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Date : 20171129


Dossier : IMM-1696-17

Référence : 2017 CF 1074

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

QIANQIAN FU

HUAPENG HU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs chinois, QianQian Fu et HuaPeng Hu, sont des conjoints qui affirment être membres de l’Église du Dieu tout-puissant (Église), qui est illégale en Chine. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile au Canada fondée sur la persécution religieuse en Chine, sans succès. La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande en première instance, concluant que les demandeurs n’étaient pas de véritables adeptes de l’Église. La Section d’appel des réfugiés a, par la suite, souscrit à la décision de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle les demandeurs n’étaient pas crédibles et elle a refusé de prendre connaissance d’office de nouveaux renseignements ou de les admettre en appel (décision). J’ai conclu que la décision est à la fois inexacte et déraisonnable en raison de deux questions de preuve et j’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire (demande).

I.  Résumé des faits

[2]  Au début de l’année 2010, M. Hu est venu étudier au Canada; Mme Fu est, quant à elle, restée en Chine. Selon les éléments de preuve qu’elle a présentés, Mme Fu est devenue déprimée en Chine après le départ de M. Hu, parce qu’elle ne progressait pas sur le plan professionnel comme ses amis. Mme Fu a affirmé que sa cousine, après avoir remarqué un changement dans son comportement, l’a initiée à l’Église en janvier 2012. Selon les éléments de preuve qu’elle a déposés, Mme Fu avait peur de pratiquer la religion illégale, mais elle a tout de même commencé à prier avec sa cousine à la maison, ce qui lui a donné confiance. Elle a affirmé s’être jointe, en mars 2012, à une maison-église et n’avoir assisté par la suite qu’à des offices hebdomadaires, en prenant [traduction] « de bonnes mesures de sécurité ».

[3]  Les demandeurs ont affirmé que M. Hu s’est rendu en Chine en août 2012 afin d’épouser Mme Fu. Mme Fu a indiqué que M. Hu s’inquiétait qu’elle soit devenue adepte d’une religion illégale et qu’il lui avait dit d’être prudente. Mme Fu a affirmé s’être ensuite rendue au Canada avec M. Hu, le 24 octobre 2012.

[4]  Selon ce qu’indique Mme Fu, peu de temps après son arrivée au Canada, sa cousine l’a informée que le gouvernement chinois avait commencé à éliminer ses collègues de l’Église, que la situation était [traduction] « très tendue » et qu’elle avait cessé d’assister aux offices. Mme Fu a indiqué qu’elle s’est ensuite jointe à une église de Toronto et que M. Hu et elle ont commencé à assister aux offices à cet endroit en janvier 2013. Mme Fu affirme aussi que sa cousine lui avait dit, en mars 2013, que les offices de l’Église en Chine avaient repris, mais que les membres devaient prendre plus de mesures de sécurité et être [traduction] « très prudents ».

[5]  Mme Fu a affirmé que sa mère l’a appelée, en juin 2016, afin de l’informer que sa cousine avait été arrêtée pendant un office de l’Église et que le Bureau de la sécurité publique s’était ensuite rendu chez les parents de Mme Fu afin de les interroger sur les liens entre la famille et l’Église. Mme Fu a indiqué que des représentants du Bureau de la sécurité publique sont revenus le lendemain, ont menacé sa mère et ont laissé une sommation obligeant Mme Fu à retourner en Chine dans le mois suivant (sommation). Mme Fu affirme avoir parlé de ces événements à ses amis membres de l’Église à Toronto, qui lui ont conseillé de présenter une demande d’asile. Le formulaire Fondement de la demande d’asile de Mme Fu, présenté en son nom et au nom de M. Hu, a été signé le 21 juillet 2016.

[6]  La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande présentée par les demandeurs au motif qu’elle n’était pas crédible. La Section de la protection des réfugiés a accepté le fait que les membres de l’Église sont persécutés en Chine, mais elle a conclu que les demandeurs n’en étaient pas des adeptes authentiques. Elle a tiré ces conclusions, en partie, parce que les demandeurs avaient attendu trois ans et demi après leur arrivée au Canada avant de présenter une demande d’asile.

