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Date : 20171206


Dossier : IMM-2294-17

Référence : 2017 CF 1109

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

YANNATY SYLLA RAICHE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

(Jugement rendu oralement à l’audience à Montréal (Québec), le 8 novembre 2017)

LE JUGE BELL

[1]  Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire au sujet d’une décision rendue le 28 avril 2017 [Décision] concernant la demande de résidence permanente pour considération d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse, Mme Yannaty Sylla Raiche [Mme Raiche].

[2]  Mme Raiche a 36 ans et est citoyenne de la Guinée. Elle est divorcée d’un homme blanc non-musulman. Sa relation avec cet homme avait causé de la colère chez sa famille en Guinée. Mme Raiche a peur de retourner dans ce pays, entre autres, à cause de la perte de son père et de sa mère, qui la protégeait, le contrôle que ses oncles exercent maintenant sur la famille, sa peur d’être excisée vu le taux élevé d’excision en Guinée et les menaces à cet égard, ainsi que la possibilité d’être forcée de se marier contre son gré.

[3]  Dans la Décision, l’agent d’immigration [Agent] a rejeté la demande de Mme Raiche, concluant que les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour justifier une exemption à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[4]  Je suis conscient de la retenue que je devrais accorder à un agent qui prend une telle décision (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 aux paras 10, 44; Bakenge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration)2017 CF 517, [2017] A.C.F. no 527 aux paras 12-13; Paul c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 744, [2017] A.C.F. no 782 au para. 6). Je suis également conscient que les juges ont une responsabilité de ne pas trop s’ingérer dans le travail des tribunaux  administratifs, qui rendent un service utile et important aux citoyens canadiens, et ne devraient donc pas se lancer dans une chasse à l’erreur pour essentiellement substituer leurs propres motifs à ceux du décideur (voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 au para. 1; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 aux paras 16-17; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1231, [2015] A.C.F. no 1285 au para. 24; Rossi c. Canada (Procureur général), 2015 CF 961, [2015] A.C.F. no 950).

[5]  En gardant cela à l’esprit, je note pourtant des erreurs dans la Décision qui m’empêchent de saisir le raisonnement de l’Agent. Par exemple, Mme Raiche explique dans son affidavit que sa mère était sa protectrice après la mort de son père et qu’après la mort de sa mère, ses oncles en Guinée avaient décidé de l’exciser et de la donner en mariage. L’Agent confirme le dépôt du certificat de décès de la mère, mais il trouve cet élément de preuve « non-pertinent ». Il me semble que l’Agent n’a pas apprécié la preuve démontrant que « la protectrice » de Mme Raiche était décédée pour ensuite évaluer la prétention de Mme Raiche qu’elle était à risque de mariage forcé et d’excision depuis que ses oncles avaient pris contrôle de la famille. L’Agent semble ignorer la prétention de Mme Raiche concernant le rôle de la mère comme protectrice de la famille. L’Agent ne s’est pas penché sur cette question.

[6]  De plus, l’Agent n’a pas accordé foi aux lettres de l’oncle et de la sœur de Mme Raiche parce que ces deux lettres étaient écrites dans la même écriture et sur le même genre de papier. L’Agent s’attendait à des explications pour justifier le fait que les deux lettres soient écrites sur le même genre de papier et dans la même écriture. Par contre, il me semble que l’explication est évidente et n’avait pas besoin d’être supportée par Mme Raiche. Tel que j’ai remarqué pendant l’audience, il est assez commun que des personnes (témoins ou autres) adoptent comme siens les mots écrits par quelqu’un d’autre dans des documents ou lettres en signant le document. Si l’Agent voulait dire qu’il considérait les documents frauduleux, il aurait dû simplement le dire. Ne l’ayant pas dit, et ne voyant aucune raison pour déduire ainsi, je ne peux comprendre pourquoi cette preuve n’a pas été considérée.

[7]  Par conséquent, je ne comprends pas la conclusion de l’Agent concernant les risques d’excision auxquels fait face Mme Raiche eu égard à la preuve documentaire et les faits énoncés dans l’affidavit de Mme Raiche. Il n’apprécie pas les éléments importants de la preuve sur cette question. À mon avis, les éléments importants sont les suivants : le décès de la mère; la prise de contrôle de la famille par les oncles; le fait que d’autres sœurs ont été forcées de se marier contre leur gré; les deux lettres auxquelles l’Agent ne donne pas foi; les conditions effrayantes et choquantes en Guinée en ce qui concerne l’excision.

[8]  Les conditions en Guinée en ce qui concerne l’excision sont exposées dans le rapport des Nations Unies sur les droits humains intitulé Rapport sur les droits humains et la pratique des mutilations génitales féminines/excision en Guinée [Rapport], qui est inclus dans le Dossier de la partie demanderesse [dossier]. À la page 37 du dossier (page 3 du Rapport) on lit :

Bien qu’interdite par le droit positif guinéen, la pratique des MGF/E est très largement répandue en République de Guinée où 97 % des filles et des femmes âgées de 15 à 49 ans ont subi l’excision. Les MGF/E sont pratiquées à grande échelle dans chacune des quatre régions naturelles du pays, et dans toutes les ethnies, religions et milieux socioprofessionnels. Alors que la pratique tend à diminuer au niveau international, une Enquête nationale démographique et de santé menée en 2012 conclut à une légère augmentation du taux de prévalence des MGF/E en Guinée depuis 2002. Le pays occupe ainsi le deuxième rang au classement mondial en ce qui concerne le taux de prévalence en la matière, derrière la Somalie.

