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Date : 20171219


Dossier : IMM-2320-17

Référence : 2017 CF 1170

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

A.B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

et

HIV & AIDS LEGAL CLINIC ONTARIO et

LE RÉSEAU JURIDIQUE CANADIEN VIH/SIDA

intervenants

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision (la décision) de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 5 mai 2017, confirmant la décision d’un agent d’immigration de rejeter les demandes de visa de résident permanent de ses parents. L’agent a refusé de délivrer les visas après avoir conclu que le père de la demanderesse, M. A.B., était interdit de territoire au Canada pour des raisons médicales. Cette demande est présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

I.  Contexte

[2]  Au mois de septembre 2009, la demanderesse, une citoyenne canadienne de 45 ans, a présenté une demande de parrainage pour ses parents en tant que membres de la catégorie du regroupement familial. Ils sont des ressortissants chinois. Le père de la demanderesse, M. A.B., est âgé de 62 ans, et sa mère de 66 ans. La demanderesse a immigré au Canada en 2001 et sa seule sœur a immigré en 2007. La demanderesse et sa sœur habitent près l’une de l’autre à Ottawa. La sœur de la demanderesse a deux jeunes enfants, les petits-enfants de M. et Mme A.B. La demanderesse est très proche de ses parents et elle est en contact avec eux tous les jours. La demanderesse a témoigné auprès de la Section d’appel de l’immigration qu’en tant que personne d’origine chinoise et en tant qu’aînée de la famille, elle doit assumer des responsabilités et des fonctions précises et qu’elle est principalement responsable des soins prodigués à ses parents. Le parrainage de ses parents est important, non seulement aux fins de la réunification de la famille, mais également afin de lui permettre de satisfaire à ses obligations familiales envers ses parents.

[3]  Dans le cadre de la demande de parrainage, M. et Mme A.B. devaient se soumettre à des examens médicaux. L’examen médical de M. A.B. a permis de découvrir que ce dernier était atteint du VIH. Dans une lettre relative à l’équité procédurale datée du 6 mars 2013, un agent d’immigration a divulgué à M. A.B. le diagnostic de séropositivité et lui a dit que son état de santé risquait d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé aux termes de l’alinéa 38(1)c) de la LIPR. L’agent a fourni l’occasion à M. A.B. de répondre au diagnostic.

[4]  En réponse, dans une lettre datée du 5 juillet 2013, la demanderesse a produit des éléments de preuve montrant que la famille était prête et en mesure d’assumer les coûts des antirétroviraux pour son père. La demanderesse a également demandé une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. La demande de parrainage a été refusée le 23 mai 2014 au motif que l’agent d’évaluation a conclu que M. A.B. était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 38(1)c) de la LIPR. L’agent a indiqué que les coûts approximatifs des médicaments seraient de 15 000 $ par année et il n’était pas convaincu que la demanderesse eût la capacité financière de payer le régime en place. L’agent a également fait remarquer que M. A.B. pourrait présenter une demande d’adhésion à un régime provincial d’assurance-médicaments afin de couvrir le coût des médicaments.

[5]  La Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel de la demanderesse le 5 mai 2017. La Section d’appel de l’immigration a confirmé la conclusion de l’agent, à savoir que l’état de santé de M. A.B. risquait d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé au Canada. La Section d’appel de l’immigration a également établi que les considérations d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisantes pour accorder une dispense.

[6]  La demande de parrainage de la demanderesse à l’égard de ses parents s’est échelonnée sur huit ans. N’eût été le coût des médicaments sur ordonnance pour patients externes qui sont requis en raison de l’état de santé de M. A.B., les parents de la demanderesse seraient admissibles au Canada en tant que membres de la catégorie du regroupement familial et ils auraient pu être réunis au Canada.

[7]  Les intervenants dans cette demande sont le HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et le Réseau juridique canadien VIH/SIDA. Ces deux organisations représentent des personnes aux prises avec le VIH et ont comme mission de faire progresser et de promouvoir les droits de la personne et la dignité des personnes vivant avec le VIH. Les intervenants indiquent posséder l’expertise concernant les stigmates et la discrimination associés au VIH.

