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Date : 20171109


Dossier : T‑541‑10

Référence : 2017 CF 1021

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2017

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

RÉGENT BOILY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’un appel à l’encontre de l’ordonnance du protonotaire Richard Morneau, datée du 25 avril 2017, dans laquelle le rapport d’expert du professeur Rosenblum (le rapport), soumis par M. Boily à l’appui de son action en dommages‑intérêts contre la Couronne, a été radié dans son intégralité. Le protonotaire Morneau était d’avis que le rapport contient un avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce.

[2]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, la requête de M. Boily sera rejetée.

II.  Les faits

[3]  M. Boily est un citoyen canadien. En novembre 1998, il a été condamné à 14 ans de prison au Mexique pour avoir transporté presque 600 kilogrammes de marijuana. En mars 1999, il s’est évadé de prison, et un gardien est tué pendant l’incident.

[4]  M. Boily s’est enfui au Canada et il a été arrêté par les autorités canadiennes en 2005. Le Mexique a alors demandé qu’il soit extradé dans ce pays pour faire l’objet de poursuites criminelles pour des accusations d’évasion et d’homicide involontaire coupable, en plus de purger le reste de sa peine pour trafic de drogue. Le gouvernement du Canada a acquiescé à son extradition, avec les garanties que toutes les précautions raisonnables seraient prises pour assurer sa sécurité au Mexique.

[5]  M. Boily a contesté la décision d’extradition, mais la contestation a finalement été rejetée.

[6]  En août 2007, il a été extradé au Mexique et renvoyé à la même prison d’où il s’était évadé. Il prétend qu’il a été torturé par des gardiens de prison à son arrivée au Mexique.

[7]  M. Boily demande maintenant des dommages‑intérêts de la Couronne, parce qu’il allègue qu’elle n’a pas pris des mesures pour s’assurer que le gouvernement du Mexique respecte les garanties diplomatiques qu’il avait fournies. Il soutient que, aux termes de l’article 1457 du Code civil du Québec (le CCQ), la Couronne était responsable des actes de torture allégués, puisque, selon lui, la Couronne n’a mis en place aucun mécanisme ni aucune procédure, à l’époque de son extradition, pour s’assurer que le Mexique respecterait les garanties diplomatiques qu’il avait fournies, selon lesquelles M. Boily ne serait pas torturé à son retour.

[8]  La Couronne soutient, dans sa défense, qu’elle n’avait aucune obligation juridique de s’assurer que le gouvernement du Mexique respecterait les garanties après l’extradition de M. Boily.

[9]  L’existence et, le cas échéant, la portée des obligations juridiques imposées à la Couronne à l’égard de M. Boily après son extradition au Mexique sont des points en litige entre les parties dans l’action en dommages‑intérêts.

[10]  À l’appui de sa demande dans l’action en dommages‑intérêts devant la Cour, et pour établir l’état actuel du droit international, M. Boily a déposé en preuve le rapport de Peter Rosenblum, professeur de droit international et des droits de la personne au Collège Bard.

[11]  Le rapport a fait l’objet d’une requête en radiation par la Couronne, une requête accueillie par le protonotaire Morneau dans l’ordonnance au cœur de la présente instance.

III.  La décision contestée

[12]  Le protonotaire Morneau a conclu que le rapport devait être radié, au motif que, bien qu’il ne dicte pas expressément la conclusion de la Cour sur les questions de droit interne soulevées dans l’action, il est clair et évident que son caractère essentiel est un avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce.

[13]  Plus précisément, le rapport présente un avis juridique relativement aux normes qui devraient être respectées par les États choisissant de se fier aux garanties diplomatiques données dans le cadre de l’extradition. Il conclut que l’État d’origine a une obligation juridique de se conformer à des exigences de fond en matière de surveillance après l’extradition. Ainsi, le protonotaire Morneau a conclu que le rapport était inadmissible et l’a annulé dans son intégralité, avant que l’action ne passe à l’étape du procès.

[14]  Dans l’ordonnance, le protonotaire Morneau déclare que le droit international, contrairement au droit étranger, s’apparente au droit interne; il ne peut donc pas faire l’objet d’une preuve d’expert, parce qu’il relève de l’expertise et de l’expérience de la Cour.

