses.

[65] Par conséquent, je suis convaincu que les demanderesses ont présenté une forte preuve prima facie de contrefaçon de brevet à l’encontre de tous les défendeurs.

2) Risques véritables de retirer ou de dilapider les actifs

[66] Le problème en ce qui a trait à la requête en injonction interlocutoire Mareva des demanderesses est l’exigence de démontrer un risque véritable de retrait ou de dilapidation des actifs par les défendeurs Triforest.

[67] Les demanderesses avancent que les renseignements bancaires obtenus à la suite de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva confirment que les défendeurs Triforest détiennent des actifs liquides au Canada et qu’ils transfèrent régulièrement et facilement des sommes d’argent importantes sur leurs comptes bancaires vers et depuis des destinations inconnues. Les demanderesses soutiennent qu’il n’y a aucun doute qu’il est nécessaire de convertir l’ordonnance d’injonction Mareva en ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva afin de s’assurer que tout jugement rendu par notre Cour soit efficace et exécutable, et ce, en raison des habitudes bancaires et des activités commerciales des défendeurs Triforest en Chine.

[68] Je ne suis pas d’accord. Malgré les arguments habiles de l’avocat des demanderesses, je ne suis pas convaincu que la preuve mise au jour par les demanderesses et produite par les défendeurs Triforest en réponse à la présente requête en révision satisfasse au critère pour la délivrance d’une injonction interlocutoire Mareva.

a) Le critère de l’arrêt Chitel

[69] En effet, le risque véritable de retrait des actifs d’un ressort ou la dilapidation de ceux-ci par les défendeurs pour rendre un jugement inopérable est l’un des cinq facteurs établis dans les arrêts Third Chandris/Chitel, et il se peut bien que les demanderesses répondent à de nombreuses autres conditions. Cependant, l’existence d’un « risque véritable » est la considération essentielle à la délivrance d’une injonction Mareva (Aetna, au paragraphe 24). Il est essentiel de démontrer l’existence d’une menace de réorganiser des actifs dans le but de contrecarrer un jugement et [traduction] « de se soustraire à un jugement » (Marine Atlantic, au paragraphe 9)

[70] Sur ce point, il convient de citer le critère exact à appliquer tel que défini dans l’arrêt Chitel, au paragraphe 57. Il est rédigé ainsi :

[traduction]
Les pièces produites par le requérant doivent convaincre la Cour que le défendeur est en train de sortir ses biens du ressort pour parer un jugement éventuel, ou qu’il y a un risque réel qu’il le fasse, ou encore que le défendeur est en train de dissiper ou d’aliéner autrement ses biens d’une manière manifestement différente de sa façon habituelle de vivre ou d’administrer ses affaires, de sorte que la possibilité de retracer ultérieurement ces biens soit ténue, voire impossible en fait ou en droit.

[71] Les demanderesses devaient fournir une preuve claire et convaincante selon la prépondérance des probabilités que 1) les défendeurs Triforest retiraient ou posaient un risque véritable de retirer leurs actifs du Canada ou de les dilapider ou de les aliéner autrement; 2) qu’ils agissaient d’une façon manifestement différente de leur façon habituelle de vivre ou d’administrer leurs affaires; et 3) de sorte que la possibilité de retracer ultérieurement ces biens fût ténue, voire impossible en fait ou en droit.

[72] C’est à la partie requérante qu’appartenait le fardeau de prouver chacun de ces trois éléments. C’est uniquement lorsque ces trois critères sont satisfaits qu’une injonction Mareva peut prévenir le comportement attaqué. En outre, il ne suffit pas de démontrer que le défendeur éprouve des difficultés financières ou qu’il retirerait probablement ses actifs du ressort, s’il n’y a aucune preuve démontrant qu’il tente ainsi de se soustraire à un jugement éventuel ou de le contrecarrer. Si les actifs ne sont pas aliénés aux fins de se soustraire à un jugement ou si les transferts sont effectués dans le cadre du cours normal des affaires du défendeur, la partie requérante, comme toute autre ayant des réclamations à l’encontre du demandeur, doit composer avec le risque que le défendeur puisse aliéner ses actifs ou les consommer en se libérant d’autres obligations, ne laissant rien pour satisfaire à un jugement.

[73] Je m’arrête un instant pour souligner que, comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], il n’y a qu’une seule norme de preuve dans les affaires civiles au Canada, et c’est la preuve selon la prépondérance des probabilités (McDougall, au paragraphe 46). Le juge Rothstein, dans cette décision unanime, a dit ceci : « il est erroné de dire que notre régime juridique admet différents degrés d’examen de la preuve selon la gravité de l’affaire ». En outre, il n’existe qu’une seule règle de droit applicable à tous les dossiers, poursuit-il : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » afin de déterminer s’il est plus probable que l’événement allégué se soit produit, ou se produise, que le contraire (McDougall, au paragraphe 45). La preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, au paragraphe 46). Bien entendu, ceci s’applique à tous les types de preuve nécessaire à une injonction Mareva.

[74] Je suis d’accord avec les demanderesses que la cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes lorsqu’elle détermine l’existence ou non d’un risque véritable qu’un défendeur retire ses actifs du Canada ou les dilapide, y compris la nature de la conduite alléguée et le type d’actifs concernés (Caisse populaire Laurier d’Ottawa Ltee v Guertin, [1983] OJ no 2221 (HC Ont) [Laurier], au paragraphe 17; Insurance Corp. of British Columbia v Patko, 2008 BCCA 65, au paragraphe 29). Ultimement, on doit évaluer [traduction] « si, dans toutes ces circonstances, les actifs seront gérés de façon à nuire aux tentatives d’exécution de tout jugement obtenu par le demandeur ou à les contrecarrer » (Laurier, au paragraphe 17).

[75] Une requête telle que l’espèce repose finalement sur ses faits. Toutes circonstances considérées, la preuve produite en l’espèce ne suffit pas à me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que les trois composantes du critère de l’arrêt Chitel sont réunies. Plus particulièrement, les demanderesses ont oublié deux éléments essentiels au critère : agir hors du cours normal des activités commerciales, et avoir pour objectif ou intention de se soustraire à l’exécution légitime d’une décision potentiellement défavorable.

b) La preuve

[76] Je conclus que la preuve au dossier démontre ce qui suit :

  1. Ni Triforest ni les trois défendeurs individuels ne sont insolvables ou ne traversent des difficultés financières à l’heure actuelle;

  2. Les défendeurs Triforest sont propriétaires [EXPURGÉ] d’actifs immobiliers au Canada, [EXPURGÉ];

  3. Avant l’expiration de l’injonction Mareva le 5 janvier 2016, quatre institutions financières ont confirmé qu’elles ne pouvaient repérer un compte au nom des défendeurs Triforest. Cependant, l’avocat des demanderesses a reçu des renseignements et un historique d’opérations pour certains comptes bancaires détenus par les défendeurs Triforest [EXPURGÉ];

  4. Les habitudes de dépôt et de retrait des différents comptes bancaires des défendeurs Triforest remontent à 2013 et 2014 (parfois jusqu’à 2011 et 2012) pour la majorité de leurs comptes bancaires;

  5. La plupart des éléments de preuve invoqués par les demanderesses dans leurs extraits fournis à la Cour se rapportent aux années 2012, 2013, 2014 et 2015. La preuve est plus limitée quant à 2016.

  6. La preuve concernant les voyages des trois défendeurs individuels, produite pour établir une corrélation entre les retraits bancaires et les voyages en Chine, remonte essentiellement à 2012 et 2014, avec un seul événement en 2016;

  7. Les comptes bancaires des défendeurs Triforest comprennent des inscriptions vagues et générales [EXPURGÉ], ne permettant pas de connaître la provenance ou la destination des transferts de fonds;

  8. Les [EXPURGÉ] comptes bancaires font régulièrement état de transfert à [EXPURGÉ], des institutions offrant différents services financiers transfrontaliers, y compris des solutions de paiement mondial, d’échange de devises et de transferts internationaux;

  9. La preuve ne permet pas de confirmer ou de corroborer la thèse voulant que les transferts de fonds [EXPURGÉ] soient effectués vers l’étranger;

  10. Les paiements effectués au fournisseur Runlin ont été bien recensés dans un [EXPURGÉ] compte bancaire, mais il y a seulement des inscriptions explicites pour ce fournisseur et celles-ci se limitent à quelques paiements effectués au cours du premier trimestre de 2016;

  11. Plusieurs comptes bancaires appartenant à Triforest et aux défendeurs individuels [EXPURGÉ] affichaient des soldes considérables en décembre 2016, moment auquel les comptes ont été gelés à la suite de l’ordonnance d’injonction Mareva. [EXPURGÉ]

  12. Aucune opération n’a été effectuée au compte bancaire [EXPURGÉ] de Mme Feng depuis janvier 2015;

  13. Les différents [EXPURGÉ] comptes bancaires de Triforest font état d’un grand nombre d’opérations de dépôts et de retraits ainsi que du maintien de soldes considérables tout au long de la période fournie.

[77] À l’instar de la décision Eli Lilly, je suis d’avis que la preuve, examinée dans son ensemble, ne permet pas d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les défendeurs Triforest sont sur le point de retirer des actifs du Canada ou que les différents transferts de fonds sont différents de leur façon habituelle de vivre ou d’administrer leurs affaires. Au surplus, la preuve au dossier ne permet pas suffisamment de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les défendeurs Triforest transfèrent ces fonds dans le but de se soustraire à un jugement ou qu’ils liquideraient leurs opérations canadiennes plutôt que de payer un jugement rendu en faveur des demanderesses.

c) Aucun retrait ou dilapidation des actifs

[78] Je ne vois aucune preuve claire et convaincante permettant d’appuyer l’affirmation des demanderesses quant au risque de retrait des actifs du ressort ou de la dilapidation de ceux-ci. Au mieux, la preuve est conjecturale et non concluante. Pour paraphraser Mme Walmsley-Scott dans son contre-interrogatoire, les demanderesses croient [traduction] « [qu’]il existe un risque considérable que les défendeurs puissent transférer tous les actifs hors du Canada étant donné les liens étroits qui les unissent à la Chine » (je souligne). Il s’agit d’une preuve insuffisante et trop conjecturale de retrait d’actifs vers l’étranger pour permettre la délivrance d’une injonction Mareva : le risque de retrait des actifs doit être plus sérieux qu’une simple possibilité.

