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Date : 20191004


Dossier : T-1878-16

Référence : 2017 CF 1116

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

WILLIAM THORNE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par la MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU NORD CANADIEN, MARILYN STACY PAGE, en sa qualité d’exécutrice testamentaire de feu Eugene Thorne, MARILYN STACY PAGE, en sa qualité d’exécutrice testamentaire de feue Roberta Tracy Page, MARILYN STACY PAGE, CURTIS WILLIAM THORNE et CLIFFORD PHILIP THORNE

intimés

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I.  Introduction

[1]  La ministre des Affaires autochtones et du Nord Canadien (la ministre et AANC, respectivement) a conservé la compétence sur les questions testamentaires relatives à Eugene Thorne et approuvé son testament malgré les allégations de contrainte, d’influence indue, d’inhabilité à tester et de privations. William Thorne, le fils de Eugene Thorne, a porté la décision de la ministre en appel devant la Cour fédérale aux termes de l’article 47 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c 5 (la Loi), et doit donc prouver qu’elle était déraisonnable ou enfreignait l’équité procédurale. Étant donné que la ministre a tenu compte des éléments de preuve pertinents et interprété la Loi conformément à l’intention du législateur, notre Cour a établi que ses conclusions étaient raisonnables et justes sur le plan procédural. Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterai le présent appel.

II.  Contexte

[2]  Eugene Thorne avait qualité d’« Indien » au sens de la Loi sur les Indiens et il résidait ordinairement dans la réserve indienne de Cowichan. Il avait eu trois enfants, soit William Thorne (l’appelant), Eugene Thorne Jr. et Roberta Tracy Page, décédée avant lui et qui elle-même avait eu trois enfants, soit Marilyn Stacy Page, maintenant Marilyn Stacy Alpine, Curtis William Thorne et Clifford Philip Thorne.

[3]  Avant son décès, Eugene Thorne a rédigé deux testaments. Dans un premier testament établi le 18 février 2002 (le testament de 2002), il exprimait sa volonté de léguer toutes ses possessions à l’appelant, qu’il nommait exécuteur testamentaire de sa succession. Cependant, un second testament daté du 24 janvier 2011 (le testament de 2011) déshérite l’appelant au profit de Roberta Page, Marilyn Stacy Page, Curtis William Thorne et Clifford Philip Thorne. Dans le testament de 2011, Marilyn Stacy Page est désignée à titre d’exécutrice. Eugene Thorne a subi un accident vasculaire cérébral le 19 mai 2010 et il a rédigé le testament de 2011 huit mois après environ. Cet accident vasculaire cérébral l’avait laissé avec une incapacité partielle et il avait besoin d’assistance physique.

[4]  Il est décédé le 30 janvier 2016, à l’âge de 87 ans. L’appelant a envoyé une lettre à AANC le 18 mars 2016 afin d’exprimer son opposition au testament de 2011 aux motifs qu’il avait été établi sous l’effet de la contrainte ou d’une influence indue à un moment où son père était inhabile à tester, et qu’il entraînerait des privations. Il a aussi demandé à la ministre de transférer le dossier à la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[5]  AANC a répondu à l’appelant le 29 avril 2016 et lui a transmis un formulaire de demande de consentement pour le transfert de compétence. Le 9 mai 2016, l’appelant a soumis le formulaire à AANC.

[6]  Le 14 juin 2016, Marilyn Stacy Page s’est opposée à la demande de transfert et fourni à AANC une preuve par affidavit attestant de l’habilité de Eugene Thorne au moment où le testament de 2011 a été établi. Cet affidavit contenait une lettre datée du 13 juin 2016 dans laquelle le médecin de Eugene Thorne affirme que [traduction] « s’il [Eugene Thorne] a signé un testament durant la période visée, il l’a fait en toute connaissance de cause ». Une estimation établissant la valeur limitée de la succession a également été fournie à AANC.

[7]  Le 12 juillet 2016, AANC a confirmé que la ministre conserverait la compétence à l’égard du testament. En l’absence de preuve corroborant les allégations d’influence indue ou de privation, la ministre a refusé de transférer la compétence à la Cour suprême de la Colombie-Britannique. AANC a aussi fait valoir qu’une [traduction] « preuve de l’habilité à tester de Eugene Thorne au moment de la signature » lui a été fournie. La lettre confirme en outre l’intention de la ministre d’approuver le testament de 2011.

