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Date : 20171204


Dossier : T-1381-16

Référence : 2017 CF 1092

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MUBEEN FATIMA NAQVI

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie d’un appel fondé sur le paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), d’une ordonnance par laquelle un protonotaire a refusé la requête des défendeurs visant la radiation de la déclaration modifiée de la demanderesse, Mubeen Fatima Naqvi.

[2]  Mme Naqvi soutient qu’en 2013, au Pakistan, un agent des visas non identifié a refusé sa demande de parrainage au motif que son mariage n’était pas authentique. Dans sa déclaration, elle fait valoir que cette décision porte atteinte aux droits que lui garantissent l’alinéa 2a) et l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), et elle réclame des dommages-intérêts de plus d’un million de dollars aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte.

[3]  Les défendeurs ont invoqué pour une seconde fois le paragraphe 221(1) des Règles afin d’obtenir la radiation de la déclaration de Mme Naqvi au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. Un protonotaire de notre Cour avait accueilli la première requête en partie et accordé la possibilité à Mme Naqvi d’apporter des précisions à sa déclaration. Estimant que la déclaration modifiée n’était pas dénuée de chance de succès, le protonotaire a rejeté la seconde requête en radiation des défendeurs.

[4]  Dans le présent appel, les défendeurs soutiennent que la déclaration de Mme Naqvi n’est pas fondée sur un exposé suffisamment précis des faits substantiels. Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord que la déclaration modifiée de Mme Naqvi ne révèle aucune cause d’action valable et qu’elle ne peut être corrigée par une autre modification. Par conséquent, l’ordonnance du 9 juin 2017 du protonotaire sera annulée et remplacée par un jugement accueillant la requête des défendeurs en radiation de l’intégralité de la déclaration de Mme Naqvi, sans autorisation de la modifier.

II.  Résumé de la déclaration modifiée

[5]  Les faits substantiels exposés dans la déclaration modifiée de Mme Naqvi – lesquels, aux fins d’une requête en radiation, doivent être interprétés d’une manière libérale et considérés comme étant véridiques (Apotex Inc. c Allergan, Inc., 2011 CAF 134, au paragraphe 2) – peuvent se résumer ainsi :

  1. Mme Naqvi est une citoyenne canadienne faisant partie d’une minorité visible puisqu’elle est de confession chiite duodécimaine (Ithnā’ashariyya) et porte le hijab en public. Le 2 octobre 2010, elle a épousé Ali Taqi Syed au Pakistan. La cérémonie de mariage et les noces ont été célébrées conformément aux croyances religieuses de Mme Naqvi et de sa famille : i) elle portait une robe de satin dorée, confectionnée par sa mère pour l’occasion, et n’avait aucun maquillage visible; ii) on lui a appliqué le henné nuptial à l’intérieur des paumes de sorte que seul son époux pouvait le voir; iii) elle et son époux se sont montrés modestes et réservés en présence de leur famille et de leurs amis.

  2. En juin 2011, Mme Naqvi a présenté une demande afin de parrainer son mari, à laquelle elle avait joint des photographies en couleurs de la réception de mariage ainsi que des relevés téléphoniques comme éléments de preuve de leurs contacts réguliers. Une partie du henné nuptial de Mme Naqvi était visible sur l’une des photographies produites. Les relevés téléphoniques indiquaient des appels faits à partir de son domicile, où le téléphone était enregistré au nom de sa mère.

  3. En avril 2013, l’agent des visas a rejeté la demande de parrainage de Mme Naqvi après avoir jugé que le mariage n’était pas authentique pour les motifs suivants : i) elle ne portait pas de vêtements festifs et très peu de bijoux ou de maquillage; ii) elle n’arborait aucun tatouage traditionnel à base de henné sur le corps; iii) selon les photographies produites, Mme Naqvi et son mari ne semblaient pas très proches l’un de l’autre; iv) le nom de Mme Naqvi ne figurait pas sur les relevés téléphoniques produits. Mme Naqvi n’a pas été informée des doutes de l’agent des visas. Il a refusé de communiquer avec elle ou son mari, et il ne les a pas convoqués à une entrevue.