II.  Questions en litige

  1. La Section d’appel de l’immigration a-t-elle commis une erreur en refusant la dispense pour considérations d’ordre humanitaire?
  2. La Section d’appel de l’immigration a-t-elle commis une erreur dans son analyse de l’évaluation individualisée?

III.  Analyse

A.  La Section d’appel de l’immigration a-t-elle commis une erreur en refusant la dispense pour considérations d’ordre humanitaire?

[8]  La Section d’appel de l’immigration a conclu que les considérations d’ordre humanitaire dans le cas de la demanderesse étaient insuffisantes pour accorder la dispense.

[9]  La demanderesse soulève quatre arguments à l’appui de sa prétention voulant que la Section d’appel de l’immigration ait commis une erreur dans l’analyse de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Premièrement, la demanderesse est d’avis que la décision de la Section d’appel de l’immigration ne respecte pas l’objectif de l’alinéa 3(1)d) de la LIPR qui est de favoriser la réunification de la famille. La demanderesse a témoigné devant la Section d’appel de l’immigration qu’elle entretenait des liens étroits avec ses parents. La demanderesse a également expliqué qu’en tant que l’aînée d’une famille d’origine chinoise, elle était principalement responsable des soins prodigués à ses parents. La demanderesse soutient que la Section d’appel de l’immigration a rejeté du revers de la main et a minimisé les liens étroits qui existent entre la demanderesse et ses parents. Par exemple, la Section d’appel de l’immigration a conclu que rien n’empêchait la demanderesse de communiquer avec ses parents par téléphone.

[10]  Deuxièmement, la demanderesse prétend que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur en concluant que le seuil pour accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est élevé. La demanderesse a soumis un plan d’atténuation détaillé afin d’expliquer comment sa famille assumerait les coûts des antirétroviraux de son père. La demanderesse est d’avis que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur en omettant d’évaluer la capacité et la volonté de la famille d’assumer les coûts des soins de santé nécessaires.

[11]  Troisièmement, la demanderesse soutient que la Section d’appel de l’immigration a omis d’adopter une approche fondée sur la compassion dans l’évaluation de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse est d’avis que la Section d’appel de l’immigration a minimisé la relation qu’elle entretient avec ses parents et a rejeté l’importance de cette relation dans la culture chinoise. La Section d’appel de l’immigration a également minimisé l’intérêt supérieur des petits-enfants de M. et Mme A.B. La demanderesse soutient que la relation que les petits-enfants entretiennent avec ses parents ne peut pas être remplacée par une communication téléphonique ou électronique, comme le suggère la Section d’appel de l’immigration.

[12]  Quatrièmement, la demanderesse soutient que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur en évaluant les difficultés auxquelles fait face M. A.B. en Chine. La demanderesse a présenté une preuve documentaire de 128 pages sur les conditions dans le pays, qui porte sur les stigmates que subissent les personnes atteintes du VIH en Chine, incluant les risques de discrimination et de préjugés. La preuve a également indiqué que la séropositivité d’une personne risque d’être divulguée par les professionnels de la santé en Chine. Monsieur A.B. a témoigné devant la Section d’appel de l’immigration qu’il craint que son état de santé ne soit divulgué et qu’il appréhende la discrimination qu’il pourrait subir par la suite. La demanderesse prétend que la Section d’appel de l’immigration n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve et que sa conclusion, voulant que M. A.B. ne soit pas ostracisé en Chine et qu’il ne fasse pas face à d’importantes difficultés, était déraisonnable.

[13]  Les intervenants soutiennent que la décision était marquée et perpétue le sceau de la stigmatisation liée au VIH. Les intervenants soutiennent que la Section d’appel de l’immigration a conclu de manière erronée qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne devait pas être accordée à M. A.B., car il est moralement responsable d’avoir contracté cette maladie. Les intervenants soulignent qu’un des aspects de la stigmatisation des personnes séropositives est justement de croire qu’ils sont responsables de leur état de santé. Les intervenants soutiennent que la façon dont M. A.B. a contracté la maladie n’est pas pertinente. Les intervenants remettent également en cause la conclusion de la Section d’appel de l’immigration voulant que les frères et sœurs de M. A.B. puissent refuser de partager des breuvages avec lui s’ils découvraient son état de santé et ils soutiennent que la Section d’appel de l’immigration ne semble pas connaître les méthodes de propagation du VIH. Les intervenants prétendent que la Section d’appel de l’immigration a minimisé la stigmatisation liée au VIH dont sera victime M. A.B en Chine, ce qui contribue au caractère déraisonnable de la décision.