[79] Je ne suis également pas convaincu, au vu du dossier qui m’est soumis, que je puisse raisonnablement déduire des transferts déposés en preuve [EXPURGÉ] qu’il s’agit nécessairement de transferts de fonds à l’étranger, en l’absence de toute autre preuve à l’appui. Je ne suis également pas prêt à déduire que des [EXPURGÉ] réguliers d’un compte bancaire, sans autre détail ou preuve, suffisent à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il s’agit de transferts de fonds à l’étranger ou de dilapidation d’actifs. Autrement dit, je ne peux pas conclure qu’il est plus probable, que le contraire, que des actifs aient été retirés vers l’étranger ou dilapidés ou sont à risque de l’être.

[80] Il est vrai que l’historique des opérations des comptes bancaires [EXPURGÉ] des défendeurs Triforest démontre que le solde courant de ces comptes est parfois maintenu bas; que les défendeurs Triforest déposent souvent des sommes importantes dans leurs comptes et retirent ensuite des sommes tout aussi importantes quelques jours ou semaines plus tard, normalement par retrait ou transfert électronique. Néanmoins, la preuve démontre aussi que les comptes Triforest affichent régulièrement des soldes considérables. Au surplus, comme le reconnaissent les demanderesses dans deux paragraphes de leurs observations écrites, les dépôts, les retraits et les transferts de sommes importantes sont le plus souvent [traduction] « vers ou depuis des destinations inconnues ».

[81] Je reconnais que la preuve concernant les comptes bancaires des défendeurs Triforest démontre des retraits et des dépôts représentant des sommes importantes d’argent au cours des dernières années. Je comprends que ceci peut être une source de préoccupation pour les demanderesses. Toutefois, je n’estime pas que ceci constitue une preuve de l’existence d’un risque véritable de retrait d’actifs du Canada ou de dilapidation d’actifs.

d) Transferts ayant lieu dans le cours normal des activités commerciales et des habitudes de vie

[82] Quant au deuxième élément du critère de l’arrêt Chitel, lequel porte sur une modification manifeste du cours normal des activités commerciales et des habitudes de vie des défendeurs, les rapports sur les comptes bancaires des défendeurs Triforest font état de dépôts, de retraits et de transferts de fonds importants, et ce, depuis plusieurs années et ayant débuté avant les événements menant à la requête des demanderesses. Il n’y a eu aucun changement de comportement par suite de la correspondance avec les demanderesses, de la rencontre avec l’avocat des demanderesses en octobre 2015 ou du début de leur action en contrefaçon. Les dossiers bancaires [EXPURGÉ], en particulier, démontrent des transferts importants de façon routinière, qu’il s’agisse de dépôts ou de retraits, au sein des comptes bancaires des défendeurs Triforest, et ce, antérieurement aux événements dont il est question. La preuve ne vient pas appuyer une conclusion voulant qu’il y ait ou qu’il y ait eu des transferts inhabituels hors du cours normal des habitudes de vie et des activités commerciales des défendeurs Triforest, et vient même plutôt soutenir la conclusion inverse. Il n’y a également aucune preuve indiquant qu’il s’agisse d’un comportement frauduleux ou illégal.

[83] Bien entendu, étant donné l’intégration verticale des opérations des défendeurs Triforest, on peut raisonnablement déduire que certains de ces transferts et de ces retraits effectués dans le cours normal des activités de leur entreprise incluaient des transferts de fonds vers la Chine, notamment vers les fabricants et les fournisseurs visés de revêtement de sol stratifié, ou vers les trois défendeurs individuels. Étant donné que seules quelques opérations avec des fournisseurs étaient clairement identifiées dans le [EXPURGÉ] compte, il est également raisonnable que [EXPURGÉ] incluait des paiements à des fournisseurs. Toutefois, il n’y a également aucune preuve me permettant de conclure que ces transferts de fonds étaient clairement distincts des habitudes de vie et des activités commerciales des défendeurs Triforest.

[84] La preuve des comptes bancaires obtenue par les demanderesses est volumineuse. Or, la preuve remontant à 2012, 2013 et 2014 (et parfois à 2011), nuit aux demanderesses, car elle démontre des habitudes récurrentes de dépôts, de retraits et de transferts qui se sont ainsi produits pendant des années au sein des comptes bancaires des défendeurs Triforest. Il n’y a aucune preuve indiquant un changement dans les circonstances des habitudes de vie, des activités commerciales ou de l’entreprise des défendeurs Triforest ou un risque qu’ils retirent leurs actifs à l’extérieur du cours normal de leurs habitudes de vie ou de leurs activités commerciales dans le but de se soustraire à un jugement éventuel ou de le contrecarrer.

[85] Dans son affidavit, Mme Zhang a également indiqué que les dépôts importants provenaient de comptes en Chine, dans le cas des trois défendeurs individuels, de comptes de marge de crédit avec [EXPURGÉ], de virements électroniques reçus d’autres comptes bancaires leur appartenant, ou de remboursements de prêts par Triforest. Elle a affirmé que les retraits importants avaient servi à l’achat de biens immobiliers, à des rénovations domiciliaires, à des transferts vers d’autres comptes bancaires détenus par les défendeurs individuels, à des prêts à Triforest, à des paiements hypothécaires, à des frais de scolarité et de subsistance. M. Wang, pour sa part, a affirmé dans son affidavit que Triforest transférait régulièrement des fonds de ses comptes bancaires à des entités ou à des personnes situées au Canada ou à l’étranger dans le but de respecter ses obligations de paiement dans le cours normal de ses activités commerciales, y compris plusieurs dépenses mensuelles récurrentes, comme les salaires, les paiements aux fournisseurs, les frais de location et les remises de TPS. Il a témoigné que Triforest effectuait seulement des transferts de ses [EXPURGÉ] comptes bancaires à des entités ou à des personnes situées en Chine à des fins commerciales. La preuve produite par Mme Zhang et M. Wang n’a été ni contestée ni contredite.

[86] Étant donné la preuve au dossier qui m’est soumis, je conclus que les défendeurs Triforest n’ont pas changé et ne prévoient pas changer leurs méthodes habituelles de transfert d’actifs monétaires et d’administration de leurs activités commerciales. Je constate que leur entreprise de revêtement de sol est active et continue à croître, tant en qualité de fabricant en Chine et d’importateur au Canada, et que Triforest est devenue l’un des plus importants importateurs de revêtement de sol stratifié au Canada.

e) Aucun objectif de se soustraire à un jugement

[87] Finalement, abordant le troisième et dernier élément du critère de l’arrêt Chitel, je peux uniquement songer à délivrer une injonction Mareva si je peux conclure que les défendeurs Triforest ont pour objectif et intention de se soustraire à tout jugement que les demanderesses pourraient obtenir à leur encontre. Là encore, il n’y a aucune preuve claire et convaincante démontrant, selon la prépondérance des probabilités, que le motif des retraits des comptes des défendeurs Triforest n’est pas légitime. Que ces transferts puissent avoir une incidence sur la capacité des demanderesses à recouvrer toute somme accordée par jugement éventuel ne justifie pas, en soi, la délivrance d’une injonction Mareva.

[88] À l’instar de l’arrêt Aetna, aucune preuve ne me permet de conclure à l’existence d’un motif inapproprié sous-tendant ces transferts de fonds par les défendeurs Triforest. La preuve démontre plutôt que ces transferts sont conformes aux habitudes de gestion personnelle et des affaires des défendeurs Triforest. Il n’y a pas de fondement suffisant pour conclure à une intention de la part des défendeurs Triforest de se soustraire à leurs obligations, que ce soit de façon générale ou par rapport aux demanderesses, si telle obligation existe en regard du fond (Aetna, au paragraphe 36).

[89] Étant donné la preuve qui m’est présentée, je ne suis pas d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que les différents transferts de fonds observés dans les comptes bancaires des défendeurs Triforest aient un objectif inapproprié. Je ne suis pas non plus convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la preuve obtenue à la suite de l’injonction Mareva vient appuyer une conclusion voulant qu’il existe un risque réel que les défendeurs Triforest gèrent leurs comptes bancaires de façon à entraver, ou à faire échouer, toute tentative d’exécution d’un éventuel jugement sur le fond en faveur par les demanderesses. Au surplus, je remarque que l’enquête des demanderesses sur la situation financière actuelle des défendeurs Triforest n’indique aucune intention par ceux-ci de se soustraire à un jugement éventuel ou de le contrecarrer. Plutôt, elle a mis en lumière des comptes bancaires, des prêts, des hypothèques, des cartes de crédit et des baux en règle aux noms des défendeurs Triforest. Il n’y a également aucun indice de dilapidation d’actifs, de faillite, de recouvrement, ou de jugement à leur encontre. Leurs situations financières respectives sont solides.

[90] Quoi qu’il en soit, je remarque qu’une preuve indiquant qu’un défendeur est insolvable, qu’il éprouve des difficultés financières ou qu’il est possible que les créanciers à l’issue d’un jugement éventuel déclarent faillite n’est pas suffisante pour justifier la délivrance d’une injonction Mareva (Marine Atlantic, au paragraphe 9). On doit retrouver une preuve que l’aliénation des actifs a pour [traduction] « but de contrecarrer un jugement » : [traduction] « le transfert de biens d’un ressort par un défendeur résidant dans le cadre normal de son entreprise, sans qu’on puisse suggérer qu’il y avait une intention de déjouer ou d’empêcher une éventuelle exécution de jugement par le demandeur, n’est pas suffisant pour appuyer une injonction Mareva » (Marine Atlantic, au paragraphe 9).

