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Date : 20170329


Dossier : T-205-17

Référence : 2017 CF 326

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

L’HONORABLE FRANCIS J.C. NEWBOULD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

(Requête en sursis)

[1]  Le demandeur, monsieur le juge Francis J.C. Newbould, est un juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario nommé par le gouvernement fédéral. Il demande à la Cour fédérale de procéder au contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Comité d’examen de la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature le 10 février 2017 selon laquelle un comité d’enquête devrait être mis sur pied en vue d’enquêter sur diverses questions relatives à la participation du demandeur à une consultation publique sur un règlement proposé d’une revendication territoriale des Premières Nations concernant Sauble Beach, en Ontario, où la famille du demandeur est propriétaire d’un chalet depuis près d’un siècle.

[2]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur sollicite, entre autres :

  1. une ordonnance annulant la décision du Comité d’examen de la conduite des juges, datée du 10 février 2017, au motif que la décision a été rendue sans compétence;

  2. une ordonnance interdisant au Conseil canadien de la magistrature de prendre d’autres mesures concernant les plaintes relatives à la conduite du demandeur.

[3]  Le demandeur a déposé la présente requête en sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen de la conduite des juges [Comité d’examen] datée du 10 février 2017 en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire. Il soutient qu’il a répondu au critère tripartite bien établi pour obtenir un sursis découlant de l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 164 NR 1 [RJR-MacDonald]. Le défendeur soutient qu’un sursis ne devrait pas être accordé parce que la présente affaire ne comporte aucune circonstance exceptionnelle justifiant de déroger au principe bien établi selon lequel les tribunaux n’examinent pas les décisions interlocutoires rendues par des tribunaux et, quoi qu’il en soit, le demandeur n’a pas satisfait au critère d’obtention d’un sursis.

I.  Contexte

[4]  Lorsqu’une plainte est déposée concernant la conduite d’un juge nommé par le gouvernement fédéral, un processus administratif de six étapes est déclenché :

  1. le directeur exécutif du Conseil canadien de la magistrature [le CCM] examine la plainte et décide si elle justifie l’ouverture d’un dossier;

  2. si un dossier est ouvert, le président (ou le vice-président) du comité sur la conduite des juges examine la plainte et peut fermer le dossier ou demander des renseignements supplémentaires;

  3. si le dossier n’est pas fermé, un comité d’examen examine la plainte et les observations écrites du juge et il décide si la plainte peut être réglée à ce stade ou si elle est assez grave pour justifier un renvoi à un comité d’enquête;

  4. si l’affaire est renvoyée, le comité d’enquête tient une audience sur la plainte et remet au CCM un rapport dans lequel il indique les conclusions de l’enquête, y compris une conclusion quant à savoir si la destitution du juge devrait être recommandée;

  5. le CCM examine la plainte et rend une décision sur le fond;

  6. le CCM rend compte de ses conclusions, y compris une conclusion quant à savoir si la destitution du juge est recommandée, et présente le dossier de l’enquête au ministre de la Justice.

[5]  Entre août et décembre 2014, le CCM a reçu sept plaintes concernant la participation du demandeur aux discussions portant sur un différend en matière de revendication territoriale concernant un chalet dont la famille du demandeur est propriétaire. Ces plaintes ont été examinées par le juge en chef MacDonald, le président du comité sur la conduite des juges [le CCJ] du CCM qui, après avoir obtenu les observations du demandeur, a décidé que, en conformité avec les Procédures relatives aux plaintes du CCM, il y avait lieu de fermer les dossiers des sept plaintes. Un des dossiers fermés concernait une plainte déposée par l’Association du Barreau autochtone, dont le dossier de plainte a été fermé en janvier 2015. Toutefois, environ six mois plus tard, l’Association du Barreau autochtone a demandé que le CCM réexamine l’affaire. Selon le demandeur, cette demande de réexamen ne constituait pas une nouvelle plainte, mais simplement une répétition des mêmes questions qui avaient déjà été étudiées dans le cadre de l’examen des sept plaintes.

