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Date : 20180108

Dossier : IMM-260-17

IMM-261-17

IMM-262-17

Référence : 2018 CF 10

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 8 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

PEDRO GONZALES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

  1. Le dossier no IMM-261-17 de la Cour fédérale : la décision datée du 13 mai 2016 d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) d’établir un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] faisant valoir que le demandeur est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’article 36 de la LIPR (la décision d’établir un rapport);
  2. Le dossier no IMM-260-17 de la Cour fédérale : la décision d’un délégué du ministre datée du 6 juin 2016 de renvoyer le demandeur pour enquête en application du paragraphe 44(2) de la LIPR (la décision de renvoi de l’affaire);
  3. Le dossier no IMM-262-17 de la Cour fédérale : la décision d’un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) datée du 27 septembre 2016 d’exécuter une mesure d’expulsion à l’encontre du demandeur (la décision de renvoi).

II.  Exposé des faits

III.  Décisions contestées

A.  Première décision : Décision d’établir un rapport

Un examen du cycle de criminalité indique que [le demandeur] se sent à l’aise dans le style de vie criminel. Il s’associe avec des pairs criminels et participe activement aux activités criminelles pour faire de l’argent. Il a des antécédents criminels importants et déforme constamment la réalité et se présente comme une victime. Il n’est vraiment pas clair si [le demandeur] comprend son cycle de délinquance. Il a un système de valeurs variable et a commis une fraude contre son propre réseau de soutien familial. Il a une attitude trompeuse en ce qui concerne sa situation personnelle et ses relations intimes.

B.  Deuxième décision : Décision de renvoyer l’affaire

C.  Troisième décision : Décision de renvoi du demandeur

IV.  Questions

  1. Les procédures adéquates pour examiner l’interdiction de territoire d’un résident permanent de longue date ont-elles été respectées?
  2. L’omission de fournir au demandeur une copie du rapport circonstancié ou de l’évaluation en vue d’une décision qui y est citée constituait-elle un manquement au principe d’équité procédurale?
  3. L’omission d’informer le demandeur du fait que les documents de Services correctionnels Canada, comme l’évaluation en vue d’une décision, seraient pris en considération dans le processus d’interdiction de territoire constituait-elle un manquement au principe d’équité procédurale?
  1. L’omission de reconnaître que l’infraction à l’origine constituait une aberration à la suite d’une longue période sans condamnation;
  2. L’omission de tenir compte de l’offre d’emploi faite au demandeur;
  3. Le fait d’invoquer une citation de l’évaluation en vue d’une décision qui ne représente pas la situation du demandeur.

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

B.  Questions portant sur l’équité procédurale

1)  Les procédures d’examen de l’interdiction de territoire d’un résident permanent de longue date

  1. Il est adressé au gestionnaire intérimaire Desjarlais;
  2. Il recommande que l’affaire soit renvoyée au gestionnaire chargé des résidents permanents de longue date;
  3. Dans ses recommandations, l’agente Genovey n’a pas coché la case correspondant à une demande d’examen par un délégué du ministre.

2)  Omission de fournir le rapport circonstancié ou l’évaluation en vue d’une décision

  1. La mention, dans la section portant sur le degré d’établissement, indiquant que les difficultés financières constituent la motivation du demandeur de reprendre son commerce de stupéfiants avant son arrestation (il soutient que, s’il en avait eu la possibilité, il aurait indiqué qu’il avait reçu une offre d’emploi qui lui aurait épargné de telles difficultés financières);
  2. La mention, dans la section portant sur les facteurs d’ordre humanitaire, indiquant qu’il reconnaît s’être livré au trafic de drogues pour gagner de l’argent au cours de la période sans condamnation (il soutient que, s’il en avait eu la possibilité, il aurait indiqué que ces aveux étaient limités à la période se situant bien avant l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi et que cela aurait démontré que l’infraction constituait effectivement une aberration);
  3. Les mentions, dans la section portant sur la possibilité de réadaptation, indiquant que le demandeur i) gravite autour d’associés néfastes et du commerce de stupéfiants afin de gagner de l’argent en temps de stress; et ii) se décrit comme une victime (il soutient que, s’il en avait eu la possibilité, il aurait soutenu que ces extraits donnent une fausse image de lui);
  4. La citation de l’évaluation en vue d’une décision (il soutient que cet extrait donne une fausse image de lui et que, s’il en avait eu la possibilité, il l’aurait démontré).

