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Date : 20171123


Dossier : IMM-21-17

Référence : 2017 CF 1064

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DUY KHANH DO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Le demandeur, Duy Khan Do, a présenté une demande de visa de résidence permanente depuis l’étranger et revendiqué, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, la levée de l’interdiction de territoire pour criminalité le visant pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire). Dans une décision datée du 18 novembre 2016 (la décision), un agent d’immigration du Haut-commissariat du Canada à Singapour a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[2]  Le demandeur et le défendeur ont tous deux convenu que la demande devrait être renvoyée à un autre agent pour réexamen.

[3]  Avant que l’autorisation soit accordée, le défendeur a présenté une requête visant l’accueil de la demande de contrôle judiciaire et le renvoi de l’affaire à un autre décideur pour réexamen. Le défendeur a demandé en outre que le demandeur soit condamné aux dépens par suite de son refus de se désister et de consentir au réexamen. La juge Heneghan a rejeté la présente requête le 19 juin 2017 (2017 CF 608, décision non publiée), sans ordonnance quant aux dépens.

[4]  Le défendeur a choisi de ne pas déposer de documents relativement à l’autorisation, et ceux qu’il a soumis à l’appui de sa requête ne donnaient aucun motif justifiant d’y faire droit. En réponse à la conclusion de la juge Heneghan concernant le défaut de donner les motifs justifiant un constat d’erreur dans la décision de l’agent d’immigration, le défendeur fait maintenant valoir que l’agent a mal interprété les études de recherche citées; que sa conclusion comme quoi les enfants ne subiraient pas de préjudice en étant élevés seulement par leur mère contredit les études de recherche; que son analyse de l’intérêt supérieur des enfants est incomplète et qu’il a atteint au droit du demandeur à l’équité procédurale.

I.  Exposé des faits

[5]  D’ascendance vietnamienne, le demandeur et sa femme, Kim Yen Lieu, se sont rencontrés en septembre 2010. Leur mariage, célébré le 18 janvier 2012, a été suivi d’une cérémonie traditionnelle vietnamienne le 12 février 2012 puis, le 31 mars 2012, d’une célébration des noces à laquelle ont participé de nombreux invités.

[6]  Les époux ont deux filles : Madison est née le 14 septembre 2012, et Vivienne est née le 5 mars 2015.

[7]  En 2005, le demandeur est venu étudier au Canada au titre d’un visa de résident temporaire. Il a fréquenté une école secondaire en Alberta et a ensuite suivi une formation professionnelle en boucherie, une autre d’opérateur de commande numérique par ordinateur et une dernière comme technicien de commande numérique par ordinateur. En plus de sa femme et de ses deux filles, une sœur, une tante, un oncle et des cousins du demandeur résident en Alberta.

[8]  Il a été reconnu coupable, le 30 novembre 2011, d’infractions de trafic de substance contrôlée et de possession de produits de la criminalité de moins de 5 000 $ qui lui ont valu une peine d’emprisonnement de 22 mois. En raison de ces déclarations de culpabilité, le demandeur a été interdit de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, et un rapport à cet égard a été établi aux termes du paragraphe 44(1) le 29 décembre 2011. Une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 1er février 2012.

[9]  En 2012, sa demande de résidence permanente parrainée par un conjoint, présentée au Canada, a été rejetée. En juillet 2013, il a présenté une demande de résidence permanente parrainé par un conjoint depuis l’étranger, dans laquelle il réclamait la levée de l’interdiction de territoire pour criminalité pour des motifs d’ordre humanitaire ou, subsidiairement, un permis de séjour temporaire. Il souhaitait revenir au Canada afin de présenter une demande de réadaptation en vue de la levée de l’interdiction de territoire pour criminalité le visant. Notre Cour a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire du rejet de cette demande le 18 novembre 2016.

[10]  Le rejet de la demande de résidence permanente du demandeur par l’agent d’immigration repose sur plusieurs motifs : il n’a pas été convaincu de l’authenticité du mariage du demandeur; il a relevé des incohérences dans les déclarations du demandeur; son apathie et son absence de remords pendant l’entrevue; la remise en question par des [traduction] « études de recherche » de [traduction] « l’idée que les enfants qui grandissent “sans père” subissent forcément un préjudice »; le manque de preuve concernant le lien paternel avec ses enfants, et l’absence de difficulté associée à une réinstallation au Vietnam.

II.  Questions en litige

[11]  La Cour estime que les questions suivantes sont au cœur du litige :

  1. L’agent d’immigration a-t-il commis une erreur dans ses conclusions de fait et de droit en refusant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?
  2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?
  3. La conduite de l’agent d’immigration était-elle conforme aux critères des circonstances spéciales et y a-t-il lieu de condamner le défendeur aux dépens?

