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Date : 20171018


Dossier : T-395-17

Référence : 2017 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 18 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ESTEE LAUDER COSMETICS LTD

demanderesse

et

SHARLENE LOVELESS

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie d’une demande d’appel interjeté en application de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC (1985), c T-13 (la Loi) et de l’alinéa 300d) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 à l’encontre de la décision du 18 janvier 2017 (la décision) du registraire des marques de commerce (le registraire) selon laquelle la marque de commerce ENLIGHTEN numéro LMC540,904 (l’enregistrement) devrait être radiée du registre des marques de commerce en application de l’article 45 de la Loi.

[2]  La demanderesse, Estee Lauder Cosmetics Ltd., demande une ordonnance visant à annuler la décision ainsi que des dépens au montant forfaitaire de 10 000 $. La défenderesse, Sharlene Loveless, n’a pas déposé un avis de comparution et ne prend pas position quant à la présente demande. Pour les raisons qui suivent, j’accueille la présente demande avec dépens en faveur de la demanderesse au montant forfaitaire de 3 750 $.

[3]  La demanderesse détient la marque de commerce ENLIGHTEN relative aux produits décrits dans l’enregistrement comme du [traduction] « maquillage pour le visage ». L’enregistrement a été délivré le 7 février 2001.

[4]  Le 28 juillet 2014, à la demande de la défenderesse, le registraire a envoyé un avis à la demanderesse en application de l’article 45 de la Loi lui enjoignant de démontrer que la marque de commerce ENLIGHTEN « a été employée au Canada » entre le 28 juillet 2011 et le 28 juillet 2014 (la période pertinente).

[5]  En réponse, la demanderesse a déposé l’affidavit de Rita Odin, vice-présidente et avocate spécialisée en marques de commerce de la demanderesse, signé le 27 février 2015 (l’affidavit de Mme Odin), dans lequel elle a déclaré que :

  1. la marque de commerce ENLIGHTEN est employée pour des produits de maquillage depuis au moins 2001, mais ces produits ont été abandonnés en 2009;

  2. la demanderesse a commencé à établir des plans pour réintroduire une gamme de produits ENLIGHTEN au début de l’année 2013, après quoi une nouvelle gamme de produits ENLIGHTEN a été créée, y compris un sérum, un hydratant et une crème correctrice du teint (les produits ENLIGHTEN);

  3. les produits ENLIGHTEN ont été créés afin d’être vendus dans le cadre de la [traduction] « gamme d’automne 2014 » de la demanderesse accompagnée d’une date [traduction] « d’envoi au détaillant » en septembre 2014 et d’une date de vente [traduction] « au comptoir » en octobre 2014;

  4. en octobre 2013, la demanderesse avait officialisé les objectifs relatifs aux produits et à la commercialisation, les documents de soutien à la commercialisation, les échantillons, l’emballage et le prix;

  5. en avril 2014, la demanderesse a présenté les produits ENLIGHTEN aux principaux détaillants canadiens de la demanderesse dans le cadre de sa [traduction] « gamme de produits de marque de l’automne 2014 »;

  6. la demanderesse a par la suite eu des discussions continues avec ses principaux détaillants canadiens pour confirmer les quantités d’envois des produits ENLIGHTEN, et ces confirmations [traduction] « se seraient produites » entre avril et septembre 2014;

  7. des produits de la gamme ENLIGHTEN d’une valeur supérieure à 450 000 $ ont été envoyés à la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) en septembre 2014, destinés à la vente au comptoir à compter d’octobre 2014.