[91] J’admets que les représentants de Triforest ont été, à tout le moins, évasifs, sinon malhonnêtes, avec l’avocat des demanderesses en octobre 2015, lorsqu’ils ont tenté de cacher le fait qu’ils connaissaient la source des produits non autorisés de Triforest et indiqué que celle-ci déclarerait faillite si elle devait payer des droits aux demanderesses pour toutes leurs importations antérieures de produits non autorisés. Le rapport de cette rencontre d’octobre 2015 entre Triforest et l’avocat des demanderesses constitue un document important pour ces derniers. Je reconnais, à la lumière de ce document, que les défendeurs Triforest n’ont peut-être pas été honnêtes à ce moment. Cependant, considérant toutes les circonstances ainsi que la preuve qui m’est présentée, j’estime que ces affirmations d’octobre 2015 ne sont pas suffisantes pour faire pencher la balance en faveur des demanderesses quant à la question de l’injonction interlocutoire Mareva. Elles ne me permettent pas non plus de conclure que les défendeurs Triforest effectuent des transferts de fonds depuis des années dans le but de se soustraire à un jugement.

[92] Considérant la question à la lumière des résultats de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva, je suis d’avis que l’importance de ces affirmations d’octobre 2015 s’est atrophiée avec l’écoulement du temps. Par ailleurs, elle est en dissonance par rapport avec la plus récente preuve de la situation financière solide des défendeurs Triforest.

[93] Je tiens également à mentionner un autre élément. La preuve démontre que les défendeurs Triforest ont des liens au Canada. Les trois défendeurs individuels sont devenus des résidents permanents canadiens en mars 2012; ils habitent au pays depuis et y possèdent des biens immobiliers [EXPURGÉ]. Triforest gère trois magasins au Canada et emploie 20 personnes. Triforest est une entreprise en activité qui se situe parmi les cinq plus grands importateurs de revêtements de sol au Canada, peut-être, je le reconnais, grâce aux produits non autorisés qui pourraient enfreindre les brevets canadiens des demanderesses. Il ne s’agit pas d’une situation où des défendeurs seraient sur le point de fuir le ressort ou de dilapider leurs actifs dans le but de se soustraire à un jugement à leur encontre.

[94] En d’autres termes, considérant tous les éléments de preuve au dossier, je ne suis pas convaincu que l’espèce réponde au troisième volet du critère de l’arrêt Chitel et justifie la délivrance de l’injonction interlocutoire Mareva demandée par les demanderesses. La preuve découverte à la suite de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva ne vient pas confirmer l’importance du risque révélé pour obtenir la première ordonnance.

3) Conclusion quant à l’injonction interlocutoire Mareva

[95] Pour les motifs qui précèdent, je ne peux pas conclure, en regard de toutes les circonstances de l’espèce et selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque véritable que les actifs soient retirés du ressort avant qu’un jugement soit obtenu par les demanderesses ou que les actifs soient dilapidés par les défendeurs Triforest, hors du cours normal des activités et de l’exploitation de leur entreprise, pour contrecarrer un éventuel jugement. La preuve ne vient pas appuyer cette thèse, et elle ne me permet pas de tirer une telle conclusion. La preuve démontre que les défendeurs Triforest effectuent des transferts de fonds importants de leurs comptes bancaires canadiens, et en direction de ceux-ci, vers et depuis des destinations inconnues; néanmoins, elle ne satisfait pas au critère rigoureux établi pour rendre des ordonnances d’injonction Mareva. Elle ne me convainc pas non plus de la nécessité de convertir l’ordonnance d’injonction Mareva en ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva pour s’assurer que tout jugement rendu par notre Cour soit efficace et exécutable.

[96] Je remarque que, dans ses observations à la Cour, Triforest est disposée à produire, au bénéfice des demanderesses, un état comptable des ventes antérieures de ses revêtements de sol au Canada pour la période débutant le 1er juin 2014 et se terminant à la date de la signature d’une telle entreprise, et à maintenir un registre des ventes actuelles et futures de ses produits de revêtement de sol stratifié au Canada jusqu’au premier des deux événements suivants à survenir : le jugement en l’espèce ou l’expiration des brevets canadiens. Je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice et juste et approprié dans les circonstances de poursuivre cette entreprise et de rendre une ordonnance en ce sens.

C. Injonction interlocutoire

[97] La troisième question à trancher dans le cadre de la présente requête en révision est celle de savoir s’il faudrait délivrer une injonction interlocutoire à l’encontre de tous les défendeurs pour empêcher la poursuite de la fabrication, de l’utilisation, de la vente et de l’importation au Canada des produits de revêtement de sol stratifié non autorisés jusqu’à ce que soient tranchées les questions soulevées par l’action en contrefaçon de brevet par notre Cour. Les demanderesses doivent faire la preuve de chaque élément du critère de l’arrêt RJR-MacDonald requis pour la délivrance d’injonctions interlocutoires.

[98] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu, en regard de la preuve qui m’est présentée, que les demanderesses ont produit la preuve claire et non conjecturale nécessaire à la démonstration, selon la prépondérance des probabilités, qu’elles subiraient un préjudice irréparable si une telle injonction n’était pas accordée.

1) Le critère de l’arrêt RJR-MacDonald

[99] Il est bien établi en droit que la partie requérante doit satisfaire aux trois conditions édictées dans l’arrêt RJR-MacDonald pour obtenir une injonction interlocutoire. La Cour suprême, dans cette décision, a maintenu le principe selon lequel une cour doit être satisfaite qu’il y ait une question sérieuse à trancher pour délivrer une injonction. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Troisièmement, elle doit déterminer si la « prépondérance des inconvénients », c’est-à-dire chercher à savoir laquelle des parties souffrirait davantage du refus ou de l’octroi de la mesure dans l’attente d’une décision sur le fond, favorise la partie requérante (RJR-MacDonald, au paragraphe 334). Le critère en trois volets est conjonctif : la partie requérante doit satisfaire aux trois critères pour obtenir l’injonction demandée.

[100] La Cour d’appel fédérale, dans des décisions récentes quant aux suspensions de procédures, par opposition aux injonctions interlocutoires, a souvent rappelé la nécessité de satisfaire aux trois éléments du critère. L’existence d’une question sérieuse n’emporte pas automatiquement les deux autres éléments du critère tripartite. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen], chaque volet du critère ajoute un élément important et « aucun d’entre eux ne saurait être facultatif » (Janssen, au paragraphe 19).

[101] J’ajoute même que la Cour d’appel fédérale a jugé, de façon répétée, que le critère applicable aux injonctions interlocutoires était le même que celui régissant les suspensions de procédures ou les appels (Toronto Real Estate Board c Commissioner of Competition, 2016 CAF 204, au paragraphe 11; arrêt Janssen, aux paragraphes 12 à 17; Glooscap Heritage Society c Canada (Ministre du Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap], au paragraphe 4; International Charity Association Network c Canada (Ministre du Revenu national), 2008 CAF 114, au paragraphe 5). La Cour d’appel fédérale ne distinguant pas les principes élaborés pour les suspensions de procédure et les injonctions interlocutoires, ses observations sur l’exigence cumulative des trois éléments du critère de l’arrêt RJR-MacDonald sont tout aussi applicables au contexte des injonctions, même si elles ont d’abord été formulées dans des dossiers de suspensions de procédures.

[102] Ceci dit, je suis d’accord que les trois éléments du critère relatif aux injonctions interlocutoires sont interreliés et ne devraient pas être soupesés séparément les uns des autres (University of California c I-Med Pharma Inc, 2016 CF 350 [I-Med Pharma I], au paragraphe 31; University of California c I-Med Pharma Inc, 2016 CF 606 [I-Med Pharma II], au paragraphe 27, conf. par 2017 CAF 8; Geophysical Service Incorporated c Canada-Nova-Scotia Offshore Petroleum Board, 2014 CF 450 [Geophysical Service], au paragraphe 35; Merck & Co Inc c Nu-Pharm Inc, (2000) 4 CPR (4th) 464 [Nu-Pharm], au paragraphe 13).

[103] Les demanderesses ont appuyé leurs observations verbales et écrites sur l’approche dite de « l’usurpation flagrante », argumentant qu’en quel cas, le seuil du préjudice irréparable serait plus faible, voire même qu’il serait possible de contourner l’exigence du préjudice irréparable, selon les faits de l’espèce. Elles soutiennent que le comportement des défendeurs Triforest en l’espèce équivaut à une usurpation de brevet flagrante et elles invitent la Cour à adopter une démarche plus permissive sur la question du préjudice irréparable.

[104] Or, il convient de remettre la jurisprudence de « l’usurpation flagrante » dans le bon contexte.

[105] D’abord, je remarque que l’argument de « l’usurpation flagrante » a été soulevé dans les dossiers de droit d’auteur, par opposition aux dossiers de brevets. Bien qu’il soit bien accepté que la violation du droit d’auteur ne se produise pas par inadvertance, on ne peut pas en dire autant de la contrefaçon de brevet étant donné la nature hautement technique de la plupart des revendications de brevets. En outre, dans l’un des premiers dossiers où la notion « d’usurpation flagrante », la juge Reed a explicitement distingué les dossiers de droit d’auteur des dossiers de contrefaçon de brevet avant d’accepter qu’il ne fût pas aussi nécessaire de prouver le préjudice irréparable dans les cas « flagrants » de violation du droit d’auteur (International Business Corporation c Ordinateurs Spirales Inc/Spirales Computers Inc, (1984), 80 CPR (2d) 187 (CF 1re inst.) [Ordinateurs Spirales], à la page 201). Elle a explicitement indiqué que le seuil doit être plus élevé dans le cas des dossiers en contrefaçon de brevet, et la partie requérante dans ces affaires doit faire la preuve d’un préjudice irréparable pour se voir accorder une injonction interlocutoire :

[traduction]
De toute façon, je ne suis pas convaincue que le préjudice dont il faut établir la preuve dans un cas comme l’espèce, où le plagiat est flagrant, soit aussi important qu’il ne l’est dans d’autres affaires d’injonction interlocutoire. L’avocat de la demanderesse a soutenu que le critère du préjudice irréparable est applicable aux brevets parce qu’il est facile de contrefaire un brevet par inadvertance. Aussi les tribunaux sont-ils peu enclins à accorder des injonctions interlocutoires dans des affaires de brevets. Il a soutenu toutefois que le plagiat ne peut se produire par inadvertance et qu’en conséquence les tribunaux ont accepté plus volontiers d’accorder des injonctions interlocutoires lors d’actions en violation du droit d’auteur lorsque le plagiat est manifeste, sans exiger qu’il y ait préjudice irréparable ou conclure que des dommages-intérêts ne seraient pas une réparation suffisante. J’accepte ce raisonnement. Il correspond à mon interprétation de la jurisprudence.