[14]  Le défendeur est d’avis que la Section d’appel de l’immigration a raisonnablement évalué tous les facteurs d’ordre humanitaire. Le défendeur soutient que la Section d’appel de l’immigration a tenu compte de l’objectif de la LIPR, qui est de favoriser la réunification des familles, et a bien reconnu l’importance de la culture chinoise pour la demanderesse et sa famille. Le défendeur fait valoir que la Section d’appel de l’immigration a correctement évalué les difficultés potentielles que M. A.B. pourrait vivre en Chine et a expliqué pourquoi la preuve n’a pas été acceptée. Le défendeur soutient que la Section d’appel de l’immigration n’évalue pas la moralité de M. A.B., mais qu’elle a énoncé, en tant que fait avéré, la façon dont M. A.B. a contracté la maladie. De plus, la Section d’appel de l’immigration a reconnu que la séropositivité de M. A.B. constituait un [traduction] « grave problème de santé », mais a reconnu qu’il recevait des soins médicaux gratuits en Chine et qu’il y avait peu de chance que d’autres apprennent qu’il est atteint du VIH. Le défendeur convient que les décisions administratives ne devraient pas se fonder sur la stigmatisation et, lorsque c’est le cas, un recours en contrôle judiciaire est possible.

[15]  Je partage le point de vue de la demanderesse et des intervenants voulant que la Section d’appel de l’immigration ait commis plusieurs erreurs dans le cadre de son analyse des considérations d’ordre humanitaire. Dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, la Cour suprême du Canada a confirmé que la signification de « considérations d’ordre humanitaire » est mentionnée dans l’affaire Chirwa c Canada (MCI) (1970) 4 I.A.C. 338 :

[...] les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi sur l’immigration ». Kanthasamy, au paragraphe 13, citant la page 350 dans Chirwa.

[16]  Il est évident que le décideur des considérations d’ordre humanitaire doit établir si une mesure de réparation équitable est justifiée dans les circonstances. Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212, fournit également un point de départ utile pour l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Dans Damte, le juge Campbell a expliqué la dispense pour considérations d’ordre humanitaire au paragraphe 34. Comme il l’a si bien exprimé :

La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique.

[17]  En l’espèce, la Cour a demandé au défendeur d’identifier toute portion de la décision où la Section d’appel de l’immigration a fait preuve de compassion. Le défendeur n’a identifié qu’un paragraphe dans la décision où, selon lui, la Section d’appel de l’immigration a fait preuve de compassion. Le défendeur fait valoir que la Section d’appel de l’immigration a fait preuve de compassion au paragraphe 26 de la décision puisqu’il était accepté que la demanderesse parraine ses parents parce qu’elle veut se retrouver auprès d’eux :

L’appelante et sa sœur communiquent apparemment tous les jours avec les demandeurs, soit par téléphone ou par vidéoconférence. Il semble que l’appelante soit proche de ses parents. Depuis son immigration au Canada, elle se rend fréquemment en Chine, vraisemblablement dans le but principal de voir ses parents.

[Décision, paragraphe 26]

[18]  La Section d’appel de l’immigration semble accepter le fait que la demanderesse semble être proche de ses parents. Toutefois, la Section d’appel de l’immigration a omis de faire preuve d’empathie dans les autres volets de son analyse des considérations d’ordre humanitaire. L’absence totale d’empathie ou de compassion dans la décision est déraisonnable.