[6]  Dans ses représentations écrites à l’intention du registraire, la demanderesse a fait valoir que la marque de commerce ENLIGHTEN n’était pas [traduction] « stagnante » parce qu’elle avait conclu des ententes avec des détaillants canadiens pendant la période pertinente pour envoyer les produits ENLIGHTEN et que le délai entre les commandes prises en avril et les envois effectués en septembre étaient causés par les processus de fabrication et d’expédition nécessaires à un lancement mondial. La demanderesse a invoqué ConAgra Foods Inc. c Fetherstonhaugh & Co., 2002 CFPI 1257 [Conagra] et Ridout c Hj Heinz Company Australia Ltd., 2014 CF 442 [Heinz], faisant valoir que ses ventes des produits ENLIGHTEN à ses principaux détaillants canadiens durant la période pertinente, suivies de la livraison des produits ENLIGHTEN peu de temps après l’expiration de la période pertinente, constituaient un « emploi » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi.

[7]  La demanderesse a également soutenu que dans la mesure où il y avait défaut d’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN, il ne faisait aucun doute qu’elle avait réellement l’intention de reprendre l’emploi et que le défaut d’emploi était survenu uniquement parce que les produits ENLIGHTEN qui avaient été commandés pendant la période pertinente n’avaient pas encore été livrés.

[8]  La défenderesse a rétorqué en faisant valoir qu’aucune des activités décrites ne constituait un « emploi » de la marque de commerce ENLIGHTEN pendant la période pertinente au sens du paragraphe 4(1) de la Loi pour les raisons suivantes :

  1. il n’était pas possible selon la preuve figurant dans l’affidavit de Mme Odin de conclure que des commandes avaient réellement été confirmées pendant la période pertinente;

  2. Mme Odin n’a pas indiqué à qui les documents de commercialisation ou les échantillons de produits avaient été distribués ou si la marque de commerce ENLIGHTEN figurait sur ces documents;

  3. les étapes suivies durant la période pertinente pour reprendre l’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN ne correspondaient pas à des circonstances spéciales qui justifiaient le défaut d’emploi.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  L’agent d’audience pour le compte du registraire (l’agent d’audience) a établi une distinction avec Heinz puisque dans cette décision, les produits avaient été livrés à l’expéditeur pendant la période pertinente, même si l’envoi au client s’était produit après cette période. En l’espèce, toutefois, l’agent d’audience a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucune preuve quant au moment où les produits ENLIGHTEN commandés avaient été livrés par la demanderesse à un expéditeur. L’agent d’audience a fait remarquer que la Cour dans Heinz « n’a pas examiné la question de savoir si la simple acceptation de la commande aurait été suffisante pour répondre aux exigences de l’article 45, si les produits n’avaient pas été livrés à l’expéditeur pendant la période pertinente » (décision, au paragraphe 16).

[10]  L’agent d’audience a également conclu que la preuve fournie par la demanderesse n’établissait pas que les commandes de produits ENLIGHTEN avaient réellement été confirmées par ses détaillants pendant la période pertinente. L’agent d’audience a fait remarquer que Mme Odin avait simplement indiqué que les quantités commandées [traduction] « auraient été confirmées […] à un moment quelconque entre avril et septembre 2014 » et qu’elle n’avait pas formulé un énoncé clair selon lequel une telle confirmation s’était produite avant le 28 juillet 2014 et n’avait pas fourni le moindre document démontrant l’acceptation d’une commande (décision, au paragraphe17). Par conséquent, l’agent d’audience a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré l’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN au Canada pendant la période pertinente.

[11]  L’agent d’audience a également examiné la question de savoir si la demanderesse avait établi l’existence de « circonstances spéciales » justifiant ce défaut d’emploi. L’agent d’audience fait remarquer que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve quant à la raison pour laquelle la marque de commerce ENLIGHTEN n’avait plus été employée après 2009 ou pour laquelle une gamme de produits portant la marque de commerce ENLIGHTEN avait fait l’objet d’un nouveau lancement en 2013. À ce titre, l’agent d’audience a conclu que le défaut d’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN avant 2013 était une décision d’affaires volontaire.