[15]  Bien que M. Boily ait présenté des précédents où la preuve d’expert en droit international avait été acceptée par les cours, le protonotaire Morneau souligne que la règle au Canada est qu’une cour doit prendre connaissance d’office du droit international au moyen des plaidoiries des avocats, et non par l’admission d’une preuve d’expert (Gib van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 2e éd (Toronto : Irwin Law, 2008) aux pages 42 à 72).

[16]  Le protonotaire Morneau conclut également que le rapport va bien plus loin que la simple présentation du droit international, puisqu’il émet directement une opinion sur le cas de M. Boily – une démarcation claire qui vient justifier davantage sa décision de juger le rapport comme inadmissible. Le protonotaire Morneau souligne les remarques précédentes de la Cour : lorsque le témoignage contient des « conclusions de droit cachées » ou « quand [ce n’est] rien de plus qu’une reformulation des arguments des avocats », cela le rend inadmissible (Association of Chartered Certified Accountants c Institut canadien des comptables agréés, 2016 CF 1076, au paragraphe 31).

[17]  Dans une affaire récente, la Cour était aux prises avec une situation similaire, dans laquelle une partie avait présenté un affidavit qui était essentiellement un avis juridique sur une question dont la Cour était saisie. Bien que la décision initiale de ne pas radier l’affidavit (une décision également rendue par le protonotaire Morneau), laquelle a éventuellement été infirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Bureau de régie interne) c Canada (Procureur général), 2017 CAF 43, ait eu trait à la radiation de l’affidavit d’un expert dans le contexte d’un contrôle judiciaire, le protonotaire Morneau a pris en compte les principes généraux énoncés par la Cour d’appel fédérale dans cet arrêt comme s’appliquant en l’espèce.

[18]  Le protonotaire Morneau a décidé que le paragraphe 23 de l’arrêt Bureau de régie interne s’appliquait mutatis mutandis au rapport :

[23]  On ne saurait prétendre que l’affidavit de M. St‑Hilaire constitue un exposé des faits offrant des renseignements neutres sur l’évolution historique du privilège parlementaire ainsi que sur le droit comparé et le droit étranger. Il serait plutôt assimilable à un avis juridique, tirant d’éléments puisés à des sources canadiennes et étrangères une conclusion qui se trouve à appuyer la thèse des députés intimés. En fait, l’essentiel du contenu de cet affidavit aurait fort bien pu être intégré au mémoire des faits et du droit produit par ceux‑ci. Ou encore, on imagine facilement la publication de ce texte, à quelques modifications près, dans une revue juridique sous la forme d’un article de doctrine que les députés intimés invoqueraient au soutien de leur thèse. En tout cas, l’affidavit en question ne contient manifestement pas d’éléments de preuve qui seraient nécessaires au juge des faits pour apprécier les questions en litige en raison de la nature technique de celles‑ci, comme l’exige l’arrêt Mohan.

[19]  Ainsi, le protonotaire Morneau a conclu qu’il est approprié d’intervenir à un stade préliminaire et de radier le rapport.

IV.  La question en litige et la norme de contrôle

[20]  La présente requête en appel soulève une seule question :

Le protonotaire a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en radiant le rapport?

[21]  La norme de contrôle applicable pour les décisions discrétionnaires de protonotaires a récemment été réexaminée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215. La Cour a indiqué que de telles décisions seront contrôlées selon la norme établie par la Cour suprême du Canada, dans Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 (Hospira, précité, aux paragraphes 28, 57, 65 et 70). Ainsi, les conclusions d’un protonotaire sur des questions de droit doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou mixtes de fait et de droit d’un protonotaire peuvent seulement être modifiées en la présence d’une erreur manifeste et dominante.

V.  Analyse

[22]  À mon avis, le protonotaire Morneau n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en radiant le rapport dans son intégralité à un stade préliminaire avant le procès. Je ne vois donc aucune raison de modifier son ordonnance.

[23]  En examinant la norme d’intervention de la Cour, le présent appel soulève deux sous‑questions : (1) le fait que le protonotaire juge le rapport comme étant inadmissible, parce qu’il est qualifié d’avis juridique sur le droit international applicable aux faits de l’espèce; (2) la décision du protonotaire de radier le rapport à un stade préliminaire avant le procès et dans son intégralité.