[8]  Le 13 juillet 2016, après avoir reçu cette lettre, l’appelant a demandé à la ministre de reporter l’approbation du testament jusqu’à ce qu’il produise la preuve requise. Le 14 juillet 2016, il a déposé un affidavit faisant état de ses préoccupations, y compris les raisons pour lesquelles il estimait que son père n’était pas habile à signer le testament de 2011. Il a joint à cet affidavit une lettre du 4 mars 2016 provenant de l’ancien médecin de Eugene Thorne. Le médecin y explique qu’après son accident vasculaire cérébral, Eugene Thorne [traduction« souffrait d’une aphasie marquée l’empêchant de s’exprimer verbalement. Par la suite, il était extrêmement difficile de communiquer avec lui en raison de ses capacités verbales très limitées. »

[9]  Le 8 août 2016, AANC a répondu que cet élément de preuve avait été produit prématurément puisqu’il visait l’annulation d’un testament en application de l’article 46 de la Loi plutôt que son approbation en application de l’article 45. Il était précisé dans cette réponse que la preuve des facteurs énumérés à l’article 46 n’est pas requise avant l’approbation ministérielle d’un testament. L’appelant était ensuite invité à produire une preuve ne se rapportant pas à l’article 46.

[10]  Le 22 août et le 6 septembre 2016, l’appelant a écrit à AANC afin de lui faire observer qu’il avait soumis une preuve de l’inhabilité à tester de Eugene Thorne et lui redemander de transférer la compétence de la ministre à la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[11]  Le 19 septembre 2016, AANC a approuvé le testament de 2011 et nommé Marilyn Stacy Page à titre d’exécutrice. Un courriel transmis à William Thorne le 29 septembre 2016 expliquait que la ministre avait approuvé le testament de 2011 parce qu’elle ne disposait pas d’une preuve suffisante pour le rejeter aux termes de l’article 45 de la Loi.

[12]  Le 4 novembre 2016, l’appelant a invoqué l’article 47 de la Loi pour porter la décision de la ministre en appel devant la Cour fédérale.

III.  Questions en litige

[13]  L’appelant soulève les questions suivantes :

  1. La ministre a-t-elle mal interprété le droit applicable, et plus précisément les critères d’approbation d’un testament aux termes de l’article 45 de la Loi sur les Indiens?

  2. La ministre a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard de l’appelant en refusant de renvoyer le dossier à la Cour suprême de la Colombie-Britannique?

IV.  Norme de contrôle

[14]  Comme je l’ai déjà établi dans l’affaire Longboat c Canada (Procureur général), 2013 CF 1168 [Longboat], conf. par 2014 CAF 223, je réitère que les décisions discrétionnaires de la ministre concernant les testaments indiens sont soumises à la norme de révision raisonnable.

[15]  Les questions d’équité procédurale sont quant à elles assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

V.  Discussion

A.  La ministre a-t-elle mal interprété le droit applicable, et plus précisément les critères d’approbation d’un testament aux termes de l’article 45 de la Loi sur les Indiens?

[16]  Les articles 45 et 46 de la Loi sur les Indiens sont libellés comme suit :

Testaments

Les Indiens peuvent tester

45 (1) La présente loi n’a pas pour effet d’empêcher un Indien, ou de lui interdire, de transmettre ses biens par testament.

Forme de testaments

(2) Le ministre peut accepter comme testament tout document écrit signé par un Indien dans lequel celui-ci indique ses désirs ou intentions à l’égard de la disposition de ses biens lors de son décès.

Homologation

(3) Nul testament fait par un Indien n’a d’effet juridique comme disposition de biens tant qu’il n’a pas été approuvé par le ministre ou homologué par un tribunal en conformité avec la présente loi.

Wills

Indians may make wills

45 (1) Nothing in this Act shall be construed to prevent or prohibit an Indian from devising or bequeathing his property by will.