  4. Après un examen préliminaire de la demande de parrainage, un autre agent des visas a conclu que la famille de Mme Naqvi était religieuse et il n’a pas mis en doute les cartes de vœux, les enveloppes ou les factures de téléphone fournies à l’appui de sa demande.

  5. La Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a examiné les photos portées à la connaissance de l’agent des visas et conclu que la robe de mariage de Mme Naqvi était [traduction« magnifique » et « colorée ».

  6. Il semble que l’agent des visas avait des idées assez arrêtées concernant les signes d’un mariage authentique. À son point de vue, Mme Naqvi aurait dû avoir les bras nus, alors que ce n’est pas conforme à ses croyances religieuses. Apparemment, l’agent aurait accueilli la demande de Mme Naqvi si elle avait agi à l’encontre de ses croyances religieuses.

  7. La décision de l’agent des visas a ébranlé et intimidé Mme Naqvi. Craignant des représailles administratives, elle a attendu que son mari reçoive sa carte de résident permanent avant de demander réparation.

  8. Un délai déraisonnable s’est écoulé entre le refus de l’agent des visas, prononcé en avril 2013, et l’obtention d’un visa par son mari, en janvier 2016. Ce délai a perturbé les plans du couple, car le mari de Mme Naqvi souhaitait faire des études de médecine au Canada, et elle a subi les contrecoups de l’attente. D’autres manifestations d’incompétence administrative ont contribué à aggraver ses angoisses.

  9. La séparation de son mari, resté au Pakistan où il était exposé à un risque de persécution et d’assassinat, la plongeait dans un état d’angoisse permanent. Le traumatisme psychologique subi par Mme Naqvi s’est répercuté sur ses études et son bien-être financier. Il était raisonnablement prévisible qu’elle ait à composer avec les contrecoups financiers et l’angoisse après le refus de l’agent des visas et les délais administratifs qui en ont découlé.

III.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[6]  La décision de radier un acte de procédure est de nature discrétionnaire (Elbit Systems Electro-Optics Elop Ltd. c Selex ES Ltd., 2016 CF 1129, au paragraphe 15). Le contrôle d’une demande d’appel d’une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire est assujetti à la même norme que les ordonnances de même nature d’un juge des requêtes (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 69 [Hospira]). Ainsi, notre Cour doit se garder de toute ingérence dans une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire si elle n’est pas erronée en droit ou fondée sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits (Hospira, au paragraphe 64).

[7]  En l’espèce, il semble que le protonotaire a commis une erreur de droit en omettant de décrire et d’analyser tous les éléments requis de la cause d’action plaidée par Mme Naqvi (Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184, au paragraphe 22). Les faits allégués dans la déclaration modifiée de Mme Naqvi ne sont pas suffisants aux fins d’une revendication de dommages-intérêts fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte pour atteinte aux droits et libertés par un décideur administratif. D’une part, elle n’a pas plaidé que la décision de l’agent des visas était motivée par un préjudice intentionnel et, de l’autre, les faits allégués n’étayeraient pas une telle conclusion même s’ils étaient prouvés.

B.  Principes juridiques régissant les requêtes en radiation

[8]  Pour avoir gain de cause contre la requête en radiation des défendeurs, Mme Naqvi aurait dû présenter une déclaration modifiée exposant tous les éléments requis pour établir une cause d’action, ainsi que des faits substantiels suffisamment précis pour appuyer chacun de ces éléments (Al Omani c Canada, 2017 CF 786, au paragraphe 20).

[9]  L’article 174 des Règles renforce l’exigence relative au caractère suffisant des faits en disposant que tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde. Comme la Cour d’appel fédérale l’a confirmé récemment dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso], des faits substantiels suffisants constituent le fondement d’un acte de procédure correctement rédigé et, conséquemment, de l’instruction du procès :

[17]  [L]’exposé de faits matériels suffisamment précis [...] constitue le fondement des actes de procédure correctement rédigés. Si un juge autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige. Il est essentiel que le défendeur ait en main des actes de procédure correctement rédigés de façon à préparer son système de défense. Les faits matériels servent à encadrer les interrogatoires préalables et permettent aux avocats de conseiller leur client, à préparer leurs moyens et à établir une stratégie en vue du procès. Qui plus est, les actes de procédure permettent de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence d’éléments de preuve lors des interrogatoires préalables et de l’instruction du procès.

