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Date : 20180103


Dossier : IMM-2481-17

Référence : 2018 CF 2

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

KIRK NICHOLAS JACK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire par Kirk Nicholas Jack (le demandeur) aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, c 27 (la LIPR). Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, laquelle a été refusée par un agent principal (l’agent) dans une décision (la décision) datée du 30 mai 2017.

[2]  Pour arriver à une conclusion menant au rejet de la demande, l’agent a examiné trois facteurs d’ordre humanitaire : l’établissement, l’intérêt supérieur de l’enfant et le risque auquel le demandeur serait exposé s’il retournait dans son pays d’origine, Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines (Saint‑Vincent). Le demandeur prétend que l’agent a commis une erreur concernant le troisième facteur en ne tenant pas compte de l’ensemble des éléments de preuve relatifs au risque et aux difficultés auxquels le demandeur serait exposé s’il devait retourner à Saint‑Vincent.

II.  Exposé des faits

[3]  Le demandeur est un homme de 42 ans et citoyen de Saint‑Vincent. En 1998, il a été impliqué dans un accident de voiture qui a grièvement blessé « Nicholas », un membre notoire d’un gang. Nicholas a demandé que le demandeur paie une compensation pour l’accident et, lorsqu’il a refusé de payer, Nicholas a commencé à menacer de mort le demandeur et les membres de sa famille. Par exemple, un jour en 2000, Nicholas s’est rendu au domicile de la mère du demandeur et au domicile de sa petite amie avec une arme à feu, et a menacé de tuer le demandeur s’il ne payait pas. En décembre 2004, Nicholas a menacé le demandeur sur son lieu de travail. Le demandeur a en vain signalé les menaces à la police à maintes reprises. La police a indiqué qu’elle ne pouvait agir étant donné qu’aucun mal réel n’avait été infligé au demandeur ou aux membres de sa famille.

[4]  À la suite des menaces, le demandeur a envoyé sa conjointe de fait et son jeune fils au Canada. Le demandeur est arrivé au Canada peu de temps après, en mai 2005.

III.  Question en litige

[5]  L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de l’ensemble des éléments de preuve concernant les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il retournait à Saint‑Vincent?

IV.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[6]  La conclusion de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la norme de contrôle appropriée est bien fixée dans la jurisprudence, il est inutile de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La Cour a conclu que les décisions d’ordre humanitaire des agents d’immigration sont habituellement susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable : Ahmad Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646, au paragraphe 11. J’adopterai cette norme dans le cas qui nous occupe.

[7]  Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une cour de révision peut examiner le dossier pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision.

[8]  Le défendeur, s’appuyant sur Persaud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 274 [Persaud], précise qu’un contrôle judiciaire ne devrait pas donner lieu à un examen pointilleux des éléments de preuve sur la situation dans le pays à la recherche de chaque élément de preuve qui pourrait appuyer la cause du demandeur. D’ailleurs, le demandeur s’appuie sur la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) pour illustrer les circonstances où un décideur rendra une conclusion de fait sans tenir compte des éléments de preuve dont il dispose. La juge Gleason, dans sa décision Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 9, donne une perspective utile sur la manière d’interpréter ce type de cas :

Comme le juge Hughes l’a souligné dans le jugement Persaud... la décision du juge Evan dans l’affaire Cepeda‑Gutierrez ne confirme pas l’énoncé selon lequel le défaut d’analyser des éléments de preuve contraires à la conclusion d’un tribunal rend nécessairement une décision déraisonnable. Dans Cepeda‑Gutierrez, le juge Evans a plutôt établi que le défaut de tenir compte de certains éléments de preuve doit être examiné en contexte et qu’il entraîne l’annulation d’une décision uniquement lorsque les éléments de preuve qui ne sont pas mentionnés sont essentiels, contredisent la conclusion du tribunal et que la cour chargée du contrôle de la décision établit que l’omission montre que le tribunal a tiré sa conclusion sans tenir compte des éléments dont il disposait.

[Souligné dans l’original.]

[Renvoi omis]

B.  Examen des éléments de preuve

[9]  Dans la décision dont je suis saisi, l’agent conclut que le demandeur a présenté des [traduction] « éléments de preuve insuffisants » pour démontrer que la famille avait contacté les autorités concernant les menaces proférées par Nicholas, et [traduction] « pas assez d’éléments de preuve objectifs » pour démontrer que les autorités n’apporteraient pas d’aide en cas de besoin (décision, page 5). Afin de savoir si cette conclusion est raisonnable, il est nécessaire d’examiner les éléments de preuve dont l’agent disposait.

[10]  À titre de démarche préliminaire, je souhaite préciser que l’agent considère [traduction] « le risque auquel [le demandeur] serait exposé en retournant à Saint‑Vincent » comme un facteur d’octroi d’une dispense spéciale pour motifs d’ordre humanitaire (décision, page 3). Dans l’ensemble de la décision, les termes « risque » et « difficultés » semblent être utilisés de façon interchangeable pour examiner comment la situation dans le pays à Saint‑Vincent constituera une source de difficultés pour le demandeur, plus précisément en ce qui a trait aux menaces de Nicholas. Par conséquent, l’analyse ci-après repose sur la prémisse que l’agent a employé le terme « risque » dans un sens général, mais a en réalité analysé les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé en raison du « risque » lié aux menaces proférées par Nicholas.