Dans la mesure où la personne est informée des faits qui ont déclenché le processus, a la possibilité de présenter des éléments de preuve et de faire des observations, obtient un entretien après qu’on lui eut fait part de l’objet de cette mesure et des conséquences possibles, a la possibilité de demander l’assistance d’un avocat et reçoit un exemplaire du rapport avant la tenue de l’enquête, on satisfait aux exigences de l’obligation d’équité.

(Baker, au paragraphe 34)

[1]  Le demandeur a déposé trois demandes de contrôle judiciaire afin de contester :

[2]  Il n’est pas contesté entre les parties que le succès ou l’échec de la contestation de la décision de renvoi du demandeur dépende du succès ou de l’échec des demandes de contrôle judiciaire concernant la décision d’établir un rapport et la décision de renvoi de l’affaire.

[3]  Le demandeur, Pedro Freddie Gonzales est un citoyen des Philippines âgé de 53 ans. Il est entré au Canada avec sa grand-mère le 25 mai 1979, à l’âge de 15 ans, en tant que résident permanent. Il a été adopté par sa grand-mère à l’âge de six mois puisque sa mère n’avait que 16 ans au moment de sa naissance.

[4]  Le demandeur a deux enfants âgés de 15 ans et de 31 ans – son enfant mineur (Kaylan) a fourni une lettre de soutien liée à la procédure d’interdiction de territoire contre le demandeur. Depuis 2001, le demandeur vit en union de fait avec Nona Bridgman. Les deux ont exploité une entreprise appelée « K & N Exotic Fish » pendant plus de 10 ans. Mme Bridgman a elle aussi fourni une lettre de soutien.

[5]  Le demandeur possède un dossier de condamnations criminelles qui s’étend principalement de 1986 à 1994. En 1986, il a été reconnu coupable i) de vol de moins de 1 000 $, infraction pour laquelle il a été soumis à une libération conditionnelle et à une période de probation; et ii) de possession de stupéfiants, infraction pour laquelle il a bénéficié d’une libération inconditionnelle. Plus tard pendant la même année, il a été reconnu coupable de possession d’une arme et condamné à une peine d’emprisonnement d’un jour. En 1987, il a été reconnu coupable encore une fois de vol de moins de 1 000 $ et il a été condamné à payer une amende. En 1989, il a été reconnu coupable de fraude de cartes de crédit et une amende lui a été imposée. En 1990, il a été reconnu coupable d’obtention d’ordonnances multiples et il s’est vu imposer une amende. Plus tard la même année, il a encore été reconnu coupable de possession d’une arme. Cette fois, il s’est vu imposer une amende. En 1994, il a été reconnu coupable de fraude supérieure à 1 000 $ et d’usurpation d’identité et une condamnation de deux ans avec sursis lui a été imposée. En 1998, il a été reconnu coupable de possession d’une substance interdite et une amende lui a été imposée. En 2013, il a été reconnu coupable d’omission de se conformer à un engagement et, à la suite d’une détention présentencielle de 24 jours, une détention d’un jour supplémentaire lui a été imposée.

[6]  Le 4 avril 2015, le demandeur a été reconnu coupable de possession d’une arme à feu prohibée ou à autorisation restreinte avec accès facile aux munitions (l’infraction à l’origine de l’ordonnance de renvoi), en violation de l’article 95 du Code criminel du Canada, LRC 1985, c C-46. Le 4 juin 2015, il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 29 mois et 15 jours. L’arme à feu en question était une arme de poing de calibre 45 dont le numéro de série avait été effacé. Au moment de son arrestation pour ce crime, la police a également saisi les articles suivants de sa résidence : des munitions, des armes à plombs, 4 grammes de marijuana, 14 grammes de cocaïne, une balance, un téléphone cellulaire et du matériel d’emballage.

[7]  Le demandeur a purgé sa peine d’emprisonnement à l’établissement Stoney Mountain, situé à l’extérieur de Winnipeg, au Manitoba, dans une unité à sécurité minimale. Il a présenté une demande de libération conditionnelle qui a été refusée en septembre 2015.