[18]  Il n’existe pas de démarcation très nette entre les faits matériels et les simples allégations ni entre l’exposé de faits matériels et l’interdiction de plaider certains éléments de preuve. Ce ne sont que deux points d’un [sic] même ligne continue, et il appartient au juge de première instance, lequel dispose d’une vue d’ensemble des actes de procédure, de voir à ce que les actes de procédure cernent les questions en litige avec une précision suffisante pour assurer la saine gestion et l’équité de l’instruction et des phases préparatoires à l’instruction;

[19]  La pertinence des faits est établie en fonction du moyen et des dommages-intérêts réclamés. Le demandeur doit énoncer, avec concision, mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée.

[20]  L’exigence des faits substantiels est consacrée par les règles de pratique des Cours fédérales et d’autres juridictions : voir Règles des Cours fédérales, article 174; Alt. Reg. 124/2010, art. 13.6; B.C. Reg. 168/2009, par. 3-1(2); N.S. Civ. Pro. Rules, art. 14.04; L.R.O. 1990, Règl. 194, par. 25.06. Bien qu’il appartienne au juge de première instance de déterminer en quoi consistent les faits substantiels au regard des moyens invoqués et des dommages-intérêts demandés, il est impératif de plaider des faits substantiels suffisants. Le demandeur ne peut pas déposer des actes de procédure incomplets et s’attendre à ce que le défendeur demande les précisions nécessaires, pas plus qu’il ne peut les compléter au moyen de précisions visant à les rendre suffisants : AstraZeneca Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 112.

[10]  L’énoncé de ces principes dans l’arrêt Mancuso fait autorité. L’importance d’exposer clairement l’ensemble des faits substantiels avait déjà été relevée dans la décision Benaissa c Canada (Procureur général), 2005 CF 1220, soit plus d’une dizaine d’années auparavant :

[14]  L’article 174 des Règles des Cours fédérales (les Règles) énonce le principe fondamental suivant lequel tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels une partie se fonde. Il s’ensuit que les faits qu’une partie doit prouver pour établir une cause d’action doivent être légalement complets.

[15]  Lorsqu’une cause d’action déterminée est plaidée, la demande doit contenir des faits substantiels qui satisfont à tous les éléments nécessaires de la cause d’action. Sinon, il faudra inévitablement conclure que cette demande ne révèle aucune cause d’action valable (Howell c. Ontario (1998), 159 D.L.R. (4th) 566 (Cour div. Ont.).

[11]  Mme Naqvi réclame des dommages-intérêts en application du paragraphe 24(1) de la Charte, qui dispose que toute personne victime de violation des droits ou libertés qui lui sont garantis peut présenter une demande à la Cour pour obtenir une réparation « convenable et juste ».

[12]  Une action en dommages-intérêts fondée sur le paragraphe 24(1) n’est pas de la nature d’un recours délictuel, mais plutôt une action distincte [traduction] « de droit public intentée directement contre l’État » (Dunlea c. Attorney General, [2000] NZCA 84, au paragraphe 81, citée dans Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, au paragraphe 22 [Ward]).

[13]  Dans l’arrêt Mancuso, le juge Rennie a déclaré que les affaires intéressant la Charte ne déclenchent pas des règles spéciales à l’égard des requêtes en radiation, qui sont aussi assujetties à l’exigence de plaider des faits substantiels :

[21]  Il n’existe pas de règles distinctes visant les actes de procédure dans les affaires relatives à la Charte. L’exigence des faits substantiels vise autant les moyens tirés de violations de la Charte qu’aux moyens tirés de la common law. La Cour suprême du Canada a défini par sa jurisprudence l’essence de chaque droit garanti par la Charte, et le demandeur est tenu d’alléguer des faits substantiels suffisants pour répondre au critère applicable à la disposition en cause. Il ne s’agit pas là d’une simple formalité, « au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte » : MacKay c Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la page 361.