[12]  L’agent d’audience a également conclu que la demanderesse ne lui avait fourni aucun élément de preuve pour expliquer pourquoi les produits ENLIGHTEN commandés en avril 2014 n’avaient pas pu être expédiés aux détaillants avant septembre 2014. L’agent d’audience fait remarquer que la demanderesse n’avait fourni aucun détail sur les processus de fabrication ou d’expédition qui auraient selon elle entraîné ce délai. Il a conclu que le programme de lancement de la demanderesse avait été choisi volontairement et qu’aucun facteur qui échappait à son contrôle n’avait contribué à la période du défaut d’emploi.

[13]  À la lumière de ces conclusions quant au défaut d’emploi par la demanderesse de la marque de commerce ENLIGHTEN au Canada pendant la période pertinente, ainsi qu’à l’omission de démontrer qu’il existe des circonstances spéciales qui justifiaient le défaut d’emploi, l’agent d’audience a décidé, pour le compte du registraire, de radier l’enregistrement en application de l’article 45 de la Loi.

III.  Nouveaux éléments de preuve dans la présente demande

[14]  À l’appui de la présente demande, la demanderesse invoque l’affidavit de Deepa Kshatriya souscrit le 16 mai 2017 (l’affidavit de Mme Kshatriya). Mme Kshatriya occupe le poste de directrice des opérations pour la demanderesse depuis 2012. Avant cela, Mme Kshatriya était une [traduction] « analyste du réapprovisionnement » pour HBC et elle était responsable des produits cosmétiques de la demanderesse; elle avait donc une compréhension directe et unique des questions en litige, tant du point de vue de la demanderesse que de celui de ses principaux détaillants. Mme Kshatriya déclare que :

  1. la demanderesse a pour pratique habituelle de rencontrer chaque saison ses principaux détaillants canadiens pour présenter sa gamme de produits qui sera offerte la saison suivante. Le 24 avril 2014, Mme Kshatriya a assisté à une présentation sur les ventes faite par l’équipe des ventes de la demanderesse à HBC, et a également participé à des présentations semblables faites chez d’autres détaillants principaux en avril et en mai 2014, y compris Holt Renfrew, Sears et Shoppers Drug Mart. Des échantillons des produits ENLIGHTEN ont été remis durant ces présentations et montrés aux détaillants dans des contenants et des emballages affichant la marque de commerce ENLIGHTEN et les détaillants ont également vu la campagne publicitaire nationale de l’automne 2014 de la demanderesse, mettant en vedette la marque de commerce ENLIGHTEN;

  2. la demanderesse a pour pratique d’envoyer à ses principaux détaillants canadiens un [traduction] « plan d’achat » trimestriel, appelé [traduction] « flux de commandes ». Par exemple, le flux de commandes pour la saison d’automne serait envoyé en avril de la même année et il établirait les produits à envoyer, les dates d’envoi et le prix de détail suggéré. Le flux de commandes est considéré comme un engagement d’acheter des produits indiqués au prix net précisé et l’acceptation de payer les produits à la demanderesse après la livraison. Le 28 avril 2014, HBC a demandé son flux de commandes pour l’automne 2014 pour les produits de la demanderesse, qui a été envoyé par cette dernière à la même date et qui comprenait des renvois aux produits ENLIGHTEN. Un flux de commandes pour l’automne 2014 révisé a été envoyé à HBC le 8 juillet 2014, comprenant des quantités légèrement moindres de produits ENLIGHTEN, mais dont la valeur de détail suggéré dépassait 750 000 $.

[15]  Mme Kshatriya a joint les documents indépendants (y compris des flux de commandes et des documents de commercialisation) à l’appui de son témoignage par affidavit. Son affidavit a également abordé certaines des lacunes indiquées par l’agent d’audience dans l’affidavit de Mme Odin précédent.

IV.  Norme de contrôle

[16]  Les décisions prises en application de l’article 45 de la Loi doivent faire l’objet d’une certaine déférence pour ce qui est des appels devant notre Cour, étant donné l’expertise des agents d’audience quant aux affaires concernant les marques de commerce; toutefois, lorsqu’une preuve additionnelle est déposée en appel et que cette preuve aurait pu avoir un effet sur les conclusions de l’agent d’audience ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la norme de la décision correcte s’applique (Brasseries Molson c John Labatt Ltée, [2000] 3 CF 145 (CAF), au paragraphe 51).