[106] Je ne connais aucun dossier, et l’avocat des demanderesses n’en a cité aucun, où la notion « d’usurpation flagrante » a été utilisée dans le contexte d’une demande d’injonction dans un dossier de contrefaçon de brevet. Il s’agit d’un concept encore étranger aux dossiers de brevets.

[107] Deuxièmement, les dossiers « d’usurpation flagrante » peuvent être retracés jusqu’au raisonnement du juge Nadon dans Diamant Toys Ltd c Jouets Bo-Jeux Toys Inc, 2002 CFPI 384 [Diamant Toys], dans laquelle il a adopté le point de vue de notre Cour dans la décision Ordinateurs Spirales et a jugé que le critère concernant le préjudice irréparable doit être moins strict lorsque la violation du droit d’auteur est flagrante (Diamant Toys, au paragraphe 56). Cependant, comme la récemment indiqué la juge Tremblay-Lamer dans Bell Canada c 1326030 Ontario Inc (iTVBox.net), 2016 CF 612 [Bell Canada], le raisonnement du juge Nadon a depuis été interprété par notre Cour comme étant restreint aux situations de violation flagrante de droit d’auteur (Bell Canada, au paragraphe 29; Geophysical Service, au paragraphe 36; Western Steel and Tube Ltd c Erickson Manufacturing Ltd, 2009 CF 791 [Western Steel], aux paragraphes 11 et 12).

[108] Troisièmement, ces cas « d’usurpation flagrante » ne vont pas jusqu’à suggérer, ou sous-entendre, qu’il n’est pas nécessaire de démontrer le préjudice irréparable pour obtenir une injonction interlocutoire lorsque nous sommes en présence d’une violation flagrante du droit d’auteur. À mon sens, ils viennent plutôt indiquer qu’une forte conclusion quant au premier élément du critère dans les dossiers de droit d’auteur pourrait venir abaisser le seuil des deux autres éléments, et qu’il pourrait être approprié de fixer un seuil moins élevé au préjudice éventuel que dans d’autres circonstances (Western Steel, au paragraphe 12). Je ne connais aucun dossier d’injonction où la preuve du demandeur était si solide, et ce, même dans le contexte d’une violation du droit d’auteur, que le seuil des deux autres facteurs a été abaissé au point d’exonérer la partie requérante de la nécessité de prouver le préjudice irréparable. La présentation d’un dossier solide étayant une question sérieuse conformément au critère de l’arrêt RJR-MacDonald ne vient pas soulager la partie requérante du fardeau de prouver qu’elle subirait un préjudice irréparable qui ne saurait être compensé par l’attribution de dommages (Bell Canada, au paragraphe 29). En bref, « on ne peut conclure automatiquement qu’il y a un préjudice irréparable pour le simple motif qu’une action porte fondamentalement sur une contrefaçon d’un droit d’auteur ou d’une marque de commerce ou le prétendu délit de faire passer des produits pour d’autres » (Western Steel, au paragraphe 11).

[109] Toutefois, je remarque que même dans les dossiers où on a soulevé l’argument de violation flagrante du droit d’auteur, la Cour était persuadée de l’existence d’une forme de préjudice irréparable (Bell Canada, au paragraphe 31). Un dernier point à ce sujet : les premiers dossiers, comme la décision Diamant Toys, abordant le concept d’usurpation flagrante n’étaient pas des dossiers d’injonction interlocutoire, mais plutôt des dossiers d’ordonnance de conservation, dont les exigences légales sont différentes (Western Steel, aux paragraphes 11 et 12).

[110] Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que la jurisprudence sur « l’usurpation flagrante » devrait guider ma démarche quant à l’appréciation du préjudice irréparable dans le présent dossier ou que je devrais m’écarter des principes bien acceptés gouvernant les exigences de preuve pour le deuxième élément du critère de l’arrêt RJR-MacDonald.

[111] Quoi qu’il en soit, même si je présumais de l’existence d’un précédent appuyant la proposition voulant que le préjudice irréparable puisse être démontré par le fait que le produit de contrefaçon allégué du défendeur soit considérablement le même que celui du demandeur et que la démarche « d’usurpation flagrante » développée en matière de droit d’auteur puisse être appliquée aux dossiers de brevets, la preuve qui m’est présentée est insuffisante et inadéquate, à mon sens, pour conclure à une usurpation « flagrante » de brevets en l’espèce. Une forte preuve prima facie de contrefaçon de brevet n’équivaut pas nécessairement à une usurpation flagrante. L’usurpation doit être indéniable et sans équivoque pour être dite flagrante. Je reconnais qu’une telle évidence puisse se présenter dans les dossiers de droit d’auteur et de marque de commerce, mais elle est beaucoup plus difficile à établir dans les dossiers de brevet. C’est particulièrement le cas en l’espèce alors que les défendeurs Triforest ont soulevé des arguments remettant en question la validité des brevets canadiens des demanderesses; les brevets comprennent des dizaines de pages et énoncent de nombreuses revendications, et il n’y a eu aucune admission de contrefaçon explicite. Cette question sera débattue en détail au procès. Bien que je reconnaisse que les demanderesses détiennent une forte preuve prima facie de contrefaçon de brevet, je ne suis pas convaincu que la preuve au dossier suffise, à ce stade-ci, à qualifier l’espèce d’« usurpation flagrante » par les défendeurs Triforest.

2) La question sérieuse

[112] La première partie du critère en trois volets consiste à savoir si la preuve devant la Cour est suffisante pour lui permettre d’établir qu’il y a une question sérieuse à trancher. Les exigences minimales ne sont pas élevées. Bien qu’il soit nécessaire d’effectuer une analyse préliminaire du fond du dossier, « il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, aux pages 337 et 338). En règle générale, la question à savoir s’il existe une question sérieuse à trancher devrait trouver réponse à la suite d’un « examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la page 348). Une fois que la Cour aura déterminé que le fonds de l’action n’est « ni futile ni vexatoire », elle devrait passer à la deuxième partie du critère (RJR-MacDonald, à la page 337). Dans le cadre d’une injonction interlocutoire, « l’examen du litige au fond est reporté et en règle générale, le juge appelé à statuer sur la requête doit éviter de se livrer à l’examen du fond de l’affaire qui irait au-delà de ce qui lui est strictement nécessaire pour rendre sa décision » (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104, au paragraphe 25).

[113] À la lumière de ma conclusion antérieure voulant que les demanderesses aient démontré une forte preuve prima facie de contrefaçon de brevet dans la requête d’injonction interlocutoire Mareva, je conclus qu’il y a une question sérieuse à trancher en l’espèce. Les brevets canadiens des demanderesses sont frappés d’une présomption de validité et, selon les faits à ma disposition, il semble y avoir à tout le moins un dossier défendable et une question sérieuse à trancher qui consiste à savoir si les produits non autorisés des défendeurs sont visés par une ou plusieurs revendications des brevets canadiens. Que les défendeurs puissent avoir un dossier défendable quant à la validité des brevets canadiens n’enlève rien au caractère sérieux de la question à trancher.

[114] Le premier élément du critère de l’arrêt RJR-MacDonald est donc satisfait.

3) Préjudice irréparable

[115] J’examinerai maintenant la deuxième partie du critère, le préjudice irréparable.

a) Exigences légales

[116] Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. Il s’agit d’un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié » (RJR-MacDonald, à la page 341). Le seuil pour l’établissement d’un préjudice irréparable est très élevé. Un préjudice n’est pas irréparable du seul fait que le calcul précis des dommages est difficile, comme c’est régulièrement le cas dans les dossiers de brevets (I-Med Pharma II, au paragraphe 32; Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé) (1997), 74 CPR (3d) 460 (CF 1re inst.) [Merck Frosst Canada], à la page 464; Merck & Co c Apotex Inc, [1993] ACF no 1095, au paragraphe 42). La difficulté de calculer précisément les dommages ne constitue pas un préjudice irréparable, à la condition qu’il existe une façon raisonnable de quantifier et de mesurer ces dommages (Nu-Pharm, au paragraphe 32).

[117] Il est également bien établi que le préjudice irréparable dans un contexte d’injonction doit découler d’une preuve claire et non conjecturale qui démontre que ledit préjudice se produirait si la mesure n’était pas accordée (AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505, au paragraphe 56, conf. par 2011 CAF 211; Aventis Pharma SA c Novopharm Ltd, 2005 CF 815 [Aventis Pharma], aux paragraphes 59 à 61, conf. par 2005 CAF 390; Syntex Inc c Novopharm Ltd (1991), 36 CPR (3d) 129 (CAF), à la page 135). Le simple fait de conclure à la probabilité d’un préjudice irréparable n’est pas suffisant. La preuve doit démontrer que la partie requérante subira ou subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée (Centre Ice Ltd c National Hockey League at al (1994), 53 CPR (3d) 34 (CAF) [Centre Ice], à la page 52).

[118] Dans l’arrêt Janssen, la Cour d’appel fédérale a statué que la partie demandant la suspension des procédures doit démontrer de manière détaillée et concrète qu’elle subira « un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen, au paragraphe 24). Le juge Stratas, dans cette décision, a ajouté « [qu’]il serait de même étrange que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important » (Janssen, au paragraphe 24). La Cour d’appel fédérale a souvent insisté sur la qualité de la preuve nécessaire pour établir le préjudice irréparable. Les affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable, « car elles ne prouvent rien » (Gateway City Church c Canada (Ministre du Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway Church], au paragraphe 15). De même, « les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » (Glooscap, au paragraphe 31).