[14]  La jurisprudence Mancuso a été suivie sur ce point dans la décision Shebib c Canada, 2016 CF 539, rendue l’année dernière et dans laquelle il est souligné que les affaires relatives à la Charte doivent être « minutieusement préparées et présentées sur des bases factuelles solides » (au paragraphe 23). Plus récemment, le juge McSweeney de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a précisé que [traduction] « les demandes fondées sur la Charte doivent être appuyées par des faits substantiels. Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel » (Ogiamien v R, 2017 ONSC 2312, au paragraphe 35, citant MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 (CSC)).

[15]  En l’espèce, les défendeurs ont invoqué l’alinéa 221(1)a) des Règles pour demander au protonotaire de radier la déclaration modifiée de Mme Naqvi au motif qu’elle ne révélait [traduction] « aucune cause d’action valable ». Le critère applicable à ce type de requête consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste » que la demande n’a aucune chance d’être accueillie, comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 :

[17]  Les parties conviennent du critère applicable à la radiation d’une demande pour absence de cause d’action raisonnable en vertu de l’al. 19(24)a) des Supreme Court Rules de la Colombie‑Britannique. La Cour a réitéré ce critère à maintes reprises : l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours : voir généralement Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; Succession Odhavji; Hunt; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

[…]

[22]  Une requête en radiation pour absence de cause d’action raisonnable repose sur le principe que les faits allégués sont vrais, sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés : Operation Dismantle Inc. C. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 455. Aucune preuve n’est admissible à l’égard d’une telle requête : par. 19(27) des Supreme Court Rules (maintenant le par. 9-5(2) des Supreme Court Civil Rules). Il incombe au demandeur de plaider clairement les faits sur lesquels il fonde sa demande. Un demandeur ne peut compter sur la possibilité que de nouveaux faits apparaissent au fur et à mesure que l’instruction progresse. Il peut arriver que le demandeur ne soit pas en mesure de prouver les faits plaidés au moment de la requête. Il peut seulement espérer qu’il sera en mesure de les prouver. Il doit cependant les plaider. Les faits allégués sont le fondement solide en fonction duquel doit être évaluée la possibilité que la demande soit accueillie. S’ils ne sont pas allégués, l’exercice ne peut pas être exécuté adéquatement.

[16]  En résumé, selon le cadre juridique applicable à la requête en radiation des défendeurs, le protonotaire devait : i) définir les éléments constitutifs de la revendication de dommages-intérêts présentée par Mme Naqvi en application de la Charte; ii) en supposant que les faits allégués étaient vrais, déterminer s’il était « évident et manifeste » que l’action n’avait aucune chance d’être accueillie (McIlvenna v Greater Subdbury (City), 2014 ONSC 2716, au paragraphe 24 [McIlvenna]).

C.  Éléments constitutifs de la réclamation de dommages-intérêts de Mme Naqvi en application de la Charte

[17]  La Charte s’applique non seulement à la loi, mais aussi aux mesures prises conformément à un pouvoir législatif. Par conséquent, une partie peut demander réparation en application de la Charte pour une mesure inconstitutionnelle ordonnée par un décideur délégué (Eldridge c Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 RCS 624, à la page 644, 1997 CarswellBC 1939 (WL Can), aux paragraphes 20 et 21). Mme Naqvi allègue que la décision rendue par l’agent des visas au titre du pouvoir délégué que lui confère la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) l’a spoliée de certains droits garantis par la Charte.

[18]  Elle n’attaque pas la constitutionnalité des dispositions de la LIPR et ne sollicite pas le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas (qu’elle a depuis portée en appel avec succès devant la Section d’appel de l’immigration). Elle cherche plutôt à obtenir des dommages-intérêts aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte, lequel autorise les tribunaux à accorder la réparation « convenable et juste » par suite d’une violation des droits garantis.