Form of will

(2) The Minister may accept as a will any written instrument signed by an Indian in which he indicates his wishes or intention with respect to the disposition of his property on his death.

Probate

(3) No will executed by an Indian is of any legal force or effect as a disposition of property until the Minister has approved the will or a court has granted probate thereof pursuant to this Act.

Le ministre peut déclarer nul un testament

46 (1) Le ministre peut déclarer nul, en totalité ou en partie, le testament d’un Indien, s’il est convaincu de l’existence de l’une des circonstances suivantes :

a) le testament a été établi sous l’effet de la contrainte ou d’une influence indue;

b) au moment où il a fait ce testament, le testateur n’était pas habile à tester;

c) les clauses du testament seraient la cause de privations pour des personnes auxquelles le testateur était tenu de pourvoir;

d) le testament vise à disposer d’un terrain, situé dans une réserve, d’une façon contraire aux intérêts de la bande ou aux dispositions de la présente loi;

e) les clauses du testament sont si vagues, si incertaines ou si capricieuses que la bonne administration et la distribution équitable des biens de la personne décédée seraient difficiles ou impossibles à effectuer suivant la présente loi;

f) les clauses du testament sont contraires à l’intérêt public.

Cas de nullité

(2) Lorsque le testament d’un Indien est déclaré entièrement nul par le ministre ou par un tribunal, la personne qui a fait ce testament est censée être morte intestat, et, lorsque le testament est ainsi déclaré nul en partie seulement, sauf indication d’une intention contraire y énoncée, tout legs de biens meubles ou immeubles visé de la sorte est réputé caduc.

Minister may declare will void

46 (1) The Minister may declare the will of an Indian to be void in whole or in part if he is satisfied that

(a) the will was executed under duress or undue influence;

(b) the testator at the time of execution of the will lacked testamentary capacity;

(c) the terms of the will would impose hardship on persons for whom the testator had a responsibility to provide;

(d) the will purports to dispose of land in a reserve in a manner contrary to the interest of the band or contrary to this Act;

(e) the terms of the will are so vague, uncertain or capricious that proper administration and equitable distribution of the estate of the deceased would be difficult or impossible to carry out in accordance with this Act; or

(f) the terms of the will are against the public interest.

Where will declared void

(2) Where a will of an Indian is declared by the Minister or by a court to be wholly void, the person executing the will shall be deemed to have died intestate, and where the will is so declared to be void in part only, any bequest or devise affected thereby, unless a contrary intention appears in the will, shall be deemed to have lapsed.

[17]  L’appelant s’appuie sur l’arrêt Johnson v Pelkey, (1997) 17 ETR (2d) 242 (BCSC) [Johnson], pour faire valoir que la ministre a manqué à son obligation de soupeser l’intention véritable de Eugene Thorne avant d’approuver le testament de 2011. Il lui reproche particulièrement d’avoir confondu ce critère avec celui qui est énoncé à l’article 46 de la Loi. Selon lui, la ministre a ignoré la preuve attestant que Eugene Thorne était incapable de communiquer en raison de son accident vasculaire cérébral et que, par conséquent, son testament de 2011 ne témoignait pas de son intention véritable. Il ajoute qu’elle n’avait aucune preuve de la présence de témoins lors de la signature du testament de 2011 ou des circonstances dans lesquelles il a été rédigé. La ministre, selon l’appelant, n’a même pas pris en compte les règles de common law et, en ce sens, l’espèce est semblable à celle dont était saisie la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Il s’ensuit à ses yeux que le testament de 2011 doit être annulé.

[18]  L’appelant fait valoir que l’article 45 oblige la ministre à évaluer l’intention véritable du testateur avant d’approuver le testament d’un Indien, et que cette évaluation doit être faite indépendamment de l’habilité à tester d’une personne. Selon l’appelant, l’article 46 s’applique après l’approbation d’un testament de 2011 afin de s’y opposer, et n’exige aucunement de présenter une demande distincte. Il fait valoir que l’intention testamentaire et l’habilité à tester sont des concepts juridiques différents.