A.  L’inadmissibilité du rapport

[24]  Le protonotaire Morneau justifie sa conclusion selon laquelle le rapport est inadmissible sur deux moyens de droit – le premier concernant une interdiction relative à la présentation d’une expertise sur le droit international (ordonnance, aux paragraphes 11 à 17) et le deuxième concernant une interdiction relative à l’expertise offrant des conclusions de droit (ordonnance, aux paragraphes 18 à 20). La deuxième justification est présentée à titre de moyen subsidiaire à la première (ordonnance au paragraphe 18).

[25]  Cependant, à mon avis, la deuxième justification soustrait la décision du protonotaire Morneau sur l’inadmissibilité du rapport à l’intervention de la Cour. Comme on le verra plus loin, l’état du droit sur l’admissibilité de l’expertise sur le droit international est incertain, et cela a reçu peu d’attention directe des tribunaux canadiens. Ce qui demeure bien plus certain est l’inadmissibilité de l’expertise offrant des conclusions de droit sur la ou les questions que le tribunal doit trancher, que ce droit soit interne, étranger ou international. Le protonotaire Morneau, M. Boily et la Couronne conviennent tous que les pages 10 à 12 du rapport (du moins en partie) expriment une opinion sur le droit international applicable au cas de M. Boily. Ce type d’analyse juridique ne peut faire l’objet d’une preuve d’expert, et cela a été légitimement jugé inadmissible par le protonotaire Morneau.

B.  L’interdiction relative à la présentation d’une expertise sur le droit international

[26]  La première conclusion de droit du protonotaire Morneau quant à l’inadmissibilité du rapport peut être ainsi résumée : les tribunaux doivent prendre connaissance d’office du droit international, comme ils le font à l’égard du droit interne, parce que le droit international est incorporé au droit interne. Étant donné que les tribunaux prennent connaissance d’office du droit international, la preuve d’expert d’un juriste sur le droit international n’est pas nécessaire. Puisque la nécessité est l’un de quatre critères pour l’admissibilité d’une preuve d’expert énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, à la page 20, une preuve d’expert inutile est donc inadmissible. En résumé, la preuve d’expert sur le droit interne est inadmissible, et la preuve d’expert sur le droit international doit donc être également inadmissible.

[27]  Cependant, il n’y a pas de position juridique faisant autorité au Canada sur la question de savoir si les juges doivent prendre connaissance d’office du droit international et, par conséquent, quant à l’admissibilité de l’expertise sur le droit international. Le protonotaire Morneau résume sa position sur cette question au paragraphe 12 de l’ordonnance et il se fonde essentiellement sur des commentaires formulés par l’auteur Gib van Ert dans Using International Law in Canadian Courts (précité, aux pages 42 à 72), où il exprime l’opinion que les tribunaux prennent connaissance d’office du droit international, comme le faisaient valoir les parties.

[28]  Pourtant, le chapitre que cite le protonotaire Morneau est moins définitif quant au fait que cette règle a pleinement été adoptée par les tribunaux canadiens. La conclusion de M. van Ert est qu’une [traduction« connaissance d’office est également tirée du droit international, bien que la règle générale et son application dans les cas particuliers ne sont pas exemptes d’une certaine incertitude » (à la page 42). Dans tout le chapitre, M. van Ert fait valoir le [traduction« point de vue orthodoxe selon lequel les questions de droit international sont des questions de droit dont les avocats doivent débattre et que la cour doit trancher » (à la page 51) et présente de nombreux exemples où les tribunaux canadiens ont respecté cette orthodoxie. Néanmoins, il présente également plusieurs exemples d’exceptions à cette règle, où des juges canadiens ont accepté une preuve d’expert sur le droit international.

[29]  Dans leurs observations, M. Boily et la Couronne donnent également de nombreux exemples dans lesquels les cours canadiennes ont soit accepté l’expertise sur les questions de droit international ou pris connaissance d’office du droit international sans demander la présentation de toute expertise particulière. Manifestement, il n’existe pas de position établie à ce sujet.

[30]  Par conséquent, on pourrait dire que la conclusion de droit du protonotaire Morneau selon laquelle la preuve d’expert sur le droit international est inadmissible, parce que les juges doivent prendre connaissance d’office du droit international, pourrait être considérée comme une erreur de droit. Cette conclusion ne constitue pas le droit au Canada. La prise de connaissance d’office du droit international par les tribunaux et leur acceptation en preuve d’un témoignage d’expert sur le droit international continueront de se faire au cas par cas à l’avenir, jusqu’à ce que les cours canadiennes prennent une position plus définitive au sujet de cette pratique. Il n’est pas nécessaire que la Cour rende une telle décision à ce moment‑ci.