[19]  Un demandeur qui réclame des dommages-intérêts aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte doit d’abord établir qu’il y a eu violation d’un droit garanti. Le paragraphe 24(1) est une disposition réparatrice, et l’atteinte à la Charte constitue le préjudice fondant l’action en dommages-intérêts (Ward, au paragraphe 23). Le demandeur doit ensuite établir que les dommages-intérêts réclamés constituent une réparation convenable et juste (Ward, au paragraphe 4; voir aussi McIlvenna, au paragraphe 54).

[20]  Par conséquent, dans sa déclaration modifiée, Mme Naqvi devait exposer les faits substantiels suffisants qui, s’ils étaient vrais, lui auraient permis d’établir les éléments requis pour révéler une cause d’action, savoir i) que les mesures ordonnées par l’agent des visas ont violé ses droits garantis par l’alinéa 2a) ou l’article 15 de la Charte, et ii) que les dommages-intérêts réclamés en application du paragraphe 24(1) de la Charte étaient convenables et justes.

D.  Violation des droits garantis par l’alinéa 2a) et l’article 15 de la Charte

[21]  Le juge Rennie de la Cour d’appel fédérale a expliqué dans l’arrêt Mancuso que dans les affaires intéressant la Charte, il faut trancher les requêtes en radiation visant un acte de procédure en fonction de l’essence de chaque droit garanti qui, selon les allégations, a été enfreint (Mancuso, au paragraphe 21).

1)  Alinéa 2a)

[22]  Récemment, la Cour suprême du Canada a confirmé les éléments d’une violation de l’alinéa 2a) de la Charte dans l’arrêt Ktunaxa Nation c Colombie-Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54 [Ktunaxa] :

[68]  Pour démontrer qu’il y a atteinte au droit à la liberté de religion, le demandeur doit établir (1) qu’il croit sincèrement à une pratique ou à une croyance ayant un lien avec la religion, et (2) que la conduite qu’il reproche à l’État nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance (voir Multani, par. 34).

[23]  Je conclus sans difficulté que la déclaration modifiée de Mme Naqvi contient suffisamment de faits substantiels établissant la sincérité de ses pratiques et croyances religieuses (Ktunaxa, au paragraphe 69).

[24]  Cependant, elle ne plaide aucun fait substantiel qui, s’il est avéré, lui permettrait d’établir que la conduite de l’agent des visas a menacé, entravé ou limité d’une manière quelconque ses croyances ou ses pratiques religieuses (Veffer c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2007 CAF 247, au paragraphe 33). Bref, les faits allégués n’emportent pas une conclusion d’atteinte à la liberté de Mme Naqvi d’adhérer au chiisme duodécimain ou de pratiquer sa religion (Ktunaxa, au paragraphe 70).

[25]  Il est évident et manifeste qu’il ne se dégage aucune cause d’action valable des parties de la déclaration modifiée de Mme Naqvi visant l’obtention de dommages-intérêts pour atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2a) et qu’elles devraient être radiées.

2)  Article 15

[26]  Le critère pour trancher une allégation d’atteinte fondée sur l’article 15 de la Charte comporte deux volets : i) La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? ii) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? (R. c Kapp, 2008 CSC 41, au paragraphe 17). Dans l’arrêt Mancuso, qui met en cause une requête en radiation d’actes de procédure intéressant la Charte, le juge Rennie de la Cour d’appel fédérale fait observer qu’un demandeur qui invoque l’article 15 doit « établir que la discrimination dont il allègue avoir été victime repose sur un des motifs recensés à l’article 15 ou sur un motif analogue » (au paragraphe 24).

[27]  Mme Naqvi plaide que sa demande aurait été approuvée si elle n’avait pas contenu d’éléments témoignant de ses croyances religieuses. Étant donné qu’il n’est pas nécessaire que la discrimination soit intentionnelle pour constituer une violation de l’article 15 (Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, aux paragraphes 29 et 31), je conclus que les faits plaidés par Mme Naqvi pourraient appuyer une conclusion de violation des droits que lui garantit l’article 15.

[28]  Cependant, ces faits ne sont pas suffisants pour trancher l’entièreté de la question juridique dont notre Cour est saisie. Comme je l’exposerai plus loin, les faits plaidés dans la déclaration modifiée de Mme Naqvi doivent également étayer que l’octroi de dommages-intérêts en application de la Charte constituerait une réparation convenable et juste.