[8]  Le 26 janvier 2016, le demandeur a été interrogé par l’ASFC afin de déterminer s’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Dans une lettre datée du 31 mars 2016, l’ASFC a informé le demandeur de la procédure d’interdiction de territoire entreprise contre lui et lui a donné l’occasion de présenter des observations écrites à cet égard. Le demandeur a présenté des observations, et plusieurs membres de sa famille et plusieurs amis ont présenté des lettres de soutien.

[9]  Le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada en application du paragraphe 44(1) de la LIPR par l’agente Jennifer Genovey par une lettre à l’intention du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration datée du 13 mai 2016.

[10]  Les motifs à l’appui de la décision d’établir un rapport ont été préparés sous forme d’un rapport établi aux termes de l’article 44 de la LIPR daté du 17 mai 2016 (rapport circonstancié) qui était adressé au gestionnaire intérimaire Chuck Desjarlais. Le rapport circonstancié comprenait des sections portant sur i) les proches du demandeur (tant au Canada qu’à l’étranger); ii) ses déclarations de culpabilité devant faire l’objet d’un rapport; iii) les circonstances liées aux allégations d’interdiction de territoire; iv) le degré d’établissement du demandeur au Canada; v) les facteurs d’ordre humanitaire; vi) la possibilité de réadaptation du demandeur. Le rapport circonstancié se termine par la recommandation de renvoyer le demandeur pour enquête et de rendre une ordonnance de renvoi. La décision d’établir un rapport indique également que l’affaire devrait être renvoyée à un [traduction] « gestionnaire chargé des résidents permanents de longue date ».

[11]  En ce qui concerne les proches du demandeur, le rapport circonstancié indique que le demandeur a deux enfants au Canada, dont l’un est mineur, et une conjointe de fait (Mme Bridgman). Il a également un cousin au Canada. Le rapport circonstancié indique également que sa mère et ses quatre frères vivent aux Phillipines.

[12]  Le rapport circonstancié décrit les circonstances des arrestations du demandeur liées à ses condamnations en 1989, en 1990, en 1994 et en 2015.

[13]  La section du rapport circonstancié portant sur le degré d’établissement indique que le demandeur est arrivé au Canada à l’âge de 15 ans. Elle indique également la relation à long terme du demandeur avec Mme Bridgman, mais elle indique que la nature exacte de cette relation est inconnue parce que le demandeur et Mme Bridgman ont tous deux éludé le sujet. Cette section indique également que leur entreprise a éprouvé des difficultés pendant l’emprisonnement du demandeur et a été fermée.

[14]  Selon la section portant sur les facteurs d’ordre humanitaire du rapport circonstancié, le demandeur est considéré comme ayant un petit réseau de soutien au Canada, mais il a tendance à graviter autour d’associés néfastes et de la culture de la drogue en temps de stress. Cette section indique également que, même si le demandeur n’a eu aucune condamnation pendant une longue période, il reconnaît qu’il se livrait au trafic de drogues pour gagner de l’argent au cours de cette période. Cette section répète que la mère et les frères du demandeur sont aux Philippines et qu’il y aurait un soutien s’il y retournait. Elle se termine par une brève discussion sur l’intérêt supérieur de l’enfant mineur du demandeur.

[15]  La section portant sur la possibilité de réadaptation indique que Services correctionnels Canada (SCC) considère que le demandeur présente un risque modéré de récidive et qu’il gravite autour d’associés néfastes et du commerce de stupéfiants afin de gagner de l’argent en temps de stress. Même s’il reconnaît sa culpabilité aux infractions à l’origine des peines, il se décrit comme une victime. Cette section comprend également l’extrait suivant tiré d’une évaluation en vue d’une décision de Services correctionnels Canada liée à la demande de libération conditionnelle présentée par le demandeur en 2015 (évaluation en vue d’une décision) :

[16]  La décision de renvoyer l’affaire figure dans un formulaire d’une page qui a été signé par le gestionnaire intérimaire, Bradley James-Thiessen, un agent d’exécution de la loi de l’ASFC, le 6 juin 2016. Le même jour, l’agent James-Thiessen a également signé le rapport circonstancié dans la section intitulée [traduction] « Décision du délégué du ministre » indiquant que l’affaire devrait être renvoyée pour enquête.