[31]  Si celait avait été le seul motif juridique du protonotaire Morneau pour juger le rapport inadmissible, sa décision justifierait une intervention. Toutefois, le protonotaire Morneau a donné un deuxième fondement juridique afin de justifier l’inadmissibilité du rapport qui, à mon avis, appuie à juste titre sa conclusion.

C.  L’interdiction relative à l’expertise offrant des conclusions de droit

[32]  La deuxième conclusion de droit du protonotaire Morneau quant à l’inadmissibilité du rapport peut être ainsi résumée : une preuve d’expert qui donne des conclusions de droit est inadmissible, parce qu’elle est inutile, échouant à l’un des quatre critères établis dans l’arrêt Mohan pour l’admissibilité d’une preuve d’expert. Une telle preuve d’expert est inutile, parce qu’elle usurpe le rôle des avocats et des juges en exprimant un avis portant précisément sur les questions juridiques qui doivent être tranchées par le tribunal.

[33]  Dans la présente affaire, le protonotaire n’a commis aucune erreur de droit. Il est établi en droit canadien que la preuve d’expert d’un juriste qui applique le droit applicable aux faits de l’espèce, offrant donc des conclusions de droit, est inadmissible. L’application du droit aux faits relève des avocats qui plaident et au juge qui décide. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique rappelle ce principe dans R c Appulonappa, 2014 BCAC 163 (QL) :

[traduction]

62  Finalement, dans le cas des témoignages d’experts, les intimés ont appelé le professeur Dauvergne, qui a témoigné sur les questions de droit et de politique sur les réfugiés. M. Dandurand, qui a été appelé par la Couronne, a témoigné à titre d’expert sur le passage de clandestins à titre de crime transnational. Je conviens avec les intimés que, dans la mesure où les deux experts ont empiété sur la compétence judiciaire en exprimant des opinions sur l’interprétation et l’application du droit international et de l’article 117 de la LIPR [la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés], leur témoignage n’était pas admissible, puisqu’il s’agissait de questions de droit pour le tribunal. Je ne vais donc tenir compte de leur preuve qu’à l’égard des questions de fait.

[34]  À l’appui de sa conclusion de droit, le protonotaire Morneau cite deux jugements récents de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale – Association of Chartered Certified Accountants et Bureau de régie interne. Il cite également l’extrait suivant de Québec (Procureur général) c Canada, 2008 CF 713, au paragraphe 161, conf. par 2009 CAF 361, 2011 CSC 11, qui est cité dans Association of Chartered Certified Accountants (précitée, au paragraphe 31) (au paragraphe 19 de l’ordonnance) :

[…] [L]e rôle de l’expert n’est pas de se substituer au tribunal, mais uniquement de l’aider lorsqu’il doit apprécier des faits complexes et de nature technique. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’en bout de ligne, c’est la Cour qui doit trancher les questions de droit. Comme l’écrivait la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt Surrey Credit Union c. Willson (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 310 tel que cité par mon collègue le juge Teitelbaum dans Nation et Bande et nation indienne de Samson c. Canada (2001) 199 F.T.R. 125 (C.F.) au paragraphe 21 :

Les avis d’experts deviennent inadmissibles quand ils ne sont rien de plus qu’une reformulation des arguments des avocats qui participent à la cause. Quand un argument est présenté sous le couvert d’un avis d’expert, il sera rejeté pour ce qu’il est. [Non souligné dans l’original.]

[Souligné dans l’original.]

[35]  M. Boily fait valoir que ce fondement juridique pour juger que le rapport est inadmissible ne s’applique pas, parce que la conclusion de droit contenue dans le rapport n’est pas une conclusion déterminante. Pour appuyer cet argument, il soutient qu’il demande en fin de compte une réparation de la part de la Couronne pour manquement à ses obligations internes (que l’on trouve dans l’article 1457 du CCQ, la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B à la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11, et la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C‑12, du Québec), et non ses obligations internationales. Puisque le rapport offre simplement une opinion sur les obligations internationales du Canada envers M. Boily, il n’usurpe finalement pas le rôle du juge du procès, qui doit toujours décider des réparations, s’il y a lieu, qui sont dues à M. Boily en conséquence de l’allégation de violation, par la Couronne, de ses obligations internes.