[29]  Je rappelle que Mme Naqvi plaide aussi que par sa conduite, l’agent des visas a manqué à l’obligation d’équité procédurale que lui imposait l’article 15 à son endroit. Cependant, elle n’a pas présenté à la Cour de précédent appuyant cette interprétation de l’article 15. Les allégations de manquement à l’équité procédurale sont normalement fondées sur l’article 7 de la Charte (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 19), et sont recevables uniquement si [traduction] « un décideur dispose d’un pouvoir susceptible d’avoir une incidence sur la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne » (Peter W Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd., Canada, Thomson Reuters, 2007; supplément sur feuilles mobiles, 2016, chap. 47.22). Mme Naqvi n’a pas invoqué l’article 7 et elle n’a pas non plus plaidé de faits indiquant une atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité compte tenu des circonstances (Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883, au paragraphe 20). Au reste, même si Mme Naqvi avait plaidé à bon droit une atteinte fondée sur l’article 7, sa déclaration modifiée ne justifierait pas un octroi de dommages-intérêts en application de la Charte, comme je l’expliquerai ci-après.

E.  Caractère convenable et juste d’une réparation sous forme de dommages-intérêts

[30]  Pour l’essentiel, les défendeurs font valoir que, s’ils sont avérés, les faits que plaide Mme Naqvi dans sa déclaration modifiée ne permettraient pas de conclure que l’agent des visas a rejeté sa demande de parrainage en raison de ses préjugés.

[31]  Le juge Rennie a écrit dans l’arrêt Mancuso que, « [e]n règle générale, la jurisprudence n’accorde pas de dommages-intérêts simplement pour un préjudice découlant de l’application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (Mancuso, au paragraphe 29; je souligne). Le mot « simplement » dénote habituellement une certaine mauvaise foi (Mancuso, au paragraphe 29; raisonnement appliqué dans les décisions Canada (Gendarmerie royale du Canada) c Canada (Procureur général), 2015 CF 1372, au paragraphe 37 [Gendarmerie royale], et Whaling c Canada (Procureur général), 2017 CF 121, au paragraphe 14).

[32]  En l’espèce, Mme Naqvi dénonce la conduite d’un agent des visas et non l’application d’une loi déclarée inconstitutionnelle. Une preuve de négligence ne suffit pas dans le cas d’une conduite inconstitutionnelle d’un agent de l’État; il faut établir l’existence d’éléments [traduction] « supplémentaires » de mauvaise foi ou de malveillance pour justifier l’octroi de dommages-intérêts (Tremblay v Ottawa Police Services Board, 2016 ONSC 4185, au paragraphe 167; Hawley v Bapoo, 2007ONCA 503, aux paragraphes 8 et 9; Gendarmerie royale, aux paragraphes 36, 37 et 40). Cette condition a le même effet que le mot « simplement » dans l’arrêt Mancuso.

[33]  Récemment, dans l’arrêt MacRae v Feeney, 2016 ABCA 343 [MacRae], la Cour d’appel de l’Alberta a confirmé la décision d’un juge de première instance de radier une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte en s’appuyant sur l’arrêt Henry c Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, dont il découle qu’une telle demande à l’égard d’une « décision hautement discrétionnaire » exige que les faits plaidés révèlent une intention malveillante, la mauvaise foi ou le caractère délibéré de l’acte :

[traduction]

[12]  Se prononçant au nom de cinq des juges ayant instruit l’appel Henry, le juge Moldaver explique que « [l]a norme de la malveillance s’applique mal dans les affaires où l’inconduite alléguée est le défaut de communiquer des renseignements » (au paragraphe 59). Il poursuit cependant en affirmant que la faute visée par la norme de la malveillance est « [...] la décision d’engager ou de continuer une poursuite au motif illégitime ». De plus, puisqu’il faut démontrer l’existence d’un but illégitime pour établir la malveillance, « l’examen du “but illégitime” est approprié lorsque la conduite reprochée est une décision hautement discrétionnaire, comme celle d’engager ou de continuer une poursuite, parce que la meilleure façon d’évaluer la prise d’une décision discrétionnaire est de le faire en fonction des motifs du décideur » [au paragraphe 59].