[17]  La décision de renvoi du demandeur est une transcription d’une partie d’une audience tenue devant le commissaire Michael McPhalen de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 27 septembre 2016. La transcription reproduit la déclaration de culpabilité de l’infraction à l’origine de l’ordonnance de renvoi, ainsi que la peine. Le commissaire McPhalen indique que la loi prescrit le prononcé d’une ordonnance de renvoi. Il a signé une telle ordonnance le même jour.

[18]  Les questions soulevées par le demandeur relèvent de deux catégories : i) celles liées à l’équité procédurale du processus qui a entraîné les décisions contestées; et ii) celles liées aux erreurs commises dans ces décisions.

[19]  Les arguments du demandeur concernant l’équité procédurale sont les suivants :

[20]  Le demandeur soutient que les erreurs suivantes ont été commises dans les décisions contestées :

[21]  Les parties ne semblent pas être en désaccord sur la question de la norme de contrôle applicable. La question de l’équité procédurale est examinée selon la norme de la décision correcte, et les erreurs alléguées dans la décision contestée le sont selon la norme de la décision raisonnable : Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 [Sharma], au paragraphe 15.

[22]  Le demandeur précise ce qui suit au sujet du rapport circonstancié :

[23]  En fin de compte, le gestionnaire intérimaire Desjarlais ne semble avoir assumé aucun rôle dans la décision de renvoyer l’affaire. Comme indiqué ci-dessus, cette décision a été prise par un autre gestionnaire, le gestionnaire intérimaire James-Thiessen.

[24]  Le demandeur soutient que les procédures suivies pour évaluer l’interdiction de territoire étaient inadéquates parce qu’il est un résident permanent de longue date. Le demandeur indique que ces procédures sont énoncées dans le Guide de l’immigration ENF6 : Examen des rapports établis en vertu du paragraphe L44(1) (Guide de l’immigration ENF 6), qui prévoit à l’article 19.3 que le pouvoir de recevoir un rapport d’interdiction de territoire et de le renvoyer pour enquête relève du « niveau des gestionnaires ou des directeurs des régions ».

[25]  Le demandeur affirme que, dans le cas présent, aucune procédure particulière n’a été prise pour tenir compte du fait qu’il est un résident permanent de longue date. Le demandeur soutient que, si l’agent James-Thiessen avait effectué l’examen régional requis au niveau du gestionnaire ou du directeur, il n’existerait donc aucune indication qu’un délégué du ministre a dûment renvoyé l’affaire pour enquête.

[26]  En réponse, le défendeur soutient qu’il n’existe aucune exigence requérant que l’examen par le gestionnaire soit distinct de l’examen du délégué du ministre. Aucun examen distinct de ce type n’est prévu par la LIPR ou par un règlement ou une politique adopté en vertu de celle-ci. Le défendeur fait valoir que le Guide de l’immigration ENF 6 dicte le niveau d’examen à l’égard des résidents permanents de longue date, mais ne prescrit aucune autre mesure.

[27]  Je suis d’accord avec le défendeur. Les éléments de preuve démontrent que la décision d’établir un rapport a été examinée par l’agent James-Thiessen et qu’il avait été dûment délégué pour effectuer cet examen. Le fait que le rapport circonstancié a été traité à l’origine par un autre gestionnaire n’est d’aucune pertinence. De plus, l’agent James-Thiessen a agi en tant que délégué du ministre tel que cela est indiqué clairement dans le formulaire d’une page qu’il a signé le 6 juin 2016. Le fait que l’examinateur – de niveau de gestionnaire – et le délégué du ministre étaient la même personne ne contrevient pas aux procédures prévues dans un processus d’interdiction de territoire, même à l’égard d’un résident permanent de longue date.

[28]  La préoccupation du demandeur selon laquelle aucune attention particulière n’a été portée au fait qu’il était un résident permanent de longue date est contredite par les divers renvois à ce fait dans le rapport circonstancié.

[29]  Le demandeur se plaint de ne pas avoir reçu une copie du rapport circonstancié avant que les décisions contestées ne soient rendues. Il soutient également que, même si l’omission de communiquer un document n’équivaut pas toujours à un manquement au principe d’équité procédurale, elle en constitue un dans son cas parce que : i) le rapport circonstancié présente de manière erronée la situation du demandeur qui aurait pu être expliquée si le document lui avait été transmis; et ii) la présentation erronée des faits est telle que le rapport circonstancié constitue un « outil d’assistance judiciaire » qui donnait au demandeur le droit d’avoir la possibilité d’y répondre.