[36]  M. Boily ne cite aucun précédent pour appuyer cette affirmation. En réponse, la Couronne fait valoir qu’un argument principal de sa défense est qu’elle n’a aucune obligation internationale de fournir des services consulaires aux citoyens canadiens à l’étranger, puisque ces services sont prévus par la prérogative royale. Par conséquent, la Couronne soutient que M. Boily ne peut pas maintenir qu’une faute a été commise par les représentants du ministère des Affaires étrangères lorsqu’ils n’ont pas assuré de suivi avec M. Boily après qu’il a été extradé au Mexique, exactement parce qu’ils n’avaient aucune obligation internationale de le faire.

[37]  Ainsi, les conclusions éventuelles d’un juge quant à l’existence d’obligations internationales de la Couronne envers M. Boily sont une première étape essentielle dans le présent litige. Cette question doit être tranchée par le juge du procès éventuel, avant que ce dernier puisse décider si, et de quelle façon, ces obligations internationales ont une incidence sur les obligations internes de la Couronne envers M. Boily. Par conséquent, l’argument de M. Boily, selon lequel la conclusion de droit se trouvant aux pages 10 à 12 du rapport n’est pas déterminante en ce qui concerne la question à trancher au procès, n’est pas convaincant.

[38]  M. Boily fait également valoir qu’il est possible qu’une preuve d’expert soit très proche de la question fondamentale que la Cour doit trancher et qu’elle soit tout de même admissible. Néanmoins, les exemples que cite M. Boily ne concernent pas de la preuve d’expert d’un juriste. Dans R c Bingley, 2017 CSC 12, l’expert était un expert en reconnaissance de drogues et, dans R c J‑LJ, 2000 CSC 51, l’expert était un psychiatre. Dans Mohan, la Cour suprême du Canada déclare que, « [p]lus la preuve se rapproche de l’opinion sur une question fondamentale, plus l’application de ce principe est stricte » (précité, au paragraphe 25). Toutefois, l’expert dans Mohan était également un psychiatre, et non un juriste. De plus, la Cour suprême déclare ce qui suit sur le critère de la nécessité pour l’admissibilité de la preuve d’expert (Mohan, précité, aux paragraphes 24 et 25) :

Il y a également la crainte inhérente à l’application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d’experts, dont le juge des faits se ferait l’arbitre en décidant quel expert accepter.

Ces préoccupations sont le fondement de la règle d’exclusion de la preuve d’expert relativement à une question fondamentale. Bien que la règle ne soit plus d’application générale, les préoccupations qui la sous‑tendent demeurent. En raison de ces préoccupations, les critères de pertinence et de nécessité sont à l’occasion appliqués strictement pour exclure la preuve d’expert sur une question fondamentale. La preuve d’expert sur la crédibilité ou la justification a été exclue pour ce motif. Voir l’arrêt R. c. Marquand, [1993] 4 R.C.S. 223, les motifs du juge McLachlin.

[39]  Par conséquent, la preuve d’expert d’un juriste sur une question fondamentale est un domaine où le critère de la nécessité serait appliqué strictement et où elle serait exclue avec raison, comme le protonotaire Morneau a conclu en l’espèce.

[40]  Enfin, M. Boily cite la décision Bouzari c Iran, [2002] OJ no 1624 (CSJ Ont) (QL), conf. par (2004), 243 DLR (4th) 406 (CA Ont), comme exemple très similaire aux faits en l’espèce. M. Bouzari et sa famille ont intenté une action contre la République islamique d’Iran et ont demandé des dommages‑intérêts pour torture. L’Iran n’a pas produit de défense, jugeant avoir admis tous les faits allégués dans la déclaration. L’action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario visait à décider si une cour canadienne pouvait avoir compétence à l’égard de la procédure. Étant donné le défaut et la non‑comparution de l’Iran, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a permis la présentation de deux opinions d’expert pour assister la Cour au sujet du droit international – une opinion d’expert à l’appui de M. Bouzari et l’autre à l’appui de l’intervenant, le procureur général du Canada.