[13]  En l’espèce, la décision d’enquêter et d’engager une poursuite était une « décision hautement discrétionnaire ». Le dossier ne contient aucune preuve de malveillance ou de faute délibérée. Nous ne voyons aucun motif justifiant l’intervention d’une cour d’appel.

[34]  En l’espèce, comme dans l’affaire MacRae, Mme Naqvi invoque la Charte pour réclamer des dommages-intérêts à l’égard d’une « décision hautement discrétionnaire » d’un agent des visas. Elle doit prouver que cette décision était bel et bien motivée par un but illégitime (et donc que l’agent l’a lésée de manière intentionnelle). Étant donné qu’elle n’a plaidé aucun fait qui prouverait directement la mauvaise foi, elle doit exposer en quoi les circonstances obligeraient un juge des faits à conclure à l’existence de l’élément d’intention requis (Fragomeni v Greater Sudbury Police Service, 2015 ONSC 3889, au paragraphe 32).

[35]  L’alinéa 181(1)b) des Règles dispose également qu’un acte de procédure doit contenir des précisions sur l’état mental allégué d’une personne, y compris une intention malicieuse ou frauduleuse. Bien que Mme Naqvi ne reproche pas expressément à l’agent des visas d’avoir eu une intention malicieuse, il ressort de sa déclaration modifiée et des arguments plaidés dans le présent appel qu’elle croit sincèrement qu’au vu des circonstances, il est clair que l’agent a fait preuve [traduction] « d’étroitesse d’esprit ».

[36]  Je ne suis pas d’accord que les faits plaidés mènent à la conclusion que l’agent a agi de manière délibérée, ce qui constitue un élément essentiel de toute réclamation de dommages-intérêts fondée sur la Charte. Dans sa déclaration modifiée, Mme Naqvi n’allègue pas, et les faits plaidés n’emporteraient pas cette conclusion, que la décision de l’agent des visas était totalement dénuée de fondement ou visait une autre fin, qu’il a délibérément fait de fausses déclarations ou dissimulé des renseignements (OJ v Alberta, 2013 ABQB 693, au paragraphe 79) ou qu’il a, de manière délibérée ou insouciante, fait fi des renseignements (Oniel v Metropolitcan Toronto (Municipality) Police Force (2001), 195 DLR (4th) 59 (ONCA), aux paragraphes 54 à 59).

[37]  Sur ce point, j’adhère au raisonnement suivi dans la décision Wilson v Toronto Police Service, [2001] OJ No 2434 (OSCJ) [Wilson], conf. par [2002] OJ No 383 (ONCA). Même si la cause d’action était différente (poursuite malicieuse), les principes énoncés par le juge de première instance dans la décision Wilson, qui ont été confirmés par le juge de la Cour d’appel de l’Ontario, nous éclairent par analogie :

[traduction]

[72]  [Le demandeur] ne peut pas plaider des faits pouvant mener à la conclusion que Barry a continué la poursuite malgré l’inexistence d’indices de culpabilité ou sur la foi d’une preuve ridiculement et manifestement insuffisante. Il ne peut pas évoquer de circonstances permettant de conclure que la poursuite se justifie uniquement par une présomption de motif erroné ou indirect du poursuivant, même s’il peut être impossible de savoir lequel au juste […]

[Non souligné dans l’original.]

[38]  La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision Wilson :

[traduction]

[2]  Dans certaines affaires, selon l’intégrité de la preuve, le juge des faits peut tirer une conclusion de malveillance de l’absence de toute possibilité raisonnable d’une déclaration de culpabilité. La possibilité d’une telle conclusion à la fin de l’instruction ne dégage toutefois pas le demandeur de son obligation d’exposer « tous les détails » d’une allégation de malveillance : paragraphe 25.06(8) des Règles.