[6]  Le CCM a informé le demandeur au moyen d’une lettre datée du 24 septembre 2015 que le juge en chef MacDonald avait décidé de renvoyer la demande de nouvel examen au membre du CCJ ayant le rang hiérarchique le plus élevé, soit le juge en chef Pidgeon. Après avoir obtenu les observations du demandeur, le juge en chef Pidgeon a conclu, dans une décision datée du 5 mai 2016, de mettre sur pied un comité d’examen pour décider si un comité d’enquête devrait être constitué, en application du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J-1. En juillet 2016, le demandeur a fourni des observations au Comité d’examen quant à savoir si un comité d’enquête devrait être constitué. L’avocat du demandeur a présenté des observations supplémentaires au Comité d’examen le 20 janvier 2017. Ces observations supplémentaires décrivaient les raisons pour lesquelles le CCJ n’avait pas compétence pour réexaminer ou revoir de quelque façon que ce soit la décision de fermer le dossier de la plainte de l’Association du Barreau autochtone et, en outre, il a demandé que le Comité d’examen ordonne la clôture de l’affaire.

[7]  Le 13 février 2017, ou vers cette date, le demandeur a obtenu les motifs du Comité d’examen relativement à sa décision de renvoyer les plaintes déposées contre lui à un comité d’enquête. Le Comité d’examen a conclu que le CCJ avait compétence pour rouvrir le dossier de plaintes afin de veiller à ce que les questions indiquées dans la plainte initiale soient entièrement réglées. Il s’agit de cette décision rendue par le Comité d’examen que le demandeur attaque dans sa demande de contrôle judiciaire.

[8]  Dans une lettre datée du 10 février 2017, le demandeur a avisé le ministre de la Justice et le procureur général du Canada de sa décision de prendre sa retraite en tant que juge de la Cour supérieure de l’Ontario à compter du 1er juin 2017.

[9]  Le 15 février 2017, le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité d’examen.

II.  Questions en litige

[10]  La requête en sursis du demandeur soulève les deux questions suivantes :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par le Comité d’examen est-elle prématurée?

  2. L’exécution de la décision du Comité d’examen de constituer un comité d’enquête devrait-elle être suspendue en attendant l’issue de la révision judiciaire?

A.  La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par le Comité d’examen est-elle prématurée?

[11]  Le défendeur soutient que le caractère prématuré de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire constitue une question préjudicielle qui doit être tranchée avant de décider si un sursis à l’exécution de la décision du Comité d’examen est justifié. Dans Groupe Archambault c CMRRA/SODRAC Inc, 2005 CAF 330, au paragraphe 7, 153 ACWS (3d) 253 [Groupe Archambault], la Cour d’appel fédérale a déclaré ceci : « Avant d’aborder les conditions pour l’émission d’un sursis interlocutoire, la Cour doit se satisfaire que les circonstances justifient son intervention ». Elle a examiné la nature interlocutoire de la décision attaquée et a conclu que « la requête en demande de sursis doit être rejetée avant même de passer à l’analyse des conditions à satisfaire pour l’octroi d’un sursis interlocutoire » (au paragraphe 10). Il est donc nécessaire de décider d’abord si une intervention de la Cour dans le processus administratif concernant le demandeur devant le CCM est justifiée.

[12]  Le demandeur reconnaît, vu la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 30 à 33, [2011] 2 RCF 332, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 2011 CSCR no 267 [CB Powell], le principe de non-ingérence dans les procédures administratives en l’absence de « circonstances exceptionnelles ». Il soutient toutefois qu’il n’existe aucune préoccupation quant au caractère prématuré qui l’emporterait sur la question sérieuse de compétence soulevée par la décision du Comité d’examen. Selon le demandeur, puisque l’espèce soulève au moins une possibilité sérieuse que la Cour estimera que la demande n’est pas prématurée, la Cour devrait, selon Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 1115, aux paragraphes 37 à 39, [2014] ACF no 1149 [Douglas], octroyer le sursis même si le demandeur a peu de chances d’obtenir gain de cause à l’audience sur le fond de la demande de contrôle judiciaire.