[19]  Aux paragraphes 45 à 54 de la décision Morin c Canada, 2001 CPFI 1430, le juge Dawson analyse et décortique la compétence conférée au ministre et celle que le législateur souhaitait accorder à une cour supérieure. Cette décision fort éclairante reconnaît plus précisément au ministre le pouvoir de transférer un dossier à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, d’approuver un testament ou de l’annuler.

[20]  Dans la présente espèce, la ministre a reconnu son pouvoir discrétionnaire de transférer la compétence sur le dossier, mais elle a choisi de ne pas l’exercer. Dans ses motifs, elle explique qu’AANC a conservé la compétence parce que l’appelant n’a pas produit de preuve à l’appui de ses allégations. Quand la ministre a pris la décision de conserver la compétence, le seul élément de preuve à sa disposition avait été produit par l’intimée Marilyn Stacy Page. Il s’agissait en l’occurrence d’observations indépendantes de l’ancien médecin de famille de Eugene Thorne concernant expressément son état cognitif après l’ accident vasculaire cérébral subi en mai 2010.

[21]  Parce que les allégations de l’appelant ne reposaient sur aucune preuve solide et que les parties s’opposant au transfert avaient produit une preuve médicale quant à l’habilité à tester de Eugene Thorne, la ministre a raisonnablement décidé de retenir la compétence sur le dossier afin d’empêcher que la valeur limitée de la succession soit engloutie dans des procédures judiciaires.

[22]  Elle a ensuite voulu savoir si l’approbation du testament de 2011 était justifiée au regard de l’article 45 de la Loi. Avant de rendre sa décision, elle a accordé une prorogation de délai à l’appelant afin de lui permettre de produire des éléments de preuve à l’appui de son opposition à l’approbation du testament de 2011. Il lui a fourni un affidavit et une lettre du médecin, mais la ministre a jugé que ces éléments de preuve conviendraient davantage à une demande d’annulation de testament fondée sur l’article 46 de la Loi (l’espèce porte sur l’approbation du testament de 2011 aux termes de l’article 45).

[23]  Pour déterminer si la ministre a eu raison d’établir une distinction entre les mécanismes d’approbation d’un testament aux termes de l’article 45 et d’annulation aux termes de l’article 46, il faut se demander si son interprétation de la loi habilitante est raisonnable.

[24]  Pour répondre à cette question, je m’en remets à nouveau à la décision Longboat, dans laquelle j’ai expliqué que les articles 42 et 43 de la Loi établissent un régime spécial pour l’administration des successions d’Indiens. La ministre ne tire aucun pouvoir de l’article 45. Son pouvoir d’approuver le testament d’un Indien en application de l’article 45 est établi à l’article 42.

[25]  Ce régime est important parce que le législateur a également prévu que les articles 46 et 42 créent des motifs distincts pour saisir la Cour fédérale d’un appel fondé sur l’article 47 de la Loi. Ainsi, le législateur a expressément adopté l’article 46 pour établir un mécanisme d’opposition au testament d’un Indien distinct du mécanisme d’approbation prévu à l’article 45, lequel découle de l’article 42. En incorporant cette disposition distincte, le législateur n’avait certainement pas l’intention d’imposer à la ministre de soupeser les facteurs de l’article 46 aux fins de l’approbation d’un testament aux termes des articles 45 et 42, et à nouveau pour trancher une demande d’annulation aux termes de l’article 46.

[26]  À mon avis, la ministre a raisonnablement interprété la Loi en décrétant que les questions relevant de l’article 46 peuvent être examinées seulement si une demande distincte d’annulation de testament est soumise après son approbation.

[27]  La ministre avait le pouvoir discrétionnaire d’approuver le testament de 2011. Il est établi dans la décision Longboat que le contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire concernant le testament d’un Indien doit se faire conformément à la Loi sur les Indiens :

[40] Appelées à statuer sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire que la Loi confère au ministre, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux examiné les dispositions de la Loi et les conditions régissant l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire (Tsartslip, précité, au paragraphe 51; Première Nation Ojibway de Sandy Bay c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2004 CAF 229, au paragraphe 30; Morin, aux paragraphes 45 à 51).

[28]   Le libellé du paragraphe 45(2) de la Loi sur les Indiens énonce les quatre éléments dont doit tenir compte le ministre avant d’approuver un testament :

  • 1) Le testament est-il écrit?