[17]  Par conséquent, bien que la preuve déposée devant un agent d’audience puisse avoir entraîné une décision raisonnable, cette décision peut néanmoins être corrigée si notre Cour examine une nouvelle preuve (voir Bauer Hockey Corp c Easton Hockey Canada, Inc., 2016 CF 1373, au paragraphe 17).

V.  Analyse

[18]  L’article 45 de la Loi est une procédure visant à débarrasser le registre des marques de commerce de son « bois mort » (Black & Decker Corp c Method Law Professional Corporation, 2016 CF 1109, au paragraphe 12 [Black & Decker]). Elle se veut une procédure simple, sommaire et expéditive selon laquelle le propriétaire d’une marque de commerce doit établir une preuve prima facie d’emploi au Canada pendant la période pertinente (Berlucchi c Prince, 2007 CF 245, au paragraphe 15). Le fardeau de la preuve à cet égard n’est pas lourd (Black & Decker, au paragraphe 12).

[19]  Le paragraphe 45(1) de la Loi est rédigé ainsi :

Le registraire peut exiger une preuve d’emploi

Registrar may request evidence of user

45(1) Le registraire peut, et doit sur demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l’enregistrement d’une marque de commerce, par une personne qui verse les droits prescrits, à moins qu’il ne voie une raison valable à l’effet contraire, donner au propriétaire inscrit un avis lui enjoignant de fournir, dans les trois mois, un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant, à l’égard de chacun des produits ou de chacun des services que spécifie l’enregistrement, si la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l’avis et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d’emploi depuis cette date.

45 (1) The Registrar may at any time and, at the written request made after three years from the date of the registration of a trade-mark by any person who pays the prescribed fee shall, unless the Registrar sees good reason to the contrary, give notice to the registered owner of the trade-mark requiring the registered owner to furnish within three months an affidavit or a statutory declaration showing, with respect to each of the goods or services specified in the registration, whether the trade-mark was in use in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and, if not, the date when it was last so in use and the reason for the absence of such use since that date.

[20]  L’« emploi » relatif à une marque de commerce est défini à l’article 2 de la Loi et signifie « emploi » ou « usage » en application du paragraphe 4(1) :

Quand une marque de commerce est réputée employée

When deemed to be used

 

4(1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des produits si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces produits, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les produits mêmes ou sur les emballages dans lesquels ces produits sont distribués, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux produits à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

4(1) A trade-mark is deemed to be used in association with goods if, at the time of the transfer of the property in or possession of the goods, in the normal course of trade, it is marked on the goods themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the goods that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred.

[21]  La demanderesse soulève deux questions quant à la façon dont elle a correctement établi l’« emploi » pendant la période pertinente. Subsidiairement, la demanderesse fait valoir que l’agent d’audience a commis une erreur en omettant d’appliquer l’article 45 en fonction de l’objet visé et en omettant de trouver des circonstances suffisantes qui justifiaient le défaut d’emploi. J’aborderai chacune des questions à tour de rôle.

Question 1 : Produits ENLIGHTEN achetés pendant la période pertinente, mais livrés après cette dernière

[22]  La demanderesse fait valoir que l’agent d’audience a commis une erreur lorsqu’il a conclu qu’elle n’a pas démontré l’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN en ce qui concerne les produits ENLIGHTEN, pendant la période pertinente. Il soutient que l’acceptation par un détaillant canadien pendant la période pertinente d’acheter les produits ENLIGHTEN à un prix précis et qui seront livrés à une date précise, dans le contexte d’une relation commerciale existante, constitue un transfert de propriété des produits ENLIGHTEN et l’« emploi » de la marque de commerce ENLIGHTEN.