[13]  Le demandeur indique qu’il présente la demande contestant la décision du Comité d’examen et la présente requête en sursis en vue d’empêcher le préjudice irréparable qu’il subira si un comité d’enquête est constitué, et qu’il n’a aucun autre recours pour éviter ce préjudice. Le demandeur estime que certaines des principales préoccupations sous-jacentes au principe de non-intervention judiciaire étaient absentes en l’espèce. La cour réformatrice aura un dossier exhaustif sur la question de compétence et ne sera pas privée d’un dossier complet et, en outre, le raisonnement visant à promouvoir l’efficacité dans les procédures administratives et à préserver les ressources judiciaires limitées ne s’applique pas lorsque la question à trancher dans la demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la Cour a compétence pour mener une enquête. Le demandeur estime que si l’enquête a lieu, ce serait au risque qu’une cour réformatrice puisse ensuite conclure que l’ensemble du processus avait été effectué sans compétence, entraînant ainsi un gaspillage important de temps, d’argent et de ressources judiciaires. Au contraire, si la demande de contrôle judiciaire est rejetée et l’enquête est effectuée quand même, il y aura eu une dépense relativement faible des ressources de la Cour.

[14]  Le défendeur soutient que même en formulant la question dans la demande de contrôle judiciaire comme une question de compétence, le demandeur ne peut pas respecter le seuil élevé requis pour que l’espèce fasse partie de la catégorie étroite de « circonstances exceptionnelles ». Selon le défendeur, le demandeur peut contester la compétence du CCM pour réexaminer les plaintes devant le comité d’enquête lui-même et il a l’expertise pour déterminer sa propre compétence. Contrairement à l’affirmation du demandeur selon laquelle la cour réformatrice aura un « dossier exhaustif » sur lequel elle pourra s’appuyer pour trancher la question de compétence, le défendeur soutient que jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue par le CCM, la Cour ne bénéficiera pas des motifs du CCM quant à son interprétation de sa propre compétence. Selon le défendeur, l’affaire du demandeur se distingue de la décision Douglas puisque le préjudice dans cette affaire aurait découlé directement d’une décision interlocutoire rendue par un comité d’enquête et qu’aucun redressement n’aurait été possible à la conclusion du recours aux tribunaux au moyen d’un contrôle judiciaire.

[15]  Il est bien établi que les demandes de contrôle judiciaire sont correctement amenées à la conclusion d’un processus administratif une fois que toutes les questions en litige ont été tranchées et que la cour de révision a l’avantage d’un dossier complet. Le raisonnement de ce principe est résumé comme suit dans l’arrêt CB Powell :

[30]  En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point [...][renvoi omis]

[31]  La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32]  On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif [...] De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire [...] Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles [...]

[33]  Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé [...] Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces... l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[16]  Par conséquent, à défaut de circonstances exceptionnelles, la Cour ne devrait pas intervenir dans un processus administratif en cours concernant le demandeur devant le CCM tant et aussi longtemps que ce processus n’est pas terminé ou que les recours efficaces qui sont ouverts n’ont pas été épuisés.

[17]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur ne peut pas respecter le seuil élevé requis pour que l’espèce fasse partie de la catégorie étroite des circonstances exceptionnelles. Dans l’arrêt Groupe Archambault, la Cour d’appel fédérale a observé : « Si le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire est rarement justifié, l’octroi d’un sursis advenant la conclusion de la révision le serait encore moins » (au paragraphe 7).

[18]  Cette affaire se distingue de la décision Douglas. En l’espèce, il semble que les arguments sont fondés sur un communiqué de presse publié par le CCM le 13 février 2017 (dont je prends connaissance d’office) indiquant que même si le CCM a annoncé qu’un comité d’enquête sera constitué en application de la Loi sur les juges au sujet de la conduite du demandeur, « Au cours des prochaines semaines, des détails supplémentaires seront rendus publics, dont l’identité des membres du comité d’enquête et de l’avocat indépendant. » Au contraire, dans la décision Douglas un comité d’enquête avait amorcé sa procédure et le juge avait déposé une requête en sursis de l’exécution de la décision du comité d’enquête d’accepter en preuve certaines photos intimes du juge assujetties à des ordonnances de confidentialité, de mise sous scellés et de non-divulgation. Le sursis dans Douglas a été accordé en raison du préjudice qui serait découlé directement de la décision interlocutoire du comité d’enquête et aucun redressement n’aurait été possible à la conclusion du recours aux tribunaux au moyen d’un contrôle judiciaire. Dans Douglas, la Cour a accordé un sursis seulement pour l’exécution de la décision provisoire du comité d’enquête selon laquelle certains éléments de preuve étaient recevables jusqu’à ce que la demande sous-jacente de contrôle judiciaire soit tranchée de manière définitive.