[119] Je ne peux pas mieux dire que ce passage, souvent cité, du juge Stratas dans Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 [Première Nation de Stoney], au paragraphe 48 :

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de sérieuses, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

[120] Dans le contexte d’une injonction, la partie requérante a le fardeau de convaincre la cour de l’existence « [d’]éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que […] un préjudice irréparable sera inévitablement causé » si l’injonction n’est pas accordée (Gateway Church, au paragraphe 16; Glooscap, au paragraphe 31; Première Nation de Stoney, au paragraphe 48). Là encore, il est nécessaire d’avoir une preuve « claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités », telle que définie dans l’arrêt McDougall. Bien entendu, ceci s’applique également à la preuve claire et non conjecturale nécessaire à l’établissement du préjudice irréparable.

b) Les prétentions de préjudice irréparable des demanderesses

[121] Les demanderesses avancent qu’elles subiront un préjudice irréparable si notre Cour n’accordait pas une injonction afin d’empêcher les défendeurs de continuer à importer et à vendre les produits non autorisés, et ce, à de nombreux chapitres. Le préjudice allégué repose sur la prémisse que Triforest est maintenant parmi les cinq plus grands importateurs de revêtement de sol stratifié au Canada et qu’elle est, à la connaissance des demanderesses, le plus grand importateur de revêtement de sol stratifié de contrefaçon.

[122] Les demanderesses soutiennent que le préjudice irréparable figure dans l’affidavit de Mme Walmsley-Scott. Les demanderesses n’ont produit aucune autre preuve. En résumé, Mme Walmsley-Scott affirme que les demanderesses subiront le préjudice causé par 1) la perte d’achalandage et l’atteinte à la réputation; 2) la perte de part du marché et de clients actuels et éventuels; 3) le risque que les défendeurs fassent une « entrée hâtive » sur le marché après l’expiration des brevets; et 4) l’incapacité financière des défendeurs à payer un éventuel jugement à leur encontre.

[123] Je remarque que Mme Walmsley-Scott ne cite ni ne produit le moindre document à l’appui du préjudice allégué.

[124] Ayant examiné l’ensemble de la preuve produite par les demanderesses, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, de l’existence d’une preuve claire et non conjecturale appuyant le préjudice irréparable allégué. En outre, même si je présumais que l’espèce était un cas « d’usurpation flagrante » et que je devais adopter le seuil plus faible abordé précédemment dans un dossier de brevet, les allégations de préjudice irréparable des demanderesses ne parviendraient tout de même pas à satisfaire à ces exigences, à mon avis.

[125] D’abord, les différentes allégations de préjudice ne reposent sur aucune preuve détaillée et précise et demeurent ainsi conjecturales. Deuxièmement, le préjudice avancé par les demanderesses est quantifiable et aucune preuve d’expert n’a été présentée pour démontrer que celui-ci ne saurait être mesuré du point de vue pécuniaire ou qu’aucune méthodologie ne permet de calculer les dommages allégués par les demanderesses.

c) Nature conjecturale du préjudice irréparable

[126] Le préjudice allégué cité dans l’affidavit de Mme Walmsley-Scott peut se décliner en quatre volets.

(i) Perte d’achalandage et atteinte à la réputation

[127] Les demanderesses soutiennent que l’achalandage et leur réputation pâtiront si on permet que se poursuive l’infraction de leurs droits d’auteurs. Ceci sera causé par l’impossibilité de surveiller la contrefaçon par les défendeurs, la destruction de la relation de bonne volonté établie entre le Groupe Unilin et ses titulaires de licences et importateurs de produits sous licence, et l’incitation à l’importation de produits non autorisés par d’autres importateurs.

[128] Les demanderesses avancent que le Groupe Unilin sera perçu dans l’industrie du revêtement de sol comme ne voulant pas ou ne pouvant pas faire respecter ses droits d’auteurs canadiens ainsi que le programme L2C, malgré le temps et les ressources considérables consacrés à la mise sur pied de son programme. Mme Walmsley-Scott affirme qu’il deviendra impossible de surveiller et de prévenir les activités de contrefaçon de Triforest s’il ne lui est pas interdit de vendre les produits non autorisés; en outre, Unilin n’est déjà pas en mesure de surveiller adéquatement la situation. Les demanderesses estiment également que les défendeurs Triforest, en omettant de verser les redevances sur les produits, ont fait preuve de concurrence déloyale contre les autres titulaires de licences sur le marché canadien et ont ainsi miné le programme de licences d’Unilin. Les demanderesses ajoutent qu’à défaut d’en être empêchés par notre Cour, d’autres importateurs de revêtement de sol stratifié seront incités à acheter leurs produits de fabricants non autorisés en raison de la poursuite des activités de contrefaçon des défendeurs. Par ailleurs, d’autres nouveaux fabricants pourraient décider de ne pas demander une licence à Unilin afin d’éviter de lui verser des redevances liées aux produits intégrant la technologie d’assemblage sans colle.

[129] Mme Walmsley-Scott estime que ce préjudice ne peut être mesuré du point de vue pécuniaire.

[130] Or, outre les affirmations intéressées de Mme Walmsley-Scott, il n’y a aucune preuve appuyant les différentes composantes de cette chaîne d’événements. Aucune preuve et aucune précision ne viennent appuyer ce risque; il est donc entièrement conjectural. Le dossier indique que Triforest et Molson sont présentes sur le marché canadien depuis plus de deux ans et que Triforest est parvenue à devenir l’un des cinq plus grands importateurs de revêtement de sol stratifié au Canada. Or, ni Mme Walmsley-Scott ni les demanderesses n’ont avancé une preuve faisant état des répercussions de la présence des défendeurs dans les affaires de leurs titulaires de licences au Canada, ou des importateurs canadiens de leurs produits sous licence.

[131] Il n’y a aucune preuve étayant la thèse d’une perception négative éventuelle ou de l’impossibilité de surveiller la situation. Par ailleurs, il n’y a aucune preuve des importateurs ou des titulaires de licences indiquant qu’ils pourraient avoir une perception négative de la surveillance et de l’exécution par les demanderesses de leurs brevets canadiens. Aucune preuve n’indique que des titulaires de licences ont cessé ou ont menacé de cesser de verser les redevances à Unilin si les défendeurs Triforest continuaient à exercer leurs activités sans avoir à verser de redevances. Il n’y a également aucun indice de l’existence de titulaires de licence éventuels qui s’abstiendraient de faire affaire avec Unilin dans l’attente de la décision en l’espèce à l’encontre des défendeurs Triforest.

[132] L’espèce est bien différente des dossiers cités par les demanderesses, comme Universal City Studios Inc c Zellers Inc (1983), 73 CPR (2d) 1 (CF 1re inst.), à la page 11 ou Anne of Green Gables Licensing Authority Inc c Avonlea Traditions Inc (2000), 6 CPR (4th) 57 (CA Ont), au paragraphe 16. Dans ces décisions, il y avait des éléments de preuve étayant la perte d’achalandage et l’atteinte à la réputation de la part des titulaires de licences.

[133] De même, il n’y a aucune preuve soutenant l’argument dit du « raz-de-marée » avancé par les demanderesses. En outre, aucun détail ou exemple particulier (hormis les affirmations de Mme Walmsley-Scott) ne vient démontrer que d’autres fabricants ou importateurs auraient été ou pourraient être encouragés à s’adonner à de la contrefaçon, entraînant [traduction] « la mort à petit feu » du programme L2C et de licences du Groupe Unilin (Ordinateurs Spirales, aux pages 199 et 200).

[134] Il incombe aux demanderesses de s’acquitter du fardeau de soumettre une preuve claire et convaincante du préjudice irréparable à l’achalandage et la réputation, mais leur preuve sur cette question se résume à des hypothèses et à des conjectures. Aucun témoin et aucun document ne vient appuyer les affirmations des demanderesses quant à l’atteinte à la réputation. Par conséquent, je dois conclure que les demanderesses n’ont pas établi le fond à ce chapitre du préjudice irréparable.

[135] De plus, je ne suis également pas convaincu que la preuve vienne appuyer l’allégation selon laquelle il a été, ou il deviendra, impossible pour les demanderesses de surveiller et de prévenir les activités de contrefaçon faute d’obtenir l’injonction demandée. Je remarque plutôt que la propre preuve des demanderesses démontre qu’elles se sont plutôt mobilisées pour protéger et faire respecter leurs brevets quant à leur technologie d’assemblage sans colle, y compris leurs brevets canadiens. Les demanderesses ont envoyé plus de 200 lettres à des importateurs éventuels au Canada afin de les informer du programme L2C et mettre en relief la question des infractions potentielles à leurs droits d’auteur concernant les produits de revêtement de sol stratifié. La preuve indique également que les demanderesses maintiennent un registre des ventes de produits non autorisés au Canada. Finalement, elles ont pris des mesures et ont entrepris quelques poursuites contre différents contrefacteurs, incluant MGA récemment. Il ne s’agit pas du comportement d’un titulaire de brevet qui serait dans l’incapacité de surveiller et de faire respecter ses droits d’auteur, ou qui serait entravé dans ses efforts en ce sens.

(ii) Perte de parts de marché et de clients existants et éventuels

[136] Les demanderesses soutiennent également que les activités de contrefaçon des défendeurs ont permis à ces derniers de gagner des parts de marché au détriment des titulaires de licence d’Unilin, car les produits de revêtement de sol non autorisés sont vendus à des prix moindres que les produits sous licence en raison de l’absence de versement de redevances. Par conséquent, les fabricants et les importateurs seront encouragés à vendre des produits non autorisés à moindre coût, entraînant une perte de clients actuels ou éventuels pour les demanderesses. Ils avancent de plus que, si les défendeurs sont autorisés à poursuivre leurs activités de contrefaçon, ils seront à même de continuer à livrer injustement concurrence à des entreprises vendant des produits de revêtement de sol stratifié au Canada, y compris Unilin et les clients de ses titulaires de licence, soit en imposant un prix moindre pour leurs produits ou en utilisant leur plus grande marge de profit pour investir dans d’autres activités visant à augmenter les ventes.

[137] Ceci ne peut être ni estimé ni mesuré du point de vue pécuniaire, réitère Mme Walmsley-Scott.

[138] Là encore, la preuve fait uniquement état d’affirmations générales et conjecturales quant aux pertes de parts du marché, sans précisions. Comme l’a rappelé la Cour d’appel fédérale à plusieurs reprises, ceci n’est pas suffisant pour atteindre le seuil élevé du préjudice irréparable.