[19]  Outre le fait qu’elle n’a pas fait preuve de compassion, la Section d’appel de l’immigration ne croit pas le témoignage incontesté de la demanderesse. Dans la décision, la Section d’appel de l’immigration utilise les mots « apparemment » ou « allégué » six fois lorsqu’elle fait référence au témoignage de la demanderesse et à la preuve soumise par cette dernière :

L’appelante et sa sœur communiquent apparemment tous les jours avec les demandeurs, soit par téléphone ou par vidéoconférence. […]

[Décision, paragraphe 26]

Pour l’instant, les parents de l’appelante vont bien. Ils ne semblent pas avoir besoin d’une assistance personnelle de leurs enfants. […]

[Décision, paragraphe 28]

Il a été affirmé que les sœurs et leurs parents se parlent tous les jours, et que les enfants participent à ces conversations. […]

[Décision, paragraphe 33]

Il ressort de la preuve que les demandeurs ont, à eux deux, six frères et sœurs qui vivent dans la même ville qu’eux. Cependant, aucun d’entre eux ne sait que le père est séropositif. Il a été allégué que, si les frères et sœurs l’apprenaient, les demandeurs seraient rejetés.

[Décision, paragraphe 45]

Le père de l’appelante se rend à l’hôpital pour ses consultations. Il y a prétendument un panneau dans l’hôpital qui indique que le service fréquenté par le père est destiné aux patients séropositifs. […]

[Décision, paragraphe 46]

Les demandeurs connaissent leurs frères et sœurs depuis 50 ou 60 ans, et même plus. Il a été allégué qu’ils s’entendent bien. […]

[Décision, paragraphe 48]

[20]  Il est acquis en matière jurisprudentielle qu’il y a une présomption de vérité lorsqu’un demandeur témoigne et jure de dire la vérité, à moins qu’il existe des raisons de remettre en doute la véracité du témoignage (Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), à la page 305). Toute conclusion défavorable quant à la crédibilité qui est fondée sur l’invraisemblance doit être réservée aux [traduction] « cas les plus manifestes » et le décideur a le devoir de motiver ses conclusions sur la crédibilité en faisant référence à la preuve (Valtchev c Canada (MCI) 2001 CF 1re inst. 776, aux paragraphes 7 et 8).

[21]  Le défendeur soutient que la Section d’appel de l’immigration a utilisé des termes [traduction] « inexacts » concernant ces références. Malgré les efforts louables de l’avocat du défendeur pour me convaincre du contraire, je suis d’avis qu’aucune conclusion défavorable portant sur la crédibilité du témoignage de la demanderesse n’a été tirée. La décision n’explique pas pourquoi la Section d’appel de l’immigration n’a pas accepté la preuve fournie par la demanderesse. Plutôt, la Section d’appel de l’immigration fait référence à la preuve de la demanderesse comme étant des [traduction] « allégations ».

[22]  La Section d’appel de l’immigration tire des conclusions défavorables exagérées à l’encontre de la preuve soumise par la demanderesse. Par exemple :

Selon son témoignage, l’appelante aimerait embrasser ses parents et manger les plats cuisinés par sa mère tous les jours. Elle a affirmé qu’elle est désemparée au point de ne pouvoir se concentrer sur ses études. Cependant, malgré ce stress, l’appelante a déclaré qu’elle recevrait, en avril 2017, trois désignations professionnelles dans le domaine de la comptabilité – CPA, CFA et FRM. Il semble qu’elle soit en mesure de se concentrer suffisamment pour s’être rendue jusque‑là. L’appelante est en fait une professionnelle de 45 ans qui a réussi, si bien que les sentiments qu’elle a exprimés précédemment relèvent de l’exagération et d’une sentimentalité excessive.

[Décision, paragraphe 36]

[23]  Il n’est pas clair s’il existe un lien entre le fait que la demanderesse soit une professionnelle de 45 ans et son désir de jouir de l’affection et des plats faits maison de ses parents. La Section d’appel de l’immigration invoque le succès professionnel de la demanderesse afin de miner son témoignage en indiquant que toute difficulté à laquelle elle aurait fait face en obtenant son CPA, CFA et FRM était négligeable. À mon avis, ces conclusions indiquent que la Section d’appel de l’immigration a tiré des conclusions sur la crédibilité de la demanderesse sans le reconnaître ouvertement. Si la Section d’appel de l’immigration était d’avis que le témoignage de la demanderesse n’était pas suffisamment crédible en ce qui a trait aux difficultés qu’elle a vécues en l’absence de ses parents, une telle conclusion aurait dû être clairement énoncée et étayée par le biais d’une logique sans faille. Ainsi, si la Section d’appel de l’immigration était d’avis que le témoignage de la demanderesse n’était pas assez crédible, une conclusion claire aurait dû être énoncée.