([2002] OJ No 383)

[39]  Je suis bien conscient que les allégations de préjugés et de discrimination intentionnelle peuvent rarement être établies par une preuve directe, et qu’il existe toujours une possibilité que des renseignements supplémentaires émergent durant le procès. À cet égard, les défendeurs me renvoient à la transcription de la requête ainsi qu’au commentaire suivant du protonotaire : [traduction] « Qu’arrive-t-il s’il est établi que [l’agent des visas] entretient un sentiment d’animosité à l’égard de la secte à laquelle Mme Naqvi appartient? »

[40]  Cependant, Mme Naqvi n’a pas allégué ni fait valoir que d’autres faits substantiels qui lui sont inconnus pourraient justifier sa réclamation. Selon elle, les motifs de l’agent des visas peuvent être déduits des faits plaidés. Il importe ici de rappeler que la Cour doit se garder d’accueillir une requête en radiation au motif que de meilleurs éléments de preuve pourraient surgir en cours de route. Le juge Stratas est clair à ce propos : « Pour avoir droit à la communication de documents et aux interrogatoires préalables oraux, le demandeur doit avoir signifié et déposé un acte de procédure suffisamment précis qui indique tous les éléments essentiels d’une cause d’action valable » (Administration portuaire de St. John’s c Adventure Tours Inc., 2011 CAF 198, au paragraphe 63).

[41]  Le système d’immigration du Canada a investi ses agents des visas du pouvoir délégué de prendre des décisions hautement discrétionnaires. Malheureusement, certaines de ces décisions sont défaillantes, comme ce fut le cas dans le dossier de Mme Naqvi. Il est toujours possible de solliciter l’annulation de telles décisions en appel ou en contrôle judiciaire. Cependant, en l’absence d’éléments supplémentaires qui attestent d’un acte répréhensible commis délibérément sous l’emprise de la mauvaise foi, d’un préjugé ou de toute autre distorsion, une décision déficiente ne donne pas ouverture à des dommages-intérêts fondés sur la Charte.

[42]  En résumé, un juge de notre Cour ne saurait conclure, en tenant pour avérés les faits plaidés, que la conduite de l’agent des visas était intentionnellement motivée par des préjugés ou un autre but illégitime. Par conséquent, il est évident et manifeste que la demande de Mme Naqvi n’a aucune chance d’être accueillie et qu’elle devrait être radiée dans son intégralité.

F.  Pertinence d’autoriser une modification

[43]  Mme Naqvi a déjà eu l’occasion de modifier sa demande. Pour décider s’il y a lieu de lui accorder la possibilité de modifier à nouveau sa déclaration, je dois vérifier si les lacunes de son acte de procédure sont corrigibles (Simon c Canada, 2011 CAF 6, au paragraphe 8). Je suis convaincu que Mme Naqvi a invoqué toutes les circonstances dont elle avait connaissance et que, par conséquent, aucune modification à sa déclaration ne pourrait corriger les lacunes relevées.

IV.  Conclusion

[44]  Je conclus que le protonotaire a commis une erreur en rejetant la requête des défendeurs en radiation de la déclaration de Mme Naqvi. L’ordonnance du 9 juin 2017 du protonotaire est par la présente annulée et remplacée par un jugement radiant la déclaration modifiée de Mme Naqvi, sans autorisation de la modifier.

[45]  J’ai tenu compte des arguments des deux parties concernant les dépens. Vu l’ensemble des circonstances, y compris les antécédents d’immigration qui ont entraîné des difficultés personnelles pour Mme Naqvi et son mari, je renonce à rendre une ordonnance quant aux dépens.

[46]  Je tiens à remercier et à féliciter Mme Naqvi pour sa présentation éloquente et professionnelle. Comme je l’ai mentionné à l’audition du présent appel, ses talents de plaideur rivalisent avec ceux de bon nombre d’avocats qui ont comparu devant moi.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1381-16

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. L’appel est accueilli.

  2. L’ordonnance du 9 juin 2017 du protonotaire est annulée et remplacée par un jugement radiant la déclaration modifiée de la demanderesse, sans autorisation de la modifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1381-16

 

INTITULÉ :

MUBEEN FATIMA NAQVI c SA MAJESTÉ LA REINE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Mubeen Fatima Naqvi

 

Pour la demanderesse (pour son propre compte)

 

Lorne McClenaghan

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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