[30]  Certains des extraits du rapport circonstancié visés par les récriminations du demandeur sont indiqués ci-dessous :

[31]  L’arrêt Sharma faisait suite à une étude exhaustive par la Cour d’appel fédérale (CAF) des exigences d’équité procédurale dans le contexte d’un processus d’interdiction de territoire au titre de l’article 44 de la LIPR. Après avoir examiné les facteurs mentionnés dans l’arrêt Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817, et le pouvoir discrétionnaire restreint dans les procédures d’interdiction de territoire, la Cour d’appel fédérale a conclu que [traduction] « l’obligation d’équité ne se situe manifestement pas à l’extrémité supérieure du spectre » (au paragraphe 29) et [traduction] « qu’il est justifié d’accorder un degré relativement faible de droits de participation » (au paragraphe 34). La Cour d’appel fédérale était convaincue de ce qui suit :

[32]  Toutes les mesures mentionnées dans cette citation ont été respectées dans le cas qui nous occupe, à l’exception du fait que le rapport circonstancié n’a pas été donné au demandeur avant l’enquête en admissibilité. Toutefois, je ne suis pas convaincu du fait que le demandeur aurait pu donner des explications concernant les questions mentionnées au paragraphe [30] qui auraient modifié la décision de rendre une ordonnance de renvoi contre lui, même si le rapport circonstancié avait été communiqué plus tôt. Ces questions sont étudiées dans la section ci‑dessous concernant les erreurs alléguées dans les décisions contestées. Il convient également de souligner le pouvoir discrétionnaire restreint conféré au commissaire McPhalen de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour rendre la décision de renvoi du demandeur (Sharma, aux paragraphes 19 et 24). Je conclus que l’omission de donner au demandeur une copie du rapport circonstancié avant l’enquête n’a causé aucun préjudice au demandeur et, par conséquent, ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[33]  Le demandeur soutient également qu’il avait droit à une communication précoce du rapport circonstancié parce qu’il constitue un outil d’assistance judiciaire. Je ne suis pas d’accord. En premier lieu, le rapport circonstancié n’est pas généralement considéré comme un document pro forma dont l’objet essentiel est d’énumérer des informations pertinentes extraites du dossier (à propos de la déclaration de culpabilité au criminel et des faits objectifs connexes) ainsi que de justifier brièvement les mesures prises et la recommandation formulée par l’agente (Sharma, au paragraphe 33). L’agente prenant la décision d’établir un rapport devait arrêter des opinions sur les documents qu’elle a examinés et il était tout à fait approprié qu’elle exprime ces opinions (même des opinions fermes) dans le rapport circonstancié. Le demandeur doit démontrer plus que cela pour établir que le rapport circonstancié constitue un outil d’assistance judiciaire. En fait, j’ai du mal à concevoir une situation où le rapport circonstancié pourrait être considéré comme un outil d’assistance judiciaire sans être déraisonnable et, par conséquent, susceptible d’être rejeté également pour ce motif. Tel que cela sera discuté ci-dessous, je ne suis pas convaincu que la décision de renvoyer l’affaire ou le contenu du rapport circonstancié sont déraisonnables de quelque façon que ce soit Je ne suis également pas convaincu que le rapport circonstancié constitue un outil d’assistance judiciaire.

[34]  Le demandeur soutient que, même si l’omission de communiquer le rapport circonstancié ne constitue pas normalement un manquement au devoir d’équité, dans le cas présent, elle constitue un tel manquement parce que des extraits du rapport circonstancié sont cités dans un document distinct (l’évaluation en vue d’une décision) et ce dernier est fondé sur le rapport circonstancié; on n’avait cependant pas informé le demandeur qu’il serait fait référence à ce document dans le processus d’interdiction de territoire.

[35]  Je rejette cet argument. Dans la décision Chand c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 548, au paragraphe 24 [Chand], la Cour n’a constaté aucune obligation de communiquer les documents mentionnés dans un rapport circonstancié (appelé dans cette affaire un rapport sur les points saillants) parce que le ministre s’attendrait raisonnablement à ce que le demandeur les ait. Il en est certainement ainsi en ce qui concerne l’évaluation en vue d’une décision qui faisait partie du processus lié à la demande de libération conditionnelle déposée par le demandeur quelques mois plus tôt.