[7]  La Section de la protection des réfugiés entretenait aussi de sérieux doutes sur la crédibilité des demandeurs, vu que le passeport de M. Hu ne présentait aucun timbre de sortie et d’entrée du Canada indiquant qu’il était retourné en Chine à l’été 2012 pour épouser Mme Fu. La Section de la protection des réfugiés a conclu qu’il était plausible, mais improbable, que l’absence des timbres soit attribuable à une erreur humaine. Elle a indiqué que M. Hu, dans son témoignage, avait affirmé que Mme Fu et lui-même avaient voyagé ensemble, qu’ils étaient assis l’un à côté de l’autre et qu’ils avaient franchi les douanes ensemble. La Section de la protection des réfugiés a conclu qu’il n’était pas crédible que le fonctionnaire des douanes ait apposé un timbre dans le passeport de Mme Fu, mais pas dans celui de M. Hu. Dans l’évaluation menée par la Section de la protection des réfugiés, cette conclusion défavorable sur la crédibilité a grandement miné la demande des demandeurs.

[8]  Dans l’appel qu’ils ont interjeté devant la Section d’appel des réfugiés, les demandeurs ont tenté de produire de nouveaux éléments de preuve aux termes du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) ou de faire admettre par la Section d’appel des réfugiés les faits indiqués aux présentes, y compris i) la copie de la page d’un site Web du gouvernement du Canada, qui indique qu’à l’arrivée [traduction] « [l]agent apposera un timbre dans votre passeport et y inscrira une date d’échéance ou vous indiquera la durée permise de votre séjour au Canada » et une autre qui indique qu’un agent « peut » apposer un timbre dans le passeport d’un visiteur (les sites Web du gouvernement du Canada); ii) des copies d’affichages dans divers sites Web et babillards privés où il est question du même problème des timbres dans les passeports; iii) des copies de photos d’une cérémonie nuptiale datées du 23 septembre 2012; iv) la copie d’une carte d’embarquement « Toronto/Beijing » au nom de « Hu/Huapeng » datée du 30 juillet (l’année n’est pas visible); et v) des renseignements du gouvernement du Canada sur les antécédents de déplacements de M. Hu.

[9]  Les demandeurs ont aussi demandé à la Section d’appel des réfugiés de tenir une audience en application du paragraphe 110(6) de la LIPR, vu ces nouveaux éléments de preuve et les conclusions sur la crédibilité auxquelles ils se rapportaient. La Section d’appel des réfugiés n’a pas accédé à cette demande d’audience parce qu’elle n’a pas admis les « nouveaux » éléments de preuve et qu’elle n’a pas conclu que les autres critères pour la tenue d’une audience avaient été respectés.

II.  Norme de contrôle

[10]  L’évaluation de la preuve par la Section d’appel des réfugiés et ses conclusions de fait et de droit doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 51, 54 et 57). Les parties s’entendent sur le fait que les manquements à l’équité procédurale, quant à eux, doivent être examinés selon la norme de la décision correcte, que j’appliquerai en conséquence, bien qu’ils fassent actuellement l’objet de certains litiges (Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au paragraphe 11).

III.  Questions en litige et analyse

[11]  Les demandeurs renvoient à des éléments de preuve que, selon ce qu’ils soutiennent, la Section d’appel des réfugiés 1) n’a pas abordés, 2) a négligés et 3) a exclus. Je me pencherai sur chacune des questions ci-dessous à tour de rôle. J’aborderai ensuite l’argument invoqué par le défendeur selon lequel la conclusion de la Section d’appel des réfugiés quant à l’absence de crainte subjective des demandeurs, qu’elle a tirée en raison de leur retard à présenter une demande d’asile, a joué un rôle déterminant dans la décision.

A.  Questions de preuve

1)  Preuve abordée de manière inéquitable

[12]  Les demandeurs soutiennent que la Section d’appel des réfugiés a violé les principes d’équité procédurale en tirant des conclusions sur la crédibilité différentes de celles exposées par la Section de la protection des réfugiés en ce qui concerne la sommation, sans leur donner l’occasion de répondre. Le défendeur, quant à lui, fait valoir que la Section d’appel des réfugiés était en droit de tirer des conclusions sur la crédibilité sans tenir d’audience, puisqu’aucun nouvel élément de preuve ne lui avait été présenté et qu’aucune règle de justice naturelle n’avait été enfreinte.

[13]  Dans la décision, la Section d’appel des réfugiés a tiré plusieurs conclusions sur la sommation que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas soulevées. À titre d’exemple, la Section d’appel des réfugiés a conclu que, si les allégations des demandeurs étaient vraies, le Bureau de la sécurité publique aurait recouru à un instrument de l’État plus percutant dès le départ, comme une sommation coercitive ou un mandat d’arrêt. Elle a aussi conclu que le Bureau de la sécurité publique aurait signifié, à tout le moins, une sommation coercitive à l’égard de Mme Hu, après que cette dernière ne s’est pas conformée à la sommation originale. Vu qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté à la Section d’appel des réfugiés, indiquant qu’une sommation coercitive avait été signifiée ou reçue par la famille des demandeurs en Chine, elle a conclu que la sommation n’était pas crédible.

