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Date : 20171222


Dossier : IMM-2243-17

Référence : 2017 CF 1189

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

CSABA OROSZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de Csaba Orosz (le demandeur) aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, c 27 (la LIPR). Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, qui a été refusée par un agent principal (l’agent) dans une décision (la décision) datée du 3 mai 2017. En refusant la demande, l’agent a tenu compte de deux facteurs d’ordre humanitaire : l’établissement et le risque de discrimination dont le demandeur serait victime s’il retournait en Hongrie. L’agent a conclu que le demandeur s’était [traduction] « quelque peu établi au Canada » et a accordé un [traduction] « certain poids favorable » à ce facteur, mais il a conclu que le demandeur n’avait pas fourni des éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’il savait [traduction] « bien gérer ses finances ». En ce qui a trait à la discrimination, l’agent a accepté le fait que la [traduction] « discrimination est courante » contre les Roms en Hongrie, mais il a conclu que cette discrimination pouvait être atténuée au moyen de mécanismes de réparation, ou que le demandeur pouvait déménager dans un autre pays de l’Union européenne.

II.  Question préliminaire – Intitulé

[2]  Il a été porté à mon attention que le défendeur est incorrectement désigné dans la demande d’autorisation. Le nom exact du défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et l’intitulé est modifié afin de le refléter.

III.  Exposé des faits

[3]  Le demandeur est un citoyen hongrois âgé de 35 ans faisant partie du groupe ethnique des Roms. Il est célibataire, il n’a pas d’enfants, et ses parents sont décédés. Il semble que son unique parent immédiat soit un demi-frère, Andras Sevaracs, qui réside en Hongrie.

[4]  Ayant étudié plusieurs métiers, le demandeur a déménagé en Allemagne en 2009 afin d’y travailler dans l’industrie de la construction. Il est arrivé au Canada en novembre 2011 à titre de visiteur, et il s’est par la suite installé à Calgary. Il a établi une société de construction et de peinture rentable, Baja Ltd., et en est propriétaire et exploitant depuis mars 2012.

IV.  Questions en litige

[5]  La présente demande soulève deux questions :

  • 1) L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de l’établissement du demandeur au Canada?

  • 2) L’agent a-t-il commis une erreur en déterminant si le demandeur allait subir des difficultés excessives s’il était tenu de présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada?

V.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[6]  La conclusion de l’agent en ce qui concerne l’établissement et les difficultés sont susceptibles de révision judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la bonne norme de contrôle est établie dans la jurisprudence, il est inutile de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La Cour a conclu que les décisions d’ordre humanitaire des agents d’immigration sont habituellement susceptibles de révision judiciaire selon la norme de la décision raisonnable : Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646, au paragraphe 11. J’adopterai cette norme en l’espèce.

[7]  Le rôle de la cour appelée à réviser une décision selon la norme de la décision raisonnable consiste à se demander si cette décision possède les attributs de la raisonnabilité, ce qui inclut la formulation des motifs. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 15, la Cour a conclu que le caractère suffisant des motifs n’est pas un motif de contrôle indépendant, mais qu’une décision est susceptible de révision si les motifs ne permettent pas à la cour de révision de comprendre de quelle façon le tribunal en est venu à cette décision. À mon avis, la décision soulève des questions au sujet du caractère suffisant des motifs pour refuser la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

1)  Établissement

[8]  Lorsqu’il examine l’établissement, l’agent relève à juste titre les facteurs positifs pertinents : notamment, le demandeur est propriétaire et exploitant d’une entreprise rentable (comme en témoignent les déclarations de revenus et le revenu supérieur à la moyenne), et il a de solides liens avec sa communauté au Canada (comme le prouvent les lettres de soutien). En ce qui concerne les facteurs négatifs, l’agent déplore l’absence de relevés bancaires et fait remarquer les liens familiaux comparativement plus solides du demandeur en Hongrie. Dans l’ensemble, l’agent conclut qu’il s’est [traduction] « quelque peu établi au Canada ».

[9]  Je ne crois pas que les éléments de preuve au dossier appuient la conclusion de l’agent par rapport à l’établissement. Le seul « motif » offert pour expliquer la conclusion de l’agent concernant la gestion financière est le défaut du demandeur de fournir des relevés bancaires. Il ne s’agit pas vraiment d’un « motif ». La conclusion logique qui découle de la propriété unique et de l’exploitation de l’entreprise par le demandeur est qu’il en retire de l’argent pour subvenir à ses besoins financiers. L’indication de l’absence d’autres éléments de preuve – en l’espèce, des relevés bancaires – est tout à fait insuffisante pour étayer la conclusion de l’agent. Je considère que l’affaire en instance s’apparente à la décision Tindale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 236 [Tindale]. Dans la décision Tindale, un agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire a relevé des facteurs d’établissement pertinents, mais a omis de fournir une analyse quant à la raison pour laquelle l’établissement n’était pas suffisant pour faire droit à la demande. Le juge Donald Rennie a conclu que « une lecture juste et objective de ses motifs laissait entrevoir une conclusion opposée à celle à laquelle l’agente est arrivée » (Tindale, au paragraphe 8). Je crois qu’il en va de même pour ce qui est des conclusions de cet agent au sujet de la gestion financière; bien que des facteurs positifs pertinents soient relevés (propriété d’une entreprise et revenu supérieur à la moyenne), ils sont sommairement écartés et le prétendu manque d’éléments de preuve est utilisé pour transformer un facteur positif dans l’ensemble en un facteur négatif. À mon avis, la fondation d’une entreprise rentable – encore plus une qui emploie d’autres personnes à leur grande satisfaction – est un élément de preuve exceptionnel d’établissement et il ne faut pas si facilement l’écarter.