[11]  Examinons en premier lieu la déclaration du demandeur faite sous serment (l’affidavit). À moins qu’il n’y ait des motifs de douter de sa véracité, l’affidavit est présumé être véridique : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 248, au paragraphe 5. L’affidavit évoque les menaces que le demandeur a reçues à partir de 2000, autant les menaces visant sa mère que celles visant sa petite amie. L’affidavit précise en outre que le demandeur a contacté la police à plusieurs reprises et qu’aucune aide n’est venue. Enfin, il affirme que Nicholas a menacé le demandeur sur son lieu de travail en décembre 2004.

[12]  Suivent six lettres qui traitent de la nature des menaces contre le demandeur. L’honorable Selmon Walters, ministre de la Transformation rurale, de l’Information, des Services postaux et des Affaires ecclésiastiques de Saint‑Vincent, écrit que Nicholas s’est rendu à son bureau en 2002 et que Nicholas a menacé de tuer le demandeur si ce dernier ne lui versait pas une compensation (dossier certifié du tribunal [DCT] à la page 55). M. Walters précise en outre qu’il a ensuite rencontré le demandeur et sa mère afin de discuter des menaces. Le constable Vandy Bruce, qui était avec le demandeur au moment de l’accident en 1998, fournit une lettre qui décrit l’accident et les menaces subséquentes proférées contre le demandeur, sa petite amie et sa mère (DCT, page 57). La lettre de Levi Shallow affirme que Nicholas recherchait activement le demandeur, et que Nicholas menaçait de voler M. Shallow en le pointant avec une arme à feu sous prétexte que ce dernier ne pouvait l’informer de l’endroit où se trouvait le demandeur (DCT, page 58). Totsy Jack, la mère du demandeur, raconte par écrit l’accident de voiture, un autre incident en 2004 où Nicholas a agressé le demandeur au point qu’il a dû être hospitalisé, et des menaces faites en 2014 et 2015 qui ont obligé Mme Jack à fuir son domicile (DCT page 60). Kenson Matthews, le cousin du demandeur, raconte par écrit une menace dont il a personnellement été témoin en 2004 et une agression subséquente qui a entraîné l’hospitalisation du demandeur. Il est important de souligner que cette lettre confirme également que cette affaire avait été signalée à la police (DCT, page 62). Enfin, Allison Bullock, une amie de la famille que le demandeur connaît depuis son enfance, a écrit une lettre relatant ce qu’elle savait de l’accident de voiture, ainsi que les menaces faites par Nicholas contre la famille aussi récemment que durant l’été de 2014, ce qui a obligé Mme Totsy Jack à demeurer loin de son domicile (DCT, page 64).

[13]  Enfin, il y a les éléments de preuve documentaire objectifs. Le rapport du Secrétariat d’État des États‑Unis donne un aperçu général de la situation des droits de la personne à Saint‑Vincent; deux paragraphes du rapport sont consacrés au rôle de la police et de l’appareil de sécurité, et il n’y a aucune référence à la violence des gangs. D’ailleurs, il y a deux réponses à des demandes d’information (RDI). L’une donne des renseignements détaillés sur les gangs à Saint‑Vincent et la mesure dans laquelle le gouvernement est capable de protéger ceux qui sont visés par les gangs. L’autre concerne exclusivement les victimes de menaces de mort à Saint‑Vincent. Je souhaite mentionner quelques passages des réponses à des demandes d’information qui semblent particulièrement pertinents à la situation du demandeur :

[traduction]

Si les membres d’un gang ne peuvent pas trouver les personnes qu’ils recherchent, ils rechercheront les familles des personnes qu’ils « poursuivent », et peuvent les tuer. [...]

[DCT, page 68]

L’Association de défense des droits de la personne de Saint‑Vincent‑et les‑Grenadines (la SVGHRA) a affirmé que « les habitants de Saint‑Vincent visés par les gangs, sur qui l’on tire ou que l’on menace, ne reçoivent aucune protection de l’État » et gardent habituellement le silence et n’en parlent même pas à leur famille ou à leurs amis par crainte d’être victimes « d’éventuelles menaces de mort » ou que leurs connaissances en soient victimes. [...]

[DCT, page 70]

[…] la représentante de la SVHGRA a ajouté qu’il est « risqué » de signaler les crimes à la police, étant donné que les victimes seront « identifiées » et « recherchées » par l’auteur de ces crimes et ses associés.

[DCT, page 70]

Le superintendant adjoint a indiqué que la police se rend chez l’auteur des menaces... Selon la représentante de la SVHGRA, la police agit parfois comme intermédiaire et délivre des avertissements aux auteurs de menaces... Le superintendant adjoint a indiqué que, s’il y a suffisamment d’éléments de preuve contre les auteurs, ils seront arrêtés et déférés devant un tribunal.