[23]  La demanderesse part du principe que l’emploi est établi par la preuve d’une transaction commerciale concernant l’achat de produits qui portent la marque de commerce et qui sont subséquemment livrés. La demanderesse fait ensuite valoir – en invoquant ConAgra – que l’« emploi » peut également être établi par une importante commande d’achat faite pendant la période pertinente, même si les produits sont livrés peu de temps après l’expiration de la période pertinente, dans la mesure où les produits sont effectivement livrés. À ce titre, la demanderesse soutient que les accords de vente conclus par elle-même et les principaux détaillants canadiens pour les produits ENLIGHTEN pendant la période pertinente constituent un « emploi » en application du paragraphe 4(1), parce que les produits ENLIGHTEN ont par la suite été livrés aux détaillants, même s’ils l’ont été peu de temps après l’expiration de la période pertinente.

[24]  La demanderesse soutient que sa nouvelle preuve précise que les achats des produits ENLIGHTEN ont eu lieu pendant la période pertinente, comme l’indiquent les flux de commandes envoyés à HBC, et que les produits ENLIGHTEN ont été livrés à HBC peu de temps après la période pertinente, ce qui dans l’ensemble constitue un « emploi » au sens du paragraphe 4(1) pour l’application de l’article 45.

[25]  Je ne suis pas d’accord. D’abord, à mon avis, l’agent d’audience a raisonnablement conclu, selon l’affidavit de Mme Odin, que la demanderesse n’avait pas démontré que les commandes de produits ENLIGHTEN avaient réellement été confirmées pendant la période pertinente. Dans le cadre de la présente demande, étant donné la nouvelle preuve figurant dans l’affidavit de Mme Kshatriya, je suis convaincu que les flux de commandes de 2014 entre la demanderesse et HBC constituaient des accords pour acheter les produits ENLIGHTEN et que la commande de HBC était importante et qu’elle a été confirmée pendant la période pertinente. Toutefois, ces faits ne constituent toujours pas un « emploi » au sens du paragraphe 4(1) pour l’application de l’article 45 puisque, comme je vais l’expliquer, rien dans la preuve n’indique que la propriété des produits ENLIGHTEN a réellement été transférée pendant la période pertinente.

[26]  Dans le cadre de la présente demande, la demanderesse invoque ConAgra pour faire valoir qu’une importante commande faite pendant la période pertinente, mais livrée peu de temps après cette dernière, constitue un « emploi » pour l’application du paragraphe 4(1) et de l’article 45. Dans ConAgra, une commande de marchandises avait été faite quelques jours avant l’expiration de la période pertinente et ces marchandises (d’une valeur de 60 000 $) avaient été expédiées le jour même au Canada; les marchandises avaient été dédouanées deux jours après l’expiration de la période pertinente. Le juge McKay a conclu que « l’acceptation de cette commande avant la date de l’avis prévu à l’article 45 constitue, au sens de l’article 4 de la Loi, l’emploi du produit de [la marque de commerce] en liaison avec les marchandises aux fins de l’article 45 » (ConAgra, au paragraphe 16).

[27]  Toutefois, comme je l’ai mentionné, la demanderesse a également invoqué Heinz devant l’agent d’audience, une décision beaucoup plus récente de notre Cour, qui a précisé la conclusion dans ConAgra. Dans cette affaire, une commande avait été faite auprès de Heinz en juin 2010. L’envoi d’Heinz a quitté l’Australie en juillet, pour arriver au port de Vancouver environ un mois plus tard, soit trois jours après l’expiration de la période pertinente.

[28]  Dans une procédure subséquente en application de l’article 45 (Ridout & Maybee LLP c HJ Heinz Company Australia Ltd, 2013 COMC 49, aux paragraphes 21 et 22), le registraire a appliqué ConAgra pour conclure que la défenderesse avait démontré que la marque avait été « employée au Canada » pendant la période pertinente pour l’application de l’article 45.

[29]  En appel devant notre Cour, la demanderesse a fait valoir que la décision du juge McKay dans ConAgra n’aurait pas dû être suivie par le registraire. Elle a fait valoir que le mot « employée » avait le même sens pour toutes les affaires entendues en application de la Loi et qu’une interprétation générale d’« employée » pour l’application de l’article 45 était incompatible avec les autres affaires entendues par notre Cour sur la question de l’« emploi ».