[19]  Il est vrai qu’il existe des cas où un sursis peut être accordé dans des procédures disciplinaires avant l’achèvement de l’instance devant un tribunal. Par exemple, dans Adriaanse c Malmo-Levine, [1998] ACF no 1912 (1re inst.), 161 FTR 25, les procédures disciplinaires ont été suspendues peu après que le tribunal eut amorcé son audience sur la présumée inconduite; de plus, dans Bennett v. British Columbia (Superintendent of Brokers), [1993] BCJ no 246, 22 BCAC 300 (CA) [Bennett], l’audience du tribunal a été suspendue en attendant l’issue d’un appel d’une décision concernant une présumée partialité. Toutefois, ces affaires, contrairement à l’espèce, concernaient des allégations de crainte raisonnable de partialité de la part des tribunaux. Comme le juge Robertson a observé récemment dans Camp c Canada (Procureur général), 2017 CF 240, [2017] ACF no 230 [Camp] :

[27]  [...] les affaires Adriaanse et Bennett confirment la proposition selon laquelle le préjudice potentiel à la réputation judiciaire du demandeur pourrait constituer un préjudice irréparable. Il s’agissait toutefois d’affaires en début de parcours où il y aurait eu gaspillage considérable de temps et d’argent si les audiences du tribunal avaient été menées à terme et si la demande de contrôle judiciaire avait été accueillie. On peut manifestement soutenir que ces affaires auraient fait partie de la catégorie des « circonstances exceptionnelles » et auraient donc justifié un recours anticipé aux tribunaux.

[28]  En s’appuyant sur le principe que les faits font une différence, nous pouvons établir une distinction nette en l’espèce. Nous sommes en fin de parcours [...]

[20]  Le demandeur a soutenu à l’audition de la présente requête que l’espèce, contrairement à Camp, constitue une affaire [traduction] « en début de parcours » soulevant des circonstances exceptionnelles qui justifient l’intervention de la Cour en vue de surseoir à l’exécution de la décision du Comité d’examen. Cependant, je suis d’avis qu’il ne s’agit pas d’une affaire en début de parcours et qu’elle ne soulève pas de circonstances exceptionnelles. D’ailleurs, elle ne constitue pas non plus une affaire « en fin de parcours » comme dans Camp, où le comité d’enquête avait terminé ses travaux et avait formulé une recommandation à l’intention du CCM qui avait reçu des arguments écrits et qui était en train de décider s’il convenait de recommander la destitution du juge. Il s’agit d’une affaire [traduction] « en milieu de parcours » qui correspond à la décision Girouard c. Comité d’examen constitué en vertu des procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 2014 CF 1175, [2014] ACF no 1360 (QL) [Girouard].

[21]  Dans Girouard, un juge de la Cour supérieure du Québec a demandé, comme le demandeur en l’espèce, l’annulation d’une décision rendue par un Comité d’examen de constituer un comité d’enquête. Le procureur général du Canada a demandé la radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire au motif que la demande était prématurée. Je tiens à souligner que, pour une raison quelconque, le défendeur en l’espèce n’a pas encore déposé une telle requête; peut-être qu’il en déposera une à une date ultérieure. Néanmoins, je suis d’avis que le raisonnement et les conclusions de la Cour dans Girouard s’appliquent également dans le contexte de la requête en sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen déposée par le demandeur. L’effet pratique de la radiation de la demande dans Girouard était que la procédure devant le CCM s’est poursuivie; il en sera de même si la requête en sursis du demandeur est rejetée.

[22]  Dans Girouard, la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire dans cette affaire « ne tombe pas dans la catégorie de ces cas rares et exceptionnels justifiant une intervention anticipée de la Cour » (au paragraphe 33). Tout comme en l’espèce, le comité d’enquête dans Girouard n’avait pas encore commencé son enquête et « on ne lui a pas offert l’occasion de se prononcer sur la question de compétence ou d’invalidité sur le plan du droit constitutionnel ou du droit administratif du Règlement et des Procédures relatives aux plaintes » (au paragraphe 35). Dans Girouard, la Cour a observé que la plainte n’était, comme en l’espèce, qu’au début de la quatrième étape du processus administratif (au paragraphe 39). Elle a également déclaré :