[14]  La Section d’appel des réfugiés a l’obligation de permettre aux parties de répondre à de nouvelles questions cruciales qui n’ont pas été soulevées par la Section de la protection des réfugiés (Ehondor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1253, aux paragraphes 13 et 14). Dans la décision Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 180, le juge Shore a reproché à la Section d’appel des réfugiés d’avoir exprimé des doutes quant à l’authenticité d’un rapport de police, une question qui n’avait pas été examinée par la Section de la protection des réfugiés et qui n’avait pas non plus été présentée au demandeur (au paragraphe 22). Dans une autre affaire, le juge Hughes a conclu que « si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations » (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au paragraphe 10).

[15]  En l’espèce, je suis d’accord avec le fait qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale : les demandeurs avaient le droit de se voir offrir la possibilité de répondre à la décision de la Section d’appel des réfugiés de « plonger » dans la procédure pénale chinoise parce que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas soulevé ces préoccupations. Même si la Cour a le pouvoir discrétionnaire de rejeter une demande de contrôle judiciaire malgré des manquements à l’équité procédurale (Bergeron c Canada (Procureur général), 2017 CF 57, aux paragraphes 73 et 74), je ne le ferai pas en l’espèce. Comme il est expliqué de façon plus approfondie ci-dessous, la décision n’était ni raisonnable ni inévitable, en dépit du manquement à l’équité procédurale de la Section d’appel des réfugiés; elle doit donc faire l’objet d’un réexamen.

2)  Omission de tenir compte d’éléments de preuve

[16]  La présente demande soulève la question de savoir comment la Cour devrait traiter des éléments de preuve qui, jusqu’à ce stade, ont été négligés par toutes les personnes qui ont eu le dossier entre les mains, et ce, même si ces éléments se trouvaient au dossier présenté à la Section de la protection des réfugiés et à la Section d’appel des réfugiés. En particulier, les demandeurs attirent l’attention de la Cour sur les notes indiquées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui se trouvaient dans le dossier certifié du tribunal, et qui ont donc été présentées à la Section de la protection des réfugiés et à la Section d’appel des réfugiés sans être abordés. Une ligne enfouie dans les notes du SMGC indique que la [traduction] « dernière date d’entrée » de M. Hu était le [traduction] « 10-24-2012 ». Les données du gouvernement canadien corroborent donc son allégation de déplacement et minent les conclusions de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés selon lesquelles M. Hu n’était pas entré au Canada à la date en question.

[17]  Les demandeurs allèguent que, même si tous les avocats, la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ont omis de tenir compte de cet élément de preuve, il s’agit d’un élément de preuve [traduction] « sans équivoque » démontrant que M. Hu a voyagé aux dates qu’il affirme. Les demandeurs font valoir que la conclusion de la Section d’appel des réfugiés, selon laquelle M. Hu n’est pas retourné en Chine en 2012, a été cruciale dans son analyse et qu’une [traduction] « erreur de fait » a donc été commise. Il faut donc annuler la décision et défendre l’importance des notes du SMGC devant la Section d’appel des réfugiés.

[18]  Le défendeur réplique que les notes du SMGC sont tout d’abord irrecevables et que, quoi qu’il en soit, elles ne l’emportent pas sur les autres questions liées à la crédibilité des demandeurs. Le défendeur n’a pas soutenu que la négligence était attribuable à un manque de diligence de la part des demandeurs.

[19]  Je ne suis pas d’accord avec le fait que les éléments de preuve tirés du SMGC sont [traduction] « irrecevables » d’une manière ou d’une autre dans la présente demande. Ils ont toujours fait partie du dossier documentaire en l’espèce, même si toutes les personnes ayant eu le dossier entre les mains ont, semble-t-il, négligé leur importance. Les notes du SMGC constituent effectivement des éléments de preuve très probants relativement à certaines des allégations de déplacement de M. Hu, mais elles ne sont toutefois pas [traduction] « sans équivoque ». Vu que l’absence de timbre dans le passeport de M. Hu a joué un rôle déterminant dans les préoccupations de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés au sujet de la crédibilité, il est impossible pour la Cour de conclure que l’issue de la décision aurait été différente si la Section d’appel des réfugiés avait été informée des éléments de preuve contenus dans le SMGC.