[24]  La Section d’appel de l’immigration a fait trois allusions à la façon dont le père de la demanderesse a contracté le VIH. Je partage le point de vue des intervenants voulant que la façon dont M. A.B. a contracté le VIH ne soit pas pertinente à l’appel portant sur la demande de parrainage. Les circonstances entourant la séropositivité de M. A.B. ne sont aucunement pertinentes à la question dont était saisie la Section d’appel de l’immigration tout comme les questions entourant les valeurs morales du père de la demanderesse. La Section d’appel de l’immigration semble porter un jugement sur le caractère moral de M. A.B. et, ce faisant, agit en tant que police de la moralité :

La raison pour laquelle il est allégué que [les parents de la demanderesse] seraient rejetés par leur famille est que les personnes séropositives sont perçues comme des personnes aux mœurs relâchées, dans la mesure où les relations sexuelles sont l’un des principaux modes de transmission du virus. En fait, il s’avère que le père de l’appelante a contracté le virus durant une liaison extraconjugale. Il convient peut‑être de signaler que cette information n’a été communiquée que lorsque le tribunal a demandé directement à l’appelante comment son père avait contracté le virus.

[Décision, paragraphe 47]

Selon le tribunal, s’il y a de l’hostilité, ce serait vraisemblablement à l’endroit du père de l’appelante pour avoir mis en péril un mariage de longue date en ayant une liaison extraconjugale quand il a atteint la cinquantaine ou plus tard. La sœur de l’appelante a reconnu que cela pourrait faire partie des raisons pour lesquelles ses oncles et tantes rejetteraient ses parents, s’ils venaient à le savoir.

[Décision, paragraphe 49]

[Non souligné dans l’original]

[25]  La Section d’appel de l’immigration continue d’évaluer les valeurs morales de M. A.B. en indiquant ce qui suit :

[…] Il est malheureux que le père de l’appelante ait eu une liaison qui a mené à sa séropositivité. Toutefois, il s’agit d’un risque qu’il a pris, dont le résultat était peu probable mais raisonnablement prévisible, et cela lui a malheureusement causé des problèmes très importants.

[Décision, paragraphe 59]

[Non souligné dans l’original]

[26]  Ces références ci-dessus ne sont pas pertinentes aux objectifs de la LIRP. Le choix de mots de la Section d’appel de l’immigration est préoccupant, car elle critique excessivement M. A.B. pour avoir contracté le VIH. La Section d’appel de l’immigration semble dire que M. A.B. mérite de vivre des difficultés en raison du « risque qu’il a pris ».

[27]  La Section d’appel de l’immigration a également commis une erreur dans son évaluation de ce que constitue l’intérêt supérieur des enfants. Les membres de la Section d’appel de l’immigration reconnaissent que l’intérêt supérieur des enfants doit être pris en considération. La Section d’appel de l’immigration indique alors ce qui suit :

Pour ce qui est de la culture et des valeurs chinoises, le tribunal a abordé cette question précédemment. Même s’il serait idéal que les grands‑parents soient proches de la sœur de l’appelante et des enfants, les sœurs sont toutes deux en mesure de transmettre la culture chinoise à ces enfants.

En ce qui a trait aux contacts, il pourra y avoir des séjours en Chine et les communications électroniques et téléphoniques pourront se poursuivre. Cependant, le tribunal signale que les demandeurs n’ont vu qu’un de leurs petits‑enfants une seule fois, soit l’aîné, il y a plusieurs années, lorsqu’il n’avait pas encore un an. Comme l’ont affirmé les sœurs, les communications par téléphone et par vidéo ne peuvent remplacer le contact direct. Ainsi, il semble qu’il n’y ait pas de lien étroit réel entre les demandeurs et les enfants, car ils ne se sont jamais rencontrés, exception faite d’une rencontre avec l’aîné quand il était nourrisson, dont il ne peut se souvenir. Par conséquent, de l’avis du tribunal, il n’y aura pas de conséquences défavorables importantes sur les enfants si les demandeurs continuent d’être absents de leur vie quotidienne.