  • 2) Le testament est-il signé?

  • 3) Indique-t-il les désirs ou intentions du testateur?

  • 4) Prévoit-il les modalités de disposition des biens du testateur au décès?

[29]  L’appelant demande à la Cour de se pencher sur les circonstances dans lesquelles le testament de 2011 a été signé, comme l’a fait la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Johnson. Toutefois, à la différence de la présente espèce, l’affaire Johnson mettait en cause la décision du ministre de transférer la compétence à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue de faire homologuer un testament aux termes de l’article 44 de la Loi. L’affaire Johnson portait aussi sur des demandes fondées sur les articles 45 et 46. À ce que l’on sache, l’annulation du testament aux termes de l’article 46 n’a pas été demandée.

[30]  Par ailleurs, le législateur avait pour intention de réduire au minimum les formalités entourant l’approbation de testaments en vertu de la Loi. Cette intention ressort clairement si l’on fait une lecture conjointe de l’article 15 du Règlement sur les successions d’Indiens, CRC, c 954 (le Règlement) et de l’article 45 de la Loi. L’article 15 du Règlement dispose ainsi :

ARTICLE 15

Le ministre peut accepter comme testament tout document écrit et signé par un Indien, qu’il soit conforme ou non aux lois d’application générale en vigueur dans une province à l’époque du décès de l’Indien.

[31]  L’appelant soutient que les éléments de preuve qu’il a produits n’ont pas été pris en compte, mais ce n’est pas juste. La ministre l’a plutôt informé qu’elle avait approuvé le testament de 2011 aux termes de l’article 45 parce qu’il ne lui a pas fourni une preuve suffisante pour le rejeter. L’appelant a eu amplement la possibilité de participer au processus et ses arguments ont été pris en considération. Il est évident que la ministre a examiné l’ensemble de la preuve étant donné qu’AANC a informé l’appelant qu’il avait produit des éléments de preuve qui auraient mieux convenu à une demande d’annulation aux termes de l’article 46. Considérant qu’il serait redondant de soupeser les facteurs visés à l’article 46 aux fins de l’approbation d’un testament, la ministre s’en est tenue aux éléments de preuve pertinents pour trancher la demande d’approbation du testament de 2011 aux termes de l’article 45.

[32]  J’estime que sa décision était raisonnable. Je ne relève aucune erreur dans la manière dont elle a appliqué la Loi et, comme elle, je crois qu’il faut bien distinguer les étapes ou les mécanismes prévus aux articles 45 et 46.

B.  La ministre a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard de l’appelant en refusant de renvoyer le dossier à la Cour suprême de la Colombie-Britannique?

[33]  Les paragraphes 4(3), 44(1) et (2) disposent ainsi :

Application de la loi

4 (1) La mention d’un Indien, dans la présente loi, exclut une personne de la race d’aborigènes communément appelés Inuit.

Pouvoir de déclarer la loi inapplicable

(2) Le gouverneur en conseil peut, par proclamation, déclarer que la présente loi, ou toute partie de celle-ci, sauf les articles 5 à 14.3 et 37 à 41, ne s’applique pas :

a) à des Indiens ou à un groupe ou une bande d’Indiens;

b) à une réserve ou à des terres cédées, ou à une partie y afférente.

Il peut en outre, par proclamation, révoquer toute semblable déclaration.

Confirmation de la validité de certaines déclarations

(2.1) Sans que soit limitée la portée générale du paragraphe (2), il demeure entendu que le gouverneur en conseil est réputé avoir eu le pouvoir de faire, en vertu du paragraphe (2), toute déclaration qu’il a faite à l’égard des articles 11, 12 ou 14, ou d’une disposition de ceux-ci, dans leur version antérieure au 17 avril 1985.

Certains articles ne s’appliquent pas aux Indiens vivant hors des réserves

(3) Les articles 114 à 117 et, sauf si le ministre en ordonne autrement, les articles 42 à 52 ne s’appliquent à aucun Indien, ni à l’égard d’aucun Indien, ne résidant pas ordinairement dans une réserve ou sur des terres qui appartiennent à Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province.