[30]  Le juge Annis, au paragraphe 33 de la décision Heinz, a conclu que le juge McKay avait adopté à juste titre une interprétation téléologique d’« emploi » pour l’application de l’article 45. Pour répondre à l’observation selon laquelle le paragraphe 4(1) avait été appliqué de façon incohérente, le juge Annis a établi une distinction entre les mots « employée » et « au Canada », la dernière expression figurant uniquement à l’article 45 et non au paragraphe 4(1).

[31]  Le juge Annis a continué en confirmant que le « moment important » pour l’analyse relative à l’emploi de la marque de commerce est « le moment du transfert, que ce soit le transfert de propriété ou de possession », indiquant que « les éléments soulignés nécessaires de l’emploi doivent être tous satisfaits à ce moment-là » (Heinz, à la page 42, souligné dans l’original, citant Syntex Inc c Apotex Inc, [1984] ACF no 191, au paragraphe 151 (CAF), 1984 CarswellNat 653 (WL Can) au paragraphe 11). Le juge Annis a conclu que le transfert de propriété associé aux marchandises avait eu lieu lorsque ces dernières avaient été confiées aux expéditeurs pour être transportées au Canada (Heinz, aux paragraphes 43 et 48). Par conséquent, toutes les exigences de l’« emploi » réputé en application du paragraphe 4(1) avaient été remplies au moment où les marchandises avaient été livrées à l’expéditeur en Australie. Une interprétation téléologique de l’article 45 a donné à la Cour une plus grande latitude pour conclure qu’une telle livraison à un expéditeur en Australie constituait un emploi « au Canada », alors que les éléments soulignés nécessaires de l’« emploi » demeuraient uniformes partout dans la Loi.

[32]  Dans la présente demande, la demanderesse me presse d’établir une distinction avec Heinz et d’appliquer ConAgra pour conclure que les flux de commandes, qui avaient été envoyés à HBC avant l’expiration de la période pertinente, étaient en soi un « emploi » pendant la période pertinente puisqu’ils ont fini par être suivis de la livraison des produits ENLIGHTEN en septembre 2014.

[33]  Je ne peux pas accepter l’argument de la demanderesse si je garde à l’esprit les principes énoncés dans la jurisprudence citée précédemment. Ces principes sont résumés de façon succincte dans un ouvrage de référence : [traduction] « la conclusion d’une entente ou la passation d’une commande de marchandises n’est pas considérée comme un emploi; l’emploi ne surviendra que s’il y a eu transfert de possession des marchandises » (Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2002, pages 3-56 [Fox on Trade-marks]).

[34]  Il n’y a pas eu transfert de possession des produits ENLIGHTEN pendant la période pertinente; les produits ENLIGHTEN ont d’abord été envoyés aux détaillants de la demanderesse en septembre 2014. Comme notre Cour ne dispose toujours d’aucun élément de preuve sur le moment où les produits ENLIGHTEN ont été livrés à un expéditeur, la demanderesse n’a pas démontré que l’analyse Heinz lui permet de prouver l’« emploi » fondé sur le transfert de propriété pendant la période pertinente.

[35]  Cela étant dit, compte tenu de sa nouvelle preuve présentée à notre Cour, la demanderesse a réussi à prouver l’« emploi » en fonction de la deuxième question qu’elle a soulevée, à savoir la distribution des échantillons.

Question 2 : Distribution d’échantillons pendant la période pertinente

[36]  La demanderesse fait valoir que les échantillons des produits ENLIGHTEN portant la marque de commerce ENLIGHTEN (dans des emballages portant également la marque de commerce ENLIGHTEN) ont été fournis à des détaillants canadiens pendant la période pertinente, dans le but précis de générer des ventes. La demanderesse soutient que le fait de fournir ces échantillons à ses détaillants pendant la période pertinente était un transfert de possession dans le but de mettre à l’essai les produits et que cela constituait un « emploi » de la marque de commerce ENLIGHTEN pendant la période pertinente au sens du paragraphe 4(1) de la Loi pour l’application de l’article 45.