[41]  M. Boily soutient que, dans Bouzari, la cour a accepté l’opinion d’un expert selon lequel la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, 1465 RTNU 85, ne crée aucune obligation pour le Canada de donner accès aux tribunaux de façon à ce qu’un plaideur puisse poursuivre une action contre un État étranger pour torture. M. Boily fournit cette affaire à titre d’exemple où un tribunal a accepté un rapport d’expert donnant une opinion juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’affaire. Aux paragraphes 53 à 56, la juge Swinton écrit :

[traduction]

53  Ma tâche consiste à décider si la Loi sur l’immunité des États du Canada devrait être interprétée afin de prévoir une autre exception pour les dommages‑intérêts découlant d’actes de torture commis par des États étrangers à l’extérieur du Canada, à des fins de compatibilité avec le droit international, ou si l’article 3 de la Loi est inconstitutionnel. Pour rendre ma décision, en particulier sur la question de l’interprétation, je dois connaître l’état actuel du droit international. Par conséquent, j’ai trouvé la preuve de M. Greenwood beaucoup plus utile sur les questions que je dois trancher, et je me suis grandement appuyée sur elle.

54  J’accepte son opinion selon laquelle la Convention ne crée aucune obligation pour le Canada de donner accès aux cours de façon à ce qu’un plaideur puisse poursuivre une action en dommages‑intérêts contre un État étranger pour des actes de torture commis à l’extérieur du Canada. Plutôt, l’article 14 exige que des États comme le Canada, qui sont signataires, offrent une réparation pour la torture commise dans leur ressort.

55  De plus, j’accepte l’opinion de M. Greenwood selon laquelle il n’y a aucune obligation aux termes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui exige l’accès aux tribunaux pour les actions alléguant la torture par des États étrangers commise en dehors du ressort du Canada. L’article 14 prévoit qu’une personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien‑fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. À ce jour, cela n’a pas été interprété comme obligeant un État à donner accès à ses tribunaux en ce qui concerne les actes de souveraineté commis en dehors de son ressort. Comme on le verra plus en détail plus loin, la Cour européenne des droits de l’homme, en interprétant un article similaire, mais formulé différemment dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, n’a pas conclu que le Royaume‑Uni avait violé cette convention, parce qu’il avait accordé l’immunité souveraine pour les actes de torture commis en dehors de l’État.

56  Par conséquent, le Canada n’a aucune obligation découlant d’un traité qui l’oblige à fournir une réparation civile pour des actes de torture commis par des États étrangers.

[42]  Je suis d’avis qu’il ne faut pas se fonder sur cette affaire dans les présentes circonstances pour les raisons qui suivent. Premièrement, la question dans Bouzari était de décider si les tribunaux canadiens avaient compétence pour entendre la demande de M. Bouzari, et les opinions d’experts portaient sur cette question préliminaire – pas encore sur une conclusion finale quant aux droits et obligations des parties, comme en l’espèce. Deuxièmement, le rôle des juristes dans cette affaire semble aller au‑delà de ce que la juge Swinton présente comme étant leur rôle au début de son jugement, ce qui sape l’argument de M. Boily selon lequel il faut s’appuyer sur cette affaire pour infirmer l’ordonnance du protonotaire et admettre le rapport dans sa totalité :

[traduction]

37  Dans R c Finta (1994), 112 DLR (4th) 513, la Cour suprême du Canada a fait des observations sur le rôle d’experts en droit international (à la page 554). Essentiellement, de tels experts peuvent aider le tribunal à déterminer le droit international applicable en établissant les sources pertinentes et en décrivant les principes généraux du droit acceptés dans la communauté internationale.

[43]  Enfin, un autre élément de preuve qui milite contre le fait de se fonder sur la décision Bouzari est le fait que M. van Ert fait référence à Bouzari comme [traduction« exemple particulièrement frappant des difficultés de preuve que les tribunaux canadiens ont eues avec le droit international » (précité, à la page 53) et fait remarquer à quel point le jugement est peu clair sur la question de savoir si le tribunal utilise la preuve relative au droit international dont il dispose à titre de conclusions de faits ou de conclusions de droit (précité, aux pages 53 et 54).

D.  La radiation du rapport au stade préliminaire avant le procès et dans son intégralité

[44]  La conclusion du protonotaire Morneau selon laquelle le rapport est inadmissible à titre d’avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce est une conclusion mixte de fait et de droit qui peut seulement être modifiée par la Cour lorsqu’il y a une erreur manifeste et dominante. Le protonotaire n’a pas commis une telle erreur. Le protonotaire, M. Boily et la Couronne s’entendent tous pour dire que, du moins en partie, le rapport contient un avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce et, comme il a été mentionné précédemment, le protonotaire n’a commis aucune erreur de droit en énonçant le principe selon lequel la preuve d’expert d’un juriste qui comprend des conclusions de droit au sujet des questions à trancher au procès est inadmissible.