[20]  Ces faits sont très inhabituels. Je conclus que, même si l’on ne peut affirmer que la Section d’appel des réfugiés a omis de tenir compte de manière déraisonnable des éléments de preuve (parce que les notes du SMGC n’ont pas été portées à son attention), il n’en reste pas moins que des éléments de preuve présentés à la Section d’appel des réfugiés ont été oubliés. On ne peut pas reprocher aux demandeurs cette négligence dans ces circonstances. Je suis donc convaincu que l’omission de tenir compte d’éléments de preuve a donné lieu à une décision déraisonnable, et que la Section d’appel des réfugiés doit, par conséquent, revoir ses conclusions.

3)  Éléments de preuve exclus

[21]  Comme il est indiqué ci-dessus, les demandeurs ont tenté, sans succès, de produire de nouveaux éléments de preuve devant la Section d’appel des réfugiés afin de répondre aux préoccupations de la Section de la protection des réfugiés relatives à la crédibilité. Ces nouveaux éléments de preuve proposés comprenaient les sites Web du gouvernement du Canada, qui visaient à corroborer l’explication fournie par les demandeurs selon laquelle M. Hu aurait pu quitter le Canada et y rentrer sans qu’un agent des visas canadien n’appose un timbre dans son passeport.

[22]  La Section d’appel des réfugiés n’est pas limitée par des règles de preuve techniques ou légales (LIPR, à l’alinéa 171a.2)); en même temps, elle n’a pas un pouvoir discrétionnaire infini lui permettant de se pencher sur de nouveaux éléments de preuve produits en appel. Plus précisément, aux termes du paragraphe 110(4), il est interdit à un demandeur de produire de nouveaux éléments de preuve qui étaient normalement accessibles avant le rejet de sa demande (comme les sites Web du gouvernement du Canada). Ainsi, les demandeurs cherchaient en appel à s’appuyer sur les renseignements indiqués sur les sites Web du gouvernement du Canada en demandant à la Section d’appel des réfugiés d’[traduction] « en prendre connaissance », ce qui revenait à lui demander simplement d’accepter certains faits comme étant [traduction] « à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables » (R. c Find, 2001 CSC 32, au paragraphe 48 [Find]; LIPR, à l’alinéa 171b)). Confrontée à ces arguments, la Section d’appel des réfugiés a appliqué le critère établi dans l’arrêt Find, l’arrêt de principe en matière de connaissance d’office, ce qui l’a amenée à conclure que les renseignements contenus dans les sites Web du gouvernement du Canada ne constituaient que des descriptions « officieuses » ou « anecdotiques » des lois, de la procédure et des règlements canadiens et qu’il n’était donc pas approprié d’en prendre connaissance.

[23]  Dans la demande présentée en l’espèce, les demandeurs soutiennent que les sites Web du gouvernement du Canada ne constituaient pas de [traduction] « nouveaux éléments de preuve », mais plutôt une [traduction] « politique » du gouvernement qui correspond à une [traduction] « procédure commune » qu’il aurait été approprié pour la Section d’appel des réfugiés d’examiner, selon eux, même si cet élément de preuve n’avait pas été présenté à la Section de la protection des réfugiés. Ils soutiennent que le défaut de la Section d’appel des réfugiés de consulter le [traduction« site Web de son propre gouvernement » constituait un respect inadéquat des règles strictes de preuve et un [traduction] « mépris flagrant » de la vérité.

[24]  La Cour n’a pas à établir aussi s’il était déraisonnable pour la Section d’appel des réfugiés de refuser de prendre connaissance des sites Web du gouvernement du Canada ou de les admettre, compte tenu des conclusions auxquelles je suis parvenu ci-dessus sur les questions d’équité procédurale et d’omission de tenir compte des éléments de preuve, qui exigent l’annulation de la décision. Toutefois, étant donné que les parties pourraient profiter de l’opinion de la Cour sur cette question pendant le réexamen du dossier, je me suis penché sur l’analyse de l’admissibilité menée par la Section d’appel des réfugiés et je conclus qu’elle était raisonnable. Un tribunal spécialisé est maître de ses propres procédures, sous réserve des règles d’équité (Prassad c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560 (CSC), aux pages 568 et 569). Il appartiendra donc à la Section d’appel des réfugiés de déterminer si elle souhaite prendre connaissance de tous les documents qui n’ont pas été présentés à la Section de la protection des réfugiés au moment du réexamen du dossier, ou de les admettre.