[37]  Peu d’éléments de preuve ont été portés à la connaissance de l’agent d’audience selon lesquels la demanderesse avait officialisé les « échantillons de produits » en octobre 2013. Toutefois, la demanderesse a maintenant fourni d’autres éléments de preuve à notre Cour quant aux échantillons des produits ENLIGHTEN en avril 2014. Comme je l’ai expliqué, ces éléments de preuve sont admissibles dans la présente instance, même s’ils n’ont pas été présentés à l’agent d’audience. Je suis également d’avis que les nouveaux éléments de preuve sont importants et pertinents et j’examinerai donc les arguments de la demanderesse sur la deuxième question qui porte sur la livraison des échantillons.

[38]  Tout d’abord, en ce qui concerne les documents de commercialisation, les ventes « symboliques », y compris la livraison gratuite d’échantillons portant une marque de commerce, ne satisfont pas aux exigences du paragraphe 4(1) (JC Penney Co. Inc. c Gaberdine Clothing Co. Inc., 2001 CFPI 1333, au paragraphe 92); dans ce paragraphe, l’expression « dans la pratique normale du commerce » a été interprétée comme exigeant que le transfert de la propriété soit fait en vue d’acquérir l’achalandage et de réaliser des bénéfices (Distrimedic Inc. c Dispill Inc., 2013 CF 1043, au paragraphe 302 [Distrimedic]). Dans Distrimedic, par exemple, des feuilles spéciales pour un pilulier d’un code de couleurs portant une marque de commerce ont été distribuées sans frais à des pharmaciens à des fins d’essai et pour obtenir leur rétroaction, après quoi, les feuilles ont été détruites et les pharmaciens ne les ont jamais vendues à leurs clients (Distrimedic, au paragraphe 303). Notre Cour a conclu que la distribution gratuite d’échantillons sans qu’aucune vente du produit ne se concrétise ne satisfaisait pas aux exigences de l’emploi « dans la pratique normale du commerce » (Distrimedic, aux paragraphes 302 et 303).

[39]  Toutefois, dans ConAgra, notre Cour a conclu que la distribution d’échantillons, pour essais sur le marché canadien et pour établissement d’un marché, constituait une étape dans le cours normal du commerce. Dans cette affaire, la demanderesse avait fait le test du marché à l’aide d’échantillons et de groupes types et avait rencontré des représentants de chaînes d’alimentation pour élaborer des mesures visant l’introduction de ses produits au Canada :

[16]  [...] En outre, constitue également l’emploi de la marque de commerce la distribution d’échantillons, pour essais sur le marché canadien en 1998, cette distribution constituant une étape dans le cours normal du commerce dans le secteur où le propriétaire de marchandises protégées par une marque commerce cherche à établir un marché. Il ne fait aucun doute que la propriété des échantillons du produit a été transférée aux commerçants canadiens qui mettaient le produit à l’essai, et aucune question ne se pose concernant le processus d’échantillonnage comme test du marché dans le cours normal du commerce. Par conséquent, ce processus remplit également les exigences expresses de l’article 4.

[Non souligné dans l’original.]

[40]  Fox on Trade-marks indique également que : [traduction] « […] les échantillons qui sont envoyés peuvent être considérés comme un emploi dans la pratique normale du commerce uniquement dans la mesure où il y a des ventes subséquentes des articles » (pages 3-46).

[41]  En l’espèce, la demanderesse a rencontré ses principaux détaillants et leur a distribué des échantillons de produits ENLIGHTEN portant la marque de commerce ENLIGHTEN pour qu’ils les mettent à l’essai et établissent de nouveaux marchés, après quoi des ententes (flux de commandes) pour des commandes importantes de produits ENLIGHTEN ont été confirmées. Tout cela s’est produit pendant la période pertinente. La nouvelle preuve qui a corroboré la distribution d’échantillons et les commandes subséquentes de clients fondées sur la livraison de ces échantillons figurent dans l’affidavit de Mme Kshatriya et ses diverses pièces.