[10]  Je conclus également que la conclusion de l’agent quant aux prétendus [traduction« liens familiaux comparativement plus solides du demandeur en Hongrie » est plutôt arbitraire. D’un point de vue factuel, la déclaration est véridique parce que le demandeur n’a pas nommé d’autres parents vivants à part son demi-frère. Cependant, le fait de compter cela comme un facteur contre l’établissement consiste à le dénuder de tout contexte; il n’y avait pas d’élément de preuve devant l’agent pour attester de la qualité ou de la nature de la relation que le demandeur entretenait avec son demi-frère, et il y avait de multiples lettres de soutien d’employés et d’amis illustrant les liens personnels importants du demandeur au Canada – dont une qui mentionne expressément son inclusion à des « réunions familiales », comme des fêtes et des jours fériés (dossier certifié du tribunal (« DCT »), page 50). À mon avis, au mieux, le fait que l’agent a envisagé les liens familiaux est déraisonnable parce qu’il tire des conclusions défavorables sans tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve; au pire, cela est fallacieux et laisse entendre que l’agent a activement cherché des motifs pour renforcer les facteurs contre l’établissement.

[11]  La création d’amitiés et de relations personnelles avec des membres de sa propre communauté est l’un des facteurs clés dans l’évaluation du degré d’établissement, et l’agent n’a pratiquement pas fait mention des relations que le demandeur entretient avec d’autres depuis son arrivée au Canada. Il omet toutefois d’analyser le rôle que jouent ces relations dans la consolidation de l’établissement du demandeur au Canada. Il existe donc beaucoup d’éléments de preuve qui attestent des liens solides entre le demandeur et sa communauté : George Alekstar affirme qu’il [traduction] [...] « ne peut dire que de bonnes choses au sujet du demandeur » et que le demandeur l’a aidé [traduction] « […] à plusieurs reprises lorsqu’il n’était pas en mesure de travailler en raison du froid [...] » et qu’il [traduction] « […] lui a toujours donné du travail à faire, même s’il n’était pas vraiment occupé » (DCT, page 47). Istvan Kis écrit que c’est un [traduction] « […] plaisir de travailler pour [le demandeur] » et donne un exemple de la générosité du demandeur et de la nature de leur amitié :

[...] [traduction] Pour vous donner un exemple, ma mère tombe malade et je dois retourner en Europe pour aller la voir et l’aider et il m’a donné les congés et m’a avancé six semaines de salaire sans poser de questions.

[DCT, page 48]

[12]  Gladys Takacs écrit que le demandeur est [traduction] « […] un travailleur responsable, acharné, et il a un grand charisme et un sens de l’humour – il est drôle et toujours content; il fait tout le temps rire tout le monde » (DCT, page 51). Sandor Rigo affirme que le demandeur [traduction] « […] l’a toujours traité avec gentillesse et générosité » et que [traduction] « pendant le temps qu’ils ont passé ensemble, [M. Rigo a] appris à le connaître comme étant une personne travaillante, bienveillante et attentionnée » (DCT, page 52). Il ne s’agit là que de quelques exemples pour démontrer que la décision de refuser la dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’est pas fondée sur des motifs suffisants, comme la loi l’exige, mais plutôt sur des prétextes d’ordre sémantique à peine déguisés qui ne tiennent pas compte d’une grande partie des éléments de preuve présentés à l’appui de la demande. En ce qui concerne les autres facteurs dont il faut tenir compte au moment de rendre une décision pour motifs d’ordre humanitaire, l’agent effleure à peine les contributions positives que le demandeur a faites à la société canadienne, là encore sans se livrer à une analyse précise concernant le rôle que jouent ces facteurs concernant l’établissement du demandeur au Canada.

[13]  À mon avis, l’agent a à juste titre relevé les facteurs liés à l’établissement du demandeur au Canada, mais il a omis d’expliquer comment ils ont été analysés, pondérés et finalement jugés insuffisants pour justifier une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. À cet égard, la décision est déraisonnable.

2)  Difficultés

[14]  Pour ce qui est des difficultés, l’agent reconnaît qu’il existe de la discrimination contre les Roms en Hongrie, mais il affirme que des établissements en Hongrie offrent des mesures de réparation pour répondre à une telle discrimination. L’agent mentionne aussi que le demandeur a la possibilité de s’établir ailleurs dans l’Union européenne s’il ne souhaite pas retourner en Hongrie. Après avoir répertorié les établissements et les organisations non gouvernementales qui existent en Hongrie, l’agent conclut que [traduction] « les difficultés liées à la discrimination auxquelles le demandeur pourrait faire face à son retour en Hongrie seraient grandement atténuées s’il choisissait de se prévaloir de ces ressources, en cas de besoin » (décision, page 6).