[139] Il n’y a aucune preuve indiquant que de nouveaux fabricants se soient abstenus de demander une licence à Unilin dans le but d’éviter d’avoir à verser des redevances ou aient menacé de le faire. Il en va de même pour la prétention voulant qu’un tel comportement soit déclenché par les activités de contrefaçon des défendeurs. Il n’y a aucune preuve voulant que des titulaires de licences Unilin aient résilié ou menacé de résilier leurs accords d’octroi de licence, ou que des titulaires de licences ou des importateurs aient baissé ou menacé de baisser le prix de leurs produits sous licence. Rien n’indique des pertes de ventes ou ne suggère que des importateurs menacent d’acheter des produits importés non autorisés et moins dispendieux. Aucune preuve ne vient démontrer que d’autres fabricants sont tentés de vendre des produits non autorisés à moindre coût, ou sont encouragés à le faire, ou que les titulaires de licences d’Unilin perdent des clients actuels ou éventuels au profit de fabricants de produits non autorisés. Il n’y a aucune preuve voulant que les produits non autorisés de Triforest soient vendus à des prix moindres ou génèrent des marges de profits plus élevées que les produits sous licence d’Unilin en raison de l’avantage financier présumé découlant du défaut de verser des redevances. Pas le moindre rapport de ventes, exemple de perte d’affaires, témoignage de titulaire ou d’importateur n’a été présenté pour appuyer les allégations de Mme Walmsley-Scott.

[140] Dans ce contexte, il est purement conjectural de suggérer qu’il y aurait un préjudice irréparable causé par la perte de ventes ou de clients durant la période menant à l’audience sur le fond. On ne peut pas conclure à l’existence d’un préjudice irréparable à partir des affirmations non corroborées de Mme Walmsley-Scott. En outre, Mme Walmsley-Scott a même affirmé qu’étant donné la difficulté de récupérer un client, la situation pourrait mener certains titulaires de licences d’Unilin à faire faillite, car ils seraient incapables de suivre la concurrence. Cette affirmation ne satisfait pas aux exigences établies par la jurisprudence sur le préjudice irréparable.

[141] Là encore, en dépit du fait que les demanderesses ont été informées des activités de contrefaçon des défendeurs depuis au moins le mois d’août 2014 et qu’elles aient surveillé les activités d’importation de Triforest à l’aide des données disponibles publiquement sur Datamyne, elles n’ont pas présenté de preuve concrète étayant la thèse de la perte de revenus ou que d’autres importateurs de produits de revêtement de sol stratifié auraient acheté leurs produits auprès de fabricants non autorisés.

[142] En l’espèce, la partie cherchant à faire respecter ses brevets était présente sur le marché au même moment que le contrefacteur allégué. Par conséquent, comme le rappelle la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Centre Ice, une absence notable de preuve démontrant la perte de revenus est une lacune fatale à une allégation de préjudice irréparable (Centre Ice, à la page 54). J’ajouterai que notre Cour a souvent maintenu que le type de préjudice allégué par les demanderesses en ce qui a trait à la perte de parts de marché, aux pertes d’occasions de prendre de l’expansion et aux baisses de prix est habituellement réparable dans les dossiers de brevet (I-Med Pharma II, aux paragraphes 43 à 46; Aventis Pharma, aux paragraphes 33 à 45; Merck Frosst Canada, au paragraphe 462).

[143] Quoi qu’il en soit, si la situation permettait aux défendeurs d’obtenir une plus grande part du marché qu’ils n’auraient pu saisir autrement, au détriment des concurrents qui respectent les droits d’auteur et s’approvisionnent chez des fabricants sous licence, celle-ci générerait un préjudice quantifiable. En outre, le préjudice prendrait la forme d’une augmentation des ventes des produits non autorisés nécessitant le versement de redevances à Unilin.

(iii) Entrée hâtive

[144] Les demanderesses mentionnent également la perspective d’un préjudice irréparable découlant d’une [traduction] « entrée hâtive » des défendeurs sur le marché. L’argument de « l’entrée hâtive » fait référence aux situations où le contrefacteur allégué n’est toujours pas entré sur le marché, mais prévoit le faire vers la fin de vie du brevet de façon à obtenir un avantage par primauté ou à se positionner pour mieux concurrencer les autres dans le marché après l’expiration du brevet. Le cas échéant, le titulaire du brevet perd une partie de sa part du marché en raison d’une contrefaçon de son brevet dans l’anticipation de son expiration (China Ceramic Proppant Ltd c Carbo Ceramics Inc, 2004 CAF 283, aux paragraphes 3 et 10). L’entrée hâtive fait généralement référence aux pertes subies après l’expiration d’un brevet en raison d’un comportement qui s’est produit avant l’expiration de celui-ci (Bayer Healthcare AG c Sandoz Canada Incorporated, 2007 CF 352 [Bayer], au paragraphe 52).

[145] Étant donné que les brevets 076 et 321 arriveront à échéance en juin 2017, les demanderesses soutiennent que la poursuite des activités de contrefaçon des défendeurs leur donnera la capacité d’obtenir une plus importante part du marché qu’ils n’auraient obtenue autrement s’ils avaient vendu des produits sous licence. Par conséquent, ils bénéficieraient d’une « entrée hâtive » sur le marché après l’expiration du brevet (Baker Hughes Inc c Galvanic Analytical Systems Ltd (1991), 37 CPR (3d) 512 (CF 1re inst.), à la page 515; décision Ordinateurs Spirales, aux pages 199 et 200). C’est donc dire que l’avantage obtenu par les défendeurs Triforest des suites de leur entrée prématurée sur le marché continuera à générer des pertes pour Unilin dans les mois suivant immédiatement l’expiration des brevets canadiens. Le cas échéant, les demanderesses soutiennent que ce préjudice ne serait pas réparable.

[146] Étant donné la preuve qui m’est présentée, je ne partage pas l’avis des demanderesses voulant que cette « entrée hâtive » entraîne un préjudice irréparable à leur endroit. D’abord, il est vrai que la protection accordée aux brevets canadiens d’Unilin arrive à échéance sous peu. Néanmoins, les défendeurs sont déjà présents sur le marché; ils ne sont pas de nouveaux joueurs prévoyant une « entrée hâtive ». Je ne suis pas convaincu qu’il y ait ici une preuve claire et non conjecturale quant au préjudice causé étant donné le contexte du marché actuel. Comme il a été indiqué précédemment, les demanderesses ne sont pas parvenues à fournir la preuve convaincante et non conjecturale de la perte de parts du marché malgré le fait que les demanderesses ont été informées des activités des défendeurs Triforest depuis plus de deux ans.

[147] Ensuite, les demanderesses n’étant pas directement présentes sur le marché canadien, hormis par l’entremise de la vente de leurs produits sous licence par des importateurs et la réception de redevances, comment peuvent-elles prétendre à l’existence d’un préjudice en ce qui a trait aux pertes d’occasions sur le marché à la suite de l’expiration des brevets canadiens? Il serait plutôt question de préjudice aux activités commerciales des fabricants sous licence ou des importateurs de produits sous licence d’Unilin; c’est plutôt eux qui perdraient du terrain au profit des défendeurs Triforest dans le marché après l’expiration du brevet. Seul le préjudice subi par la partie requérante est admissible à ce volet du critère de l’arrêt RJR-MacDonald, et non celui subi par des tiers (Glooscap, au paragraphe 33). Par conséquent, les demanderesses ne peuvent pas s’approprier les pertes éventuelles subies par leurs importateurs ou titulaires de licences sur le marché après l’expiration du brevet à titre de préjudice irréparable personnel. De plus, cette allégation de perte de revenus demeure hypothétique et souffre du même manque de précision qu’indiqué précédemment.

[148] Finalement, je ne suis également pas persuadé que ce type de préjudice ne puisse pas être mesuré du point de vue pécuniaire au bénéfice des demanderesses. En outre, il se traduit principalement par la perte de revenus issus de redevances jusqu’à l’expiration de la protection découlant du brevet (Aventis Pharma, au paragraphe 61; Bristol Myers Squibb Co c Apotex Inc, 2001 CFPI 1086, aux paragraphes 20 et 21). Les dommages accordés dans les dossiers de brevet visent à mettre le demandeur qui a obtenu gain de cause dans la même position qu’il aurait été, n’eût été la contrefaçon. Il est entièrement conjectural d’affirmer qu’une partie ne sera pas en mesure de récupérer les pertes qu’elle pourrait subir au cours de la période suivant l’expiration du brevet, car de tels dommages sont récupérables et calculables (Bayer, aux paragraphes 56 et 57).

(iv) Incapacité de payer

[149] Les demandeurs affirment enfin que, selon l’expérience antérieure d’Unilin qui s’est vu refuser une indemnisation appropriée par MGA à la suite de la violation par celle-ci de ses droits de brevet au Canada, il existe un risque véritable qu’Unilin ne parvienne pas à récupérer la totalité des dommages-intérêts qui lui sont dus par les défendeurs en raison de leurs activités de contrefaçon semblables. Mme Walmsley-Scott a affirmé croire [traduction] « que Triforest tentera de contrecarrer tout jugement rendu par la Cour suivant un processus semblable » (tout comme MGA). Les demanderesses s’appuient sur les événements d’octobre 2015 décrits précédemment pour avancer cette préoccupation. Elles soutiennent que les défendeurs Triforest ont démontré et affirmé explicitement qu’ils n’avaient aucune intention de verser à Unilin les redevances qui lui sont dues pour les produits de revêtement de sol stratifié qu’ils avaient importés à ce moment et qu’ils continueraient d’importer. Le cas échéant, Triforest n’aurait d’autre option que de déclarer faillite si elle devait être condamnée à verser les redevances dues. Étant donné que Triforest a affirmé explicitement qu’elle serait incapable financièrement de payer les redevances sur les produits non autorisés qu’elle a importés, les demanderesses avancent qu’il est tout à fait raisonnable de conclure que Triforest ne versera pas les dommages qu’elle serait tenue de payer suivant un jugement de notre Cour.

[150] Je ne considère pas qu’il s’agisse d’une preuve claire et non conjecturale de préjudice irréparable étant donné les circonstances de l’espèce.