[36]  Le demandeur soutient qu’il aurait dû être informé que le décideur invoquerait l’évaluation en vue d’une décision. Je ne suis pas d’accord. Ce document porte sur certaines des mêmes questions qui sont pertinentes à la décision d’établir un rapport, notamment la nature et l’historique des crimes commis par le demandeur, ainsi que son potentiel de réadaptation. Je suis d’avis que le demandeur ne pouvait être étonné qu’il soit mentionné dans le contexte du processus d’interdiction de territoire.

[37]  L’argument du demandeur selon lequel le défendeur a omis de suivre sa propre politique lorsqu’il a omis d’informer le demandeur des documents qu’il prévoyait invoquer ne me convainc pas. Le document renvoie à l’appendice A du Guide de l’immigration ENF 5 : Rédaction des rapports en vertu du paragraphe 44(1) qui prévoit les formats de lettres à envoyer à une personne au début d’un processus d’interdiction de territoire pour l’aviser qu’elle sera convoquée en entrevue ou non. Le formulaire pour les cas où aucune entrevue n’est planifiée prévoit un avis indiquant que les renseignements peuvent être obtenus d’autres sources. Le demandeur soutient que ce formulaire aurait dû être utilisé dans son cas, car il l’aurait informé de la possibilité que des documents émanant de Services correctionnels Canada puissent être cités. Le demandeur a cependant été interrogé dans le cas qui nous occupe. Je ne suis pas convaincu que le recours au formulaire applicable aux cas où aucune entrevue n’est prévue était justifié.

[38]  Je conclus qu’aucune erreur n’a été commise par l’utilisation du formulaire prescrit pour les cas où une entrevue est prévue, et qu’il n’était pas nécessaire d’aviser le demandeur que l’évaluation en vue d’une décision serait invoquée.

[39]  Pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas convaincu qu’il y a eu un manquement au principe de l’équité procédurale dans le cas dont notre Cour est saisie, à l’exception de l’omission de donner au demandeur une copie du rapport circonstancié avant l’audience pour enquête. Toutefois, cette omission ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[40]  Il existe un certain chevauchement entre les arguments du demandeur applicables à l’équité procédurale et ceux discutés dans la présente section. Qui plus est, le demandeur indique que la norme de contrôle applicable aux conclusions qui ne s’appliquent pas à l’équité procédurale est celle de la décision raisonnable. Il fait valoir qu’il est injuste que certaines conclusions aient été tirées de renseignements et de documents dont il n’a pas eu la possibilité de contester la recevabilité avant la prise des décisions contestées, de sorte qu’il doit maintenant démontrer que ces conclusions étaient déraisonnables plutôt que simplement inexactes. Ce point fait l’objet d’analyse à la fin de la présente section.

[41]  Le demandeur soutient que l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi constitue une aberration pour lui [traduction] « après des décennies passées au Canada comme un citoyen respectueux des lois ». Il soutient également que le rapport circonstancié induit en erreur puisqu’il y est déclaré qu’il a admis qu’il se livrait au trafic de stupéfiants pour gagner de l’argent au cours de cette période. Le demandeur invoque le rapport d’évaluation préliminaire de Services correctionnels Canada qui affirme qu’il a cessé de vendre des stupéfiants vers 2005. Il soutient que le document induisait en erreur en affirmant qu’il vendait des stupéfiants [traduction] « au cours de cette période » sans reconnaître que cette période se situait avant 2005, bien avant l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi.

[42]  Le défendeur indique que la période mentionnée dans le rapport circonstancié est celle pendant laquelle le demandeur n’a fait l’objet d’aucune condamnation. Selon les renseignements énoncés au paragraphe [5] ci-dessus, il semblerait s’agir de la période de 1998 à 2013. Le défendeur fait valoir que le rapport circonstancié ne laisse pas entendre qu’une partie de cette période où le demandeur reconnaît avoir vendu des stupéfiants se situait après 2005 et que, par conséquent, l’énoncé n’induit pas en erreur.

[43]  Je précise d’emblée qu’il est exagéré de soutenir que le demandeur a été respectueux de la loi pendant des décennies avant l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi. De son propre aveu, environ sept ans seulement s’étaient écoulés entre l’époque où il soutient avoir cessé de vendre des stupéfiants (vers 2005) et la date de son arrestation pour l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi (2012). Je ne suis pas convaincu que l’infraction à l’origine commise par le demandeur constituait une aberration importante.

