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Date : 20171025


Dossier : T-1550-17

Référence : 2017 CF 953

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 25 octobre 2017

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

FRANK COLASIMONE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]                        Frank Colasimone [le demandeur] est un détenu sous responsabilité fédérale qui purge une peine à l’Établissement de Kent [Kent], en Colombie-Britannique. M. Colasimone dit avoir déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP], alléguant que le Service correctionnel du Canada [le SCC] n’a pas tenu compte de ses besoins liés à ses problèmes de santé mentale et de pharmacodépendance. En attendant le règlement de sa plainte relative aux droits de la personne, le demandeur cherche à obtenir une injonction de la Cour pour obliger le SCC à lui fournir divers services, notamment un transfert de Kent. Pour les motifs énoncés ci-après, je conclus que le demandeur n’a pas droit à une injonction interlocutoire mandatoire de la Cour, car le critère à remplir pour y avoir droit est élevé (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2006 CF 1046, au paragraphe 15; Madeley c. Canada [Sécurité publique et Protection civile], 2016 CF 634, au paragraphe 26 [Madeley]).

I.                    Mesure de redressement demandée

[2]                        En vertu d’une requête présentée en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, le demandeur sollicite la mesure de redressement provisoire suivante :

  1. La délivrance d’une injonction en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, enjoignant le SCC à s’abstenir de faire preuve de discrimination envers le demandeur et l’enjoignant plus précisément :

i.                     À transférer immédiatement le demandeur vers le centre régional de traitement [le CRT] ou tout autre établissement comparable qui relève du SCC ou qui se trouve dans la communauté;

ii.                   Si le demandeur doit faire l’objet d’une surveillance continue, à s’assurer que cette surveillance est faite par des professionnels de la santé mentale et que le demandeur n’est pas placé en isolement ni privé d’activités pour occuper son esprit à la suite de cette surveillance;

iii.                  À faire une évaluation psychologique et physique complète du demandeur;

iv.                 À informer le demandeur de son plan de soins et, si aucun plan n’existe, à en établir un à cette fin;

v.                   À créer un registre des contacts humains constructifs reçus par le demandeur et à communiquer cette information au demandeur et à son avocat.

[3]                        Aucune demande de contrôle judiciaire n’a été présentée en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales.

II.                 Compétence

[4]                        Le demandeur invoque l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 [Canada Liberty Net], dans lequel la Cour suprême du Canada a reconnu que la Cour fédérale avait compétence pour accorder une mesure interlocutoire à l’égard de plaintes déposées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne [LCDP]. Le demandeur cite également l’affaire Drennan c. Canada (Procureur général), 2008 CF 10, au paragraphe 23 [Drennan].

[5]                        Le défendeur soutient pour sa part que le demandeur cherche en fait à obtenir une ordonnance visant à obliger les agents et le personnel médical du SCC à prendre des mesures précises et qu’il s’agit donc, essentiellement, d’une ordonnance de mandamus. À ce titre, le défendeur fait valoir que l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales n’est pas la bonne disposition pour appuyer une demande de mandamus. Le défendeur invoque à l’appui l’affaire Kellapatha c. Canada, 2017 CF 739. Subsidiairement, le défendeur prétend que le demandeur ne peut satisfaire au triple critère à remplir pour accorder une injonction interlocutoire.

[6]                        Bien que je reconnaisse que la mesure de redressement demandée pourrait s’apparenter en partie à un mandamus, cette question n’est pas déterminante quant à l’issue de la présente requête. Ainsi qu’il est indiqué dans Madeley, au paragraphe 21, « [l]e défendeur n’a pas avancé d’argument selon lequel une injonction mandatoire est interdite là où un mandamus serait recevable ». L’injonction interlocutoire mandatoire, qui oblige le défendeur à prendre certaines mesures, peut englober les revendications du demandeur dans la présente requête. La question visant à savoir si le demandeur peut satisfaire au critère à remplir pour accorder une injonction interlocutoire est déterminante dans la présente requête.

[7]                        Je conclus que la Cour a compétence, en l’espèce, pour examiner la demande d’injonction du demandeur (Canada Liberty Net, au paragraphe 37; Drennan, aux paragraphes 25 et 26; Canada [Commission canadienne des droits de la personne] c. Winnicki, 2005 CF 1493, aux paragraphes 22 et 23).

III.               Critère relatif à l’injonction

[8]                        Pour que sa demande soit accueillie, le demandeur doit satisfaire à chacun des trois volets du critère défini dans l’arrêt RJR-MacDonald c. Canada, [1994] 1 RCS 311, à la page 334 [RJR-MacDonald], à savoir : (1) il doit y avoir une question sérieuse à juger; (2) le demandeur subirait un préjudice irréparable si le redressement interlocutoire n’est pas accordé et (3) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la mesure de redressement demandée.

A.                 Question sérieuse

[9]                        Le demandeur est un détenu sous responsabilité fédérale qui a des problèmes de pharmacodépendance depuis longtemps. Il est actuellement incarcéré à Kent à cause de son comportement violent. Il allègue que sa médication a été modifiée à plusieurs reprises pendant son incarcération à Kent, ce qui lui a causé du stress et de l’anxiété et n’a fait qu’exacerber ses problèmes de santé mentale. Ces arguments sont les fondements de sa plainte pour atteinte alléguée aux droits de la personne. Dans sa requête, il demande que l’on tienne compte de sa pharmacodépendance et de ses problèmes de santé mentale et, à cette fin, qu’il soit transféré à un CRT, qu’il subisse une évaluation psychologique et physique complète et que d’autres mesures lui soient accordées.