[151] En premier lieu, je ferai remarquer que l’incapacité de payer n’a pas été reconnue comme un préjudice irréparable dans la décision Eli Lilly puisqu’une telle incapacité à recouvrer le produit d’un jugement est conjecturale. Cette incapacité est conjecturale quant au montant d’argent en question, car la partie requérante ne sait pas à quoi elle aura droit de la part du défendeur si elle obtient gain de cause dans son action en contrefaçon. C’est précisément le cas en l’espèce. Les demanderesses ont seulement établi qu’elles sont inquiètes de ne pouvoir recouvrir les fonds dus aux termes d’un jugement éventuel contre les défendeurs Triforest. Ceci ne satisfait pas à l’exigence du préjudice irréparable (Eli Lilly, au paragraphe 32). Les demanderesses doivent établir le préjudice à l’aide d’une preuve claire et convaincante et démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est probable qu’il se produise. L’incapacité éventuelle des demanderesses de recouvrer le produit d’un jugement ne rencontre aucune de ces exigences, car les demanderesses ne peuvent que spéculer quant au montant des dommages qu’elles pourraient être incapables de recouvrer (Eli Lilly, au paragraphe 32; RBC Dexia Investor Services Trust c Goran Capital Inc, 2016 ONSC 1138, au paragraphe 11).

[152] Ceci dit, je reconnais que certains dossiers suggèrent qu’un risque réel et non conjectural découlant de l’incapacité financière d’un défendeur à exécuter un jugement ou une adjudication pourrait, dans certaines circonstances, être un facteur pertinent dans l’appréciation du préjudice irréparable (RJR-MacDonald, à la page 341; Turbo-Resources Ltd c Petro-Canada Inc (1989), 24 CPR (3d) 1 (CAF), aux pages 18 et 19). Or, même si je suivais cette jurisprudence, il serait néanmoins nécessaire de démontrer, comme toujours, à l’aide d’une preuve claire et non conjecturale selon la prépondérance des probabilités qu’une telle incapacité de payer d’un défendeur pourrait être avérée. Je ne suis pas convaincu que la preuve qui m’est soumise appuie une telle conclusion en l’espèce.

[153] Les demanderesses ont le fardeau de prouver que la situation financière actuelle des défendeurs est telle qu’elles pourraient être incapables de recouvrer les dommages qui pourraient leur être accordés si elles ont gain de cause. Je peux comprendre que Mme Walmsley-Scott et les demanderesses vivent de la frustration à la suite de leur expérience récente avec MGA, alors qu’elles ont été incapables d’obtenir le respect de leurs droits contre un autre contrefacteur en raison de sa déclaration de faillite. Toutefois, il est entièrement conjectural de prévoir un préjudice irréparable de cet événement distinct et non relié à l’espèce au motif que les demanderesses soupçonnent que les défendeurs adopteraient un comportement semblable.

[154] Je remarque de plus que cette affirmation attribuée à Triforest et voulant qu’elle soit financièrement incapable de verser les redevances à Unilin remonte à octobre 2015. En outre, les renseignements financiers obtenus par la suite au sujet des défendeurs Triforest n’indiquent aucunement qu’ils soient en difficulté financière. Au contraire, il n’y a aucune preuve de dilapidation d’actifs, de faillite, de recouvrement ou de jugement à l’encontre des défendeurs, pouvant être tirée des enquêtes financières effectuées par les demanderesses et produite à l’appui de leur requête en révision. Comme nous l’avons vu plus tôt, l’enquête des demanderesses a démontré que les comptes bancaires, les prêts, les hypothèques, les cartes de crédit et les baux des défendeurs Triforest sont en règle et que les trois défendeurs individuels ont récemment acquis des biens immobiliers. Au surplus, la preuve sur les comptes bancaires obtenue à la suite de l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva démontre que les défendeurs Triforest possèdent de nombreux comptes bancaires comprenant des soldes considérables en date de décembre 2016.

[155] Par conséquent, je ne peux pas conclure, après avoir pesé les différents éléments de la preuve qui m’est présentée et selon la prépondérance des probabilités, que l’expérience amère des défendeurs avec MGA ou que l’affirmation des représentants de Triforest d’octobre 2015 suffise pour conclure qu’il existe une preuve claire et non conjecturale de l’incapacité de payer des défendeurs, au point qu’elle se qualifie de préjudice irréparable. La suggestion voulant que les défendeurs ne soient pas en position financière de payer un quelconque montant de dommages pouvant être accordés aux demanderesses au procès ne repose pas sur la preuve dans les circonstances. En d’autres termes, les doutes ou les préoccupations d’un demandeur quant à l’incapacité éventuelle d’un défendeur à payer le montant accordé par jugement ne sont pas suffisants pour accorder une injonction interlocutoire dans l’attente du procès.

[156] Pour démontrer qu’un préjudice sera effectivement subi et qu’il ne pourra faire l’objet d’une réparation par la suite, la partie requérante doit faire cette preuve au moyen d’éléments suffisamment concrets ou précis pour emporter la conviction de la Cour sur la question (Première Nation de Stoney, au paragraphe 49). La décision d’accorder une injonction ou non repose sur la preuve, et non sur des affirmations. Voilà la lacune en l’espèce.

(v) Conclusion sur la nature conjecturale du préjudice

[157] Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincu que les demanderesses ont présenté la preuve réelle, claire et non conjecturale suffisante pour établir le préjudice irréparable. Il n’y a aucune preuve convaincante, détaillée et concrète démontrant l’existence des différents types du préjudice éventuel soulevé par Mme Walmsley-Scott. Je conclus donc que les différentes allégations ne permettent pas de soutenir l’existence d’un préjudice irréparable conformément aux exigences établies par l’arrêt RJR-MacDonald et les critères qui en découlent. Comme c’était le cas dans l’arrêt Janssen, le préjudice éventuel avancé par les demanderesses est trop conjectural et hypothétique pour mener à une conclusion de préjudice irréparable.

[158] Il est tout à fait compréhensible, étant donné le contexte du litige, que les demanderesses soient inquiètes et craignent, à défaut d’obtenir une injonction, de continuer à subir des pertes de revenus découlant de redevances non versées par les défendeurs, des pertes d’achalandage et d’autres répercussions négatives. Néanmoins, ces craintes ne constituent pas un fondement objectif permettant de parler de préjudice irréparable et d’ouvrir la porte à la mesure exceptionnelle qu’est l’injonction interlocutoire. Le nœud du problème quant au préjudice irréparable allégué par les demanderesses est qu’il ne repose sur aucune preuve au-delà des affirmations du principal témoin représentant la société Unilin. [TRADUCTION] « Il ne suffit pas d’affirmer l’existence d’un préjudice irréparable; il faut en faire la preuve. À cette fin, il est nécessaire de présenter des renseignements précis permettant à la Cour de conclure à l’existence d’un préjudice qui ne pourra être réparé plus tard » (Gateway Church, au paragraphe 18). Or, le dossier qui m’est présenté ne comprend que des affirmations, et non une preuve.

d) Nature quantifiable du préjudice

[159] La deuxième lacune importante dans le préjudice irréparable allégué par les demanderesses est que la preuve au dossier ne permet pas de conclure que le préjudice allégué n’est pas quantifiable, donc irréparable.

[160] Mme Walmsley-Scott a mentionné à plus d’une reprise que les dommages qu’appréhendent les demanderesses ne peuvent être mesurés du point de vue pécuniaire. Ces affirmations ne répondent pas aux exigences d’un préjudice irréparable à deux chapitres. Premièrement, aucune preuve crédible et convaincante n’a été présentée pour appuyer ces affirmations. Deuxièmement, tous les éléments du dossier laissent présager que tous dommages découlant des revenus de redevances perdus ou probablement perdus par Unilin sont tout à fait calculables.

[161] Comme l’a souligné l’avocat de Molson à l’audience, la seule affirmation par Mme Walmsley-Scott que le préjudice allégué des demanderesses ne serait pas quantifiable du point de vue pécuniaire n’est pas suffisante. Mme Walmsley-Scott est un témoin représentant une entreprise qui n’a ni l’expérience ni l’expertise pour « formuler des prévisions sur le marché ou pour évaluer des dommages » (I-Med Pharma I, au paragraphe 39). Au surplus, Mme Walmsley-Scott n’a présenté aucun fait pour étayer ses affirmations quant à l’incapacité de mesurer les dommages allégués. Je partage l’avis des défendeurs qu’une telle preuve n’est pas suffisante et ne permet pas de me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice allégué n’est pas quantifiable d’un point de vue pécuniaire (I-Med Pharma I, aux paragraphes 36 à 44).

[162] Aucune preuve d’expert au dossier ne fait état de difficultés de quantification ou ne vient expliquer les raisons pour lesquelles les dommages allégués par les demanderesses ne pourraient être quantifiés ou mesurés du point de vue pécuniaire ou qu’il n’existe aucune méthode pour les calculer. Il s’agit d’une situation très différente de la décision Reckitt Benckiser LLC c Jamieson Laboratories Ltd, 2015 CF 215 [Jamieson], aux paragraphes 53 et 54, conf. par 2015 CAF 104, au paragraphe 31. En l’occurrence, les pertes avaient été considérées comme irréparables, car il y avait une preuve d’expert exhaustive au dossier démontrant l’impossibilité de les quantifier ou de calculer les dommages.

[163] Contrairement à la situation dans la décision Jamieson, les demanderesses n’ont même pas tenté de quantifier le préjudice allégué. Aucune preuve d’expert n’a été produite pour appuyer l’affirmation voulant que les dommages subis par les défendeurs ne puissent pas être quantifiés ou démontrant qu’aucune méthode n’existe pour les quantifier. Je ne peux tout simplement pas déduire que les dommages ne peuvent pas être quantifiés du point de vue pécuniaire à partir des affirmations non corroborées d’un témoin représentant une entreprise qui n’est pas en position de traiter de la question de la quantification.