[40]  Bien que le représentant du Procureur général semblait d’avis à l’audition que ce n’est qu’à la conclusion de la sixième étape qu’une demande de contrôle judiciaire pourrait être portée par le demandeur –une prétention qui n’a pas été retenue dans Douglas, précité et qu’il n’est pas nécessaire de trancher de façon finale aujourd’hui – il est suffisant de décider, qu’à ce stade du dossier, le demandeur doit à tout le moins attendre la conclusion de la quatrième étape. C’est que d’une part, ni le Comité d’enquête, ni l’avocat indépendant, ne sont liés par le rapport du Comité d’examen, et que d’autre part, le préavis qui doit être donné en vertu de la Loi et du Règlement, n’a pas encore été transmis au demandeur, ce qui rend pratiquement impossible à ce stade un examen éclairé des multiples arguments du demandeur.

[23]  Dans Girouard, la Cour a accueilli la requête en radiation du procureur général et a déclaré ce qui suit :

[47]  En terminant, je dois également me rendre à une évidence : rien n’empêche le demandeur d’adresser au Comité d’enquête une requête en arrêt des procédures (voire en récusation s’il estime qu’il existe une crainte raisonnable de partialité) et de faire valoir les arguments de droit administratif et de droit constitutionnel qui sont notamment mentionnés dans son avis de demande de contrôle judiciaire. Le demandeur soulève plusieurs questions importantes, certaines d’intérêt public, qui devraient être préférablement décidées de façon préliminaire par le Comité d’enquête. D’ailleurs, par le passé, des Comités d’enquête ont déjà dû se prononcer sur diverses questions préliminaires de compétence, de preuve, et même, de droit constitutionnel. Même s’il n’est peut-être pas clair selon la jurisprudence que le Comité d’enquête a le pouvoir de rendre un jugement déclaratoire ayant force de chose jugée pour l’ensemble du Canada, il n’empêche, il peut toujours refuser d’appliquer un texte inconstitutionnel ou contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, s’il parvient à la conclusion que le Règlement, voire les Procédures relatives aux plaintes, ne respectent pas la Loi ou la Constitution. Cela suffit pour me convaincre, à ce stade, que des recours efficaces sont ouverts au demandeur et qu’il lui appartient d’épuiser ces recours avant de s’adresser à cette Cour.

[24]  La procédure concernant le demandeur devant le CCM n’a franchi que récemment la quatrième étape du processus administratif indiqué ci-dessus. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est prématurée et, en l’absence de circonstances exceptionnelles, une intervention judiciaire n’est pas justifiée à ce stade du processus. La requête en sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen est rejetée. La demande de contrôle judiciaire ne peut toutefois pas être radiée en l’absence d’une telle requête.

B.  L’exécution de la décision du Comité d’examen de constituer un Comité d’enquête devrait-elle être suspendue en attendant l’issue de la révision judiciaire?

[25]  Vu ma décision selon laquelle la demande de contrôle judiciaire du demandeur est prématurée et que sa requête en sursis est donc rejetée, il n’est pas nécessaire d’analyser la question de savoir si le demandeur a respecté le critère à trois volets pour obtenir un sursis. Toutefois, si j’ai commis une erreur dans ma conclusion selon laquelle la demande de contrôle judiciaire du demandeur est prématurée et selon laquelle sa requête en sursis doit être rejetée, je conclus, subsidiairement, que le demandeur n’a pas respecté le critère à trois volets applicable à un sursis.

[26]  Lorsque la Cour examine une demande de sursis, un critère à trois volets est adopté. Ainsi que la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt RJR-MacDonald :

[43]  [...]Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[27]  Le critère de RJR-MacDonald est caractéristique, en ce sens que, afin d’avoir droit à un sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen, en l’espèce, le demandeur doit répondre aux trois éléments du critère. En outre, tel que cela a été indiqué dans Douglas : « la partie requérante a le fardeau d’établir que les trois conditions suivantes sont remplies : (1) il y a une question sérieuse à juger, (2) la partie requérante subirait un préjudice irréparable si la demande était rejetée et (3) la prépondérance des inconvénients favorise la partie requérante » (au paragraphe 19). Il est bien établi en droit que l’octroi ou le refus d’un sursis relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

[28]  Le demandeur indique que la demande sur le fond soulève une question sérieuse quant à savoir si le Comité d’examen a agi sans compétence lorsqu’il a renvoyé les dossiers de plainte contre le demandeur antérieurement fermés à un comité d’enquête. Selon le demandeur, le fait que le CCM soit sur le point de constituer un comité d’enquête sans compétence en vue de mener une enquête constitue une question sérieuse à trancher.