III.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[12]  Le contrôle d’une décision portant sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est assujetti à la norme de la décision raisonnable (Ndlovu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 878, aux paragraphes 8 et 9, [2017] ACF no 939 (QL)). Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190) [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada établit qu’une décision est raisonnable si elle est justifiable, transparente, intelligible et si elle fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15, [2011] 2 RCS 708) donne toute latitude à la cour de justice d’étendre son analyse, si elle le juge nécessaire, au-delà des motifs de la décision faisant l’objet du contrôle et d’examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable de la décision.

[13]  En ce qui concerne les manquements à l’équité procédurale (par exemple, le recours à des éléments de preuve extrinsèques sans donner au demandeur la possibilité de répondre), la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 824, au paragraphe 20, [2013] ACF no 896 (QL)).

B.  Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[14]  La décision de l’agent d’immigration repose notamment sur un article tiré du site Internet sciencedaily.com qui résume une étude publiée dans le Journal of Marriage and Family. Voici un extrait de l’article en question :

[traduction] Le type de famille le plus favorable à l’épanouissement des enfants repose sur un modèle de parentalité responsable, engagée et stable. De manière générale, la présence de deux parents est souhaitable, mais un très bon parent vaut mieux que deux moins bons. Les différences liées au sexe des parents n’ont pas vraiment d’importance.

[15]  La seconde étude citée par l’agent d’immigration est résumée dans un article intitulé « Are both parents always better than one? Parental conflict and young adult well-being » (Deux parents valent-ils toujours mieux qu’un seul? Conflits entre les parents et bien-être des jeunes adultes). Les auteurs comparent l’incidence des conflits au sein d’un couple marié dont les deux membres sont les parents biologiques des enfants et d’un couple au sein d’une famille recomposée, et entre des parents qui élèvent des enfants dans un modèle de monoparentalité. Les auteurs concluent que [traduction] « les enfants qui vivent avec leurs deux parents biologiques mariés s’en tirent mieux en moyenne, mais les avantages de ce modèle ne profitent pas également à tous les enfants ».

[16]  Les deux articles concluent qu’en général, les ménages biparentaux sont plus bénéfiques pour les enfants qu’un ménage monoparental, contredisant ainsi la conclusion de l’agent selon laquelle les filles du demandeur ne sont pas désavantagées par l’absence du demandeur de son foyer. Il s’agit d’un cas flagrant d’une utilisation impropre des résultats d’une recherche menée par l’agent d’immigration lui-même aux fins de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Visiblement, il n’avait aucune intention d’approfondir cette évaluation. Le défendeur affirme que l’agent d’immigration a commis une erreur, sans plus. Cet argument ne me convainc pas. La décision de l’agent et l’utilisation impropre des résultats de sa recherche ne peuvent être qualifiées de simple erreur. L’agent a pris une décision et s’y est tenu en dépit des éléments de preuve dont il disposait. Comme l’affirme le demandeur, l’évaluation de l’intérêt supérieur d’un enfant doit mettre l’accent sur son intérêt réel, pas sur l’existence ou non d’un désavantage. Le juge Zinn l’exprime ainsi dans la décision Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au paragraphe 13, 10 Imm LR (4th) 321 : « Les enfants ne sont pas représentés de façon distincte dans ces instances [demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire] et l’agent assume un rôle analogue à celui de parens patria, et ce, particulièrement lorsque l’enfant est un citoyen canadien et que ses parents ne le sont pas. »

[17]  Il est bien établi en droit que le recours à des éléments de preuve extrinsèques prive les demandeurs d’un processus décisionnel transparent, à plus forte raison s’ils n’ont pas été informés que de tels éléments de preuve seraient invoqués ou s’ils n’ont pas la possibilité de répliquer. L’agent d’immigration n’a pas agi de manière transparente en fondant unilatéralement sa décision sur les articles précités, et il a par conséquent manqué à son devoir d’équité procédurale.

[18]  Dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et du seuil de difficulté, l’agent affirme [traduction] « que les enfants ne subiront aucun préjudice et ne seront pas exposés à des difficultés excessives s’ils grandissent dans un foyer monoparental ». La conclusion de l’agent selon laquelle il est dans l’intérêt supérieur des enfants que le demandeur soit retiré de son foyer contredit les études de recherche et témoigne d’une utilisation impropre de ces études puisque leur conclusion générale est qu’il vaut mieux pour les enfants de grandir dans une famille biparentale. Cette contradiction rend la décision de l’agent inintelligible et déraisonnable.

[19]  Il n’a pas relevé ni fait d’analyse de conflits, de sources de stress ou d’exemples de parentalité inadéquate au sein de la cellule familiale qui auraient pu justifier une conclusion contraire aux constats des articles invoqués voulant que la présence de deux parents soit généralement préférable. Ainsi, non seulement l’agent a omis de faire une évaluation complète de l’intérêt supérieur des enfants, comme l’a d’ailleurs admis le défendeur, mais il n’a pas non plus fourni de motifs valables à l’appui de sa décision.