[44]  Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu que la mention relative à la vente de stupéfiants reconnue par le demandeur au cours de la période sans condamnation induisait en erreur.

[45]  Le demandeur soutient que les énoncés suivants figurant dans la section du rapport circonstancié portant sur le degré d’établissement laissaient entendre qu’il serait susceptible de récidive : i) [traduction] « les difficultés financières font partie du motif pour lequel il a recommencé son commerce de stupéfiants avant son arrestation »; et ii) [traduction] « il a dû fermer l’entreprise et liquider les actifs ». Le demandeur conteste à la fois l’inférence voulant que la pression financière le pousse à se livrer à des activités criminelles, et l’argument qu’il n’a pas d’autres moyens de subvenir à ses besoins. Plus particulièrement, le demandeur fait valoir une offre d’emploi qu’il a reçue d’une vieille connaissance.

[46]  Le demandeur soutient qu’il était trompeur et déraisonnable de laisser entendre dans le rapport circonstancié que le demandeur était susceptible de récidive, sans retenir la preuve d’une offre d’emploi qui écarterait les pressions financières en question.

[47]  Le défendeur soutient que l’offre d’emploi n’était pas si probante quant à la question liée au degré d’établissement au Canada qu’il était déraisonnable de ne pas la mentionner. Le défendeur indique que le rapport circonstancié ne laisse pas entendre que le demandeur éprouve des difficultés à trouver un emploi.

[48]  Je suis d’accord avec le défendeur. Je ne suis pas convaincu que le silence de l’agente Genovey au sujet de l’offre d’emploi était déraisonnable ou induisait en erreur. Je ne suis pas convaincu non plus qu’elle a omis de tenir compte de l’offre d’emploi du demandeur.

[49]  Le demandeur soutient que la citation du rapport circonstancié tirée de l’évaluation en vue d’une décision (reproduite au paragraphe [15] ci-dessus) constitue une présentation erronée de sa situation. Plus particulièrement, il fait valoir que les déclarations affirmant qu’il est à l’aise dans le style de vie criminel et son manque de réflexion à l’égard de son cycle de délinquance diffèrent grandement de ses déclarations figurant au dossier, ainsi que de ceux de Mme Bridgman, de son fils Kaylan, de la grand-mère de Kaylan et d’un ami.

[50]  Le défendeur fait valoir que les rapports provenant des agents de Services correctionnels Canada peuvent raisonnablement être considérés comme ayant une valeur probante plus importante que celle accordée aux déclarations émanant de personnes non professionnelles et intéressées. Je partage cet avis. Le défendeur préférerait manifestement qu’une valeur probante plus importante soit accordée aux observations déposées en son nom. Cependant, je ne suis pas convaincu que l’agente Genovey a agi déraisonnablement lorsqu’elle a décidé la valeur probante relative à accorder aux documents dont elle disposait. En outre, je suis convaincu que l’extrait tiré de l’évaluation en vue d’une décision cité dans le rapport circonstancié constitue une indication raisonnable de l’ensemble de l’évaluation en vue d’une décision.

[51]  Je reviens maintenant à l’argument du demandeur selon lequel il a subi un préjudice du fait qu’il doit établir que les erreurs alléguées dans le rapport circonstancié étaient déraisonnables, tandis que cet obstacle aurait été plus facilement surmontable s’il avait eu la possibilité d’apporter des commentaires sur le rapport circonstancié avant que toutes les décisions contestées n’aient été rendues. À la suite de mon examen des erreurs alléguées et des commentaires que le demandeur affirme qu’il aurait présentés au sujet du rapport circonstancié s’il en avait eu la possibilité, je ne suis pas convaincu que les décisions contestées auraient eu une autre issue si les diverses erreurs alléguées dans le rapport circonstancié par le demandeur avaient été abordées avant que ces décisions ne soient rendues.