[42]  La distribution des échantillons des produits ENLIGHTEN dans le contexte de l’espèce avait donc pour but d’obtenir des commandes de ces produits ENLIGHTEN. La demanderesse a fini par obtenir ces commandes. Les éléments requis de l’« emploi » se sont cristallisés à ce moment. En bref, en raison de la distribution d’échantillons pendant la période pertinente, il y a eu en effet i) un « transfert de la propriété ou de la possession » (les échantillons des produits ENLIGHTEN offerts par les principaux détaillants de la demanderesse), ii) « dans la pratique normale du commerce » (pour obtenir des ententes d’achat, qui ont par la suite été conclues). La date d’expédition et de réception des produits ENGLIGHTEN commandés n’est pas pertinente aux fins de la présente analyse. Comme le juge Pinard l’a indiqué dans Argenti Inc. c Exode Importations Inc. (1984), 8 CPR (3d) 174 (CF), au paragraphe 45 : [traduction]

Même si les premiers vêtements envoyés par la demanderesse à la défenderesse étaient des échantillons, ils portaient les marques de commerce susmentionnées, apposées par la demanderesse, et ils étaient composés de vêtements que la défenderesse, par l’entremise de ses propres vendeurs, utilisait pour obtenir des commandes de divers détaillants au Canada. La défenderesse a donc utilisé ces échantillons, dans la pratique normale du commerce, à des fins de commercialisation, avant la date critique du 30 juin 1983. Cela suffit pour conclure que la demanderesse a utilisé ses marques de commerce ARGENTI et PAT ARGENTI & DESIGN au Canada au sens du paragraphe 4(1) de la Loi, même si les vêtements que la défenderesse souhaitait vendre n’étaient pas encore parvenus jusqu’aux consommateurs.

[Non souligné dans l’original.]

[43]  Je conclus que la demanderesse a démontré, au moyen de la distribution d’échantillons dans le but d’obtenir des commandes (qui ont effectivement été obtenues), l’« emploi » de la marque de commerce ENLIGHTEN pendant la période pertinente en application du paragraphe 4(1) pour l’application de l’article 45 de la Loi.

Question 3 : Objet de l’article 45 de la Loi et les « circonstances spéciales » qui justifient le défaut d’emploi

[44]  Comme la distribution par la demanderesse d’échantillons portant la marque de commerce ENLIGHTEN constituait un « emploi » pendant la période pertinente pour l’application du paragraphe 4(1) et de l’article 45 de la Loi, cette question détermine l’issue de la présente demande et je n’ai pas à aborder la troisième question de la demanderesse portant sur l’objet de l’article 45 et la question de savoir si des « circonstances spéciales » justifiaient tout défaut d’emploi de la marque de commerce ENLIGHTEN.

VI.  Dépens

[45]  Après avoir tenu compte des observations de la demanderesse au sujet des dépens, y compris son projet de mémoire des frais, et avoir pris en considération l’ensemble des circonstances de la présente demande, j’attribue les dépens à la demanderesse pour un montant forfaitaire de 3 750 $, à payer sans délai par la défenderesse.

VII.  Conclusion

[46]  La demande est accueillie et la décision est annulée, avec dépens de 3 750 $ en faveur de la demanderesse.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-395-17

LA COUR ordonne que la présente demande soit accueillie et que la décision du 18 janvier 2017 du registraire des marques de commerce en ce qui concerne l’enregistrement numéro LMC540,904 soit annulée. Des dépens de 3 750 $ sont attribués à la demanderesse.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-395-17

 

INTITULÉ :

ESTEE LAUDER COSMETICS LTD c SHARLENE LOVELESS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Jonathan G. Colombo

Amrita V. Singh

 

Pour la demanderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

 

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