Tout bien pesé, même s’il serait bien pour les enfants que leurs grands‑parents vivent à proximité, cela n’est pas essentiel et il ne semble y avoir aucune raison de penser que leur absence continue nuira considérablement aux enfants.

[Décision, paragraphes 55 à 57]

[Non souligné dans l’original]

[28]  Bien qu’il soit indéniable que la demanderesse et sa sœur puissent partager la culture chinoise avec les petits-enfants, l’absence de leurs grands-parents signifie que les enfants seront privés de précieuses leçons. La demanderesse prétend qu’il n’est pas dans l’intérêt supérieur des enfants que de les priver de cet élément important de leur héritage culturel. En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, la Section d’appel de l’immigration a évalué sommairement les enfants et a conclu que ces derniers n’entretiennent pas de « lien étroit » avec leurs grands-parents, car ils n’habitent pas avec eux. La Section d’appel de l’immigration conclut alors que cette séparation soutenue ne nuirait pas considérablement aux petits-enfants et qu’il « n’est pas nécessaire » que leurs grands-parents habitent près d’eux. Ce raisonnement pervers et capricieux ne représente pas ce que les tribunaux ont établi comme étant réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. La Section d’appel de l’immigration présume que les liens ne seront pas plus forts à l’avenir et analyse de manière indûment restrictive ce que constitue l’intérêt supérieur des enfants.

[29]  De plus, la Section d’appel de l’immigration constate que l’absence de présence physique entre les petits-enfants et leurs grands-parents signifie qu’ils n’ont pas tissé de liens étroits et évoque l’incapacité des petits-enfants à se souvenir de leurs grands-parents. Cette méthode de pensée pose problème pour deux raisons. Premièrement, la preuve indique que les petits-enfants ont en fait appris à connaître leurs grands-parents par le biais de communications téléphoniques et électroniques et que ces liens continueraient probablement à se développer avec ces méthodes de communication. Deuxièmement, la Section d’appel de l’immigration semble suggérer que la séparation continue des petits-enfants et des grands-parents empêchera l’établissement des liens étroits qui auraient été créés avec un contact physique. De telles conclusions perverses de la part de la Section d’appel de l’immigration ne sont certainement pas conformes avec ce qui est dans le « meilleur intérêt de l’enfant » et la Section d’appel de l’immigration n’aurait pas tiré de telles conclusions si elle avait envisagé les liens futurs entre les petits-enfants et leurs grands-parents ou si elle avait été réceptive, attentive et sensible aux questions dont elle était saisie.

[30]  Puisque je conclus que la décision de la Section d’appel de l’immigration est déraisonnable, il n’est pas nécessaire que notre Cour réponde à la deuxième question.

IV.  Conclusion

[31]  Puisque la Section d’appel de l’immigration a omis de trancher raisonnablement les considérations d’ordre humanitaire décrites ci-dessus je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable.

[32]  Le défendeur a proposé que trois questions soient certifiées, bien qu’une seule soit pertinente à la présente demande de contrôle judiciaire :

[traduction] « La capacité et la volonté des demandeurs d’assumer le coût des médicaments sur ordonnance pour patients externes (conformément aux règlements provinciaux et territoriaux portant sur le paiement par le gouvernement des médicaments sur ordonnance) sont-elles un facteur pertinent dans l’analyse visant à déterminer si l’état de santé du demandeur risque d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé? »

[33]  À la lumière de ma conclusion, il ne s’agit pas d’une question déterminante dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire et elle ne respecte donc pas les critères de certification. Par conséquent, il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2320-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. LA COUR infirme la décision à l’examen, et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen à un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2320-17

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET HIV & AIDS LEGAL CLINIC ONTARIO et LE RÉSEAU JURIDIQUE CANADIEN VIH/SIDA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 novembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 19 décembre 2017

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Pour la demanderesse

Martin Anderson

Khatidja Maloo-Alam

Pour le défendeur

Meagan Johnston

Pour les intervenants

Adrienne Smith

Pour les intervenants

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

HALCO

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les intervenants

Jordan Battista LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les intervenants

 

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