Application of Act

4 (1) A reference in this Act to an Indian does not include any person of the race of aborigines commonly referred to as Inuit.

Act may be declared inapplicable

(2) The Governor in Council may by proclamation declare that this Act or any portion thereof, except sections 5 to 14.3 or sections 37 to 41, shall not apply to

(a) any Indians or any group or band of Indians, or

(b) any reserve or any surrendered lands or any part thereof,

and may by proclamation revoke any such declaration.

Authority confirmed for certain cases

(2.1) For greater certainty, and without restricting the generality of subsection (2), the Governor in Council shall be deemed to have had the authority to make any declaration under subsection (2) that the Governor in Council has made in respect of section 11, 12 or 14, or any provision thereof, as each section or provision read immediately prior to April 17, 1985.

Certain sections inapplicable to Indians living off reserves

(3) Sections 114 to 117 and, unless the Minister otherwise orders, sections 42 to 52 do not apply to or in respect of any Indian who does not ordinarily reside on a reserve or on lands belonging to Her Majesty in right of Canada or a province.

Les tribunaux peuvent exercer leur compétence, avec le consentement du ministre

44 (1) Avec le consentement du ministre, le tribunal qui aurait compétence si la personne décédée n’était pas un Indien peut exercer, en conformité avec la présente loi, la compétence que la présente loi confère au ministre à l’égard des questions testamentaires, ainsi que tous autres pouvoirs et compétence ordinairement dévolus à ce tribunal.

Le ministre peut déférer des questions au tribunal

(2) Dans tout cas particulier, le ministre peut ordonner qu’une demande en vue d’obtenir l’homologation d’un testament ou l’émission de lettres d’administration soit présentée au tribunal qui aurait compétence si la personne décédée n’était pas un Indien. Il a la faculté de soumettre à ce tribunal toute question que peut faire surgir un testament ou l’administration d’une succession.

Courts may exercise jurisdiction with consent of Minister

44 (1) The court that would have jurisdiction if a deceased were not an Indian may, with the consent of the Minister, exercise, in accordance with this Act, the jurisdiction and authority conferred on the Minister by this Act in relation to testamentary matters and causes and any other powers, jurisdiction and authority ordinarily vested in that court.

Minister may refer a matter to the court

(2) The Minister may direct in any particular case that an application for the grant of probate of the will or letters of administration of a deceased shall be made to the court that would have jurisdiction if the deceased were not an Indian, and the Minister may refer to that court any question arising out of any will or the administration of any estate.

 

[34]  Les arguments invoqués par l’appelant sur la question de l’équité procédurale visent une procédure très précise, soit le transfert par la ministre de sa compétence à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en application de l’article 44 de la Loi. Il délaisse ensuite la question de l’équité procédurale pour revendiquer l’égalité garantie par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte).

[35]  L’appelant soutient qu’il n’est ni juste ni proportionnel de traiter différemment les testaments des Indiens selon qu’ils résident ordinairement dans une réserve ou non. Il demande que le dossier soit transféré à la Cour suprême de la Colombie-Britannique au motif que les parties ont toutes les deux produit des lettres de médecin et qu’un tribunal doit mettre en regard leurs éléments de preuve respectifs. Il plaide par ailleurs que pour dégager l’intention derrière le testament de 2011, il doit être homologué en sa forme solennelle par une cour supérieure, et que la Cour suprême de la Colombie-Britannique peut faire appel à des graphologues et à d’autres experts en matière d’homologation successorale.

[36]  L’appelant s’estime lésé dans son droit à la protection égale de la loi garanti par l’article 15 de la Charte parce qu’il est traité différemment sous le régime de la Loi sur les Indiens. Il fait valoir que si son père n’avait pas résidé ordinairement dans une réserve, la Cour suprême de la Colombie-Britannique se serait saisie de sa cause et aurait déployé toute son expertise pour analyser le testament de 2011. Par conséquent, allègue-t-il, cette situation n’est ni juste ni proportionnelle, et il demande à notre Cour d’ordonner un transfert de la compétence pour examiner les testaments de 2011 et de 2002 à la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[37]  L’attaque fondée sur la Charte est formulée dans des termes d’équité procédurale. L’appelant affirme qu’il ne met pas en cause la validité de la législation, mais il déplore son caractère discriminatoire. Je constate qu’aucun avis d’une question constitutionnelle n’a été signifié en application de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et de la formule 69 visée à l’article 69 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Même s’il reconnaît la validité de la législation, l’appelant soutient que la Loi sur les Indiens est discriminatoire et que je dois me montrer sensible au traitement injuste qui en découle.