B.  Retard

[25]  Les demandeurs ont attendu trois ans avant de présenter une demande d’asile. Ce retard a poussé la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés par la suite à conclure que les demandeurs n’avaient pas la crainte subjective requise pour soutenir leur demande d’asile. La Section d’appel des réfugiés, qui a indiqué que le retard des demandeurs était « excessif » et « déterminant », a conclu que l’absence de crainte subjective de persécution des demandeurs signifiait qu’ils n’étaient pas de véritables adeptes de l’Église.

[26]  Pour arriver à sa conclusion sur la crainte subjective, la Section d’appel des réfugiés a précisé que i) les demandeurs avaient tous deux confirmé qu’ils savaient que l’Église était illégale et qu’elle était considérée comme une secte au moment où ils ont quitté la Chine; ii) Mme Fu avait appris de sa cousine, peu de temps après son arrivée au Canada, en octobre 2012, que le gouvernement chinois « sévissait » contre les adeptes de l’Église; iii) au moins un pratiquant de leur cercle avait été arrêté et d’autres adeptes en Chine avaient cessé d’assister aux offices; et iv) les demandeurs étaient des personnes intelligentes ayant fait des études universitaires, qui connaissaient les processus d’immigration canadiens.

[27]  Pendant l’audience de la présente demande, l’avocat du défendeur a soutenu que les conclusions de la Section d’appel des réfugiés sur le retard étaient à la fois raisonnables et avaient joué un rôle déterminant dans sa décision, de sorte que la demande devrait être rejetée sur ce fondement.

[28]  La question de savoir si la Section d’appel des réfugiés était convaincue ou non par les raisons qu’invoquent les demandeurs d’asile pour justifier leur retard est une question de fait et il convient de faire preuve d’une grande déférence à cet égard (Juma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 844, au paragraphe 19). Toutefois, le retard d’un demandeur d’asile ne peut déterminer en soi le résultat d’une demande d’asile. Le juge Shore a récemment écrit sur cette question dans Ntatoulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 173 :

[14]  La Cour statue que la SPR a commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas une personne crédible parce qu’elle n’éprouvait présumément aucune crainte subjective. Ni l’omission de présenter une demande d’asile ailleurs ni le retard dans la présentation d’une demande d’asile ne sont en soi des facteurs déterminants (Pena c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 326 au paragraphe 4 [Pena]; Hue c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1988] ACF no 283; Wamahoro c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 889 au paragraphe 32) :

[traduction]
Le long retard dans la formulation d’une demande d’asile ne doit pas constituer un prétexte et n’est pas suffisant en soi pour rejeter une demande d’asile sans examiner les autres faits au dossier.

(Malaba c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 84 au paragraphe 11)

[29]  Vu que les conclusions tirées par la Section d’appel des réfugiés sur le « retard » n’étaient pas raisonnablement déterminantes quant à l’issue de l’appel dont elle était saisie, elles ne le sont pas non plus en l’espèce. Qui plus est, et bien que la Section d’appel des réfugiés ait utilisé le mot « déterminant » dans le contexte du retard des demandeurs, il est évident que les conclusions générales qu’elle a tirées sur la crédibilité ont été prises dans le contexte d’autres décisions liées à la preuve et, comme je l’ai conclu, elles justifient l’intervention de la Cour. Ainsi, la Section d’appel des réfugiés devra réexaminer la demande des demandeurs – y compris l’importance attribuée à toute conclusion tirée en raison du retard des demandeurs à présenter leur demande d’asile – à la lumière de l’ensemble de la preuve.

IV.  Conclusion

[30]  J’accueille la présente demande pour les deux motifs qui suivent : i) le manquement à l’équité procédurale de la Section d’appel des réfugiés, en raison de son défaut de donner aux demandeurs la chance de répondre à de nouvelles préoccupations soulevées à propos de la sommation; et ii) les registres du SMGC sur les dates de déplacement de M. Hu dont elle n’a pas tenu compte. Ma conclusion ne dépend pas des conclusions de la Section d’appel des réfugiés sur l’admissibilité des sites Web du gouvernement du Canada ou sur le retard des demandeurs d’asile, puisque la première était raisonnable, tandis que la dernière n’était pas raisonnablement déterminante quant à la question dont la Section d’appel des réfugiés était saisie.

[31]  La demande est accueillie. Aucune question aux fins de certification n’existe et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1696-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Le présent contrôle judiciaire est accueilli.

  2. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un commissaire différent.

  3. Aucune question aux fins de certification n’existe et l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1696-17

 

INTITULÉ :

QIANQIAN FU ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Stephanie Fung

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Khatidja Moloo-Alam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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