[20]  Il invoque le passé criminel du demandeur, sa prétendue apathie et son manque de remords, avant d’ajouter que sa famille appartient à la classe moyenne et qu’elle l’aidera certainement à se réinstaller au Vietnam. L’agent passe sous silence les circonstances atténuantes sous-jacentes aux condamnations pénales – notamment, son jeune âge au moment de l’infraction, la valeur relativement faible de la substance, le fait qu’il n’a pas commis d’autre infraction et que son dossier est resté vierge depuis sa condamnation.

[21]  Il fait cependant la remarque suivante : [traduction] « Le demandeur a travaillé illégalement quand il était étudiant et peu après son arrivée au Canada. C’est un autre signe de son mépris des lois canadiennes en matière d’immigration. » Cette conclusion n’est pas justifiée parce qu’elle découle d’un manquement à l’équité procédurale. En effet, l’agent n’a pas abordé ces sujets durant l’entrevue avec le demandeur ou à quelque autre étape du processus. Je trouve d’ailleurs troublant que l’agent n’ait pas posé directement la question au demandeur, mais s’en soit remis à des documents qui n’avaient pas été portés à son attention pour déclarer qu’il avait travaillé illégalement au Canada. Il s’agit d’un manquement manifeste de l’agent aux obligations que lui confèrent les politiques et les procédures qui le régissent. Le défendeur a admis que l’agent avait commis un manquement à l’équité procédurale.

[22]  Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de l’agent ne satisfait à aucun des trois critères établis dans l’arrêt Dunsmuir. Elle n’est pas justifiable, transparente ou intelligible, et elle est l’aboutissement d’un processus décisionnel qui ne respecte pas le principe de l’équité procédurale.

C.  Dépens

[23]  Sur la question des dépens, l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés si la Cour estime qu’il n’y a pas de « raisons spéciales ». La jurisprudence est claire sur le fait qu’une erreur ne justifie pas une condamnation aux dépens.

[24]  Selon l’arrêt Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, au paragraphe 7, 423 NR 228), l’adjudication de dépens est appropriée lorsqu’un ministre gaspille beaucoup de temps en prenant des positions incompatibles, qu’un agent contourne une ordonnance d’un tribunal, qu’il y a conduite mensongère ou abusive d’un agent, qu’il existe un délai déraisonnable et injustifié, ou que le ministre s’oppose à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire.

[25]  Le demandeur demande l’adjudication des dépens, en faisant valoir que le fait pour l’agent de s’être appuyé sur des études de recherches était injuste, inapproprié et contraire à l’équité procédurale, et que cette conduite dénotait sa mauvaise foi. Bien que le défendeur ait reconnu que l’agent avait commis des erreurs, il fait valoir qu’il ne s’agissait en aucun cas de mauvaise foi, d’abus ou d’oppression. Il affirme par ailleurs qu’il a pris toutes les mesures à sa portée pour réparer les erreurs de l’agent.

[26]  Après avoir examiné les arguments des avocats des deux parties et les éléments de preuve à ma disposition, force m’est de constater, et non sans réserve, que je ne puis condamner le défendeur aux dépens. N’eût été le fait qu’il a présenté une requête plaidant pour l’autorisation du contrôle judiciaire avant que celle-ci soit accordée, j’aurais jugé nécessaire de le condamner aux dépens. Les divers manquements de l’agent aux principes de l’équité procédurale, son recours à des éléments de preuve extrinsèques qui n’avaient aucun rapport avec la présente affaire et qu’il a du reste utilisés improprement, de même que son application déraisonnable des principes de l’intérêt supérieur des enfants font partie des raisons spéciales prévues par la loi. Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur selon lequel l’agent s’est simplement trompé.

[27]  En fait, je conclus que la conduite de l’agent témoigne d’un mépris insouciant à l’égard de l’équité procédurale. Il s’est évertué à trouver des failles dans la demande au lieu de s’en tenir aux éléments de preuve dont il disposait. De plus, il a rendu une décision qui contredit les constats de ses propres recherches.

IV.  Question à certifier

[28]  Quand la question leur a été posée, les avocats des parties ont répondu qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-21-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Les deux parties conviennent que la décision devrait être renvoyée à un autre agent pour réexamen, et je suis d’accord. La demande est accueillie.
  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.
  3. Mes instructions sont les suivantes :
    1. Le réexamen devra être réalisé au plus tard 60 jours après la date de la présente ordonnance.
    2. Même si c’est ce qui est normalement attendu et si cela peut paraître superflu, je tiens à souligner la nécessité et l’importance du devoir de l’agent de traiter la présente demande au vu des éléments de preuve à sa disposition, d’autant plus que l’issue sera lourde de conséquences pour de très jeunes enfants.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-21-17

INTITULÉ :

DUY KHANH DO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 novembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 23 novembre 2017

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

Pour le demandeur

David Shiroky

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

Pour le défendeur

 

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