[29]  Le demandeur affirme qu’il subira un préjudice irréparable si la Cour ne lui accorde pas un sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen et qu’un tel préjudice revêt une signification particulière pour le juge où l’inamovibilité est institutionnelle, personnelle et fondée sur la confiance du public. Le demandeur soutient qu’un sursis est nécessaire pour empêcher un préjudice à sa réputation qui est inhérent dans un processus d’enquête publique. Le demandeur fait valoir que le préjudice à la réputation qu’il subirait est important en l’espèce en raison des longs services et de sa carrière respectée de juge de la Cour supérieure et de sa retraite imminente. En outre, le demandeur indique qu’il est inconcevable qu’une enquête soit achevée avant sa retraite et le fait d’amorcer le processus maintenant, comportant une question sérieuse quant au fondement, ne ferait que nuire à sa réputation professionnelle et, puisque le processus ne serait pas achevé avant sa retraite, il lui serait impossible de réparer sa réputation au moyen d’un résultat favorable.

[30]  Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients favorise le sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen en attendant l’issue de sa demande de contrôle judiciaire sur le fond. Si l’exécution de la décision du Comité d’examen n’est pas suspendue et si un processus d’enquête est amorcé, ce processus serait inutile si la Cour conclut que le comité d’enquête a été constitué sans compétence et qu’elle accueille la demande sous-jacente sur le fond. Le demandeur est d’avis que ni le défendeur ni le CCM ne subiraient un préjudice ou un inconvénient en raison de l’octroi d’un sursis et que, même si le public a un intérêt à constater le traitement rapide de la procédure, le CCM même a déjà déclaré « qu’il ne serait pas dans l’intérêt public de continuer à débourser des deniers publics pour des procédures juridiques alors que la juge sera à la retraite » dans quelques mois. De plus, le demandeur soulève une lettre provenant du président de l’Association canadienne des juges des cours supérieures à l’intention du CCM datée du 8 mars 2017, qui indique qu’il [traduction] « n’est pas dans l’intérêt public » de poursuivre l’enquête vu sa retraite imminente.

[31]  Le défendeur soutient que les questions visant à attaquer la compétence du CCM de réexaminer une plainte sont non seulement frivoles ou vexatoires et ne soulèvent aucune question sérieuse, mais aussi qu’elles ne sont pas également prêtes à être tranchées à ce stade de l’instance devant un tribunal.

[32]  Le défendeur précise que le présumé préjudice ne peut pas être conjectural ou hypothétique et que les allégations concernant un préjudice à la réputation ne peuvent pas être fondées sur de simples affirmations, et que le préjudice doit être causé par la décision en question. Selon le défendeur, l’argument du demandeur selon lequel il subira un préjudice irréparable demeure hypothétique et conjectural et tout dommage qu’il a subi découlait de la couverture médiatique de sa participation aux discussions publiques concernant le règlement des revendications territoriales de la Première Nation.

[33]  Le défendeur soutient que la non-ingérence dans le processus décisionnel des tribunaux administratifs est dans l’intérêt public et que l’intérêt public favorise également le règlement rapide des procédures disciplinaires. Le défendeur déclare qu’il n’existe aucun intérêt public pouvant faire contrepoids pour l’emporter sur l’intérêt public bien établi dans la non-ingérence dans le processus décisionnel des tribunaux administratifs. Par ailleurs, le défendeur indique que le public a intérêt à savoir si la personne visée par l’enquête peut continuer d’exercer ses fonctions judiciaires.

[34]  La requête en sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen présentée par le demandeur met en opposition ses intérêts personnels contre ceux du CCM à qui, en tant que décideur administratif, le législateur a conféré le mandat en application de la partie II de la Loi sur les juges de mener des enquêtes quant à savoir si un juge d’une cour supérieure devrait être destitué pour une des raisons indiquées au paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges.