[10]                    Le demandeur n’a pas joint de copie de sa plainte relative aux droits de la personne à la documentation à l’appui de sa requête, et la CCDP n’a pas été notifiée de la requête. La Cour n’a donc à statuer que sur les affirmations du demandeur selon lesquelles le SCC a enfreint des droits de la personne protégés par la LCDP.

[11]                    Le défendeur a déposé les directives du commissaire du SCC suivantes : Services de santé (800); Interventions pour préserver la vie et prévenir les blessures corporelles graves (843) et Transfèrement de détenus (710-2-3), pour démontrer que le traitement du demandeur à Kent est conforme à ces politiques de l’établissement. Le demandeur ne prétend pas que son traitement n’est pas conforme à ces politiques.

[12]                     Certaines mesures de redressement du demandeur, notamment son transfert à un CRT et diverses interventions médicales, doivent être examinées en regard des directives du SCC et nécessitent des évaluations et la prise de décisions par divers intervenants, dont des experts en médecine. La Cour ne peut substituer sa propre décision à celle des experts en médecine qui ont évalué le demandeur.

[13]                    Le demandeur soutient que le critère à remplir pour établir l’existence d’une question sérieuse est abaissé lorsqu’il s’agit de questions liées à la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].  En l’espèce, toutefois, le demandeur ne présente aucun argument fondé sur la Charte.

[14]                    De plus, contrairement à ce que prétend le demandeur, lorsqu’un demandeur cherche à obtenir une injonction mandatoire visant à obliger la prise de mesures, comme c’est le cas en l’espèce, le critère par rapport à la question sérieuse à juger est au contraire relevé : Madeley, aux paragraphes 27 à 29; voir également Robert Sharpe, Injunctions and Specific Performance (4e éd., Canada Law Book), au n2.650. La Cour devrait donc faire un examen plus approfondi du bien-fondé de la demande lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la mesure de redressement demandée en vertu de la présente requête consisterait essentiellement à accorder au demandeur la mesure de redressement visée par la demande sous-jacente (RJR-MacDonald, aux pages 338 et 339).

[15]                     À la lumière de cet examen, et même en acceptant l’analogie faite par le demandeur avec les questions relevant de la Charte, je ne suis pas convaincue que les arguments du demandeur soient suffisamment solides sur le fond pour démontrer l’existence d’une question sérieuse à juger selon le critère de l’arrêt RJR-MacDonald, et ce, quelle que soit la rigueur du critère à remplir. Il ne fait aucun doute que le demandeur souhaite recevoir un type précis de médicament, et cela est sans doute lié à sa pharmacodépendance. Un tel souhait n’atteint toutefois pas le niveau d’une question sérieuse.

[16]                    Bien que cela suffise pour statuer sur la requête en injonction, j’examinerai néanmoins les autres volets du triple critère.

B.                 Préjudice irréparable

[17]                    Pour démontrer un préjudice irréparable, le demandeur doit présenter « une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures » (United States Steel Corporation c. Canada [Procureur général], 2010 CAF 200, au paragraphe 7).

[18]                    Le demandeur cherche à être transféré dans un environnement moins tendu et un établissement conçu pour prendre en charge ses problèmes de dépendance. Il allègue que son état s’est détérioré à Kent, en particulier en raison des changements de médication qui lui sont imposés. Il soutient également que le manque de communication au sujet de son traitement lui pose des problèmes, et il se plaint de ne pas être vu régulièrement par le personnel médical.

[19]                    Cependant, les éléments de preuve montrent que le demandeur a été vu régulièrement par divers professionnels de la santé. Je note, plus précisément, qu’il a été vu par un médecin le 11 septembre 2017 et par un psychiatre le 15 août 2017. Bien que le demandeur soit clairement en désaccord avec les traitements médicaux qu’il a reçus, aucun élément de preuve ne laisse croire que ces traitements sont inadéquats ou inférieurs à la norme de diligence professionnelle qui s’applique. Un désaccord au sujet du traitement ou des médicaments administrés ne suffit pas pour satisfaire au volet de préjudice irréparable du critère.

[20]                    De plus, en ce qui a trait au risque que le demandeur tente de se suicider, je note que ce dernier a déjà fait deux tentatives. Je prends acte également de la directive du commissaire du SCC : Interventions pour préserver la vie et prévenir les blessures corporelles graves (843), qui définit les mesures à prendre en pareilles circonstances.

[21]                    Par conséquent, je conclus que Kent a mis en place des mesures adéquates pour protéger le demandeur contre tout comportement d’automutilation qu’il pourrait avoir. Le fait que le demandeur n’aime pas les conditions qui lui ont été imposées à la suite de ces tentatives ne constitue pas un préjudice irréparable.

C.                 Prépondérance des inconvénients

[22]                    Le demandeur prétend que la suspension des droits des détenus qui forment un segment vulnérable de la société joue en sa faveur.

[23]                    En l’espèce, c’est toutefois le ministre qui est exposé à un « risque plus élevé d’injustice », car il serait obligé d’accorder l’importante mesure de redressement demandée, en dépit de la faiblesse apparente sur le fond des arguments présentés par le demandeur (RJR-MacDonald, à la page 338). Dans les circonstances, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise le ministre et les obligations statutaires.

IV.              Conclusion

[24]                    Pour les motifs précités, la requête du demandeur est rejetée.

[25]                    Dans les circonstances, je refuse d’adjuger des dépens.


Ordonnance dans l’affaire T-1550-17

LA COUR ORDONNE que la requête du demandeur soit rejetée. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1550-17

INTITULÉ :

FRANK COLASIMONE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 octobre 2017

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 25 octobre 2017

COMPARUTIONS :

Vibert Jack

Pour le demandeur

Alison Brown

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Prisoners’ Legal Services

Burnaby (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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