[15]  J’ai deux préoccupations concernant l’analyse des difficultés faite par l’agent. Tout d’abord, il semble que l’agent se concentre exclusivement sur les difficultés qui résulteraient de la discrimination. Cette façon de voir est trop étroite. La Cour suprême du Canada a exposé l’approche devant être utilisée dans le cadre d’un examen des difficultés dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire :

Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes.

Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 33 [Kanthasamy]

[En italiques dans l’original.]

[16]  Il existe d’autres sources de difficulté qui sont susceptibles d’avoir une incidence sur le demandeur s’il devait présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. Par exemple, lorsqu’on considère l’établissement, l’agent reconnaît que l’entreprise du demandeur fermera probablement s’il devait retourner en Hongrie; toutefois, la décision est muette quant à la façon dont ce facteur est considéré comme une source possible de difficultés. Devant ce silence, je ne peux que conclure que l’agent n’en a pas tenu compte. Il s’agit d’une erreur susceptible de révision.

[17]  Deuxièmement, et ce qui est peut-être encore plus important, j’estime que la conclusion de l’agent portant sur la discrimination est inintelligible. Les éléments de preuve documentaire devant l’agent ont mené à la conclusion appropriée que la discrimination contre les Roms en Hongrie est [traduction] « courante ». Bien que cela n’ait pas été invoqué dans la décision, l’agent possédait également une lettre d’une personne dans une situation semblable, l’ami d’enfance du demandeur, Sarkozi Piroska, qui est aux prises avec une telle discrimination. Malgré ces éléments de preuve, l’agent a simplement fait une liste de certains établissements et a conclu que des mécanismes prévus sont offerts afin [traduction] « d’atténuer » toute difficulté à laquelle le demandeur serait confronté s’il retournait en Hongrie.

[18]  Laissons de côté la question de savoir si les établissements hongrois sont en mesure d’offrir des mécanismes adéquats au demandeur. J’estime qu’il est difficile d’imaginer une situation où la discrimination fondée sur l’origine ethnique – tout particulièrement de la nature envahissante dont souffrent les Roms, comme cela est illustré par les éléments de preuve documentaire – ne constituerait pas des difficultés excessives. Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, les Lignes directrices indiquent que le mot « démesuré » signifie que la décision de refuser une demande pour motifs humanitaires « [aurait] un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle ». Il n’existe sûrement rien de plus personnel à une personne que son identité ethnique, et, en l’espèce, il y a des éléments de preuve substantiels au dossier qui suggèrent que le demandeur sera victime de racisme et de discrimination s’il retourne en Hongrie. La lettre de M. Piroska, présentée par le demandeur, fait état de la discrimination à laquelle ce dernier et le demandeur ont été confrontés lorsqu’ils étaient de jeunes Roms grandissant en Hongrie, y compris la ségrégation à l’école et la discrimination dans le cadre professionnel. Aujourd’hui, M. Piroska continue d’être soumis à un traitement déshumanisant (il se fait appeler un [traduction] « sale gitan » et se fait cracher dessus) et ses propres enfants vivent un traitement similaire. Un élément de preuve objectif a également été fourni, comme le US Department of State Report. Ce rapport relève des échecs et des omissions dans les enquêtes que mènent les autorités hongroises au sujet de crimes haineux (DCT, page 230); il confirme que les enfants roms sont placés dans des écoles inférieures et qu’un nombre nettement inférieur de Roms terminent leurs études primaires comparativement à la population générale (DCT, page 231); il remarque que les Roms ne bénéficient pas de logement adéquat (DCT, page 232); et il mentionne des chiffres sur l’emploi bien plus faibles au sein de la population rome comparativement à la population non rome (DCT, page 231).

[19]  L’agent n’a pas fait d’examen valable des éléments de preuve documentaire fournis par le demandeur concernant les conditions du pays en Hongrie qui se rapportent aux Roms. Même si une réparation valable est offerte, une simple liste des établissements en Hongrie ne constitue pas des [traduction] « motifs » pour démontrer pourquoi le seuil de difficulté n’est pas atteint en l’espèce. À mon avis, cette absence d’analyse et la conclusion inintelligible rendent la décision déraisonnable et susceptible de révision.

VI.  Question à certifier

[20]  On a demandé à l’avocat de chacune des parties s’il y avait des questions à certifier; chacun a indiqué qu’il n’avait pas de questions à soulever aux fins de certification et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2243-17

LA COUR infirme la décision visée par le présent contrôle et renvoie l’affaire pour réexamen par un autre décideur.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2243-17

INTITULÉ :

CSABA OROSZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 22 décembre 2017

COMPARUTIONS :

Ram Sankaran

Pour le demandeur

Camille Audain

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

Pour le défendeur

 

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