[DCT, page 73]

La représentante de la SVGHRA a déclaré que les autorités ne poursuivent habituellement pas les personnes qui profèrent des menaces si la victime n’a pas subi de préjudice corporel. Elle a exprimé l’opinion que les autorités n’accordent pas suffisamment d’importance aux plaintes concernant les menaces de mort. [...]

[DCT, page 73]

[14]  Les éléments de preuve documentaire du demandeur comprennent également un article de journal, de même que l’extrait d’un livre qui apporte de l’information d’ordre général sur les gangs dans les Caraïbes.

[15]  Je suis très préoccupé par l’examen qu’a fait l’agent des éléments de preuve au dossier. Je commencerai par les lettres. Je ne peux trouver dans la décision aucune analyse substantielle des lettres décrivant le risque et les difficultés auxquels le demandeur serait exposé. L’agent n’y fait aucune allusion, à part reconnaître leur existence. Face à ce silence, je dois me demander si elles ont été examinées, et, le cas échéant, quel poids leur a été accordé. Étant donné que l’agent n’a pas soulevé de questions relatives à la crédibilité, conjointement avec les éléments corroborants qu’elles évoquent, ces lettres constituent des éléments de preuve importants qui semblent ne pas avoir été pris en considération par l’agent. J’en conclus donc que l’évaluation de ces lettres a été menée d’une façon erronée susceptible de contrôle.

[16]  J’ai également des préoccupations concernant le traitement des éléments de preuve documentaire. L’agent prétend avoir [traduction] « […] examiné les documents déposés par l’avocat en plus d’avoir mené ma propre recherche indépendante sur la situation dans le pays à Saint‑Vincent en lien avec la situation personnelle du demandeur » (décision, page 5). L’agent fait ensuite explicitement référence à un seul rapport – le rapport du Département d’État des États‑Unis – et, s’appuyant sur ce rapport, conclut que Saint‑Vincent a [traduction] « un gouvernement qui fonctionne, exerce un contrôle sur son territoire, a un service de police et un système judiciaire indépendant qui sont en mesure de protéger les citoyens de la violence criminelle » (décision, page 6). La décision ne fait aucune mention des réponses à des demandes d’information, malgré le fait qu’elles contiennent des renseignements qui sont directement liés à la situation du demandeur en tant que cible de la violence des gangs. L’agent semble plutôt avoir fait fi de ces éléments de preuve pour privilégier l’information contenue dans le rapport du Département d’État des États-Unis. Comment l’officier a-t-il soupesé tous ces éléments de preuve documentaire, dans leur ensemble, pour parvenir à la conclusion que l’aide de la police ne se ferait pas attendre en cas de besoin? Comment ces éléments de preuve documentaire ont-ils été soupesés au regard de l’affidavit du demandeur et des lettres de la famille et des amis, qui affirment que les incidents avaient été signalés à la police, mais ont néanmoins mené l’agent à une conclusion contraire? Étant donné les motifs fournis dans la décision, on ne peut s’empêcher de se poser la question! Puisque je ne suis pas capable de suivre le mode d’analyse des différents éléments de preuve au dossier ni la conclusion de l’agent, je conclus que la décision est incompréhensible.

[17]  Je conclus donc que la décision comporte des lacunes quant à l’examen de l’ensemble des éléments de preuve. L’affidavit du demandeur et les lettres de sa famille et de ses amis ne font pas partie de l’analyse. Mon examen des documents déposés par le demandeur n’a pas nécessité l’analyse pointilleuse d’une abondance d’éléments de preuve sur la situation dans le pays; au contraire, une lecture des dispositions saillantes des réponses à des demandes d’information – qui, dans leur ensemble, ne comportent pas plus de 8 pages – révèle des renseignements qui non seulement corroborent de façon significative l’expérience du demandeur avec le membre du gang nommé Nicholas et avec la police de Saint‑Vincent, mais va manifestement à l’encontre de la conclusion de l’agent voulant qu’une assistance soit disponible si le demandeur faisait appel à la police. Tandis que l’agent avait le droit de parvenir à ses propres conclusions en s’appuyant sur les éléments de preuve, l’agent devait également motiver ces conclusions. En l’espèce, le fait que l’agent ne l’a pas fait suggère que l’ensemble des éléments de preuve n’ont pas été examinés, ce qui constitue une erreur susceptible de révision.

V.  Question à certifier

[18]  On a demandé à l’avocat de chacune des parties s’il y avait des questions à certifier; chacun a indiqué qu’il n’avait pas de questions à soulever à des fins de certification et je suis d’accord.


 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2481-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. LA COUR annule la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen à un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2481-17

INTITULÉ :

KIRK NICHOLAS JACK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

LE 3 janvier 2018

COMPARUTIONS :

Dorab Collah

Pour le demandeur

David Shiroky

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

Pour le défendeur

 

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