[164] De plus, les dommages ne sont pas dits non quantifiables au seul motif qu’ils seraient difficiles à calculer (Nu-Pharm, au paragraphe 32). « Les droits afférents aux brevets sont de nature économique, et habituellement, rien n’empêche de mesurer ou de calculer de façon raisonnable et précise les dommages-intérêts découlant d’une contrefaçon » (I-Med Pharma II, au paragraphe 79; Pfizer Ireland Pharmaceuticals c Lilly Icos LLC, 2003 CF 1278, au paragraphe 27 citant Cutter Ltd c Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd (1980), 47 CPR (2d) 53 (CAF), aux pages 55 et 56). La partie requérante a le fardeau de prouver que les dommages ne peuvent être quantifiés si elle fait une telle allégation. Les demanderesses ont failli à cette tâche en l’espèce.

[165] De plus, tout laisse présager que les dommages dits irréparables par les demanderesses sont tout à fait quantifiables. Le préjudice subi par les demanderesses des suites de la contrefaçon de brevet alléguée par les défendeurs découle principalement de la perte de revenus de licences et de redevances. Les demanderesses ne vendent pas les produits de revêtement de sol stratifié en cause directement sur le marché canadien; seuls les importateurs vendent les produits sous licence d’Unilin. Les demanderesses récoltent des redevances dans le cadre de contrats de licence non exclusifs conclus avec environ 49 importateurs actifs sur le marché canadien. Les redevances et les frais de licence des défendeurs sont calculables à l’aide d’une simple formule fondée sur le volume de revêtement de sol vendu.

[166] Par conséquent, ceci me semble plutôt facilement quantifiable. En effet, les demanderesses ont été en mesure d’estimer leur perte de revenus de licences à même leurs observations écrites. Par exemple, à l’aide des données publiques sur les activités d’importation de Triforest, les demanderesses ont déterminé que les stocks actuels de Triforest représentaient 228 000 $ de redevances en multipliant les mètres carrés (m2) de produits par le taux de redevance de 0,92 $ US par m2, rajusté au taux de change de 1,33 $/$ US. Les redevances dues sur les ventes antérieures peuvent donc être calculées facilement. À l’aide de mathématiques simples, les demanderesses ont été en mesure d’évaluer rapidement le montant des dommages et d’estimer le montant des redevances dues pour les importations antérieures des défendeurs dans les conclusions figurant dans l’ordonnance proposée rectifiée qu’elles ont soumises à notre Cour au cours de l’audience sur la requête en révision. Là encore, ce nombre a été obtenu en multipliant le nombre de mètres carrés vendus par le taux de redevances.

[167] Je devrais mentionner qu’il n’y a rien d’extraordinaire dans le type de préjudice allégué, soit une perte d’achalandage et de part de marché et l’incitation à la contrefaçon, qui distingue l’espèce de la plupart des dossiers en contrefaçon de brevet. La perte de droits de licences est également un dommage quantifiable qui peut raisonnablement être déterminé après une décision sur le fond du dossier.

[168] Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que les demanderesses aient offert une preuve suffisante démontrant, selon la prépondérance des probabilités, qu’elles subiraient un préjudice irréparable à défaut d’obtenir l’injonction interlocutoire. Les allégations et la preuve qui me sont soumises ne constituent pas une preuve claire et non conjecturale établissant un préjudice et permettant à la Cour de déduire que le préjudice allégué est irréparable au motif qu’il n’est pas quantifiable. Le deuxième élément du critère de l’arrêt RJR-MacDonald n’est donc pas satisfait.

4) Prépondérance des inconvénients

[169] Je me tourne maintenant vers la dernière partie du critère de l’arrêt RJR-MacDonald, la prépondérance des inconvénients. Dans le cadre de ce troisième volet du critère, la Cour doit déterminer laquelle des parties subirait le plus grand préjudice si l’injonction interlocutoire était accordée ou refusée dans l’attente d’une décision sur le fond (RJR-MacDonald, à la page 342). L’espèce ne satisfaisant pas au deuxième volet du critère de l’arrêt RJR-MacDonald étant donné que les demanderesses n’ont pas présenté la preuve nécessaire pour me permettre de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable, il n’est pas nécessaire que j’examine la prépondérance des inconvénients. Les demanderesses peuvent seulement avoir gain de cause dans leur requête si elles parviennent à démontrer qu’elles satisfont aux trois exigences.

[170] Or, l’une d’elles n’a clairement pas été démontrée. Les trois volets du critère étant reliés, j’ajouterai cependant, à mon sens, que la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs, car le refus de délivrer une injonction interlocutoire équivaut à maintenir le statu quo jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fonds de l’action en contrefaçon de brevet entreprise par les demanderesses. Par conséquent, les défendeurs continueront d’exercer leurs activités durant la période intérimaire. Au surplus, si une injonction interlocutoire est refusée, les demanderesses n’ont pas établi qu’elles subiraient un préjudice irréparable. L’attribution de dommages demeure une mesure disponible et adéquate pour compenser les redevances impayées qui pourraient être à verser par les défendeurs.

5) Conclusion quant à l’injonction interlocutoire

[171] Les demanderesses ont l’obligation de me convaincre que leur situation satisfait aux trois volets cumulatifs du critère, conformément à l’arrêt RJR-MacDonald, afin d’avoir gain de cause dans leur requête en injonction interlocutoire. Étant donné le dossier qui m’est présenté, je conclus qu’il n’y a pas de preuve claire et non conjecturale démontrant un préjudice irréparable. Par ailleurs, la prépondérance des inconvénients ne les favorise pas. Je dois donc rejeter leur requête.

D. Autres mesures

[172] Tant les demanderesses que les défendeurs ont demandé une ordonnance de confidentialité concernant certains affidavits comprenant des renseignements bancaires et financiers concernant les défendeurs Triforest. La preuve mise au jour par l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva et produite au dossier de la Cour en pièces jointes aux affidavits de Mme Morin et de M. Luong ainsi que dans les affidavits de Mme Zhang et M. Wang, comprend des renseignements financiers concernant les défendeurs Triforest, y compris des numéros de compte, des historiques d’opérations et des soldes courants.

[173] Dans les circonstances, je suis d’accord que cette preuve devrait être déposée sous scellé et être soumise à une ordonnance de confidentialité aux termes de l’article 151 des Règles. J’estime que cette mesure est appropriée à la lumière des principes édictés dans l’arrêt Sierra Club of Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, aux paragraphes 53 à 55 ainsi que des observations des parties.

IV. Conclusion

[174] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’ordonnance d’injonction Mareva a été exécutée légalement conformément à ses modalités et suivant les règles de procédure applicables. Cependant, je ne suis pas convaincu que l’espèce réponde aux exigences justifiant la délivrance d’une ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva puisque la preuve obtenue et produite par les demanderesses ne suffit pas à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque réel de retrait ou de dilapidation des actifs par les défendeurs Triforest, à l’extérieur des activités normales de l’entreprise, dans le but de contrecarrer un jugement. Je ne suis également pas convaincu que le critère en trois volets, énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald concernant les injonctions interlocutoires est satisfait, car les demanderesses ont omis de produire une preuve claire et non conjecturale démontrant, selon la prépondérance des probabilités, qu’elles subiraient un préjudice irréparable si cette injonction n’était pas accordée.

[175] Des dépens sont adjugés aux demanderesses quant à leur requête en injonction Mareva ex parte et au premier volet de leur requête en révision portant sur la révision de l’exécution de l’ordonnance. Des dépens sont adjugés aux défendeurs quant aux deux autres volets de la requête en révision des demanderesses, nommément la requête en injonction interlocutoire Mareva et la requête en injonction interlocutoire.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. L’ordonnance d’injonction Mareva rendue le 19 décembre 2016 a été exécutée légalement;

  2. Les demanderesses sont autorisées à retirer le dépôt remis à la Cour le 20 décembre 2016 en guise de garantie pour compenser les dommages subis en lien avec l’exécution de l’ordonnance d’injonction Mareva et l’administrateur est tenu de payer ledit dépôt ainsi que les intérêts courus par chèque à l’ordre de [traduction] « Smart & Biggar en fiducie »;

  3. La requête visant à convertir l’ordonnance d’injonction Mareva en ordonnance d’injonction interlocutoire Mareva est rejetée;

  4. La requête visant la délivrance d’une ordonnance d’injonction interlocutoire est rejetée;

  5. Les affidavits de Julie Morin datés des 28 et 30 décembre 2016 ainsi que le deuxième affidavit complémentaire de Van Khai Luong daté du 3 janvier 2016 déposés par les demanderesses et l’affidavit de Steve Wang daté du 28 décembre 2016 et celui de Congyu Zhang daté du 30 décembre 2016 déposés par les défendeurs seront traités comme confidentiels;

  6. Les défendeurs Triforest devront maintenir le registre des ventes entrepris le 3 janvier 2017;

  7. Des dépens sont adjugés aux demanderesses concernant leur requête en injonction Mareva ex parte et à leur requête en révision sur la révision de l’exécution de l’ordonnance. Des dépens sont adjugés aux défendeurs quant à la requête en révision des demanderesses relativement à la requête en injonction interlocutoire Mareva et à la requête en injonction interlocutoire. Si les parties ne sont pas en mesure de s’entendre sur les dépens, elles devront présenter leurs mémoires écrits, ne dépassant pas cinq pages de longueur, dans les 14 jours suivant la présente ordonnance.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour d’août 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2105-16

 

INTITULÉ :

UNILIN BEHEER B.V. ET FLOORING INDUSTRIES LIMITED, SARL c TRIFOREST INC., JUNWU ZHANG, ZAIRONG FENG, CONGYU ZHANG ET MOLSON INTERNATIONAL TRADING INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDITION :

Le 4 janvier 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

François Guay

Guillaume Lavoie Ste-Marie

Renaud Garon-Gendron

 

Pour les demanderesses

 

Gervas Wall

Junyi Chen

POUR LES DÉFENDEURS TRIFOREST INC., JUNWU ZHANG, ZAIRON FENG, CONYU ZHANG

Christopher Tan

POUR LA DÉFENDERESSE MOLSON INTERNATIONAL TRADING INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar/Fetherstonhaugh

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

Deeth Williams Wall LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS TRIFOREST INC., JUNWU ZHANG, ZAIRON FENG, CONYU ZHANG

Sprigings IP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE MOLSON INTERNATIONAL TRADING INC.

 

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