[38]  J’estime cependant que même si un avis d’une question constitutionnelle avait été dûment signifié, il n’y aurait pas eu lieu pour notre Cour de se demander si le paragraphe 4(3) de la Loi sur les Indiens est discriminatoire au regard de l’article 15 de la Charte, pour les deux raisons suivantes. Premièrement, notre Cour a déjà confirmé la constitutionnalité des dispositions testamentaires de la Loi au paragraphe 39 de la décision Longboat (confirmée par la Cour d’appel fédérale) :

Bien que l’administration de la succession d’un particulier relève normalement de la compétence provinciale, la Cour suprême a statué que les dispositions de la Loi concernant les testaments, y compris ses articles 42 et 43, sont conformes à la Constitution et écartent la compétence des tribunaux provinciaux (Canard, précité, aux pages 202, 209 et 211).

[39]  Deuxièmement, il incombait à l’appelant d’établir qu’il y a eu violation d’un droit garanti par l’article 15 de la Charte (Première Nation de Kahkewistahaw First c Taypotat, 2015 CSC 30, au paragraphe 21). Or, il n’a soulevé aucun motif énuméré ou analogue créant une distinction dans la loi, et il n’a pas non plus démontré en quoi cette distinction serait discriminatoire. Par ailleurs, il n’a souffert d’aucune inégalité et il a été traité de la même façon que chacune des parties intimées dans la présente instance.

[40]  Pour ce qui est de l’équité procédurale, il a bénéficié de nombreuses occasions de plaider ses arguments, lesquels ont été soupesés de façon équitable et dans leur intégralité.

[41]  Le législateur a clairement exprimé son intention relativement au traitement des testaments et des successions des Indiens, et j’estime que la ministre a raisonnablement traité le testament et la succession en cause ici.

[42]  Je conclus que la ministre a rendu une décision raisonnable et qu’elle n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale.

[43]  L’appel est rejeté.

VI.  Dépens

[44]  Chacune des parties a réclamé des dépens. Je leur ai demandé de soumettre leurs arguments et de proposer un montant global à la Cour. L’appelant a estimé qu’un montant forfaitaire de 3 000 $ serait approprié. L’avocate du procureur général du Canada, l’un des intimés, a indiqué qu’il réclamait des dépens. L’avocate des autres parties intimées a déclaré qu’elle n’avait pas reçu l’instruction de proposer un montant global. Aucune des parties intimées n’a présenté de mémoire des dépens. Je condamnerai donc l’appelant à verser des dépens totaux de 1 000 $, soit 500 $ au Canada et 500 $ répartis également entre les autres parties intimées.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1878-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’appel est rejeté.

  2. L’appelant devra verser des dépens totaux de 1 000 $, soit 500 $ au procureur général du Canada et 500 $ répartis également entre les autres parties intimées.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1878-16

 

INTITULÉ :

THORNE c SA MAJESTÉ LA REINE ET AL.

 

LIEU DE L’AUDITION :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 avril 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS :

Le 4 octobre 2019

COMPARUTIONS :

Nicolas W. Lott

Pour l’appelant

Fiona H. McFarlana

 

Pour l’intimée,

Sa Majesté la Reine, représentée par la ministre des Affaires autochtones et du Nord Canada

 

Sarah Beth Hutchinson

Pour les intimés,

Clifford Thorne, Curtis Thorne et Marilyn Stacy Page

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McKimm & Lott

Sidney (Colombie-Britannique)

Pour l’appelant

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intimée,

Sa Majesté la Reine, représentée par la ministre des Affaires autochtones et du Nord Canada

Ramsay Lampman Rhodes

Port Alberni (Colombie-Britannique)

Pour les intimés,

Clifford Thorne, Curtis Thorne et Marilyn Stacy Page

 

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