[52]  Il est clair que le demandeur n’avait pas le droit de voir le rapport circonstancié et de le commenter avant que la décision d’établir un rapport ou la décision de renvoi de l’affaire soient rendues. Selon l’extrait tiré du paragraphe [31] de l’arrêt Sharma ci-dessus, le demandeur aurait pu avoir le droit d’obtenir une copie du rapport circonstancié avant l’enquête en admissibilité, mais je ne vois aucun argument que le demandeur aurait pu présenter qui aurait changé l’issue, surtout compte tenu du pouvoir discrétionnaire très restreint en jeu dans la décision de renvoi du demandeur.

[53]  Par les motifs qui précèdent, je conclus qu’aucune erreur n’a été commise dans les décisions contestées.

[54]  Par les motifs qui précèdent, je conclus que la présente demande doit être rejetée.

[55]  Le demandeur a présenté trois questions qu’il me demande de certifier en tant que questions sérieuses de portée générale. Je les ai quelque peu reformulées et je les reproduis ci‑dessous :

[56]  En ce qui concerne la première des questions proposées, aucune interprétation de la LIPR ou de l’un des règlements ou politiques adoptés en vertu de celle-ci auxquels j’ai été renvoyé n’étaye l’argument du demandeur voulant que le rôle du gestionnaire régional ne puisse être exécuté par la personne qui est le délégué du ministre. Le processus d’interdiction de territoire en application de l’article 44 de la LIPR prévoit deux étapes : une décision d’établir un rapport et ensuite un renvoi pour enquête en admissibilité. Je n’ai trouvé aucune indication que, dans les cas concernant les résidents permanents de longue date, une étape supplémentaire s’applique. En l’absence d’un motif raisonnable de conclure au bien-fondé de la thèse du demandeur, je suis d’avis que la première de ses questions proposées n’est pas une question sérieuse.

[57]  En ce qui a trait à la deuxième question proposée par le demandeur, je suis d’avis que la Cour y a répondu dans la décision Chand (voir le paragraphe [35] ci-dessus). Vu le « degré relativement faible de droits de participation » au processus d’interdiction de territoire (Sharma, au paragraphe 34), je ne vois aucune raison de remettre en question la conclusion rendue dans la décision Chand. Je conclus que la deuxième question proposée ne constitue pas non plus une question sérieuse.

[58]  Puisque j’ai tiré la conclusion que le rapport circonstancié ne constituait pas un outil d’assistance judiciaire, il s’ensuit que la troisième question proposée par le demandeur ne serait pas déterminante.

[59]  Par ces motifs, je ne certifierai aucune question.


3)  Omission d’informer le demandeur que des documents de Services correctionnels Canada seraient pris en considération

4)  Conclusion quant aux questions liées à l’équité procédurale

C.  Erreurs alléguées dans les décisions contestées

1)  Omission de reconnaître que l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi constituait une aberration

2)  Omission de tenir compte de l’offre d’emploi faite au demandeur

3)  Présentation erronée des faits dans l’évaluation en vue d’une décision

4)  Conclusion sur les erreurs alléguées dans les décisions contestées

VI.  Conclusions

En ce qui concerne les résidents permanents de longue date frappés d’interdiction de territoire en application de l’article 44 de la LIPR, y a-t-il eu manquement au devoir d’équité dans les cas suivants :

1. Un seul agent agit-il à la fois à titre de gestionnaire ou de directeur régional (comme prévu au Guide de l’immigration ENF 6) et de délégué du ministre?

2. Le résident permanent n’est-il pas informé que le décideur peut obtenir des renseignements de rapports préparés par d’autres organismes d’application de la loi?

3. Le rapport circonstancié, en raison de son contenu, constitue-t-il un outil d’assistance judiciaire et n’est-il pas communiqué au résident permanent avant la décision de renvoyer l’affaire ou avant l’enquête en admissibilité?

JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-260-17, IMM-261-17 et IMM-262-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire portant les numéros IMM-260-17, IMM‑261‑17 et IMM‑262‑17 sont rejetées.

  2. Aucune question sérieuse de portée générale n’a été certifiée.

  3. Une copie du présent jugement et des présents motifs sera versée à chacun des dossiers de la Cour portant les numéros IMM-260-17, IMM-261‑17 et IMM‑262‑17.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-260-17, IMM-261-17, IMM-262-17

INTITULÉ :

PEDRO GONZALES c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

DATE DES MOTIFS :

LE 8 janvier 2018

COMPARUTIONS :

David Matas

Pour le demandeur

Sharlene Telles-Langdon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

 

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