[9]  À la page 43 du dossier (page 9 du Rapport) les auteurs définissent la typologie de cette coutume barbare et donnent les statistiques pour la Guinée. Je cite :

Selon l’OMS, les MGF/E désignent « toutes les interventions qui aboutissent à une ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme et/ou toute autre lésion des organes génitaux féminins, pratiquées à des fins non thérapeutiques ». Il existe quatre types de MGF/E que l’OMS définit comme suit:

Type 1 – Clitoridectomie : ablation partielle ou totale du clitoris (petite partie sensible et érectile des organes génitaux féminins) et, plus rarement, seulement du prépuce (repli de peau qui entoure le clitoris).

Type 2 – Excision : ablation partielle ou totale du clitoris et des petites lèvres, avec ou sans excision des grandes lèvres (qui entourent l’orifice vaginal).

Type 3 – Infibulation : rétrécissement de l’orifice vaginal par la création d’une fermeture réalisée en coupant et en repositionnant les lèvres intérieures, et parfois extérieures, avec ou sans ablation du clitoris.

Type 4 – Non classées : toutes les autres interventions néfastes pratiquées sur les organes génitaux féminins à des fins non thérapeutiques, telles que la ponction, le percement, l’incision, la scarification et la cautérisation.

En Guinée, ce sont les entailles avec chairs enlevées, c’est-à-dire les MGF/E de type 2 – ou excisions - qui sont les plus pratiquées. En effet, selon l’EDS 2012, 84 % des femmes âgées de 15 à 49 ans ont eu des chairs enlevées ; 8 % ont subi une infibulation ; et 6 % une entaille sans chairs enlevées. La forme la plus extrême (type 3) est pratiquée au sein de l’ethnie peuhle et chez les Tomas.19L’âge ne semble pas avoir d’incidence sur le type de MGF/E pratiquée.

D’après les statistiques 2014 de l’UNICEF, malgré la législation en vigueur et les efforts de sensibilisation (voir section 4), la République de Guinée se tient au deuxième rang mondial après la Somalie concernant la prévalence des pratiques de MFG/E, avec 97 % des filles et femmes excisées. D’après l’EDS le taux de prévalence des MGF/E en 2005 était de 96% pour les femmes âgées de 15 à 49 ans contre 97% en 2012.

[10]  Mme Raiche a 36 ans, est divorcée et est menacée d’excision et de mariage forcé par ses oncles. L’Agent n’a fait aucun effort pour juxtaposer les conditions particulières de Mme Raiche avec celles du pays. Même si la pratique d’excision est légalement interdite en Guinée, l’Agent n’a pas mentionné qu’il y avait eu une augmentation dans le nombre d’excisions, passant de 96% des femmes âgées de 15 et 49 ans en 2005, à 97 % de ces femmes en 2012.  L’Agent a noté qu’il y avait en preuve un certificat médical attestant qu’à l’âge de 16 ans, Mme Raiche n’avait pas été excisée. Il mentionne que le gouvernement s’efforce de changer les mentalités au sein de la population guinéenne et que cette pratique est interdite par la loi publique en Guinée. Par contre, il reconnaît tout de même que cette pratique est d’actualité en Guinée. Il conclut cette partie de son analyse en notant qu’à l’âge de 16 ans, Mme Raiche n’était pas excisée et qu’elle a maintenant 36 ans; vu les efforts du gouvernement pour abolir les mutilations génitales, les chances que la demanderesse « soit excisée dans le futur sont considérablement diminuées, voire faibles. »

[11]  Il est probable que l’Agent avait raison de conclure que les chances d’excisions chez les femmes âgées de 36 ans sont généralement moins élevées. Toutefois, l’Agent agit de façon déraisonnable en terminant son analyse là sans s’attarder plus sur la situation particulière de Mme Raiche, telle que celle-ci l’a décrit dans son affidavit. Il ne parle pas de l’influence des oncles dans la famille. Il ne parle pas de l’attachement rigide des oncles aux coutumes de leur région. Il ne parle pas du taux de mutilation génitale chez les femmes en Guinée ou le fait que ces taux ont augmenté après 2005 à 97% des femmes âgées de 15 et 49 ans. Il ne parle pas des circonstances de Mme Raiche, qui s’est mariée à un blanc non musulman, est maintenant divorcée, et qui a des sœurs adultes qui ont dû se marier contre leur gré.

[12]  Pour toutes ces raisons, eu égard à la preuve déposée et vu les manquements de l’Agent par rapport à son appréciation de cette preuve, j’estime que la Décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Elle ne rencontre pas la norme de la décision raisonnable.


JUGEMENT au dossier IMM-2294-17

  LA COUR STATUE QUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens;
  2. La Décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent;
  3. Il n’y a pas de question à être certifiée pour la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2294-17

 

INTITULÉ :

YANNATY SYLLA RAICHE c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 novembre 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Claude Whalen

Pour la PARTIE DEMANDERESSE

Me Sherry Rafai Far

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Claude Whalen

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la PARTIE DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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