[45]  M. Boily fait valoir que, même si certaines parties des pages 10 à 12 du rapport contiennent l’opinion du professeur Rosenblum sur les obligations internationales du Canada envers M. Boily, constitue néanmoins une erreur manifeste le fait de caractériser le rapport entier de douze pages comme étant fondamentalement un avis juridique sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce et de radier le rapport dans sa totalité.

[46]  Toutefois, cet argument interprète mal les décisions que le protonotaire Morneau devait rendre après avoir apprécié la requête en radiation présentée par la Couronne. Une fois que le protonotaire Morneau a tiré la conclusion de droit selon laquelle le rapport contenait une preuve d’expert inadmissible, il devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider de radier le rapport en entier, de le radier en partie ou de laisser cette décision au juge de procès. Sa décision finale de radier le rapport à un stade préliminaire avant le procès et dans son intégralité était un exercice approprié de son pouvoir discrétionnaire en sa qualité de responsable de la gestion de l’instance.

[47]  Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que, dans un appel à l’encontre de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, les tribunaux peuvent seulement intervenir lorsqu’il est établi que le pouvoir a été exercé de manière abusive, déraisonnable ou non judiciaire (Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c Jodoin, 2017 CSC 26, au paragraphe 52), ce qu’on ne peut pas dire de la décision du protonotaire dont je suis saisie. Le protonotaire Morneau se fonde sur l’arrêt Bureau de régie interne pour appuyer sa décision de radier le rapport dans son intégralité et à un stade préliminaire avant le procès (ordonnance, au paragraphe 21).

[48]  Le seuil visant à radier des éléments de preuve avant une audience est élevé (Bureau de régie interne, précité, au paragraphe 29), mais il est permis de le faire afin que l’audience procède plus rapidement et de façon plus ordonnée ou lorsque la preuve n’est clairement pas pertinente ou autrement inadmissible (Collins c Canada, 2014 CAF 240, au paragraphe 6; Canadian Tire Corp Ltd c PS Partsource Inc, 2001 CAF 8). Comme il a déjà été mentionné, le rapport est inadmissible pour fournir une conclusion de droit, et le protonotaire Morneau a radié le rapport dans son intégralité afin de prévenir d’autres retards pour une action qui traîne déjà en longueur depuis plusieurs années. Comme le protonotaire Morneau est le responsable de la gestion de l’instance pour le présent dossier depuis 2012, il est bien positionné pour décider de la meilleure façon de présenter l’affaire au fond, et il faut faire preuve de retenue à l’égard de sa décision sur cette question (J2 Global Communications Inc c Protus IP Solutions Inc, 2009 CAF 41, au paragraphe 16).

VI.  Conclusion

[49]  À mon humble avis, si les pages 10 à 12 avaient été omises du rapport, le protonotaire Morneau aurait commis une erreur de droit en radiant le rapport. Toutefois, en présentant une opinion d’expert contenant une conclusion de droit sur le droit international tel qu’il s’applique aux faits de l’espèce, M. Boily a soumis une preuve d’expert irrecevable et, par conséquent, il a assumé le risque que le rapport soit radié dans son intégralité.

[50]  M. Boily a avancé de solides arguments pour expliquer pourquoi le rapport devrait simplement être radié en partie ou pour expliquer pourquoi la décision sur l’admissibilité du rapport devrait revenir au juge de procès. Toutefois, la procédure devant la Cour est un appel de la décision d’un protonotaire, laquelle doit être contrôlée en fonction d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et dominante quant aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit. L’ordonnance du protonotaire Morneau ne contient aucune erreur de la sorte. Par conséquent, la requête en appel de M. Boily à l’encontre de l’ordonnance est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T‑541‑10

LA COUR STATUE que :

  1. la requête en appel présentée par le demandeur à l’encontre de l’ordonnance du protonotaire Richard Morneau, datée du 25 avril 2017, est rejetée;

  2. les dépens sont adjugés à la défenderesse.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juin 2019.

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑541‑10

INTIULÉ:

RÉGENT BOILY c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juillet 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge GAGNÉ

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 NOVEMBRE 2017

COMPARUTIONS :

Audrey Boctor

Olga Redko

Pour le demandeur

Vincent Veilleux

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Irving Mitchell Kalichman

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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