[35]  Après avoir pris en compte les observations des parties et vu la jurisprudence évoquée dans les présents motifs, j’ai décidé que la requête en sursis du demandeur ne doit pas être octroyée et que, par conséquent, sa requête est rejetée. Le demandeur n’a pas établi, au moyen d’éléments de preuve clairs et concrets, que le préjudice découlant de la décision du Comité d’examen est ou serait irréparable et, quoi qu’il en soit, le maintien de l’intégrité du principe de déférence judiciaire à une procédure administrative non achevée l’emporte sur les intérêts du demandeur, puisque ses circonstances ne sont pas exceptionnelles.

[36]  Je reconnais que le demandeur soulève une question sérieuse dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité d’examen. La contestation du demandeur concernant la compétence du CCM de réexaminer une plainte au moyen de sa demande de contrôle judiciaire n’est ni frivole ni vexatoire.

[37]  En ce qui concerne le préjudice irréparable, l’espèce ne présente aucune préoccupation semblable à celles de Douglas. Tout préjudice à la réputation du demandeur découlant de la décision du Comité d’examen a probablement déjà eu lieu en raison de la couverture médiatique de sa participation aux discussions publiques concernant le règlement de la revendication territoriale de la Première Nation (voir Canada (Immigration and Refugee Board) c Canada (Attorney General), 2010 FC 1064, au paragraphe 34, 194 ACWS (3d) 832, et Camp, au paragraphe 28). Une partie ne peut pas répondre à l’élément de préjudice irréparable du critère énoncé dans RJR-MacDonald par rapport aux allégations de préjudice à la réputation en invoquant, comme le fait le demandeur en l’espèce, des affirmations non fondées; un préjudice irréparable ne peut être inféré et il doit être établi par une preuve claire et concrète (voir : Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, au paragraphe 14, 445 NR 360; voir également Choson Kallah Fund of Toronto c Canada (Revenu national), 2008 CAF 311, aux paragraphes 5 et 8, 172 ACWS (3d) 801, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, [2008] CSCR no 528). Il n’existe aucune telle preuve de préjudice subi par le demandeur qui serait irréparable.

[38]  Par ailleurs, il est possible que tout préjudice ou dommage à la réputation subi par le demandeur découlant de la décision du Comité d’examen puisse être atténué dans la mesure où le comité d’enquête décide que sa conduite ne constituait pas une inconduite justifiant une recommandation de destitution. Le demandeur soutient que, puisque le comité d’enquête ne sera pas en mesure d’achever son enquête avant sa retraite imminente, il lui serait impossible de réparer sa réputation au moyen d’un résultat favorable. Toutefois, le demandeur ne prend pas sa retraite demain et il n’a présenté aucun élément de preuve quant à la durée moyenne d’une enquête du comité d’enquête ou quant à la durée du processus du comité d’enquête en l’espèce. Il est à tout le moins concevable que le comité d’enquête puisse achever ses travaux avant le 1er juin 2017. Vraisemblablement, vu la retraite imminente du demandeur, le comité d’enquête agira avec célérité. En outre, même si le comité d’enquête n’a pas achevé ses travaux avant la retraite du demandeur, il pourrait décider, tout comme le comité d’enquête concernant la conduite de l’honorable Lori Douglas, de surseoir à sa procédure vu la retraite imminente du demandeur.

[39]  Vu ma décision selon laquelle le demandeur n’a pas établi qu’il subira un préjudice irréparable en raison de la décision du Comité d’examen, il n’est pas nécessaire d’examiner le troisième élément du critère énoncé dans RJR-MacDonald quant à savoir quelle partie subirait le préjudice le plus important découlant de l’octroi ou du refus du sursis en attendant une décision sur le fond de la demande de contrôle judiciaire.

[40]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a présenté d’observations à l’audience concernant cette question. Le dossier de requête du défendeur ne comporte aucune demande de dépens. Conformément au pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré au paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE, pour les motifs énoncés, ce qui suit :

  1. La requête en sursis de l’exécution de la décision du Comité d’examen sur la conduite des juges présentée par le demandeur le 10 février 2017 en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de février 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-205-17

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE FRANCIS J.C. NEWBOULD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 mars 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 mars 2017

 

COMPARUTIONS :

Brian Gover

Andrea Gonsalves

 

Pour le demandeur

 

Falguni Debnath

Andrea Bourke

 

Pour lE défendeUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour lE défendeUR

 

 

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